MIME-Version: 1.0 Content-Type: multipart/related; boundary="----=_NextPart_01D08C2D.997F5420" This document is a Single File Web Page, also known as a Web Archive file. If you are seeing this message, your browser or editor doesn't support Web Archive files. Please download a browser that supports Web Archive, such as Windows® Internet Explorer®. ------=_NextPart_01D08C2D.997F5420 Content-Location: file:///C:/D0F3A515/L'archipelEnFeu.htm Content-Transfer-Encoding: quoted-printable Content-Type: text/html; charset="windows-1252"
L'archipel En Feu
Par
Jules Verne
Table
des matières
VI -
Sus aux pirates de l'archipel!
XIII
- À bord de la «Syphanta»
Le 18
octobre 1827, vers cinq heures du soir, un petit bâtiment levantin serrait =
le
vent pour essayer d'atteindre avant la nuit le port de Vitylo, à l'entrée du
golfe de Coron.
Ce port, l'ancien Oetylos d'Homère, est situé =
dans
l'une de ces trois profondes indentations qui découpent, sur la mer Ionienn=
e et
sur la mer Égée, cette feuille de platane, à laquelle on a très justement
comparé la Grèce méridionale. Sur cette feuille se développe l'antique
Péloponnèse, la Morée de la géographie moderne. La première de ces dentelur=
es,
à l'ouest, c'est le golfe de Coron, ouvert entre la Messénie et le Magne; la
seconde, c'est le golfe de Marathon, qui échancre largement le littoral de =
la sévère
Laconie; le troisième, c'est le golfe de Nauplie, dont les eaux séparent ce=
tte
Laconie de l'Argolide.
Au premier de ces trois golfes appartient le p=
ort
de Vitylo. Creusé à la lisière de sa rive orientale, au fond d'une anse irr=
égulière,
il occupe les premiers contreforts maritimes du Taygète, dont le prolongeme=
nt
orographique forme l'ossature de ce pays du Magne. La sûreté de ses fonds,
l'orientation de ses passes, les hauteurs qui le couvrent, en font l'un des
meilleurs refuges d'une côte incessamment battue par tous les vents de ces =
mers
méditerranéennes.
Le bâtiment, qui s'élevait, au plus près, cont=
re
une assez fraîche brise de nord-nord-ouest, ne pouvait être visible des qua=
is
de Vitylo. Une distance de six à sept milles l'en séparait encore. Bien que=
le
temps fût très clair, c'est à peine si la bordure de ses plus hautes voiles=
se
découpait sur le fond lumineux de l'extrême horizon.
Mais ce qui ne pouvait se voir d'en bas pouvai=
t se
voir d'en haut, c'est-à-dire du sommet de ces crêtes qui dominent le villag=
e. Vitylo
est construit en amphithéâtre sur d'abruptes roches que défend l'ancienne
acropole de Kélapha. Au-dessus se dressent quelques vieilles tours en ruine,
d'une origine postérieure à ces curieux débris d'un temple de Sérapis, dont=
les
colonnes et les chapiteaux d'ordre ionique ornent encore l'église de Vitylo.
Près de ces tours s'élèvent aussi deux ou trois petites chapelles peu fréqu=
entées,
desservies par des moines.
Ici, il convient de s'entendre sur ce mot
«desservies» et même sur cette qualification de «moine», appliquée aux calo=
yers
de la côte messénienne. L'un d'eux, d'ailleurs, qui venait de quitter sa ch=
apelle,
va pouvoir être jugé d'après nature.
À cette époque, la religion, en Grèce, était
encore un singulier mélange des légendes du paganisme et des croyances du c=
hristianisme.
Bien des fidèles regardaient les déesses de l'antiquité comme des saintes d=
e la
religion nouvelle. Actuellement même, ainsi que l'a fait remarquer M. Henry
Belle, «ils amalgament les demi-dieux avec les saints, les farfadets des va=
llons
enchantés avec les anges du paradis, invoquant aussi bien les sirènes et les
furies que la Panagia». De là, certaines pratiques bizarres, des anomalies =
qui
font sourire, et, parfois, un clergé fort empêché de débrouiller ce chaos p=
eu
orthodoxe.
Pendant le premier quart de ce siècle, surtout=
--
il y a quelque cinquante ans, époque à laquelle s'ouvre cette histoire -- l=
e clergé
de la péninsule hellénique était plus ignorant encore, et les moines,
insouciants, naïfs, familiers, «bons enfants,» paraissaient assez peu aptes=
à
diriger des populations naturellement superstitieuses.
Si même ces caloyers n'eussent été qu'ignorant=
s!
Mais, en certaines parties de la Grèce, surtout dans les régions sauvages du
Magne, mendiants par nature et par nécessité, grands quémandeurs de drachmes
que leur jetaient parfois de charitables voyageurs, n'ayant pour toute
occupation que de donner à baiser aux fidèles quelque apocryphe image de sa=
int
ou d'entretenir la lampe d'une niche de sainte, désespérés du peu de rendem=
ent
des dîmes, confessions, enterrements et baptêmes, ces pauvres gens, recrutés
d'ailleurs dans les plus basses classes, ne répugnaient point à faire le mé=
tier
de guetteurs -- et quels guetteurs! -- pour le compte des habitants du
littoral.
Aussi, les marins de Vitylo, étendus sur le po=
rt à
la façon de ces lazzaroni auxquels il faut des heures pour se reposer d'un
travail de quelques minutes, se levèrent-ils, lorsqu'ils virent un de leurs
caloyers descendre rapidement vers le village, en agitant les bras.
C'était un homme de cinquante à cinquante-cinq
ans, non seulement gros, mais gras de cette graisse que produit l'oisiveté,=
et
dont la physionomie rusée ne pouvait inspirer qu'une médiocre confiance.
«Eh! qu'y a-t-il, père, qu'y a-t-il?» s'écria =
l'un
des marins, en courant vers lui.
Le Vitylien parlait de ce ton nasillard qui fe=
rait
croire que Nason a été un des ancêtres des Hellènes, et dans ce patois mani=
ote,
où le grec, le turc, l'italien et l'albanais se mélangent, comme s'il eût
existé au temps de la tour de Babel.
«Est-ce que les soldats d'Ibrahim ont envahi l=
es
hauteurs du Taygète? demanda un autre marin, en faisant un geste d'insoucia=
nce qui
marquait assez peu de patriotisme.
-- À moins que ce ne soient des Français, dont
nous n'avons que faire! répondit le premier interlocuteur.
-- Ils se valent!» répliqua un troisième.
Et cette réponse indiquait combien la lutte, a=
lors
dans sa plus terrible période, n'intéressait que légèrement ces indigènes d=
e l'extrême
Péloponnèse, bien différents des Maniotes du Nord, qui marquèrent si
brillamment dans la guerre de l'Indépendance. Mais le gros caloyer ne pouva=
it
répliquer ni à l'un ni à l'autre. Il s'était essoufflé à descendre les rapi=
des
rampes de la falaise. Sa poitrine d'asthmatique haletait. Il voulait parler=
, il
n'y parvenait pas. Au moins, l'un de ses ancêtres en Hellade, le soldat de
Marathon, avant de tomber mort, avait-il pu prononcer la victoire de Miltia=
de.
Mais il ne s'agissait plus de Miltiade ni de la guerre des Athéniens et des
Perses. C'étaient à peine des Grecs, ces farouches habitants de l'extrême
pointe du Magne.
«Eh! parle donc, père, parle donc!» s'écria un
vieux marin, nommé Gozzo, plus impatient que les autres, comme s'il eût dev=
iné
ce que venait annoncer le moine.
Celui-ci parvint enfin à reprendre haleine. Pu=
is,
tendant la main vers l'horizon:
«Navire en vue!» dit-il.
Et, sur ces mots, tous les fainéants de se
redresser, de battre des mains, de courir vers un rocher qui dominait le po=
rt.
De là, leur regard pouvait embrasser la pleine mer sur un plus vaste secteu=
r.
Un étranger aurait pu croire que ce mouvement
était provoqué par l'intérêt que tout navire, arrivant du large, doit
naturellement inspirer à des marins fanatiques des choses de la mer. Il n'e=
n était
rien, ou, plutôt, si une question d'intérêt pouvait passionner ces indigène=
s,
c'était à un point de vue tout spécial.
En effet, au moment où s'écrit -- non au momen=
t où
se passait cette histoire -- le Magne est encore un pays à part au milieu d=
e la
Grèce, redevenue royaume indépendant de par la volonté des puissances
européennes, signataires du traité d'Andrinople de 1829. Les Maniotes, ou t=
out
au moins ceux de ce nom qui vivent sur ces pointes allongées entre les golf=
es,
sont restés à demi barbares, plus soucieux de leur liberté propre que de la
liberté de leur pays. Aussi cette langue extrême de la Morée inférieure a- =
t-elle
été, de tout temps, presque impossible à réduire. Ni les janissaires turcs,=
ni
les gendarmes grecs n'ont pu en avoir raison. Querelleurs, vindicatifs, se
transmettant, comme les Corses, des haines de familles, qui ne peuvent
s'éteindre que dans le sang, pillards de naissance et pourtant hospitaliers=
, assassins,
lorsque le vol exige l'assassinat, ces rudes montagnards ne s'en disent pas
moins les descendants directs des Spartiates; mais, enfermés dans ces
ramifications du Taygète, où l'on compte par milliers de ces petites citade=
lles
ou «pyrgos» presque inaccessibles, ils jouent trop volontiers le rôle équiv=
oque
de ces routiers du moyen âge dont les droits féodaux s'exerçaient à coups de
poignard et d'escopette.
Or, si les Maniotes, à l'heure qu'il est, sont
encore des demi- sauvages, il est aisé de s'imaginer ce qu'ils devaient êtr=
e,
il y a cinquante ans. Avant que les croisières des bâtiments à vapeur n'eus=
sent
singulièrement enrayé leurs déprédations sur mer, pendant le premier tiers =
du
ce siècle, ce furent bien les plus déterminés pirates que les navires de
commerce pussent redouter sur toutes les Échelles du Levant.
Et précisément, le port de Vitylo, par sa
situation à l'extrémité du Péloponnèse, à l'entrée de deux mers, par sa
proximité de l'île de Cérigotto, chère aux forbans, était bien placé pour
s'ouvrir à tous ces malfaiteurs qui écumaient l'Archipel et les parages voi=
sins
de la Méditerranée. Le point de concentration des habitants de cette partie=
du
Magne portait plus spécialement alors le nom de pays de Kakovonni, et les
Kakovonniotes, à cheval sur cette pointe que termine le cap Matapan, se
trouvaient à l'aise pour opérer. En mer, ils attaquaient les navires. À ter=
re,
ils les attiraient par de faux signaux. Partout, ils les pillaient et les b=
rûlaient.
Que leurs équipages fussent turcs, maltais, égyptiens, grecs même, peu
importait: ils étaient impitoyablement massacrés ou vendus comme esclaves s=
ur
les côtes barbaresques. La besogne venait-elle à chômer, les caboteurs se
faisaient-ils rares dans les parages du golfe de Coron ou du golfe de Marat=
hon,
au large de Cérigo ou du cap Gallo, des prières publiques montaient vers le=
Dieu
des tempêtes, afin qu'il daignât mettre au plein quelque bâtiment de fort
tonnage et de riche cargaison. Et les caloyers ne se refusaient point à ces
prières, pour le plus grand profit de leurs fidèles.
Or, depuis quelques semaines, le pillage n'ava=
it
pas donné. Aucun bâtiment n'était venu atterrir sur les rivages du Magne.
Aussi, fut-ce comme une explosion de joie, lorsque le moine eut laissé écha=
pper
ces mots, entrecoupés de halètements asthmatiques:
«Navire en vue!»
Presque aussitôt se firent entendre les battem=
ents
sourds de la simandre, sorte de cloche de bois à lame de fer, en usage dans=
ces
provinces, où les Turcs ne permettent pas l'emploi des cloches de métal. Ma=
is
ces lugubres complaintes suffisaient à rassembler une population avide, hom=
mes,
femmes, enfants, chiens féroces et redoutés, tous également propres au pill=
age
et au massacre.
Cependant les Vityliens, réunis sur le haut
rocher, discutaient à grands cris. Qu'était ce bâtiment signalé par le calo=
yer?
Avec la brise de nord-nord-ouest qui fraîchiss=
ait
à la tombée de la nuit, ce navire, bâbord amures, filait rapidement. Il pou=
vait
même se faire qu'il enlevât le cap Matapan à la bordée. D'après sa directio=
n,
il semblait venir des parages de la Crète. Sa coque commençait à se montrer
au-dessus du sillage blanc qu'il laissait après lui; mais l'ensemble de ses
voiles ne formait encore qu'une masse confuse à l'oeil. Il était donc diffi=
cile
de reconnaître à quel genre de bâtiment il appartenait. De là, des propos q=
ui
se contredisaient d'une minute à l'autre.
«C'est un chébec! disait l'un des marins. Je v=
iens
de voir les voiles carrées de son mât de misaine!
-- Eh non! répondait un autre, c'est une pinqu=
e!
Voyez son arrière relevé et le renflement de son étrave!
-- Chébec ou pinque! Eh! qui prétendrait pouvo=
ir
les distinguer l'un de l'autre à pareille distance?
-- Ne serait-ce pas plutôt une polacre à voiles
carrées? fit observer un autre marin, qui s'était fait une longue-vue de se=
s deux
mains à demi fermées.
-- Que Dieu nous vienne en aide! répondit le v=
ieux
Gozzo. Polacre, chébec ou pinque, ce sont autant de trois-mâts, et mieux va=
lent
trois mâts que deux, lorsqu'il s'agit d'atterrir sur nos parages avec une b=
onne
cargaison de vins de Candie ou d'étoffes de Smyrne!»
Sur cette observation judicieuse, on regarda p=
lus
attentivement encore. Le navire se rapprochait et grossissait peu à peu; ma=
is, précisément
parce qu'il serrait le vent de très près, on ne pouvait l'apercevoir par le
travers. Il eût donc été malaisé de dire s'il portait deux ou trois mâts,
c'est-à-dire si l'on pouvait espérer que son tonnage fût ou non considérabl=
e.
«Eh! la misère est pour nous et le diable s'en
mêle! dit Gozzo, en lançant un de ces jurons polyglottes dont il accentuait
toutes ses phrases. Nous n'aurons là qu'une felouque...
-- Ou même un speronare!» s'écria le caloyer, =
non
moins désappointé que ses ouailles.
Si des cris de désappointement accueillirent c=
es
deux observations, il est inutile d'y insister. Mais, quel que fût ce bâtim=
ent,
on pouvait déjà estimer qu'il ne devait pas jauger plus de cent à cent vingt
tonneaux. Après tout, peu importait que sa cargaison ne fût pas énorme, si =
elle
était riche. Il y a de ces simples felouques, de ces speronares même, qui s=
ont
chargés de vin précieux, d'huiles fines ou de tissus de prix. Dans ce cas, =
ils valent
la peine d'être attaqués et rapportent gros pour une mince besogne! Il ne
fallait donc pas encore désespérer. D'ailleurs les anciens de la bande, très
entendus en cette matière, trouvaient à ce bâtiment une certaine allure
élégante, qui prévenait en sa faveur.
Cependant, le soleil commençait à disparaître
derrière l'horizon dans l'ouest de la mer Ionienne; mais le crépuscule
d'octobre devait laisser assez de lumière, pendant une heure encore, pour q=
ue
ce navire pût être reconnu avant la nuit close. D'ailleurs, après avoir dou=
blé
le cap Matapan, il venait d'arriver de deux quarts afin de mieux ouvrir
l'entrée du golfe, et il se présentait dans de meilleures conditions au reg=
ard
des observateurs.
Aussi, ce mot: sacolève! s'échappa-t-il, un
instant après, de la bouche du vieux Gozzo.
«Une sacolève!» s'écrièrent ses compagnons, do=
nt
le désappointement se traduisit par une bordée de jurons.
Mais, à ce sujet, il n'y eut aucune discussion,
parce qu'il n'y avait pas d'erreur possible. Le navire, qui manoeuvrait à
l'entrée du golfe de Coron, était bien une sacolève. Après tout, ces gens de
Vitylo avaient tort de crier à la malchance. Il n'est pas rare de trouver
quelque cargaison précieuse à bord de ces sacolèves.
On appelle ainsi un bâtiment levantin de médio=
cre
tonnage, dont la tonture, c'est-à-dire la courbe du pont, s'accentue légère=
ment
en se relevant vers l'arrière. Il grée sur ses trois mâts à pibles des voil=
es
auriques. Son grand mât, très incliné sur l'avant et placé au centre, porte=
une
voile latine, une fortune, un hunier avec un perroquet volant. Deux focs à
l'avant, deux voiles en pointe sur les deux mâts inégaux de l'arrière,
complètent sa voilure, qui lui donne un singulier aspect. Les peintures viv=
es
de sa coque, l'élancement de son étrave, la variété de sa mâture, la coupe
fantaisiste de ses voiles, en font un des plus curieux spécimens de ces
gracieux navires qui louvoient par centaines dans les étroits parages de
l'Archipel. Rien de plus élégant que ce léger bâtiment, se couchant et se
redressant à la lame, se couronnant d'écume, bondissant sans effort, sembla=
ble
à quelque énorme oiseau, dont les ailes eussent rasé la mer, qui brasillait=
alors
sous les derniers rayons du soleil.
Bien que la brise tendît à fraîchir et que le =
ciel
se couvrît d'»échillons» -- nom que les Levantins donnent à certains nuages=
de
leur ciel -- la sacolève ne diminuait rien de sa voilure. Elle avait même
conservé son perroquet volant, qu'un marin moins audacieux eût certainement
amené. Évidemment, c'était dans l'intention d'atterrir, le capitaine ne se
souciant pas de passer la nuit sur une mer déjà dure et qui menaçait de gro=
ssir
encore.
Mais, si, pour les marins de Vitylo il n'y ava=
it
plus aucun doute sur ce point que la sacolève donnait dans le golfe, ils ne=
laissaient
pas de se demander si ce serait à destination de leur port.
«Eh! s'écria l'un d'eux, on dirait qu'elle che=
rche
toujours à pincer le vent au lieu d'arriver!
-- Le diable la prenne à sa remorque! répliqua=
un
autre. Va-t-elle donc virer et reprendre un bord au large?
-- Est-ce qu'elle ferait route pour Coron?
-- Ou pour Kalamata?»
Ces deux hypothèses étaient également admissib=
les.
Coron est un port de la côte maniote assez fréquenté par les navires de com=
merce
du Levant, et il s'y fait une importante exportation des huiles de la Grèce=
du
sud. De même pour Kalamata, située au fond du golfe, dont les bazars regorg=
ent
de produits manufacturés, étoffes ou poteries, que lui envoient les divers
États de l'Europe occidentale. Il était donc possible que la sacolève fût
chargée pour l'un de ces deux ports -- ce qui eût fort déconcerté ces Vityl=
iens,
en quête de déprédations et pillages.
Pendant qu'elle était observée avec une attent=
ion
si peu désintéressée, la sacolève filait rapidement. Elle ne tarda pas à se
trouver à la hauteur de Vitylo. Ce fut l'instant où son sort allait se déci=
der.
Si elle continuait à s'élever vers le fond du golfe, Gozzo et ses compagnons
devraient perdre tout espoir de s'en emparer. En effet, même en se jetant d=
ans
leurs plus rapides embarcations, ils n'auraient eu aucune chance de
l'atteindre, tant sa marche était supérieure sous cette énorme voilure qu'e=
lle portait
sans fatigue.
«Elle arrive!»
Ces deux mots furent bientôt jetés par le vieux
marin, dont le bras, armé d'une main crochue, se lança vers le petit bâtime=
nt comme
un grappin d'abordage.
Gozzo ne se trompait pas. La barre venait d'êt=
re
mise au vent, et la sacolève laissait maintenant porter sur Vitylo. En même
temps, son perroquet volant et son second foc furent amenés; puis, son huni=
er
se releva sur ses cargues. Ainsi soulagée d'une partie de ses voiles, elle
était bien plus dans la main de l'homme de barre.
Il commençait alors à faire nuit. La sacolève
n'avait plus que juste le temps de donner dans les passes de Vitylo. Il y a=
, de
ci de là, des roches sous-marines qu'il faut éviter, sous peine de courir à=
une
destruction complète. Pourtant, le pavillon de pilote n'avait point été his=
sé
au grand mât du petit bâtiment. Il fallait donc que son capitaine connût
parfaitement ces fonds assez dangereux, puisqu'il s'y aventurait, sans dema=
nder
assistance. Peut-être aussi se méfiait-il -- à bon droit -- des pratiques V=
ityliens,
qui ne se seraient point gênés de le mettre sur quelque basse, où nombre de
navires s'étaient déjà perdus.
Du reste, à cette époque, aucun phare n'éclair=
ait
les côtes de cette portion du Magne. Un simple feu de port servait à gouver=
ner dans
l'étroit chenal.
La sacolève s'approchait, cependant. Elle ne f=
ut
bientôt plus qu'à un demi-mille de Vitylo. Elle atterrissait sans hésitatio=
n.
On sentait qu'une main habile la manoeuvrait.
Cela n'était pas pour satisfaire tous ces
mécréants. Ils avaient intérêt à ce que le navire qu'ils convoitaient se je=
tât
sur quelque roche. En ces conjonctures l'écueil se faisait volontiers leur
complice. Il commençait la besogne, et ils n'avaient plus qu'à l'achever. Le
naufrage d'abord, le pillage ensuite: c'était leur façon d'agir. Cela leur
épargnait une lutte à main armée, une agression directe, dont quelques-uns
d'entre eux pouvaient être victimes. Il y avait, en effet, de ces bâtiments,
défendus par un courageux équipage, qui ne se laissaient point impunément a=
ttaquer.
Les compagnons de Gozzo quittèrent donc leur p=
oste
d'observation et redescendirent au port, sans perdre un instant. En effet, =
il s'agissait
de mettre en oeuvre ces machinations familières à tous les pilleurs d'épave=
s,
qu'ils soient du Ponant ou du Levant.
De faire échouer la sacolève dans les étroites
passes du chenal, en lui indiquant une fausse direction, rien n'était plus =
aisé
au milieu de cette obscurité, qui, sans être profonde encore, l'était assez
pour rendre ses évolutions difficiles.
«Au feu de port!» dit simplement Gozzo, auquel=
ses
compagnons avaient l'habitude d'obéir sans hésiter.
Le vieux marin fut compris. Deux minutes après=
, ce
feu -- une simple lanterne, allumée à l'extrémité d'un mâtereau élevé sur l=
e petit
môle -- s'éteignait subitement.
Au même instant, ce feu était remplacé par un
autre feu, qui fut placé tout d'abord dans la même direction; mais, si le
premier, immobile sur le môle, indiquait un point toujours fixe pour le nav=
igateur,
le second, grâce à sa mobilité, devait l'entraîner hors du chenal et l'expo=
ser
à donner contre quelque écueil.
Ce feu, en effet, c'était une lanterne, dont la
lumière ne différait point de celle du feu de port; mais cette lanterne ava=
it été
accrochée aux cornes d'une chèvre, que l'on poussait lentement sur les
premières rampes de la falaise. Elle se déplaçait donc avec l'animal et dev=
ait
engager la sacolève en de fausses manoeuvres.
Ce n'était pas la première fois que les gens de
Vitylo agissaient de la sorte. Non certes! Et il était même rare qu'ils eus=
sent
échoué dans leurs criminelles entreprises.
Cependant, la sacolève venait d'entrer dans la
passe. Après avoir cargué sa grande voile, elle ne portait plus que ses voi=
les latines
de l'arrière et son foc. Cette voilure réduite devait lui suffire pour arri=
ver
à son poste de mouillage.
À l'extrême surprise des marins qui l'observai=
ent,
le petit bâtiment s'avançait avec une incroyable sûreté, à travers les sinu=
osités
du chenal. De cette lumière mobile que portait la chèvre, il ne semblait en
aucune façon se préoccuper. Il eût fait grand jour que sa manoeuvre n'aurait
pas été plus correcte. Il fallait que son capitaine eût souvent pratiqué les
approches de Vitylo, et qu'il les connût au point de pouvoir s'y aventurer,=
même
au milieu d'une nuit profonde.
Déjà on l'apercevait, ce hardi marin. Sa
silhouette se détachait nettement dans l'ombre sur l'avant de la sacolève. =
Il était
enveloppé dans les larges plis de son aba, sorte de manteau de laine, dont =
le
capuchon retombait sur sa tête. En vérité, ce capitaine, dans son attitude,
n'avait rien de ces modestes patrons de caboteurs, qui, pendant la manoeuvr=
e,
dévident incessamment entre leurs doigts un chapelet à gros grains, tels qu=
'il
s'en rencontre le plus communément sur les mers de l'Archipel. Non! Celui-c=
i,
d'une voix basse et calme, ne s'occupait qu'à transmettre ses ordres au
timonier, placé à l'arrière du petit bâtiment.
En ce moment, la lanterne, promenée sur les ra=
mpes
de la falaise, s'éteignit tout à coup. Mais cela ne fut pas pour embarrasse=
r la
sacolève, qui continua à suivre imperturbablement sa route. Un instant, on =
put
croire qu'une embardée allait l'envoyer contre une dangereuse roche, placée=
à
fleur d'eau, à une encablure du port, et qu'il n'était guère possible de vo=
ir
dans l'ombre. Un léger coup de barre suffit à modifier sa direction, et
l'écueil, rasé de près, fut évité.
Même adresse du timonier, quand il fut nécessa=
ire
de parer une seconde basse, qui ne laissait qu'un étroit passage à travers =
le chenal
-- basse sur laquelle plus d'un navire avait déjà touché en venant au
mouillage, que son pilote fût ou non le complice des Vityliens.
Ceux-ci n'avaient donc plus à compter sur les
chances d'un naufrage, qui leur eût livré la sacolève sans défense. Avant q=
uelques
minutes, elle serait ancrée dans le port. Pour s'en emparer, il faudrait
nécessairement la prendre à l'abordage.
C'est ce qui fut résolu, après entente préalab=
le
de ces coquins, c'est ce qui allait être mis en oeuvre au milieu d'une
obscurité très favorable à ce genre d'opération.
«Aux canots!» dit le vieux Gozzo, dont les ord=
res
n'étaient jamais discutés, surtout quand il commandait le pillage.
Une trentaine d'hommes vigoureux, les uns armé=
s de
pistolets, la plupart brandissant poignards et haches, se jetèrent dans les=
canots
amarrés au quai, et s'avancèrent en nombre évidemment supérieur à celui des
hommes de la sacolève.
À cet instant, un commandement fut fait à bord
d'une voix brève. La sacolève, après être sortie du chenal, se trouvait au
milieu du port. Ses drisses furent larguées, son ancre venait d'être mouill=
ée,
et elle demeura immobile, après une dernière secousse produite au rappel de=
sa chaîne.
Les embarcations n'en étaient plus alors qu'à
quelques brasses. Même sans montrer une défiance exagérée, tout équipage, c=
onnaissant
la mauvaise réputation des gens de Vitylo, se fût armé, afin d'être, le cas
échéant, en état de défense.
Ici, il n'en fut rien. Le capitaine de la
sacolève, après le mouillage, était repassé de l'avant à l'arrière, pendant=
que
ses hommes, sans se préoccuper de l'arrivée des canots, s'occupaient tranqu=
illement
à ranger les voiles, afin de débarrasser le pont.
Seulement, on aurait pu observer que ces voile=
s,
ils ne les serraient point, de manière qu'il n'y eût plus qu'à peser sur le=
s drisses
pour se remettre en appareillage.
Le premier canot accosta la sacolève par sa ha=
nche
de bâbord. Les autres la heurtèrent presque aussitôt. Et, comme ses pavois =
étaient
peu élevés, les assaillants, poussant des cris de mort, n'eurent qu'à les
enjamber pour se trouver sur le pont.
Les plus enragés se précipitèrent vers l'arriè= re. L'un deux saisit un falot allumé, et il le porta à la figure du capitaine.<= o:p>
Celui-ci, d'un mouvement de main, fit retomber=
son
capuchon sur ses épaules, et sa figure apparut en pleine lumière.
«Eh! dit-il, les gens de Vitylo ne reconnaisse=
nt
donc plus leur compatriote Nicolas Starkos?»
Le capitaine, en parlant ainsi, s'était
tranquillement croisé les bras. Un instant après, les canots, débordant à t=
oute
vitesse, avaient regagné le fond du port.
Dix m=
inutes
plus tard, une légère embarcation, un gig, quittait la sacolève et déposait=
au
pied du môle, sans aucun compagnon, sans aucune arme, cet homme devant lequ=
el
les Vityliens venaient de battre si prestement en retraite.
C'était le capitaine de la Karysta -- ainsi se nommait le petit bâtiment qui
venait de mouiller dans le port.
Cet homme, de moyenne taille, laissait voir un
front haut et fier sous son épais bonnet de marin. Dans ses yeux durs, un
regard fixe. Au-dessus de sa lèvre, des moustaches de Klephte, tendues hori=
zontalement,
finissant en grosse touffe, non en pointe. Sa poitrine était large, ses mem=
bres
vigoureux. Ses cheveux noirs tombaient en boucles sur ses épaules. S'il ava=
it
dépassé trente- cinq ans, c'était à peine de quelques mois. Mais son teint =
hâlé
par les brises, la dureté de sa physionomie, un pli de son front, creusé co=
mme
un sillon dans lequel rien d'honnête ne pouvait germer, le faisaient paraît=
re
plus vieux que son âge.
Quant au costume qu'il portait alors, ce n'éta=
it
ni la veste, ni le gilet, ni la fustanelle du Palikare. Son cafetan, à capu=
chon
de couleur brune, brodé de soutaches peu voyantes, son pantalon verdâtre, à
larges plis, perdu dans des bottes montantes, rappelaient plutôt l'habillem=
ent
du marin des côtes barbaresques.
Et cependant, Nicolas Starkos était bien Grec =
de
naissance et originaire de ce port de Vitylo. C'était là qu'il avait passé =
les premières
années de sa jeunesse. Enfant et adolescent, c'était entre ces roches qu'il
avait fait l'apprentissage de la vie de mer. C'était sur ces parages qu'il
avait navigué au hasard des courants et des vents. Pas une anse dont il n'e=
ût
vérifié le brassiage et les accores. Pas un écueil, pas une banche, pas une=
roche
sous-marine, dont le relèvement lui fût inconnu. Pas un détour du chenal, d=
ont
il ne fût capable de suivre, sans compas ni pilote, les sinuosités multiple=
s.
Il est donc facile de comprendre comment, en dépit des faux signaux de ses
compatriotes, il avait pu diriger la sacolève avec cette sûreté de main.
D'ailleurs, il savait combien les Vityliens étaient sujets à caution. Déjà =
il
les avait vus à l'oeuvre. Et peut-être, en somme, ne désapprouvait-il pas l=
eurs
instincts de pillards, du moment qu'il n'avait point eu à en souffrir
personnellement.
Mais, s'il les connaissait, Nicolas Starkos ét=
ait
également connu d'eux. Après la mort de son père, qui fut l'une de ces mill=
iers
de victimes de la cruauté des Turcs, sa mère, affamée de haine, n'attendit =
plus
que l'heure de se jeter dans le premier soulèvement contre la tyrannie
ottomane. Lui, à dix-huit ans, il avait quitté le Magne pour courir les mer=
s,
et plus particulièrement l'Archipel, se formant non seulement au métier de =
marin,
mais aussi au métier de pirate. À bord de quels navires avait-il servi pend=
ant
cette période de son existence, quels chefs de flibustiers ou de forbans
l'eurent sous leurs ordres, sous quel pavillon fit-il ses premières armes, =
quel
sang répandit sa main, le sang des ennemis de la Grèce ou le sang de ses
défenseurs -- celui-là même qui coulait dans ses veines -- nul que lui n'au=
rait
pu le dire. Plusieurs fois, cependant, on l'avait revu dans les divers port=
s du
golfe de Coron. Quelques-uns de ses compatriotes avaient pu raconter ses ha=
uts
faits de piraterie, auxquels ils s'étaient associés, navires de commerce
attaqués et détruits, riches cargaisons changées en parts de prise! Mais un
certain mystère entourait le nom de Nicolas Starkos. Toutefois, il était si
avantageusement connu dans les provinces du Magne que, devant ce nom, tous
s'inclinèrent.
Ainsi s'explique la réception qui fut faite à =
cet
homme par les habitants de Vitylo, pourquoi il leur imposa rien que par sa =
présence,
comment tous abandonnèrent ce projet de piller la sacolève, lorsqu'ils eure=
nt
reconnu celui qui la commandait.
Dès que le capitaine de la Karysta eut accosté le quai du port, un peu en a=
rrière
du môle, hommes et femmes, accourus pour le recevoir, se rangèrent
respectueusement sur son passage. Lorsqu'il débarqua, pas un cri ne fut
proféré. Il semblait que Nicolas Starkos eût assez de prestige pour command=
er
le silence autour de lui rien que par son aspect. On attendait qu'il parlât,
et, s'il ne parlait pas -- ce qui était possible -- nul ne se permettrait de
lui adresser la parole.
Nicolas Starkos, après avoir commandé aux mate=
lots
de son gig de retourner à bord, s'avança vers l'angle que le quai forme au =
fond
du port. Mais, à peine avait-il fait une vingtaine de pas dans cette direct=
ion
qu'il s'arrêta. Puis, avisant le vieux marin qui le suivait, comme s'il eût
attendu quelque ordre à exécuter:
«Gozzo, dit-il, j'aurai besoin de dix hommes
vigoureux pour compléter mon équipage.
-- Tu les auras, Nicolas Starkos», répondit Go=
zzo.
Le capitaine de la Karysta en eût voulu cent qu'il les eût trouvés,=
à
prendre au choix, parmi cette population maritime. Et ces cent hommes, sans=
demander
où on les menait, à quel métier on les destinait, pour le compte de qui ils
allaient naviguer ou se battre, auraient suivi leur compatriote, prêts à
partager son sort, sachant bien que d'une façon ou de l'autre ils y
trouveraient leur compte.
«Que ces dix hommes, dans une heure, soient à =
bord
de la Karysta , ajouta le capitain=
e.
-- Ils y seront», répondit Gozzo. Nicolas Star=
kos,
indiquant d'un geste qu'il ne voulait point être accompagné, remonta le quai
qui s'arrondit à l'extrémité du môle, et s'enfonça dans une des étroites ru=
es
du port. Le vieux Gozzo, respectant sa volonté, revint vers ses compagnons,=
et
ne s'occupa plus que de choisir les dix hommes destinés à compléter l'équip=
age
de la sacolève. Cependant, Nicolas Starkos s'élevait peu à peu sur les pent=
es
de cette falaise abrupte qui supporte le bourg de Vitylo. À cette hauteur, =
on
n'entendait d'autre bruit que l'aboiement de chiens féroces, presque aussi
redoutables aux voyageurs que les chacals et les loups, chiens aux formidab=
les
mâchoires, à large face de dogue, que le bâton n'effraye guère. Quelques
goélands tourbillonnaient dans l'espace, à petits coups de leurs larges ail=
es,
en regagnant les trous du littoral.
Bientôt, Nicolas Starkos eut dépassé les derni=
ères
maisons de Vitylo. Il prit alors le rude sentier qui contourne l'acropole d=
e Kérapha.
Après avoir longé les ruines d'une citadelle, qui fut jadis élevée en cet
endroit par Ville-Hardouin, au temps où les Croisés occupaient divers point=
s du
Péloponnèse, il dut contourner la base des vieilles tours, dont la falaise =
est
encore couronnée. Là, il s'arrêta un instant et se retourna.
À l'horizon, en deçà du cap Gallo, le croissan=
t de
la lune allait bientôt s'éteindre dans les eaux de la mer Ionienne. Quelque=
s rares
étoiles scintillaient à travers d'étroites déchirures de nuages, poussés pa=
r le
vent frais du soir. Pendant les accalmies, un silence absolu régnait autour=
de
l'acropole. Deux ou trois petites voiles, à peine visibles, sillonnaient la
surface du golfe, le traversant vers Coron ou le remontant vers Kalamata. S=
ans
le fanal, qui se balançait en tête de leur mât, peut-être eût-il été imposs=
ible
de les reconnaître. En contrebas, sept à huit feux brillaient aussi sur div=
ers
points du rivage, doublés par la tremblotante réverbération des eaux.
Étaient-ce des feux de barques de pêche, ou des feux d'habitations, allumés
pour la nuit? On n'aurait pu le dire.
Nicolas Starkos parcourait, de son regard habi=
tué
aux ténèbres, toute cette immensité. Il y a dans l'oeil du marin une puissa=
nce de
vision pénétrante, qui lui permet de voir là où d'autres ne verraient pas.
Mais, en ce moment, il semblait que les choses extérieures ne fussent pas p=
our
impressionner le capitaine de la K=
arysta
, accoutumé sans doute à de tout autres scènes. Non, c'était en lui-même qu=
'il
regardait. Cet air natal, qui est comme l'haleine du pays, il le respirait
presque inconsciemment. Et il restait immobile, pensif, les bras croisés,
tandis que sa tête, rejetée hors du capuchon, ne remuait pas plus que si el=
le
eût été de pierre.
Près d'un quart d'heure se passa ainsi. Nicolas
Starkos n'avait cessé d'observer cet occident que délimitait un lointain
horizon de mer. Puis il fit quelques pas en remontant obliquement la falais=
e.
Ce n'était point au hasard qu'il allait de la sorte. Une secrète pensée le
conduisait; mais on eût dit que ses yeux évitaient encore de voir ce qu'ils
étaient venus chercher sur les hauteurs de Vitylo.
D'ailleurs, rien de désolé comme cette côte,
depuis le cap Matapan jusqu'à l'extrême cul-de-sac du golfe. Il n'y poussai=
t ni
orangers, citronniers, églantiers, lauriers-roses, jasmins de l'Argolide,
figuiers, arbousiers, mûriers, ni rien de ce qui fait de certaines parties =
de
la Grèce une riche et verdoyante campagne. Pas un chêne-vert, pas un platan=
e,
pas un grenadier, tranchant sur le sombre rideau des cyprès et des cèdres.
Partout des roches qu'un prochain éboulement de ces terrains volcaniques po=
urra
bien précipiter dans les eaux du golfe. Partout une sorte d'âpreté farouche=
sur
cette terre du Magne, insuffisante nourricière de sa population. À peine
quelques pins décharnés, grimaçants, fantasques, dont on a épuisé la résine,
auxquels manque la sève, montrant les profondes blessures de leurs troncs. =
Çà
et là, de maigres cactus, véritables chardons épineux, dont les feuilles re=
ssemblent
à de petits hérissons à demi pelés. Nulle part, enfin, ni aux arbustes
rabougris, ni au sol, formé de plus de gravier que d'humus, de quoi nourrir=
ces
chèvres que leur sobriété rend peu difficiles, cependant.
Après avoir fait une vingtaine de pas, Nicolas
Starkos s'arrêta de nouveau. Puis, il se retourna vers le nord-est, là où la
crête éloignée du Taygète traçait son profil sur le fond moins obscur du ci=
el.
Une ou deux étoiles, qui se levaient à cette heure, y reposaient encore, au=
ras
de l'horizon, comme de gros vers luisants.
Nicolas Starkos était resté immobile. Il regar=
dait
une petite maison basse, construite en bois qui occupait un renflement de l=
a falaise
à une cinquantaine de pas. Modeste habitation, isolée au- dessus du village=
, à
laquelle on n'arrivait que par d'abrupts sentiers, bâtie au milieu d'un enc=
los
de quelques arbres à demi dépouillés, entouré d'une haie d'épines. Cette
demeure, on la sentait abandonnée depuis longtemps. La haie, en mauvais éta=
t,
ici touffue, là trouée, ne lui faisait plus une barrière suffisante pour la
protéger. Les chiens errants, les chacals, qui visitent quelquefois la régi=
on,
avaient plus d'une fois ravagé ce petit coin du sol maniote. Mauvaises herb=
es
et broussailles, c'était l'apport de la nature en ce lieu désert, depuis qu=
e la
main de l'homme ne s'y exerçait plus.
Et pourquoi cet abandon? C'est que le possesse= ur de ce morceau de terre était mort depuis bien des années. C'est que sa veuv= e, Andronika Starkos, avait quitté le pays pour aller prendre rang parmi ces vaillantes femmes qui marquèrent dans la guerre de l'Indépendance. C'est que le fils, depuis son départ, n'avait jamais remis le pied dans la maison paternelle.<= o:p>
Là, pourtant, était né Nicolas Starkos. Là se
passèrent les premières années de son enfance. Son père, après une longue e=
t honnête
vie de marin, s'était retiré dans cet asile, mais il se tenait à l'écart de
cette population de Vitylo, dont les excès lui faisaient horreur. Plus
instruit, d'ailleurs, et avec un peu plus d'aisance que les gens du port, il
avait pu se faire une existence à part entre sa femme et son enfant. Il viv=
ait
ainsi au fond de cette retraite, ignoré et tranquille, lorsque, un jour, da=
ns
un mouvement de colère, il tenta de résister à l'oppression et paya de sa v=
ie
sa résistance. On ne pouvait échapper aux agents turcs, même aux extrêmes
confins de la péninsule!
Le père n'étant plus là pour diriger son fils,=
la
mère fut impuissante à le contenir. Nicolas Starkos déserta la maison pour =
aller
courir les mers, mettant au service de la piraterie et des pirates ces
merveilleux instincts de marin qu'il tenait de son origine.
Depuis dix ans, la maison avait donc été
abandonnée par le fils, depuis six ans par la mère. On disait dans le pays,
cependant, qu'Andronika y était quelquefois revenue. On avait cru, du moins=
, l'apercevoir,
mais à de rares intervalles et pour de courts instants, sans qu'elle eût
communiqué avec aucun des habitants de Vitylo.
Quant à Nicolas Starkos, jamais avant ce jour,
bien qu'il eût été ramené une ou deux fois au Magne par le hasard de ses
excursions, il n'avait manifesté l'intention de revoir cette modeste habita=
tion
de la falaise. Jamais une demande de sa part sur l'état d'abandon où elle se
trouvait. Jamais une allusion à sa mère, pour savoir si elle revenait parfo=
is à
la demeure déserte. Mais à travers les terribles événements qui ensanglanta=
ient
alors la Grèce, peut-être le nom d'Andronika était-il arrivé jusqu'à lui --=
nom
qui aurait dû pénétrer comme un remords dans sa conscience, si sa conscience
n'eût été impénétrable.
Et cependant, ce jour-là, si Nicolas Starkos a=
vait
relâché au port de Vitylo, ce n'était pas uniquement pour renforcer de dix
hommes l'équipage de la sacolève. Un désir -- plus qu'un désir -- un impéri=
eux
instinct, dont il ne se rendait peut-être pas bien compte, l'y avait poussé=
. Il
s'était senti pris du besoin de revoir, une dernière fois sans doute, la ma=
ison
paternelle, de toucher encore du pied ce sol sur lequel s'étaient exercés s=
es premiers
pas, de respirer l'air enfermé entre ces murs où s'était exhalée sa première
haleine, où il avait bégayé les premiers mots de l'enfant. Oui! voilà pourq=
uoi
il venait de remonter les rudes sentiers de cette falaise, pourquoi il se
trouvait, à cette heure, devant la barrière du petit enclos.
Là, il eut comme un mouvement d'hésitation. Il
n'est de coeur si endurci, qui ne se serre en présence de certains retours =
du
passé. On n'est pas né quelque part pour ne rien sentir devant la place où =
vous
a bercé la main d'une mère. Les fibres de l'être ne peuvent s'user à ce poi=
nt
que pas une seule ne vibre encore, lorsqu'un de ces souvenirs la touche.
Il en fut ainsi de Nicolas Starkos, arrêté sur=
le
seuil de la maison abandonnée, aussi sombre, aussi silencieuse, aussi morte=
à l'intérieur
qu'à l'extérieur.
«Entrons!... Oui!... entrons!»
Ce furent les premiers mots que prononça Nicol=
as
Starkos. Encore ne fit-il que les murmurer, comme s'il eût eu la crainte d'=
être
entendu et d'évoquer quelque apparition du passé.
Entrer dans cet enclos, quoi de plus facile! La
barrière était disjointe, les montants gisaient sur le sol. Il n'y avait mê=
me
pas une porte à ouvrir, un barreau à repousser.
Nicolas Starkos entra. Il s'arrêta devant
l'habitation, dont les auvents, à demi pourris par la pluie, ne tenaient pl=
us
qu'à des bouts de ferrures rouillées et rongées.
À ce moment, une hulotte fit entendre un cri et
s'envola d'une touffe de lentisques, qui obstruait le seuil de la porte.
Là, Nicolas Starkos hésita encore. Il était bi=
en
résolu, cependant, à revoir jusqu'à la dernière chambre de l'habitation. Ma=
is
il fut sourdement fâché de ce qui se passait en lui, d'éprouver comme une s=
orte
de remords. S'il se sentait ému, il se sentait irrité aussi. Il semblait qu=
e de
ce toit paternel, allait s'échapper comme une protestation contre lui, comme
une malédiction dernière!
Aussi, avant de pénétrer dans cette maison, il
voulut en faire le tour. La nuit était sombre. Personne ne le voyait, et «i=
l ne
se voyait pas lui-même!» En plein jour, peut-être ne fût-il pas venu! En pl=
eine
nuit, il se sentait plus d'audace à braver ses souvenirs.
Le voilà donc, marchant d'un pas furtif, parei=
l à
un malfaiteur qui chercherait à reconnaître les abords d'une habitation dan=
s laquelle
il va porter la ruine, longeant les murs lézardés aux angles, tournant les
coins dont l'arête effritée disparaissait sous les mousses, tâtant de la ma=
in
ces pierres ébranlées, comme pour voir s'il restait encore un peu de vie da=
ns
ce cadavre de maison, écoutant, enfin, si le coeur lui battait encore! Par =
derrière,
l'enclos était plus obscur. Les obliques lueurs du croissant lunaire, qui
disparaissait alors, n'auraient pu y arriver.
Nicolas Starkos avait lentement fait le tour. =
La
sombre demeure gardait une sorte de silence inquiétant. On l'eût dite hanté=
e ou
visionnée. Il revint vers la façade orientée à l'ouest. Puis, il s'approcha=
de
la porte, pour la repousser si elle ne tenait que par un loquet, pour la fo=
rcer
si le pêne s'engageait encore dans la gâche de la serrure.
Mais alors le sang lui monta aux yeux. Il vit
«rouge» comme on dit, mais rouge de feu. Cette maison, qu'il voulait visiter
encore une fois, il n'osait plus y entrer. Il lui semblait que son père, sa
mère, allaient apparaître sur le seuil, les bras étendus, le maudissant, lu=
i,
le mauvais fils, le mauvais citoyen, traître à la famille, traître à la pat=
rie!
À ce moment, la porte s'ouvrit avec lenteur. U=
ne
femme parut sur le seuil. Elle était vêtue du costume maniote -- un jupon d=
e cotonnade
noire à petite bordure rouge, une camisole de couleur sombre, serrée à la
taille, sur sa tête un large bonnet brunâtre, enroulé d'un foulard aux coul=
eurs
du drapeau grec.
Cette femme avait une figure énergique, avec de
grands yeux noirs d'une vivacité un peu sauvage, un teint hâlé comme celui =
des pêcheuses
du littoral. Sa taille était haute, droite, bien qu'elle fût âgée de plus de
soixante ans.
C'était Andronika Starkos. La mère et le fils,
séparés depuis si longtemps de corps et d'âme, se trouvaient alors face à f=
ace.
Nicolas Starkos ne s'attendait pas à se voir en
présence de sa mère... Il fut épouvanté par cette apparition.
Andronika, le bras tendu vers son fils, lui
interdisant l'accès de sa maison, ne dit que ces mots d'une voix qui les
rendait terribles, venant d'elle:
«Jamais Nicolas Starkos ne remettra le pied da=
ns
la maison du père!... Jamais!»
Et le fils, courbé sous cette injonction, recu=
la
peu à peu. Celle qui l'avait porté dans ses entrailles le chassait maintena=
nt
comme on chasse un traître. Alors il voulut faire un pas en avant... Un ges=
te
plus énergique encore, un geste de malédiction, l'arrêta.
Nicolas Starkos se rejeta en arrière. Puis, il
s'échappa de l'enclos, il reprit le sentier de la falaise, il descendit à g=
rands
pas, sans se retourner, comme si une main invisible l'eût poussé par les
épaules.
Andronika, immobile sur le seuil de sa maison,=
le
vit disparaître au milieu de la nuit.
Dix minutes après, Nicolas Starkos, ne laissant
rien voir de son émotion, redevenu maître de lui-même, atteignait le port o=
ù il
hélait son gig et s'y embarquait. Les dix hommes choisis par Gozzo se
trouvaient déjà à bord de la sacolève.
Sans prononcer un seul mot, Nicolas Starkos mo=
nta
sur le pont de la Karysta , et, d'=
un
signe, il donna l'ordre d'appareiller.
La manoeuvre fut rapidement faite. Il n'y eut =
qu'à
hisser les voiles disposées pour un prompt départ. Le vent de terre, qui ve=
nait
de se lever, rendait facile la sortie du port.
Cinq minutes plus tard, la Karysta franchissait les passes, sûrement,
silencieusement, sans qu'un seul cri eût été poussé par les hommes du bord =
ni
par les gens de Vitylo.
Mais la sacolève n'était pas à un mille au lar=
ge,
qu'une flamme illuminait la crête de la falaise.
C'était l'habitation d'Andronika Starkos qui
brûlait jusque dans ses fondations. La main de la mère avait allumé cet
incendie. Elle ne voulait pas qu'il restât un seul vestige de la maison où =
son fils
était né.
Pendant trois milles encore, le capitaine ne p=
ut
détacher son regard de ce feu qui brillait sur la terre du Magne, et il le =
suivit
dans l'ombre jusqu'à son dernier éclat.
Andronika l'avait dit:
«Jamais Nicolas Starkos ne remettrait le pied =
dans
la maison du père!... Jamais!»
Dans =
les
temps préhistoriques, alors que l'écorce solide du globe se moulait peu à p=
eu
sous l'action des forces intérieures, neptuniennes ou plutoniennes, la Grèce
dut sa naissance à un cataclysme qui repoussa ce bout de terre au-dessus du
niveau des eaux, tandis qu'il engloutissait dans l'Archipel toute une parti=
e du
continent, dont il ne reste plus que les sommets sous formes d'îles. La Grè=
ce
est, en effet, sur la ligne volcanique qui va de Chypre à la Toscane.[1]
Il semble que les Hellènes tiennent du sol
instable de leur pays l'instinct de cette agitation physique et morale, qui
peut les porter dans les choses héroïques jusqu'aux plus grands excès. Il n=
'en
est pas moins vrai que c'est grâce à leurs qualités naturelles, un courage
indomptable, le sentiment du patriotisme, l'amour de la liberté, qu'ils sont
parvenus à faire un État indépendant de ces provinces courbées, depuis tant=
de
siècles, sous la domination ottomane.
Pélasgique dans les temps les plus reculés,
c'est-à-dire peuplée de tribus de l'Asie; hellénique, du XVIe au XIVe siècle
avant l'ère chrétienne, avec l'apparition des Hellènes, dont une tribu, les=
Graïes,
devait lui donner son nom, dans ces temps presque mythologiques des Argonau=
tes,
des Héraclides et de la guerre de Troie; bien grecque enfin, depuis Lycurgu=
e,
avec Miltiade, Thémistocle, Aristide, Léonidas, Eschyle, Sophocle, Aristoph=
ane,
Hérodote, Thucydide, Pythagore, Socrate, Platon, Aristote, Hippocrate, Phid=
ias,
Périclès, Alcibiade, Pélopidas, Épaminondas, Démosthène; puis, macédonienne
avec Philippe et Alexandre, la Grèce finit par devenir province romaine sou=
s le
nom d'Achaïe, cent quarante-six ans avant J.-C. et pour une période de quat=
re siècles.
Depuis cette époque, successivement envahi par=
les
Visigoths, les Vandales, les Ostrogoths, les Bulgares, les Slaves, les Arab=
es, les
Normands, les Siciliens, conquis par les Croisés au commencement du treiziè=
me
siècle, partagé en un grand nombre de fiefs au quinzième, ce pays, si éprou=
vé
dans l'ancienne et la nouvelle ère, retomba au dernier rang entre les mains=
des
Turcs et sous la domination musulmane.
Pendant près de deux cents ans, on peut dire q=
ue
la vie politique de la Grèce fut absolument éteinte. Le despotisme des fonc=
tionnaires
ottomans, qui y représentaient l'autorité, passait toutes limites. Les Grecs
n'étaient ni des annexés, ni des conquis, pas même des vaincus: c'étaient d=
es
esclaves, tenus sous le bâton du pacha, avec l'iman ou prêtre à sa droite, =
le
djellah ou bourreau à sa gauche.
Mais toute existence n'avait pas encore abando=
nné
ce pays qui se mourait. Aussi, allait-il de nouveau palpiter sous l'excès d=
e la
douleur. Les Monténégrins de l'Épire, en 1766, les Maniotes, en 1769, les
Souliotes d'Albanie, se soulevèrent enfin, et proclamèrent leur indépendanc=
e;
mais, en 1804, toute cette tentative de rébellion fut définitivement compri=
mée
par Ali de Tébelen, pacha de Janina.
Il n'était que temps d'intervenir, alors, si l=
es
puissances européennes ne voulaient pas assister au total anéantissement de=
la
Grèce. En effet, réduite à ses seules forces, elle ne pouvait que mourir en
essayant de recouvrer son indépendance.
En 1821, Ali de Tébelen, révolté à son tour co=
ntre
le sultan Mahmoud, venait d'appeler les Grecs à son aide, en leur promettan=
t la
liberté. Ils se soulevèrent en masse. Les Philhellènes accoururent à leur
secours de tous les points de l'Europe. Ce furent des Italiens, des Polonai=
s,
des Allemands, mais surtout des Français, qui se rangèrent contre les
oppresseurs. Les noms de Guys de Sainte-Hélène, de Gaillard, de Chauvassaig=
ne,
des capitaines Baleste et Jourdain, du colonel Fabvier, du chef d'escadron
Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, du général Maison, auxquels il convient
d'ajouter ceux de trois Anglais, lord Cochrane, lord Byron, le colonel
Hastings, ont laissé un souvenir impérissable dans ce pays pour lequel ils
venaient se battre et mourir.
À ces noms, illustrés par tout ce que le
dévouement à la cause des opprimés peut engendrer de plus héroïque, la Grèce
allait répondre par des noms pris dans ses plus hautes familles, trois
Hydriotes, Tombasis, Tsamados, Miaoulis, puis Colocotroni, Marco Botsaris, =
Maurocordato,
Mauromichalis, Constantin Canaris, Negris, Constantin et Démétrius Hypsilan=
tis,
Ulysse et tant d'autres. Dès le début, le soulèvement se changea en une gue=
rre
à mort, dent pour dent, oeil pour oeil, qui provoqua les plus horribles rep=
résailles
de part et d'autre.
En 1821, les Souliotes et le Magne se soulevèr=
ent.
À Patras, l'évêque Germanos, la croix en main, pousse le premier cri. La Mo=
rée,
la Moldavie, l'Archipel, se rangent sous l'étendard de l'indépendance. Les
Hellènes, victorieux sur mer, parviennent à s'emparer de Tripolitza. À ces
premiers succès des Grecs, les Turcs répondent par le massacre de leurs
compatriotes qui se trouvaient à Constantinople.
En 1822, Ali de Tébelen, assiégé dans sa
forteresse de Janina, est lâchement assassiné au milieu d'une conférence que
lui avait proposée le général turc Kourschid. Peu de temps après, Maurocord=
ato
et les Philhellènes sont écrasés à la bataille d'Arta; mais ils reprennent
l'avantage au premier siège de Missolonghi, que l'armée d'Omer-Vrione est
obligée de lever, non sans des pertes considérables.
En 1823, les puissances étrangères commencent à
intervenir plus efficacement. Elles proposent au sultan une médiation. Le
sultan refuse, et, pour appuyer son refus, débarque dix mille soldats asiat=
iques
dans l'Eubée. Puis, il donne le commandement en chef de l'armée turque à son
vassal Méhémet-Ali, pacha d'Égypte. Ce fut dans les luttes de cette année-là
que succomba Marco Botsaris, ce patriote dont on a pu dire: Il vécut comme
Aristide et mourut comme Léonidas.
En 1824, époque de grands revers pour la cause=
de
l'Indépendance, lord Byron avait débarqué, le 24 janvier, à Missolonghi, et=
, le
jour de Pâques, il mourait devant Lépante, sans avoir rien vu s'accomplir de
son rêve. Les Ipsariotes étaient massacrés par les Turcs, et la ville de
Candie, en Crète, se rendait aux soldats de Méhémet-Ali. Seuls, les succès
maritimes purent consoler les Grecs de tant de désastres.
En 1825, c'est Ibrahim-Pacha, fils de Méhémet-=
Ali,
qui débarque à Modon, en Morée, avec onze mille hommes. Il s'empare de Nava=
rin
et bat Colocotroni à Tripolitza. Ce fut alors que le gouvernement hellénique
confia un corps de troupes régulières à deux Français, Fabvier et Regnaud de
Saint-Jean-d'Angély; mais, avant que ces troupes eussent été mises en état =
de
lui résister, Ibrahim dévastait la Messénie et le Magne. Et s'il abandonna =
ses opérations,
c'est qu'il voulut aller prendre part au second siège de Missolonghi, dont =
le
général Kioutagi ne parvenait pas à s'emparer, bien que le sultan lui eût d=
it:
Ou Missolonghi ou ta tête!
En 1826, le 5 janvier, après avoir brûlé Pyrgo=
s,
Ibrahim arrivait devant Missolonghi. Pendant trois jours, du 25 au 28, il j=
eta
sur la ville huit mille bombes et boulets, sans pouvoir y entrer, même aprè=
s un
triple assaut, et bien qu'il n'eût affaire qu'à deux mille cinq cents
combattants, déjà affaiblis par la famine. Cependant il devait réussir, sur=
tout
lorsque Miaoulis et son escadre, qui apportaient des secours aux assiégés,
eurent été repoussés. Le 23 avril, après un siège qui avait coûté la vie à =
dix-neuf
cents de ses défenseurs, Missolonghi tombait au pouvoir d'Ibrahim, et ses
soldats massacrèrent hommes, femmes, enfants, presque tout ce qui survivait=
des
neuf mille habitants de la ville. En cette même année, les Turcs, amenés par
Kioutagi, après avoir ravagé la Phocide et la Béotie, arrivaient à Thèbes, =
le
10 juillet, entraient en Attique, investissaient Athènes, s'y établissaient=
et
faisaient le siège de l'Acropole, défendue par quinze cents Grecs. Au secou=
rs
de cette citadelle, la clé de la Grèce, le nouveau gouvernement envoya
Caraïskakis, l'un des combattants de Missolonghi, et le colonel Fabvier avec
son corps de réguliers. La bataille qu'ils livrèrent à Chaïdari fut perdue,=
et
Kioutagi put continuer le siège de l'Acropole. Pendant ce temps, Caraïskakis
s'engageait à travers les défilés du Parnasse, battait les Turcs à Arachova=
, le
5 décembre, et, sur le champ de bataille, il élevait un trophée de trois ce=
nts
têtes coupées. La Grèce du Nord était redevenue libre presque tout entière.=
Malheureusement, à la faveur de ces luttes,
l'Archipel était livré aux incursions des plus redoutables forbans, qui eus=
sent
jamais désolé ces mers. Et parmi eux, on citait, comme l'un des plus sangui=
naires,
le plus hardi peut-être, ce pirate Sacratif, dont le nom seul était une
épouvante dans toutes les Échelles du Levant.
Cependant, sept mois avant l'époque à laquelle
débute cette histoire, les Turcs avaient été obligés de se réfugier dans qu=
elques-unes
des places fortes de la Grèce septentrionale. Au mois de février 1827, les
Grecs avaient reconquis leur indépendance depuis le golfe d'Ambracie jusqu'=
aux
confins de l'Attique. Le pavillon turc ne flottait plus qu'à Missolonghi, à=
Vonitsa,
à Naupacte. Le 31 mars, sous l'influence de lord Cochrane, les Grecs du Nor=
d et
les Grecs du Péloponnèse, renonçant à leurs luttes intestines, allaient réu=
nir
les représentants de la nation en une assemblée unique à Trézène, et concen=
trer
les pouvoirs en une seule main, celle d'un étranger, un diplomate russe, gr=
ec
de naissance, Capo d'Istria, originaire de Corfou.
Mais Athènes était aux mains des Turcs. Sa
citadelle avait capitulé, le 5 juin. La Grèce du Nord fut alors contrainte =
de faire
sa complète soumission. Le 6 juillet, il est vrai, la France, l'Angleterre,=
la
Russie et l'Autriche signaient une convention qui, tout en admettant la
suzeraineté de la Porte, reconnaissait l'existence d'une nation grecque. En
outre, par un article secret, les puissances signataires s'engageaient à s'=
unir
contre le sultan, s'il refusait d'accepter un arrangement pacifique.
Tels sont les faits généraux de cette sanglante
guerre, que le lecteur doit se remettre en mémoire, car ils se rattachent t=
rès directement
à ce qui va suivre.
Voici maintenant quels sont les faits particul=
iers
auxquels sont plus directement liés les personnages déjà connus et ceux à c=
onnaître
de cette dramatique histoire.
Parmi les premiers, il faut d'abord citer
Andronika, la veuve du patriote Starkos.
Cette lutte, pour conquérir l'indépendance de =
leur
pays, n'avait pas seulement enfanté des héros, mais aussi d'héroïques femme=
s, dont
le nom est glorieusement mêlé aux événements de cette époque.
Ainsi voit-on apparaître le nom de Bobolina, n=
ée
dans une petite île, à l'entrée du golfe de Nauplie. En 1812, son mari est =
fait
prisonnier, emmené à Constantinople, empalé par ordre du sultan. Le premier=
cri
de la guerre de l'indépendance est jeté. Bobolina, en 1821, sur ses propres
ressources, arme trois navires, et, ainsi que le raconte M. H. Belle, d'apr=
ès
le récit d'un vieux Klephte, après avoir arboré son pavillon, qui porte ces
mots des femmes spartiates: «Ou dessus ou dessous», elle fait la course
jusqu'au littoral de l'Asie Mineure, capturant et brûlant les navires turcs=
avec
l'intrépidité d'un Tsamados ou d'un Canaris; puis, après avoir généreusement
abandonné la propriété de ses navires au nouveau gouvernement, elle assiste=
au
siège de Tripolitza, organise autour de Nauplie un blocus qui dure quatorze
mois, et oblige enfin la citadelle à se rendre. Cette femme, dont toute la =
vie
est une légende, devait finir par tomber sous le poignard de son frère pour=
une
simple affaire de famille.
Une autre grande figure doit être placée au mê=
me
rang que cette vaillante Hydriote. Toujours mêmes faits amenant mêmes consé=
quences.
Un ordre du sultan fait étrangler à Constantinople le père de Modena
Mavroeinis, femme dont la beauté égalait la naissance. Modena se jette auss=
itôt
dans l'insurrection, appelle à la révolte les habitants de Mycone, arme des
bâtiments qu'elle monte, organise des compagnies de guérillas qu'elle dirig=
e,
arrête l'armée de Sémil-Pacha au fond des étroites gorges du Pélion, et mar=
que
brillamment jusqu'à la fin de la guerre, en harcelant les Turcs dans les
défilés des montagnes de la Phthiotide.
Il faut encore nommer Kaïdos, détruisant par la
mine les murs de Vilia, et se battant avec un courage indomptable au monast=
ère Sainte-Vénérande;
Moskos, sa mère, luttant aux côtés de son époux, et écrasant les Turcs sous=
des
quartiers de roche; Despo, qui pour ne pas tomber aux mains des musulmans, =
se
fit sauter avec ses filles, ses belles-filles et ses petits-fils. Et les fe=
mmes
souliotes, et celles qui protégèrent le nouveau gouvernement, installé à
Salamine, en lui prenant la flottille qu'elles commandaient, et cette Const=
ance
Zacharias, qui, après avoir donné le signal du soulèvement dans les plaines=
de
Laconie, se jeta sur Léondari à la tête de cinq cents paysans, et tant
d'autres, enfin, dont le sang généreux ne fut point épargné dans cette guer=
re, pendant
laquelle on put voir de quoi étaient capables les descendantes des Hellènes=
!
Ainsi avait fait la veuve de Starkos. Ainsi, s=
ous
le seul nom d'Andronika -- n'ayant plus voulu de celui que déshonorait son =
fils
-- se laissa-t-elle emporter dans le mouvement par un irrésistible instinct=
de
représailles autant que par amour de l'indépendance. Comme Bobolina, veuve =
d'un
époux supplicié pour avoir tenté de défendre son pays, comme Modena, comme
Zacharias, si elle ne put à ses frais armer des navires ou lever des compag=
nies
de volontaires, du moins paya-t-elle de sa personne au milieu des grands dr=
ames
de cette insurrection.
Dès 1821, Andronika se joignit à ceux des Mani=
otes
que Colocotroni, condamné à mort et réfugié dans les îles Ioniennes, appela=
à
lui, lorsque, le 18 janvier de cette année, il débarqua à Scardamoula. Elle=
fut
de cette première bataille rangée, livrée en Thessalie lorsque Colocotroni
attaqua les habitants de Phanari, et ceux de Caritène, réunis aux Turcs sur=
les
bords de la Rhouphia. Elle fut aussi de cette bataille de Valtetsio, du 17 =
mai,
qui amena la déroute de l'armée de Moustapha-bey. Plus particulièrement enc=
ore,
elle se distingua à ce siège de Tripolitza, où les Spartiates traitaient les
Turcs de «lâches Persans», où les Turcs traitaient les Grecs de «faibles
lièvres de Laconie»! Mais, cette fois, les lièvres eurent le dessus. Le 5 o=
ctobre,
la capitale du Péloponnèse, n'ayant pu être débloquée par la flotte turque,=
dut
capituler, et, malgré la convention, fut mise à feu et à sang, pendant trois
jours -- ce qui coûta la vie, au dedans comme au dehors, à dix mille Ottoma=
ns
de tout âge et de tout sexe.
L'année suivante, le 4 mars, ce fut pendant un
combat naval qu'Andronika, embarquée sous les ordres de l'amiral Miaoulis, =
vit les
vaisseaux turcs s'enfuir, après une lutte de cinq heures, et chercher un re=
fuge
au port de Zante. Mais, sur un de ces vaisseaux, elle avait reconnu son fil=
s,
qui pilotait l'escadre ottomane à travers le golfe de Patras!... Ce jour-là,
sous le coup de cette honte, elle s'élança au plus fort de la mêlée pour y =
chercher
la mort... La mort ne voulut pas d'elle.
Et pourtant, Nicolas Starkos devait aller plus
loin encore dans cette voie criminelle! Quelques semaines plus tard, ne se =
joignait-il
pas à Kari-Ali qui bombardait la ville de Scio dans l'île de ce nom? N'avai=
t-il
pas sa part de ces épouvantables massacres, où périrent vingt-trois mille
chrétiens, sans compter quarante-sept mille qui furent vendus comme esclaves
sur les marchés de Smyrne? Et l'un des bâtiments qui transporta une partie =
de
ces malheureux aux côtes barbaresques, n'était-il pas commandé par le fils =
même
d'Andronika -- un Grec qui vendait ses frères!
Pendant la période suivante, dans laquelle les
Hellènes allaient avoir à résister aux armées combinées des Turcs et des
Égyptiens, Andronika ne cessa pas un instant d'imiter ces héroïques femmes,=
dont
les noms ont été cités plus haut.
Lamentable époque, surtout pour la Morée. Ibra=
him
venait d'y lancer ses farouches Arabes, plus féroces que les Ottomans. Andr=
onika
était de ces quatre mille combattants que Colocotroni, nommé commandant en =
chef
des troupes du Péloponnèse, avait seulement pu réunir autour de lui. Mais
Ibrahim, après avoir débarqué onze mille hommes sur la côte messénienne,
s'était d'abord occupé de débloquer Coron et Patras; puis, il s'était empar=
é de
Navarin, dont la citadelle devait lui assurer une base d'opérations, et le =
port
lui donner un abri sûr pour sa flotte. Ensuite ce fut Argos qu'il incendia,
Tripolitza dont il prit possession -- ce qui lui permit, jusqu'à l'hiver,
d'exercer ses ravages à travers les provinces avoisinantes. Plus particuliè=
rement,
la Messénie subit ces horribles dévastations. Aussi Andronika dut-elle souv=
ent
fuir jusqu'au fond du Magne pour ne pas tomber entre les mains des Arabes.
Cependant, elle ne songeait pas à prendre du repos. Peut-on reposer sur une
terre opprimée? On la retrouve dans les campagnes de 1825 et de 1826, au co=
mbat
des défilés de Verga, après lequel Ibrahim recula sur Polyaravos, où les
Maniotes du Nord parvinrent à le repousser encore. Puis, elle se joignit aux
réguliers du colonel Fabvier, pendant la bataille de Chaidari, au mois de
juillet 1826. Là, grièvement blessée, elle ne dut qu'au courage d'un jeune
Français, engagé sous le drapeau des Philhellènes, d'échapper aux impitoyab=
les
soldats de Kioutagi.
Pendant plusieurs mois, la vie d'Andronika fut=
en
péril. Sa constitution robuste la sauva; mais l'année 1826 se termina, sans=
qu'elle
eût retrouvé assez de force pour reprendre part à la lutte.
Ce fut dans ces circonstances qu'au mois d'août 1827, elle revint dans les provinces du Magne. Elle voulait revoir sa maiso= n de Vitylo. Un singulier hasard y ramenait son fils le même jour... On sait le résultat de la rencontre d'Andronika avec Nicolas Starkos, et comment ce fut une suprême malédiction qu'elle lui jeta du seuil de la maison paternelle.<= o:p>
Et maintenant, n'ayant plus rien qui la retînt=
au
sol natal, Andronika allait continuer à combattre tant que la Grèce n'aurai=
t pas
recouvré son indépendance.
Les choses en étaient donc à ce point, le 10 m=
ars
1827, au moment où la veuve de Starkos reprenait les routes du Magne pour r=
ejoindre
les Grecs du Péloponnèse, qui, pied à pied, disputaient leur territoire aux
soldats d'Ibrahim.
Penda=
nt que
la Karysta se dirigeait vers le nord pour une desti=
nation
connue seulement de son capitaine, il se passait à Corfou un fait qui, pour
être d'ordre privé, n'en devait pas moins attirer l'attention publique sur =
les
principaux personnages de cette histoire.
On sait que, depuis 1815, par suite des traités
qui portent cette date, le groupe des îles Ioniennes avait été placé sous l=
e protectorat
de l'Angleterre, après avoir accepté celui de la France jusqu'en 1814.[2]
De tout ce groupe qui comprend Cérigo, Zante,
Ithaque, Céphalonie, Leucade, Paxos et Corfou, cette dernière île, la plus =
septentrionale,
est aussi la plus importante. C'est l'ancienne Corcyre. Or, une île qui eut
pour roi Alcinoüs, l'hôte généreux de Jason et de Médée, qui, plus tard,
accueillit le sage Ulysse, après la guerre de Troie, a bien droit à tenir u=
ne
place considérable dans l'histoire ancienne. Après avoir été en lutte avec =
les
Francs, les Bulgares, les Sarrasins, les Napolitains, ravagée au seizième
siècle par Barberousse, protégée au dix- huitième par le comte de Schulembo=
urg,
et, à la fin du premier empire, défendue par le général Donzelot, elle était
alors la résidence d'un Haut Commissaire anglais.
À cette époque, ce Haut Commissaire était sir
Frederik Adam, gouverneur des îles Ioniennes. En vue des éventualités que
pouvait provoquer la lutte des Grecs contre les Turcs, il avait toujours so=
us
la main quelques frégates destinées à faire la police de ces mers. Et il ne
fallait pas moins que des bâtiments de haut bord pour maintenir l'ordre dans
cet archipel, livré aux Grecs, aux Turcs, aux porteurs de lettres de marque,
sans parler des pirates, n'ayant d'autre commission que celle qu'ils
s'arrogeaient de piller à leur convenance les navires de toute nationalité.=
On rencontrait alors à Corfou un certain nombre
d'étrangers, et, plus particulièrement, de ceux qui avaient été attirés, de=
puis
trois ou quatre ans, par les diverses phases de la guerre de l'Indépendance.
C'était de Corfou que les uns s'embarquaient pour aller rejoindre. C'était à
Corfou que venaient s'installer les autres, auxquels d'excessives fatigues
imposaient un repos de quelque temps.
Parmi ces derniers, il convient de citer un je=
une
Français. Passionné pour cette noble cause, depuis cinq ans, il avait pris =
une
part active et glorieuse aux principaux événements dont la péninsule hellén=
ique
était le théâtre.
Henry d'Albaret, lieutenant de vaisseau de la
marine royale, un des plus jeunes officiers de son grade, maintenant en con=
gé illimité,
était venu se ranger, dès le début de la guerre, sous le drapeau des
Philhellènes français. Âgé de vingt-neuf ans, de taille moyenne, d'une
constitution robuste, qui le rendait propre à supporter toutes les fatigues=
du
métier de marin, ce jeune officier, par la grâce de ses manières, la
distinction de sa personne, la franchise de son regard, le charme de sa
physionomie, la sûreté de ses relations, inspirait dès l'abord une sympathi=
e qu'une
plus longue intimité ne pouvait qu'accroître.
Henry d'Albaret appartenait à une riche famill=
e,
parisienne d'origine. Il avait à peine connu sa mère. Son père était mort à=
peu
près à l'époque de sa majorité, c'est-à-dire deux ou trois ans après sa sor=
tie
de l'école navale. Maître d'une assez belle fortune, il n'avait point pensé=
que
ce fût une raison d'abandonner son métier de marin. Au contraire. Il contin=
ua
donc à suivre cette carrière -- l'une des plus belles qui soient au monde -=
- et
il était lieutenant de vaisseau quand le pavillon grec fut arboré en face du
croissant turc dans la Grèce du Nord et le Péloponnèse.
Henry d'Albaret n'hésita pas. Comme tant d'aut=
res
braves jeunes gens irrésistiblement entraînés par ce mouvement, il accompag=
na les
volontaires que des officiers français allaient guider jusqu'aux confins de
l'Europe orientale. Il fut de ces premiers Philhellènes qui versèrent leur =
sang
pour la cause de l'indépendance. Dès l'année 1822, il se trouvait parmi ces=
glorieux
vaincus de Maurocordato, à la fameuse bataille d'Arta, et, parmi les
vainqueurs, au premier siège de Missolonghi. Il était là, l'année suivante,
quand succomba Marco Botsaris. Pendant l'année 1824, il prit part, non sans
éclat, à ces combats maritimes qui vengèrent les Grecs des victoires de
Méhémet-Ali. Après la défaite de Tripolitza, en 1825, il commandait un part=
i de
réguliers sous les ordres du colonel Fabvier. En juillet 1826, il se battai=
t à
Chaidari, où il sauvait la vie d'Andronika Starkos, que foulaient aux pieds=
les
chevaux de Kioutagi -- bataille terrible dans laquelle les Philhellènes fir=
ent
d'irréparables pertes.
Cependant, Henry d'Albaret ne voulut point
abandonner son chef, et, peu de temps après, il le rejoignit à Méthènes.
À ce moment, l'Acropole d'Athènes était défend=
ue
par le commandant Gouras, ayant quinze cents hommes sous ses ordres. Là, da=
ns
cette citadelle, s'étaient réfugiés cinq cents femmes et enfants, qui n'ava=
ient
pu fuir au moment où les Turcs s'emparaient de la ville. Gouras avait des
vivres pour un an, un matériel de quatorze canons et de trois obusiers, mais
les munitions allaient lui manquer.
Fabvier résolut alors de ravitailler l'Acropol=
e.
Il demanda des hommes de bonne volonté pour le seconder dans cet audacieux =
projet.
Cinq cent trente répondirent à son appel; parmi eux, quarante Philhellènes;
parmi ces quarante et à leur tête, Henry d'Albaret. Chacun de ces hardis
partisans se munit d'un sac de poudre, et, sous les ordres de Fabvier, ils
s'embarquèrent à Méthènes.
Le 13 décembre, ce petit corps débarque presqu=
e au
pied de l'Acropole. Un rayon de lune le signale. La fusillade des Turcs l'a=
ccueille.
Fabvier crie: «En avant!» Chaque homme, sans abandonner son sac de poudre, =
qui
peut le faire sauter d'un instant à l'autre, franchit le fossé et pénètre d=
ans
la citadelle, dont les portes sont ouvertes. Les assiégés repoussent victor=
ieusement
les Turcs. Mais Fabvier est blessé, son second est tué, Henry d'Albaret tom=
be,
frappé d'une balle. Les réguliers et leurs chefs étaient maintenant enfermés
dans la citadelle avec ceux qu'ils étaient venus secourir si hardiment et q=
ui
ne voulaient plus les en laisser sortir.
Là, le jeune officier, souffrant d'une blessure
qui fort heureusement n'était pas grave, dut partager les misères des assié=
gés,
réduits à quelques rations d'orge pour toute nourriture. Six mois se passèr=
ent,
avant que la capitulation de l'Acropole, consentie par Kioutagi, lui rendît=
la
liberté. Ce fut seulement le 5 juin 1827 que Fabvier, ses volontaires et les
assiégés purent quitter la citadelle d'Athènes et s'embarquer sur des navir=
es
qui les transportèrent à Salamine.
Henry d'Albaret, très faible encore, ne voulut
point s'arrêter dans cette ville et il fit voile pour Corfou. Là, depuis de=
ux mois,
il se refaisait de ses fatigues, en attendant l'heure d'aller reprendre son
poste au premier rang, lorsque le hasard vint donner un nouveau mobile à sa
vie, qui n'avait été jusqu'alors que la vie d'un soldat.
Il y avait à Corfou, à l'extrémité de la Strada
Reale, une vieille maison de peu d'apparence, moitié grecque, moitié italie=
nne d'aspect.
Dans cette maison demeurait un personnage, qui se montrait peu, mais dont on
parlait beaucoup. C'était le banquier Elizundo. Était-ce un sexagénaire ou =
un
septuagénaire, on n'aurait pu le dire. Depuis une vingtaine d'années, il
habitait cette sombre demeure, dont il ne sortait guère. Mais, s'il n'en
sortait pas, bien des gens de tous pays et de toute condition -- clients as=
sidus
de son comptoir -- l'y venaient visiter. Très certainement, il se faisait d=
es
affaires considérables dans cette maison de banque, dont l'honorabilité éta=
it
parfaite. Elizundo passait, d'ailleurs, pour être extrêmement riche. Nul
crédit, dans les îles Ioniennes et jusque chez ses confrères dalmates de Za=
ra ou
de Raguse, n'aurait pu rivaliser avec le sien. Une traite, acceptée par lui,
valait de l'or. Sans doute, il ne se livrait pas imprudemment. Il paraissait
même très serré en affaires. Les références, il les lui fallait excellentes,
les garanties, il les voulait complètes; mais sa caisse semblait inépuisabl=
e. Circonstance
à noter, Elizundo faisait presque tout lui-même, n'employant qu'un homme de=
sa
maison, dont il sera parlé plus tard, pour tenir les écritures sans importa=
nce.
Il était à la fois son propre caissier et son propre teneur de livres. Pas =
une
traite qui ne fût libellée, pas une lettre qui n'eût été écrite de sa main.
Aussi, jamais un commis du dehors ne s'était-il assis au bureau du comptoir.
Cela ne contribuait pas peu à assurer le secret de ses affaires.
Quelle était l'origine de ce banquier? On le
disait Illyrien ou Dalmate; mais, à cet égard, on ne savait rien de précis.
Muet sur son passé, muet sur son présent, il ne frayait point avec la socié=
té
corfiote. Lorsque le groupe avait été placé sous le protectorat de la Franc=
e,
son existence était déjà ce qu'elle était restée depuis qu'un gouverneur
anglais exerçait son autorité sur les îles Ioniennes. Sans doute, il ne fal=
lait
pas prendre à la lettre ce qui se disait de sa fortune, que le bruit public=
chiffrait
par centaines de millions; mais il devait être, il était très riche, bien q=
ue
son train fût celui d'un homme modeste dans ses besoins et ses goûts.
Elizundo était veuf, il l'était même lorsqu'il
vint s'établir à Corfou avec une petite fille, alors âgée de deux ans.
Maintenant, cette petite fille, qui se nommait Hadjine, en avait vingt-deux=
, et
vivait dans cette demeure, toute aux soins du ménage.
Partout, même en ces pays de l'Orient, où la
beauté des femmes est incontestée, Hadjine Elizundo eût passé pour
remarquablement belle, et cela malgré la gravité de sa physionomie un peu
triste. Comment en eût-il été autrement dans ce milieu où s'était écoulé son
jeune âge, sans une mère pour la guider, sans une compagne avec laquelle el=
le
pût échanger ses premières pensées de jeune fille? Hadjine Elizundo était de
taille moyenne mais élégante. Par son origine grecque, qu'elle tenait de sa
mère, elle rappelait le type de ces belles jeunes femmes de Laconie, qui
l'emportent sur toutes celles du Péloponnèse.
Entre la fille et le père, l'intimité n'était =
pas
et ne pouvait être profonde. Le banquier vivait seul, silencieux, réservé -=
- un
de ces hommes qui détournent le plus souvent la tête et voilent leurs yeux
comme si la lumière les blessait. Peu communicatif, aussi bien dans sa vie
privée que dans sa vie publique, il ne se livrait jamais, même dans ses
rapports avec les clients de sa maison. Comment Hadjine Elizundo eût-elle
éprouvé quelque charme à cette existence murée, puisque, entre ces murs, c'=
est
à peine si elle trouvait le coeur d'un père!
Heureusement, près d'elle, il y avait un être =
bon,
dévoué, aimant, qui ne vivait que pour sa jeune maîtresse, qui s'attristait=
de
ses tristesses, dont la physionomie s'éclairait s'il la voyait sourire. Tou=
te
sa vie tenait dans celle d'Hadjine. À ce portrait, on pourrait croire qu'il
s'agit d'un brave et fidèle chien, un de ces «aspirants à l'humanité», a dit
Michelet, «un humble ami», a dit Lamartine. Non! ce n'était qu'un homme, ma=
is
il eût mérité d'être chien. Il avait vu naître Hadjine, il ne l'avait jamai=
s quittée,
il l'avait bercée enfant, il la servait jeune fille.
C'était un Grec, nommé Xaris, un frère de lait=
de
la mère d'Hadjine, qui l'avait suivie après son mariage avec le banquier de
Corfou. Il était donc depuis plus de vingt ans dans la maison, occupant une
situation au-dessus de celle d'un simple serviteur, aidant même Elizundo,
lorsqu'il ne s'agissait que de quelques écritures à passer.
Xaris, comme certains types de la Laconie, éta=
it
de haute taille, large d'épaules, d'une force musculaire exceptionnelle. Be=
lle figure,
beaux yeux francs, nez long et arqué que soulignaient de superbes moustaches
noires. Sur sa tête, la calotte de laine sombre; à sa ceinture, l'élégante
fustanelle de son pays.
Lorsque Hadjine Elizundo sortait, soit pour les
besoins du ménage, soit pour se rendre à l'église catholique de Saint-Spiri=
dion,
soit pour aller respirer quelque peu de cet air marin qui n'arrivait guère
jusqu'à la maison de la Strada Reale, Xaris l'accompagnait. Bien des jeunes
Corfiotes l'avaient ainsi pu voir sur l'Esplanade et même dans les rues du
faubourg de Kastradès qui s'étend le long de la baie de ce nom. Plus d'un a=
vait
tenté d'arriver jusqu'à son père. Qui n'eût été entraîné par la beauté de la
jeune fille, et peut-être aussi par les millions de la maison Elizundo? Mai=
s, à
toutes les propositions de ce genre, Hadjine avait répondu négativement. De=
son
côté, le banquier ne s'était jamais entremis pour modifier sa résolution. Et
pourtant, l'honnête Xaris eût donné, pour que sa jeune maîtresse fût heureu=
se
en ce monde, toute la part de bonheur auquel un dévouement sans bornes lui
donnait droit dans l'autre!
Telle était donc cette maison sévère, triste,
comme isolée dans un coin de la capitale de l'ancienne Corcyre; tel, cet
intérieur au milieu duquel les hasards de sa vie allaient introduire Henry =
d'Albaret.
Ce furent des rapports d'affaires qui
s'établirent, tout d'abord, entre le banquier et l'officier français. En
quittant Paris, celui-ci avait pris des traites importantes sur la maison E=
lizundo.
Ce fut à Corfou qu'il vint les toucher. Ce fut de Corfou qu'il tira ensuite
tout l'argent dont il eut besoin pendant ses campagnes de Philhellène. À
plusieurs reprises, il revint dans l'île, et c'est ainsi qu'il fit la
connaissance d'Hadjine Elizundo. La beauté de la jeune fille l'avait frappé.
Son souvenir le suivit sur les champs de bataille de la Morée et de l'Attiq=
ue.
Après la reddition de l'Acropole, Henry d'Alba=
ret
n'eut rien de mieux à faire que de revenir à Corfou. Il était mal remis de =
sa blessure.
Les fatigues excessives du siège avaient altéré sa santé. Là, tout en vivan=
t en
dehors de la maison du banquier, il y trouva chaque jour une hospitalité de
quelques heures, qu'aucun étranger n'avait pu jusqu'alors obtenir.
Il y avait trois mois environ que Henry d'Alba=
ret
vivait ainsi. Peu à peu, ses visites à Elizundo, qui ne furent d'abord que =
des visites
d'affaires, devinrent plus intéressées en devenant quotidiennes. Hadjine
plaisait beaucoup au jeune officier. Comment ne s'en serait-elle pas aperçu=
e,
en le trouvant si assidu près d'elle, tout entier au charme de l'entendre e=
t de
la voir! De son côté, ces soins que nécessitait l'état de sa santé fort com=
promise,
elle n'avait point hésité à les lui rendre. Henry d'Albaret ne put se trouv=
er
que très bien d'un pareil régime.
D'ailleurs, Xaris ne cachait point la sympathie
que lui inspirait le caractère si franc, si aimable, d'Henry d'Albaret, auq=
uel
il s'attachait, lui, de plus en plus.
«Tu as raison, Hadjine, répétait-il souvent à =
la
jeune fille. La Grèce est ta patrie comme elle est la mienne, et il ne faut=
pas
oublier que, si ce jeune officier a souffert, c'est en combattant pour elle=
!
-- Il m'aime!» dit-elle un jour à Xaris.
Et cela, la jeune fille le dit avec la simplic=
ité
qu'elle mettait en toutes choses.
«Eh bien, il faut te laisser aimer! répondit
Xaris. Ton père vieillit, Hadjine! Moi, je ne serai pas toujours là!... Où =
trouverais-tu,
dans la vie, un plus sûr protecteur qu'Henry d'Albaret?»
Hadjine n'avait rien répondu. Il aurait fallu =
dire
que, si elle se savait aimée, elle aimait aussi. Une réserve toute naturelle
lui défendait d'avouer ce sentiment, même à Xaris.
Cependant, les choses en étaient là. Ce n'était
plus un secret pour personne dans la société corfiote. Avant même qu'il en =
eût été
officiellement question, on parlait du mariage d'Henry d'Albaret et d'Hadfj=
ine
Elizundo, comme s'il eût été décidé.
Il convient de faire observer que le banquier
n'avait point paru regretter les assiduités du jeune officier auprès de sa
fille. Ainsi que le disait Xaris, il se sentait vieillir, et rapidement. Qu=
elle
que fût la sécheresse de son coeur, il devait craindre qu'Hadjine ne restât
seule dans la vie, bien qu'il sût à quoi s'en tenir sur la fortune dont elle
hériterait. Cette question d'argent, d'ailleurs, n'avait jamais été pour
intéresser Henry d'Albaret. Que la fille du banquier fût riche ou non, cela
n'était pas de nature à le préoccuper, même un instant. L'amour qu'il éprou=
vait
pour cette jeune fille prenait naissance dans des sentiments bien autrement
élevés, non dans des intérêts vulgaires. C'était pour sa bonté autant que p=
our
sa beauté qu'il l'aimait. C'était pour cette vive sympathie que lui inspira=
it
la situation d'Hadjine dans ce triste milieu. C'était pour la noblesse de s=
es idées,
la grandeur de ses vues, pour l'énergie de coeur dont il la sentait capable=
, si
jamais elle était mise à même de la montrer.
Et cela se comprenait bien, lorsque Hadjine
parlait de la Grèce opprimée et des efforts surhumains que ses enfants
faisaient pour la rendre libre. Sur ce terrain, les deux jeunes gens ne
pouvaient se rencontrer que dans le plus complet accord.
Aussi, que d'heures émues ils passèrent en cau=
sant
de toutes ces choses dans cette langue grecque qu'Henry d'Albaret parlait m=
aintenant
comme la sienne! Quelle joie intimement partagée, lorsque un succès maritime
venait compenser les revers dont la Morée ou l'Attique étaient le théâtre! =
Il
fallut qu'Henry d'Albaret racontât en détail toutes les affaires auxquelles=
il avait
pris part, qu'il redît les noms des nationaux et des étrangers qui
s'illustraient dans ces luttes sanglantes, et ceux de ces femmes que, libre
d'elle-même, Hadjine Elizundo eût voulu imiter -- Bobolina, Modena, Zachari=
as,
Kaïdos, sans oublier cette courageuse Andronika que le jeune officier avait
arrachée au massacre de Chaidari.
Et même, un jour, Henry d'Albaret, ayant prono=
ncé
le nom de cette femme, Elizundo, qui écoutait cette conversation, fit un
mouvement de nature à attirer l'attention de sa fille.
«Qu'avez-vous, mon père? demanda-t-elle.
-- Rien», répondit le banquier.
Puis, s'adressant au jeune officier du ton d'un
homme qui veut paraître indifférent à ce qu'il dit:
«Vous avez connu cette Andronika? demanda-t-il=
.
-- Oui, monsieur Elizundo.
-- Et savez-vous ce qu'elle est devenue?
-- Je l'ignore, répondit Henry d'Albaret. Aprè=
s le
combat de Chaidari, je pense qu'elle a dû regagner les provinces du Magne q=
ui
est son pays natal. Mais, un jour ou l'autre, je m'attends à la voir repara=
ître
sur les champs de bataille de la Grèce...
-- Oui! ajouta Hadjine, là où il faut être!»
Pourquoi Elizundo avait-il fait cette question=
à
propos d'Andronika? Personne ne le lui demanda. Il n'eût certainement répon=
du
que d'une façon évasive. Mais cela ne laissa pas de préoccuper sa fille, pe=
u au
courant des relations du banquier. Pouvait-il donc y avoir un lien quelconq=
ue
entre son père et cette Andronika qu'elle admirait? D'ailleurs, en ce qui
concernait la guerre de l'Indépendance, Elizundo était d'une absolue réserv=
e. À
quel parti allaient ses voeux, aux oppresseurs ou aux opprimés? Il eût été
difficile de le dire -- si tant est qu'il fût homme à faire des voeux pour
quelqu'un ou pour quelque chose. Ce qui était certain, c'est que son courri=
er
lui apportait au moins autant de lettres expédiées de la Turquie que de la
Grèce.
Mais, il importe de le répéter, bien que le je=
une
officier se fût dévoué à la cause des Hellènes, Elizundo ne lui en avait pas
moins fait bon accueil dans sa maison.
Cependant, Henry d'Albaret ne pouvait y prolon=
ger
son séjour. Remis maintenant de ses fatigues, il était décidé à faire jusqu=
'au bout
ce qu'il considérait comme un devoir. Il en parlait souvent à la jeune fill=
e.
«C'est votre devoir, en effet! lui répondait
Hadjine. Quelque douleur que puisse me causer votre départ, Henry, je compr=
ends
que vous devez rejoindre vos compagnons d'armes! Oui! tant que la Grèce n'a=
ura
pas retrouvé son indépendance, il faut lutter pour elle!
-- Je partirai, Hadjine, je vais partir! dit un
jour Henry d'Albaret. Mais, si je pouvais emporter avec moi la certitude qu=
e vous
m'aimez comme je vous aime...
-- Henry, je n'ai aucun motif de cacher les
sentiments que vous m'inspirez, répondit Hadjine. Je ne suis plus une enfan=
t,
et c'est avec le sérieux qui convient que j'envisage l'avenir. J'ai foi en =
vous,
ajouta-t-elle en lui tendant les mains, ayez foi en moi! Telle vous me
laisserez en partant, telle vous me retrouverez au retour!»
Henry d'Albaret avait pressé la main que lui
donnait Hadjine comme gage de ses sentiments.
«Je vous remercie de toute mon âme! répondit-i=
l.
Oui! nous sommes bien l'un à l'autre... déjà! Et si notre séparation n'en e=
st
que plus pénible, du moins emporterai-je cette assurance avec moi que je su=
is
aimé de vous!... Mais, avant mon départ, Hadjine, je veux avoir parlé à vot=
re
père!... Je veux être certain qu'il approuve notre amour, et qu'aucun obsta=
cle
ne viendra de lui...
-- Vous agirez sagement, Henry, répondit la je=
une
fille. Ayez sa promesse comme vous avez la mienne!»
Et Henry d'Albaret ne dut pas tarder à le fair=
e,
car il s'était décidé à reprendre du service sous le colonel Fabvier.
En effet, les choses allaient de mal en pis po=
ur
la cause de l'indépendance. La convention de Londres n'avait encore produit=
aucun
effet utile, et l'on pouvait se demander si les puissances ne s'en tiendrai=
ent
pas, vis-à-vis du sultan, à des observations purement officieuses, et par
conséquent toutes platoniques.
D'ailleurs, les Turcs, infatués de leurs succè=
s,
paraissaient assez peu disposés à rien céder de leurs prétentions. Bien que=
deux
escadres, l'une anglaise, commandée par l'amiral Codrington, l'autre frança=
ise,
sous les ordres de l'amiral de Rigny, parcourussent alors la mer Égée, et, =
bien
que le gouvernement grec fût venu s'installer à Égine pour y délibérer dans=
de
meilleures conditions de sécurité, les Turcs faisaient preuve d'une opiniât=
reté
qui les rendait redoutables.
On le comprenait, du reste, en voyant toute une
flotte de quatre- vingt-douze navires ottomans, égyptiens et tunisiens, que=
la
vaste rade de Navarin venait de recevoir à la date du 7 septembre. Cette fl=
otte
portait un immense approvisionnement qu'Ibrahim allait prendre pour subvenir
aux besoins d'une expédition qu'il préparait contre les Hydriotes.
Or, c'était à Hydra qu'Henry d'Albaret avait
résolu de rejoindre le corps des volontaires. Cette île, située à l'extrémi=
té
de l'Argolide, est l'une des plus riches de l'Archipel. De son sang, de son
argent, après avoir tant fait pour la cause des Hellènes que défendaient ses
intrépides marins, Tombasis, Miaoulis, Tsamados, si redoutés des capitans
turcs, elle se voyait alors menacée des plus terribles représailles.
Henry d'Albaret ne pouvait donc tarder à quitt=
er
Corfou, s'il voulait devancer à Hydra les soldats d'Ibrahim. Aussi, son dép=
art fut-il
définitivement fixé au 21 octobre.
Quelques jours avant, ainsi que cela avait été
convenu, le jeune officier vint trouver Elizundo et lui demanda la main de =
sa
fille. Il ne lui cacha pas qu'Hadjine serait heureuse qu'il voulût bien app=
rouver
sa démarche. D'ailleurs, il ne s'agissait que d'obtenir son assentiment. Le
mariage ne serait célébré qu'au retour d'Henry d'Albaret. Son absence, il
l'espérait du moins, ne pouvait plus être de longue durée.
Le banquier connaissait la situation du jeune
officier, l'état de sa fortune, la considération dont jouissait sa famille =
en
France. Il n'avait donc point à provoquer d'explication à cet égard. De son
côté, son honorabilité était parfaite, et jamais le moindre bruit défavorab=
le
n'avait couru sur sa maison. Au sujet de sa propre fortune, comme Henry
d'Albaret ne lui en parla même pas, il garda le silence. Quant à la proposi=
tion
elle-même, Elizundo répondit qu'elle lui agréait. Ce mariage ne pouvait que=
le
rendre heureux, puisqu'il devait faire le bonheur de sa fille.
Tout cela fut dit assez froidement, mais
l'important était que cela eût été dit. Henry d'Albaret avait maintenant la
parole d'Elizundo, et, en échange, le banquier reçut de sa fille un remerci=
ement
qu'il prit avec sa réserve accoutumée.
Tout semblait donc aller pour la plus grande
satisfaction des deux jeunes gens, et, il faut ajouter, pour le plus parfai=
t contentement
de Xaris. Cet excellent homme pleura comme un enfant, et il eût volontiers
pressé le jeune officier sur sa poitrine!
Cependant, Henry d'Albaret n'avait plus que pe=
u de
temps à rester près d'Hadjine Elizundo. C'était sur un brick levantin qu'il
avait pris la résolution de s'embarquer, et ce brick devait quitter Corfou,=
le
21 du mois, à destination d'Hydra.
Ce que furent ces derniers jours qui se passèr=
ent
dans la maison de la Strada Reale, on le devine sans qu'il soit nécessaire =
d'y insister.
Henry d'Albaret et Hadjine ne se quittèrent pas d'une heure. Ils causaient
longuement dans la salle basse, au rez-de- chaussée de la triste habitation=
. La
noblesse de leurs sentiments donnait à ces entretiens un charme pénétrant q=
ui
en adoucissait la note un peu sérieuse. L'avenir, ils se disaient qu'il éta=
it à
eux, si le présent, pour ainsi dire, leur échappait encore. Ce fut donc ce
présent qu'ils voulurent envisager avec sang-froid. Tous deux en calculèrent
les chances, bonnes ou mauvaises, mais sans découragement, sans faiblesse. =
Et,
en parlant ainsi, ils ne cessaient de s'exalter pour cette cause, à laquelle
Henry d'Albaret allait encore se dévouer.
Un soir, le 20 octobre, pour la dernière fois,=
ils
se redisaient ces choses, mais avec plus d'émotion peut-être. C'était le le=
ndemain
que le jeune officier devait partir.
Soudain, Xaris entra dans la salle. Il ne pouv=
ait
parler. Il était haletant. Il avait couru, et quelle course! En quelques
minutes, ses robustes jambes l'avaient ramené, à travers toute la ville, de=
puis
la citadelle jusqu'à l'extrémité de la Strada Reale.
«Eh bien, que veux-tu?... Qu'as-tu, Xaris?...
Pourquoi cette émotion?... demanda Hadjine.
-- Ce que j'ai... ce que j'ai!... Une nouvelle=
!...
Une importante... une grave nouvelle!
-- Parlez!... parlez!... Xaris! dit à son tour
Henry d'Albaret, ne sachant s'il devait se réjouir ou s'inquiéter.
-- Je ne peux pas!... Je ne peux pas! répondait
Xaris, que son émotion étranglait positivement.
-- S'agit-il donc d'une nouvelle de la guerre?
demanda la jeune fille, en lui prenant la main.
-- Oui!... Oui!
-- Mais parle donc!... répétait-elle. Parle do=
nc,
mon bon Xaris!... Qu'y a-t-il? C'est ainsi qu'Henry d'Albaret et Hadjine ap=
prirent
la nouvelle de la bataille navale du 20 octobre.
Le banquier Elizundo venait d'entrer dans la
salle, au bruit de cet envahissement de Xaris. Lorsqu'il sut ce dont il
s'agissait, ses lèvres se serrèrent involontairement, son front se contract=
a, mais
il ne témoigna ni satisfaction ni déplaisir, tandis que les deux jeunes gens
laissaient franchement déborder leur coeur.
La nouvelle de la bataille de Navarin venait, =
en
effet, d'arriver à Corfou. À peine se fut-elle répandue dans toute la ville
qu'on en connut presque aussitôt les détails, apportés télégraphiquement par
les appareils aériens de la côte albanaise.
Les escadres anglaise et française, auxquelles
s'était réunie l'escadre russe, comprenant vingt-sept vaisseaux et douze ce=
nt soixante-seize
canons, avaient attaqué la flotte ottomane en forçant les passes de la rade=
de
Navarin. Bien que les Turcs fussent supérieurs en nombre, puisqu'ils compta=
ient
soixante vaisseaux de toute grandeur, armés de dix-neuf cent quatre-vingt- =
quatorze
canons, ils venaient d'être vaincus. Plusieurs de leurs navires avaient cou=
lé
ou sauté avec un grand nombre d'officiers et de matelots. Ibrahim ne pouvait
donc plus rien attendre de la marine du sultan pour l'aider dans son expédi=
tion
contre Hydra.
C'était là un fait d'une importance considérab=
le.
En effet, il devait être le point de départ d'une nouvelle période pour les=
affaires
de Grèce. Bien que les trois puissances fussent décidées d'avance à ne point
tirer parti de cette victoire en écrasant la Porte, il paraissait certain q=
ue
leur accord finirait par arracher le pays des Hellènes à la domination
ottomane, certain aussi que, dans un temps plus ou moins court, l'autonomie=
du
nouveau royaume serait faite.
Ainsi en jugea-t-on dans la maison du banquier
Elizundo. Hadjine, Henry d'Albaret, Xaris, avaient battu des mains. Leur jo=
ie
trouva un écho dans toute la ville. C'était l'indépendance que les canons de
Navarin venaient d'assurer aux enfants de la Grèce.
Et tout d'abord, les desseins du jeune officier
furent absolument modifiés par cette victoire des puissances alliées, ou pl=
utôt
-- car l'expression est meilleure -- par cette défaite de la marine turque.=
Par
suite, Ibrahim devait renoncer à entreprendre la campagne qu'il méditait co=
ntre
Hydra. Aussi n'en fut-il plus question.
De là, un changement dans les projets formés p=
ar
Henry d'Albaret avant cette date du 20 octobre. Il n'était plus nécessaire
qu'il allât rejoindre les volontaires accourus à l'aide des Hydriotes. Il
résolut donc d'attendre à Corfou les événements qui allaient être la
conséquence naturelle de cette bataille de Navarin.
Quoi qu'il en fût, le sort de la Grèce ne pouv=
ait
plus être douteux. L'Europe ne la laisserait pas écraser. Avant peu, dans t=
oute
la péninsule hellénique, le croissant aurait cédé la place au drapeau de
l'indépendance. Ibrahim, déjà réduit à occuper le centre et les villes
littorales du Péloponnèse, serait enfin contraint à les évacuer.
Dans ces conditions, sur quel point de la
péninsule se fût dirigé Henry d'Albaret? Sans doute, le colonel Fabvier se
préparait à quitter Mitylène pour aller faire campagne contre les Turcs dan=
s l'île
de Scio: mais ses préparatifs n'étaient pas achevés, et ils ne le seraient =
pas
avant quelque temps. Il n'y avait donc pas lieu de songer à un départ imméd=
iat.
C'est ainsi que le jeune officier jugea la
situation. C'est ainsi qu'Hadjine la jugea avec lui. Donc plus aucun motif =
pour
remettre le mariage. Elizundo, d'ailleurs, ne fit aucune objection à ce qu'=
il
s'accomplît sans retard. Aussi, sa date fut-elle fixée à dix jours de là,
c'est-à-dire à la fin du mois d'octobre.
Il est inutile d'insister sur les sentiments q=
ue
l'approche de leur union fit naître dans le coeur des deux fiancés. Plus de=
départ
pour cette guerre dans laquelle Henry d'Albaret pouvait laisser la vie! Plus
rien de cette attente douloureuse pendant laquelle Hadjine eût compté les j=
ours
et les heures! Xaris, s'il est possible, était encore le plus heureux de to=
ute
la maison. Il se fût agi de son propre mariage que sa joie n'aurait pas été
plus débordante. Il n'était pas jusqu'au banquier dont, malgré sa froideur
habituelle, la satisfaction ne fût visible. C'était l'avenir de sa fille
assuré.
On convint que les choses seraient faites
simplement, et il parut inutile que la ville entière fût invitée à cette
cérémonie. Ni Hadjine, ni Henry d'Albaret n'étaient de ceux qui veulent tan=
t de
témoins à leur bonheur. Mais cela nécessitait toujours quelques préparatifs,
dont ils s'occupèrent sans ostentation.
On était au 23 octobre. Il n'y avait plus que =
sept
jours à attendre avant la célébration du mariage. Il ne semblait donc pas q=
u'il
pût y avoir d'obstacle à redouter, de retard à craindre. Et pourtant, un fa=
it
se produisit qui aurait très vivement inquiété Hadjine et Henry d'Albaret,
s'ils en eussent eu connaissance.
Ce jour-là, dans son courrier du matin, Elizun=
do
trouva une lettre, dont la lecture lui porta un coup inattendu. Il la frois=
sa,
il la déchira, il la brûla même -- ce qui dénotait un trouble profond chez =
un
homme aussi maître de lui que le banquier.
Et l'on aurait pu l'entendre murmurer ces mots=
:
«Pourquoi cette lettre n'est-elle pas arrivée =
huit
jours plus tard. Maudit soit celui qui l'a écrite!»
Penda=
nt
toute la nuit, après avoir quitté Vitylo, la Karysta s'était dirigée vers le sud-ouest, de ma=
nière
à traverser obliquement le golfe de Coron. Nicolas Starkos était redescendu=
dans
sa cabine, et il ne devait pas reparaître avant le lever du jour.
Le vent était favorable -- une de ces fraîches
brises du sud-est qui règnent généralement dans ces mers, à la fin de l'été=
et
au commencement du printemps, vers l'époque des solstices, lorsque se résol=
vent
en pluie les vapeurs de la Méditerranée.
Au matin, le cap Gallo fut doublé à l'extrémit=
é de
la Messénie, et les derniers sommets du Taygète, qui délimitent ses flancs =
abrupts,
se noyèrent bientôt dans la buée du soleil levant. Lorsque la pointe du cap=
eut
été dépassée, Nicolas Starkos reparut sur le pont de la sacolève. Son premi=
er
regard se porta vers l'est.
La terre du Magne n'était plus visible. De ce =
côté
maintenant, se dressaient les puissants contreforts du mont Hagios-Dimitrio=
s,
un peu en arrière du promontoire.
Un instant, le bras du capitaine se tendit dan=
s la
direction du Magne. Était-ce un geste de menace? Était-ce un éternel adieu =
jeté
à sa terre natale? Qui l'eût pu dire? Mais il n'avait rien de bon, le regard
que lancèrent à ce moment les yeux de Nicolas Starkos!
La sacolève, bien appuyée sous ses voiles carr=
ées
et sous ses voiles latines, prit les amures à tribord et commença à remonte=
r dans
le nord-ouest. Mais, comme le vent venait de terre, la mer se prêtait à tou=
tes
les conditions d'une navigation rapide.
La Ka=
rysta laissa sur la gauche les îles Oenusses,
Cabrera, Sapienza et Venetico; puis, elle piqua droit à travers la passe, e=
ntre
Sapienza et la terre, de manière à venir en vue de Modon.
Devant elle se développait alors la côte
messénienne avec le merveilleux panorama de ses montagnes, qui présentent un
caractère volcanique très marqué. Cette Messénie était destinée à devenir, =
après
la constitution définitive du royaume, un des treize nômes ou préfectures, =
dont
se compose la Grèce moderne, en y comprenant les îles Ioniennes. Mais à cet=
te
époque, ce n'était encore qu'un des nombreux théâtres de la lutte, tantôt a=
ux
mains d'Ibrahim, tantôt aux mains des Grecs, suivant le sort des armes, com=
me
elle fut autrefois le théâtre de ces trois guerres de Messénie, soutenues
contre les Spartiates, et qu'illustrèrent les noms d'Aristomène et
d'Épaminondas.
Cependant, Nicolas Starkos, sans prononcer une
seule parole, après avoir vérifié au compas la direction de la sacolève et
observé l'apparence du temps, était allé s'asseoir à l'arrière.
Sur ces entrefaites, différents propos
s'échangèrent à l'avant entre l'équipage de la Karysta et les dix hommes embarqués la veille à =
Vitylo
-- en tout une vingtaine de marins, avec un simple maître pour les commander
sous les ordres du capitaine. Il est vrai, le second de la sacolève n'était=
pas
à bord en ce moment.
Et voici ce qui se dit à propos de la destinat=
ion
actuelle de ce petit bâtiment, puis de la direction qu'il suivait en remont=
ant les
côtes de la Grèce. Il va de soi que les demandes étaient faites par les
nouveaux et les réponses par les anciens de l'équipage.
«Il ne parle pas souvent, le capitaine Starkos=
!
-- Le plus rarement possible; mais quand il pa=
rle,
il parle bien, et il n'est que temps de lui obéir!
-- Et où va la Karysta ?
-- On ne sait jamais où va la Karysta.
-- Par le diable! nous nous sommes engagés de
confiance, et peu importe, après tout!
-- Oui! et soyez sûrs que là où le capitaine n=
ous
mène, c'est là qu'il faut aller!
-- Mais ce n'est pas avec ses deux petites
caronades de l'avant que la Karyst=
a peut se hasarder à donner la chasse aux
bâtiments de commerce de l'Archipel!
-- Aussi n'est-elle point destinée à écumer les
mers! Le capitaine Starkos a d'autres navires, ceux-là bien armés, bien équ=
ipés
pour la course! La Karysta , c'est=
comme
qui dirait son yacht de plaisance! Aussi, voyez quel petit air elle vous a,=
auquel
les croiseurs français, anglais, grecs ou turcs, se laisseront parfaitement
attraper!
-- Mais les parts de prise?...
-- Les parts de prise sont à ceux qui prennent=
, et
vous serez de ceux-là, lorsque la sacolève aura fini sa campagne!
Allez, vous ne chômerez pas, et, s'il y a dang=
er,
il y aura profit!
-- Ainsi, il n'y a rien à faire maintenant dans
les parages de la Grèce et des îles?
-- Rien... pas plus que dans les eaux de
l'Adriatique, si la fantaisie du capitaine nous emmène de ce côté! Donc,
jusqu'à nouvel ordre, nous voilà d'honnêtes marins, à bord d'une honnête sa=
colève,
courant honnêtement la mer Ionienne! Mais, ça changera!
-- Et le plus tôt sera le mieux!»
On le voit, les nouveaux embarqués, aussi bien= que les autres marins de la Karysta , n'étaient point gens à bouder devant la besogne, quelle qu'elle fût. Des scrupules, des remords, même de simples préjugés, il ne fallait rien demand= er de tout cela à cette population maritime du bas Magne. En vérité, ils étaie= nt dignes de celui qui les commandait, et celui-là savait qu'il pouvait compte= r sur eux. Mais, si ceux de Vitylo connaissaient le capitaine Starkos, ils ne connaissaient point son second, tout à la fois officier de marine et homme d'affaires -- son âme damnée, en un mot. C'était un certain Skopélo, origin= aire de Cérigotto, petite île assez mal famée, située sur la limite méridionale = de l'Archipel, entre Cérigo et la Crète. C'est pourquoi l'un des nouveaux, s'adressant au maître d'équipage de la Karysta :<= o:p>
«Et le second? demanda-t-il.
-- Le second n'est point à bord, fut-il répond=
u.
-- On ne le verra pas?
-- Si.
-- Quand cela?
-- Quand il faudra qu'on le voie!
-- Mais où est-il?
-- Où il doit être!»Il fallut se contenter de
cette réponse, qui n'apprenait rien. En ce moment, d'ailleurs, le sifflet du
maître d'équipage appela tout le monde en haut pour raidir les écoutes. Aus=
si,
la conversation du gaillard d'avant fut-elle coupée net en cet endroit. En
effet, il s'agissait de serrer un peu plus le vent, afin de ranger, à la di=
stance
d'un mille, la côte messénienne. Vers midi, la Karysta passait en vue de Modon. Là n'était poin=
t sa
destination. Elle n'alla donc pas relâcher à cette petite ville, élevée sur=
les
ruines de l'ancienne Méthone, au bout d'un promontoire qui projette sa poin=
te
rocheuse vers l'île de Sapienza. Bientôt, derrière un retour de falaises, s=
e perdit
le phare qui se dresse à l'entrée du port. Un signal, cependant, avait été =
fait
à bord de la sacolève. Une flamme noire, écartelée d'un croissant rouge, ét=
ait
montée à l'extrémité de la grande antenne. Mais, de terre, on n'y répondit
point. Aussi, la route fut-elle continuée dans la direction du nord. Le soi=
r,
la Karysta arrivait à l'entrée de la rade de Navari=
n,
sorte de grand lac maritime, encadré dans une bordure de hautes montagnes. =
Un
instant, la ville, dominée par la masse confuse de sa citadelle, apparut à
travers la percée d'une gigantesque roche. Là était l'extrémité de cette je=
tée
naturelle, qui contient la fureur des vents du nord-ouest, dont cette longue
outre de l'Adriatique verse des torrents sur la mer Ionienne.
Le soleil couchant éclairait encore la cime des
dernières hauteurs, à l'est; mais l'ombre obscurcissait déjà la vaste rade.=
Cette fois, l'équipage aurait pu croire que la=
Karysta allait relâcher à Navarin. En effet, elle
donna franchement dans la passe de Mégalo-Thouro, au sud de cette étroite î=
le
de Sphactérie, qui se développe sur une longueur de quatre mille mètres
environ. Là se dressaient déjà deux tombeaux, élevés à deux des plus nobles=
victimes
de la guerre: celui du capitaine français Mallet, tué en 1825, et, au fond
d'une grotte, celui du comte de Santa-Rosa, un Philhellène italien, ancien
ministre du Piémont, mort la même année pour la même cause.
Lorsque la sacolève ne fut plus qu'à une dizai=
ne
d'encablures de la ville, elle mit en travers, son foc bordé au vent. Un fa=
nal rouge
monta, comme l'avait fait la flamme noire, à l'extrémité de sa grande anten=
ne.
Il ne fut pas non plus répondu à ce signal.
La Ka=
rysta n'avait rien à faire sur cette rade, où =
l'on
pouvait compter alors un très grand nombre de vaisseaux turcs. Elle manoeuv=
ra
donc de manière à venir ranger l'îlot blanchâtre de Kouloneski, situé à peu
près au milieu. Puis, au commandement du maître d'équipage, les écoutes aya=
nt
été légèrement mollies, la barre fut mise à tribord -- ce qui permit de rev=
enir
vers la lisière de Sphactérie.
C'était sur cet îlot de Kouloneski que plusieu=
rs
centaines de Turcs, surpris par les Grecs, avaient été confinés au début de=
la guerre,
en 1821, et c'est là qu'ils moururent de faim, bien qu'ils se fussent rendus
sur la promesse qu'on les transporterait en pays ottoman.
Aussi, plus tard, en 1825, lorsque les troupes
d'Ibrahim assiégèrent Sphactérie, que Maurocordato défendait en personne, h=
uit
cents Grecs y furent-ils massacrés par représailles.
La sacolève se dirigeait alors vers la passe de
Sikia, ouverte sur deux cents mètres de large au nord de l'île, entre sa po=
inte
septentrionale et le promontoire de Coryphasion. Il fallait bien connaître =
le
chenal pour s'y aventurer, car il est presque impraticable aux navires, don=
t le
tirant d'eau exige quelque profondeur. Mais Nicolas Starkos, comme l'eût fa=
it
le meilleur des pilotes de la rade, rangea hardiment les roches escarpées d=
e la
pointe de l'île et doubla le promontoire de Coryphasion. Puis, ayant aperçu=
en
dehors plusieurs escadres au mouillage -- une trentaine de bâtiments frança=
is,
anglais et russes -- il les évita prudemment, remonta pendant la nuit le lo=
ng
de la côte messénienne, se glissa entre la terre et l'île de Prodana, et, l=
e matin
venu, la sacolève, enlevée par une fraîche brise du sud-est, suivait les
sinuosités du littoral sur les paisibles eaux du golfe d'Arkadia.
Le soleil montait alors derrière la cime de cet
Ithôme, d'où le regard, après avoir embrassé l'emplacement de l'ancienne
Messène, va se perdre, d'un côté, sur le golfe de Coron, et de l'autre, sur=
le
golfe auquel la ville d'Arkadia a donné son nom. La mer brasillait par long=
ues
plaques que ridait la brise aux premiers rayons du jour.
Dès l'aube, Nicolas Starkos manoeuvra de maniè=
re à
passer aussi près que possible en vue de la ville située sur une des concav=
ités
de la côte qui s'arrondit en formant une large rade foraine.
Vers dix heures, le maître d'équipage vint à l=
'arrière
de la sacolève, et se tint devant le capitaine dans l'attitude d'un homme q=
ui
attend des ordres.
Tout l'immense écheveau des montagnes de l'Arc=
adie
se déroulait alors à l'est. Villages perdus à mi-colline dans les massifs d=
'oliviers,
d'amandiers et de vignes, ruisseaux coulant vers le lit de quelque tributai=
re,
entre les bouquets de myrtes et de lauriers-roses; puis, accrochés à toutes=
les
hauteurs, sur tous les revers, suivant toutes les orientations, des millier=
s de
plants de ces fameuses vignes de Corinthe, qui ne laissaient pas un pouce de
terre inoccupé; plus bas, sur les premières rampes, les maisons rouges de la
ville, étincelant comme de grands morceaux d'étamine sur le fond d'un ridea=
u de
cyprès: ainsi se présentait ce magnifique panorama de l'une des plus
pittoresques côtes du Péloponnèse.
Mais, à s'approcher plus près d'Arkadia, cette
antique Cyparissia, qui fut le principal port de la Messénie au temps
d'Épaminondas, puis, l'un des fiefs du Français Ville-Hardouin, après les C=
roisades,
quel désolant spectacle pour les yeux, que de douloureux regrets pour quico=
nque
aurait eu la religion des souvenirs!
Deux ans auparavant, Ibrahim avait détruit la
ville, massacré enfants, femmes et vieillards! En ruine, son vieux château,
bâti sur l'emplacement de l'ancienne acropole; en ruine, son église Saint-G=
eorges,
que de fanatiques musulmans avaient dévastée; en ruine encore, ses maisons =
et
ses édifices publics!
«On voit bien que nos amis les Égyptiens ont p=
assé
là! murmura Nicolas Starkos, qui n'éprouva même pas un serrement de coeur d=
evant
cette scène de désolation.
-- Et maintenant, les Turcs y sont les maîtres!
répondit le maître d'équipage.
-- Oui... pour longtemps... et même, il faut
l'espérer, pour toujours! ajouta le capitaine.
-- La Karysta
accostera-t-elle, ou laissons-nous
porter?»
Nicolas Starkos observa attentivement le port,
dont il n'était plus éloigné que de quelques encablures. Puis, ses regards =
se dirigèrent
vers la ville même, bâtie un mille en arrière, sur un contrefort du mont
Psyknro. Il semblait hésiter sur ce qu'il conviendrait de faire en vue
d'Arkadia: accoster le môle, ou reprendre le large. Le maître d'équipage
attendait toujours que le capitaine répondît à sa proposition.
«Envoyez le signal!» dit enfin Nicolas Starkos=
.
La flamme rouge à croissant d'argent monta au =
bout
de l'antenne et se déroula dans l'air.
Quelques minutes après, une flamme pareille
flottait à l'extrémité d'un mât élevé sur le musoir du port.
«Accoste!» dit le capitaine.
La barre fut mise dessous, et la sacolève vint=
au
plus près. Dès que l'entrée du port eut été suffisamment ouverte, elle lais=
sa porter
franchement. Bientôt les voiles de misaine furent amenées, puis la grande
voile, et la Karysta donna dans le chenal sous son tape-cul e=
t son
foc. Son erre lui suffit, pour atteindre le milieu du port. Là, elle laissa
tomber l'ancre, et les matelots s'occupèrent des diverses manoeuvres qui
suivent un mouillage.
Presque aussitôt, le canot était mis à la mer,=
le
capitaine s'y embarquait, débordait sous la poussée de quatre avirons,
accostait un petit escalier de pierre, évidé dans le massif du quai. Un hom=
me
l'y attendait, qui lui souhaita la bienvenue en ces termes:
«Skopélo est aux ordres de Nicolas Starkos!»
Un geste de familiarité du capitaine fut toute=
sa
réponse. Il prit les devants et remonta les rampes, de manière à gagner les=
premières
maisons de la ville. Après avoir passé à travers les ruines du dernier sièg=
e,
au milieu de rues encombrées de soldats turcs et arabes, il s'arrêta devant=
une
auberge à peu près intacte, à l'enseigne de la Minerve , dans laquelle son compagnon en=
tra
après lui.
Un instant plus tard, le capitaine Starkos et
Skopélo étaient attablés dans une chambre, ayant à portée de la main deux
verres et une bouteille de raki, violent alcool tiré de l'asphodèle. Des ci=
garettes
du blond et parfumé tabac de Missolonghi furent roulées, allumées, aspirées;
puis, la conversation commença entre ces deux hommes, dont l'un se faisait
volontiers le très humble serviteur de l'autre.
Mauvaise physionomie, basse, cauteleuse,
intelligente toutefois, que celle de Skopélo. S'il avait cinquante ans, c'é=
tait
tout juste, bien qu'il parût un peu plus âgé. Une figure de prêteur sur gag=
es,
avec de petits yeux faux mais vifs, des cheveux ras, un nez recourbé, des m=
ains
aux doigts crochus, et de longs pieds, dont on aurait pu dire ce que l'on d=
it
des pieds des Albanais: «Que l'orteil est en Macédoine quand le talon est
encore en Béotie.» Enfin, une face ronde, pas de moustaches, une barbiche
grisonnante au menton, une tête forte, dénudée au crâne, sur un corps resté=
maigre
et de moyenne taille. Ce type de juif arabe, chrétien de naissance cependan=
t,
portait un costume très simple -- la veste et la culotte du matelot levanti=
n --
caché sous une sorte de houppelande.
Skopélo était bien l'homme d'affaires qu'il
fallait pour gérer les intérêts de ces pirates de l'Archipel, très habile à
s'occuper du placement des prises, de la vente des prisonniers livrés sur l=
es marchés
turcs et transportés aux côtes barbaresques.
Ce que pouvait être une conversation entre Nic=
olas
Starkos et Skopélo, les sujets sur lesquels elle devait porter, la façon do=
nt les
faits de la guerre actuelle seraient appréciés, les profits qu'ils se
proposaient d'y faire, il n'est que trop facile de le préjuger.
«Où en est la Grèce? demanda le capitaine.
-- À peu près dans l'état où vous l'aviez lais=
sée,
sans doute! répondit Skopélo. Voilà un bon mois environ que la Karysta navigue sur les côtes de la Tripolitaine=
, et
probablement, depuis votre départ, vous n'avez pu en avoir aucune nouvelle!=
-- Aucune, en effet.
-- Je vous apprendrai donc, capitaine, que les
vaisseaux turcs sont prêts à transporter Ibrahim et ses troupes à Hydra.
-- Oui, répondit Nicolas Starkos. Je les ai
aperçus, hier soir, en traversant la rade de Navarin.
-- Vous n'avez relâché nulle part depuis que v=
ous
avez quitté Tripoli? demanda Skopélo.
-- Si... une seule fois! Je me suis arrêté
quelques heures à Vitylo... pour compléter l'équipage de la Karysta ! Mais, depuis que j'ai perdu de=
vue
les côtes du Magne, il n'a jamais été répondu à mes signaux avant mon arriv=
ée à
Arkadia.
-- C'est que probablement il n'y avait pas lie=
u de
répondre, répliqua Skopélo.
-- Dis-moi, reprit Nicolas Starkos, que font, =
en
ce moment, Miaoulis et Canaris?
-- Ils en sont réduits, capitaine, à tenter des
coups de main, qui ne peuvent leur assurer que quelques succès partiels, ja=
mais
une victoire définitive! Aussi, pendant qu'ils donnent la chasse aux vaisse=
aux
turcs, les pirates ont-ils beau jeu dans tout l'Archipel!
-- Et parle-t-on toujours de?...
-- De Sacratif? répondit Skopélo en baissant un
peu la voix. Oui!... partout... et toujours, Nicolas Starkos, et il ne tien=
t qu'à
lui qu'on en parle encore davantage!
-- On en parlera!»
Nicolas Starkos s'était levé, après avoir vidé=
son
verre que Skopélo remplit de nouveau. Il marchait de long en large; puis, s=
'arrêtant
devant la fenêtre, les bras croisés, il écoutait le grossier chant des sold=
ats
turcs qui s'entendait au loin. Enfin, il revint s'asseoir en face de Skopél=
o,
et, changeant brusquement le cours de la conversation:
«J'ai compris à ton signal que tu avais ici un
chargement de prisonniers? demanda-t-il.
-- Oui, Nicolas Starkos, de quoi remplir un na=
vire
de quatre cents tonneaux! C'est tout ce qui reste du massacre qui a suivi l=
a déroute
de Crémmydi! Sang-Dieu! les Turcs ont un peu trop tué, cette fois! Si on les
eût laissés faire, il ne serait pas resté un seul prisonnier!
-- Ce sont des hommes, des femmes?
-- Oui, des enfants!... de tout, enfin!
-- Où sont-ils?
-- Dans la citadelle d'Arkadia.
-- Tu les as payés cher?
-- Hum! le pacha ne s'est pas montré très
accommodant, répondit Skopélo. Il pense que la guerre de l'Indépendance tou=
che
à sa fin... malheureusement! Or, plus de guerre, plus de bataille! Plus de
bataille, plus de razzias, comme on dit là-bas en Barbarie, plus de razzias,
plus de marchandise humaine ou autre! Mais, si les prisonniers sont rares, =
cela
les fait hausser de prix! C'est une compensation, capitaine! Je sais de bon=
ne
source qu'on manque d'esclaves, en ce moment, sur les marchés d'Afrique, et
nous revendrons ceux-ci à un prix avantageux!
-- Soit, répondit Nicolas Starkos. Tout est-il
prêt et peux-tu embarquer à bord de la =
span>Karysta
?
-- Tout est prêt et rien ne me retient plus ic=
i.
-- C'est bien, Skopélo. Dans huit ou dix jours=
, au
plus tard, le navire, qui sera expédié de Scarpanto, viendra prendre cette =
cargaison.
-- On la livrera sans difficulté?
-- Sans difficulté, c'est parfaitement convenu,
répondit Skopélo, mais contre paiement. Il faudra donc s'entendre auparavant
avec le banquier Elizundo pour qu'il accepte nos traites. Sa signature est =
bonne,
et le pacha prendra ses valeurs comme de l'argent comptant!
-- Je vais écrire à Elizundo que je ne tarderai
pas à relâcher à Corfou, où je terminerai cette affaire...
-- Cette affaire... et une autre non moins
importante, Nicolas Starkos! ajouta Skopélo.
-- Peut-être!... répondit le capitaine.
-- Et en vérité, ce ne serait que juste! Elizu=
ndo
est riche... excessivement... dit-on!... Et qui l'a enrichi, si ce n'est no=
tre commerce...
et nous... au risque d'aller finir au bout d'une vergue de misaine, au coup=
de
sifflet du maître d'équipage!... Ah! par le temps qui court, il fait bon d'=
être
le banquier des pirates de l'Archipel! Aussi, je le répète, Nicolas Starkos=
, ce
ne serait que juste!
-- Qu'est-ce qui ne serait que juste? demanda =
le
capitaine en regardant son second bien en face.
-- Eh! ne le savez-vous pas? répondit Skopélo.=
En
vérité, avouez- le, capitaine, vous ne me le demandez que pour me l'entendr=
e répéter
une centième fois!
-- Peuh!
-- La fille du banquier Elizundo...
-- Ce qui est juste sera fait!» répondit
simplement Nicolas Starkos en se levant.
Là-dessus, il sortit de l'auberge de la Minerve , et, suivi de Skopélo, revint v=
ers le
port, à l'endroit où l'attendait son canot.
«Embarque, dit-il à Skopélo. Nous négocierons =
ces
traites avec Elizundo dès notre arrivée à Corfou. Puis, cela fait, tu revie=
ndras
à Arkadia pour prendre livraison du chargement.
-- Embarque!» répondit Skopélo.
Une heure après, la Karysta sortait du golfe. Mais, avant la fin de =
la
journée, Nicolas Starkos pouvait entendre un grondement lointain, dont l'éc=
ho
lui arrivait du sud.
C'était le canon des escadres combinées qui
tonnait sur la rade de Navarin.
La
direction du nord-nord-ouest, tenue par la sacolève, devait lui permettre de
suivre ce pittoresque semis des îles Ioniennes, dont on ne perd l'une de vue
que pour apercevoir aussitôt l'autre.
Très heureusement pour elle, la Karysta , avec son air d'honnête bâtiment
levantin, moitié yacht de plaisance, moitié navire de commerce, ne trahissa=
it
rien de son origine. En effet, il n'eût pas été prudent à son capitaine de
s'aventurer ainsi sous le canon des forts britanniques, à la merci des frég=
ates
du Royaume-Uni.
Une quinzaine de lieues marines seulement sépa=
rent
Arkadia de l'île de Zante, «la fleur du Levant», ainsi que l'appellent poét=
iquement
les Italiens. Du fond du golfe que traversait alors la Karysta , on aperçoit même les sommets
verdoyants du mont Scopos, au flanc duquel s'étagent des massifs d'oliviers=
et d'orangers,
qui remplacent les épaisses forêts chantées par Homère et Virgile.
Le vent était bon, une brise de terre bien éta=
blie
que lui envoyait le sud-est. Aussi, la sacolève, sous ses bonnettes de huni=
er
et de perroquet, fendait-elle rapidement les eaux de Zante, presque aussi
tranquilles alors que celles d'un lac.
Vers le soir, elle passait en vue de la capita=
le
qui porte le même nom que l'île. C'est une jolie cité italienne, éclose sur=
la
terre de Zacynthe, fils du Troyen Dardanus. Du pont de la Karysta , on n'aperçut que les feux de la
ville, qui s'arrondit sur l'espace d'une demi-lieue au bord d'une baie circ=
ulaire.
Ces lumières, éparses à diverses hauteurs, depuis les quais du port jusqu'à=
la crête
du château d'origine vénitienne, bâti à trois cents pieds au-dessus, formai=
ent
comme une énorme constellation, dont les principales étoiles marquaient la
place des palais Renaissance de la grande rue et de la cathédrale Saint-Den=
is
de Zacynthe.
Nicolas Starkos, avec cette population zantiot=
e,
si profondément modifiée au contact des Vénitiens, des Français, des Anglai=
s et
des Russes, ne pouvait rien avoir de ces rapports commerciaux qui l'unissai=
ent
aux Turcs du Péloponnèse. Il n'eut donc aucun signal à envoyer aux vigies du
port, ni à relâcher dans cette île, qui fut la patrie de deux poètes célèbr=
es
-- l'un italien, Hugo Foscolo, de la fin du XVIIIe siècle, l'autre Salomos,=
une
des gloires de la Grèce moderne.
La Ka=
rysta traversa l'étroit bras de mer qui sépare=
Zante
de l'Achaïe et de l'Élide. Sans doute, plus d'une oreille à bord s'offensa =
des
chants qu'apportait la brise, comme autant de barcarolles échappées du Lido!
Mais, il fallait bien s'y résigner. La sacolève passa au milieu de ces mélo=
dies
italiennes, et, le lendemain, elle se trouvait par le travers du golfe de
Patras, profonde échancrure que continue le golfe de Lépante jusqu'à l'isth=
me
de Corinthe.
Nicolas Starkos se tenait alors à l'avant de l=
a Karysta . Son regard parcourait toute ce=
tte
côte de l'Acarnanie, sur la limite septentrionale du golfe. De là surgissai=
ent
de grands et impérissables souvenirs, qui auraient dû serrer le coeur d'un =
enfant
de la Grèce, si cet enfant n'eût depuis longtemps renié et trahi sa mère!
«Missolonghi! dit alors Skopélo, en tendant la
main dans la direction du nord-est. Mauvaise population! Des gens qui se fo=
nt sauter
plutôt que de se rendre!»
Là, en effet, deux ans auparavant, il n'y aura=
it
rien eu à faire pour des acheteurs de prisonniers et des vendeurs d'esclave=
s. Après
dix mois de lutte, les assiégés de Missolonghi, brisés par les fatigues,
épuisés par la faim, plutôt que de capituler devant Ibrahim, avaient fait s=
auter
la ville et la forteresse. Hommes, femmes, enfants, tous avaient péri dans
l'explosion, qui n'épargna même pas les vainqueurs.
Et, l'année d'avant, presque à cette même plac=
e où
venait d'être enterré Marco Botsaris, l'un des héros de la guerre de l'Indé=
pendance,
était venu mourir, découragé, désespéré, lord Byron, dont la dépouille repo=
se
maintenant à Westminster. Seul, son coeur est resté sur cette terre de Grèce
qu'il aimait et qui ne redevint libre qu'après sa mort!
Un geste violent, ce fut toute la réponse que
Nicolas Starkos fit à l'observation de Skopélo. Puis, la sacolève, s'éloign=
ant rapidement
du golfe de Patras, marcha vers Céphalonie.
Avec ce vent portant, il ne fallait que quelqu=
es
heures pour franchir la distance qui sépare Céphalonie de l'île de Zante. D=
'ailleurs,
la Karysta n'alla point chercher Argostoli, sa capi=
tale,
dont le port, peu profond, il est vrai, n'en est pas moins excellent pour l=
es
navires de médiocre tonnage. Elle s'engagea hardiment dans les canaux resse=
rrés
qui baignent sa côte orientale, et, vers six heures et demie du soir, elle
attaquait la pointe de Thiaki, l'ancienne Ithaque.
Cette île, de huit lieues de long sur une lieu=
e et
demie de large, singulièrement rocheuse, superbement sauvage, riche de l'hu=
ile
et du vin qu'elle produit en abondance, compte une dizaine de mille habitan=
ts.
Sans histoire personnelle, elle a pourtant laissé un nom célèbre dans
l'antiquité. Ce fut la patrie d'Ulysse et de Pénélope, dont les souvenirs se
retrouvent encore sur les sommets de l'Anogi, dans les profondeurs de la
caverne du mont Saint- Étienne, au milieu des ruines du mont Oetos, à trave=
rs
les campagnes d'Eumée, au pied de ce rocher des Corbeaux, sur lequel durent
s'écouler les poétiques eaux de la fontaine d'Aréthuse.
À la nuit tombante, la terre du fils de Laerte
avait peu à peu disparu dans l'ombre, une quinzaine de lieues au delà du
dernier promontoire de Céphalonie. Pendant la nuit, la Karysta , prenant un peu le large, afin
d'éviter l'étroite passe qui sépare la pointe nord d'Ithaque de la pointe s=
ud
de Sainte-Maure, prolongea, à deux milles au plus de son rivage, la côte
orientale de cette île.
On aurait pu vaguement apercevoir, à la clarté=
de
la lune, une sorte de falaise blanchâtre, dominant la mer de cent quatre-vi=
ngts
pieds: c'était le Saut de Leucade, qu'illustrèrent Sapho et Artémise. Mais,=
de
cette île, qui prend aussi le nom de Leucade, il ne restait plus trace dans=
le
sud au soleil levant, et la sacolève, ralliant la côte albanaise, se dirige=
a,
toutes voiles dessus, vers l'île de Corfou.
C'étaient une vingtaine de lieues encore à fai=
re
dans cette journée, si Nicolas Starkos voulait arriver, avant la nuit, dans=
les
eaux de la capitale de l'île.
Elles furent rapidement enlevées, ces vingt
lieues, par cette hardie Karysta ,=
qui
força de toile à ce point que son plat-bord glissait au ras de l'eau. La br=
ise
avait fraîchi considérablement. Il fallut donc toute l'attention du timonier
pour ne pas engager sous cette énorme voilure. Heureusement, les mâts étaie=
nt
solides, le gréement presque neuf et de qualité supérieure. Pas un ris ne f=
ut
pris, pas une bonnette ne fut amenée.
La sacolève se comporta comme elle l'eût fait =
s'il
se fût agi d'une lutte de vitesse dans quelque «match» international.
On passa ainsi en vue de la petite île de Paxo.
Déjà, vers le nord, se dessinaient les premières hauteurs de Corfou. Sur la=
droite,
la côte albanaise profilait à l'horizon la dentelure des monts Acraucéronie=
ns.
Quelques navires de guerre, portant le pavillon anglais ou le pavillon turc,
furent aperçus dans ces parages assez fréquentés de la mer Ionienne. La
À quatre heures du soir, la sacolève serrait un
peu le vent pour entrer dans le détroit qui sépare l'île de Corfou de la te=
rre ferme.
Les écoutes furent raidies, et le timonier lofa d'un quart, afin d'enlever =
le
cap Bianco à l'extrémité sud de l'île.
Cette première portion du canal est plus riante
que sa partie septentrionale. Par cela même, elle fait un heureux contraste
avec la côte albanaise, alors presque inculte et à demi sauvage. Quelques
milles plus loin, le détroit s'élargit par l'échancrure du littoral corfiot=
e.
La sacolève put donc laisser porter un peu, de manière à le traverser
obliquement. Ce sont ces indentations, profondes et multipliées, qui donnen=
t à
l'île soixante-cinq lieues de périmètre, alors qu'on n'en compte que vingt =
dans
sa plus grande longueur et six dans sa plus grande largeur.
Vers cinq heures, la Karysta rangeait, près de l'îlot d'Ulysse, l'ouv=
erture
qui fait communiquer le lac Kalikiopulo, l'ancien port hyllaïque, avec la m=
er.
Puis elle suivit les contours de cette charmante «cannone» plantée d'aloès =
et
d'agaves, déjà fréquentée par les voitures et les cavaliers, qui vont, à une
lieue dans le sud de la ville, chercher, avec la fraîcheur marine, tout le =
charme
d'un admirable panorama, dont la côte albanaise forme l'horizon sur l'autre
bord du canal. Elle fila devant la baie de Kardakio et les ruines qui la
dominent, devant le palais d'été des Hauts Lords Commissaires, laissant ver=
s la
gauche la baie de Kastradès, sur laquelle s'arrondit le faubourg de ce nom,=
la Strada
Marina, qui est moins une rue qu'une promenade, puis, le pénitencier, l'anc=
ien
fort Salvador et les premières maisons de la capitale corfiote. La Karysta doubla alors le cap Sidero qui porte la
citadelle, sorte de petite ville militaire, assez vaste pour renfermer la
résidence du commandant, les logements de ses officiers, un hôpital et une
église grecque, dont les Anglais avaient fait un temple protestant. Enfin,
portant franchement à l'ouest, le capitaine Starkos tourna la pointe
San-Nikolo, et, après avoir longé le rivage, sur lequel s'étagent les maiso=
ns
du nord de la ville, il vint mouiller à une demi-encablure du môle.
Le canot fut armé. Nicolas Starkos et Skopélo y
prirent place -- non sans que le capitaine eût passé à sa ceinture un de ce=
s couteaux
à lame courte et large, fort en usage dans les provinces de la Messénie. To=
us
deux débarquèrent au bureau de la Santé, et montrèrent les papiers du bord =
qui
étaient parfaitement en règle. Ils furent donc libres d'aller où et comme il
leur convenait, après que rendez-vous eut été pris à onze heures pour rentr=
er à
bord.
Skopélo, chargé des intérêts de la Karysta , s'enfonça dans la partie comme=
rçante
de la ville, à travers de petites rues étroites et tortueuses, avec des noms
italiens, des boutiques à arcades, tout le pêle-mêle d'un quartier napolita=
in.
Nicolas Starkos, lui, voulait consacrer cette
soirée à prendre langue, comme on dit. Il se dirigea donc vers l'esplanade,=
le quartier
le plus élégant de la cité corfiote.
Cette esplanade ou place d'armes, plantée
latéralement de beaux arbres, s'étend entre la ville et la citadelle, dont =
elle
est séparée par un large fossé. Étrangers et indigènes y formaient alors un
incessant va-et-vient, qui n'était point celui d'une fête. Des estafettes
entraient dans le palais, bâti au nord de la place par le général Maitland,=
et
ressortaient à travers les portes de Saint-Georges et Saint-Michel, qui
flanquent sa façade en pierre blanche. Un incessant échange de communicatio=
ns
se faisait ainsi entre le palais du gouverneur et la citadelle, dont le
pont-levis était baissé devant la statue du maréchal de Schulembourg.
Nicolas Starkos se mêla à cette foule. Il vit
clairement qu'elle était sous l'empire d'une émotion peu ordinaire.
N'étant point homme à interroger, il se conten=
ta
d'écouter. Ce qui le frappa, ce fut un nom, invariablement répété dans tous=
les
groupes avec des qualifications peu sympathiques -- le nom de Sacratif.
Ce nom parut d'abord exciter quelque peu sa
curiosité; mais, après avoir légèrement haussé les épaules, il continua à
descendre l'esplanade jusqu'à la terrasse qui la termine en dominant la mer=
.
Là, un certain nombre de curieux avaient pris
place autour d'un petit temple de forme circulaire, qui venait d'être récem=
ment
élevé à la mémoire de sir Thomas Maitland. Quelques années plus tard, un
obélisque allait y être érigé en l'honneur de l'un de ses successeurs, sir
Howard Douglas, pour faire pendant à la statue du Haut Lord Commissaire act=
uel,
Frédérik Adam, dont la place était déjà marquée devant le palais du
gouvernement. Il est probable que, si le protectorat de l'Angleterre n'eût =
pris
fin en faisant rentrer les îles Ioniennes dans le domaine du royaume
hellénique, les rues de Corfou auraient été encombrées par les statues de s=
es gouverneurs.
Toutefois, bien des Corfiotes ne songeaient point à blâmer cette prodigalité
d'hommes de bronze ou d'hommes de pierre, et, peut-être, plus d'un en est-il
maintenant à regretter, avec l'ancien état de choses, les errements adminis=
tratifs
des représentants du Royaume-Uni.
Mais, à ce sujet, s'il existe des opinions fort
disparates, si, sur les soixante-dix mille habitants que compte l'ancienne =
Corcyre,
et sur les vingt mille habitants de sa capitale, il y a des chrétiens
orthodoxes, des chrétiens grecs, des Juifs en grand nombre, qui, à cette
époque, occupaient un quartier isolé, comme une sorte de ghetto, si, dans
l'existence citadine de ces types de races différentes, il y avait des idées
divergentes à propos d'intérêts divers, ce jour-là tout dissentiment sembla=
it
s'être fondu dans une pensée commune, dans une sorte de malédiction vouée à=
ce
nom qui revenait sans cesse:
«Sacratif! Sacratif! Sus au pirate Sacratif!»<= o:p>
Et que les allants et venants parlassent angla=
is,
italien ou grec, si la prononciation de ce nom exécré différait, les anathè=
mes
dont on l'accablait n'en étaient pas moins l'expression du même sentiment
d'horreur.
Nicolas Starkos écoutait toujours et ne disait
rien. Du haut de la terrasse, ses yeux pouvaient aisément parcourir une gra=
nde
partie du canal de Corfou, fermé comme un lac jusqu'aux montagnes d'Albanie,
que le soleil couchant dorait à leur cime.
Puis, en se tournant du côté du port, le capit=
aine
de la Karysta observa qu'il s'y faisait un mouvement t=
rès
prononcé. De nombreuses embarcations se dirigeaient vers les navires de gue=
rre.
Des signaux s'échangeaient entre ces navires et le mât de pavillon dressé au
sommet de la citadelle, dont les batteries et les casemates disparaissaient
derrière un rideau d'aloès gigantesques.
Évidemment -- et, à tous ces symptômes, un mar=
in
ne pouvait s'y tromper -- un ou plusieurs navires se préparaient à quitter =
Corfou.
Si cela était, la population corfiote, on doit le reconnaître, y prenait un
intérêt vraiment extraordinaire.
Mais déjà le soleil avait disparu derrière les
hauts sommets de l'île, et, avec le crépuscule assez court sous cette latit=
ude,
la nuit ne devait pas tarder à se faire.
Nicolas Starkos jugea donc à propos de quitter=
la
terrasse. Il redescendit sur l'esplanade, laissant en cet endroit la plupar=
t des
spectateurs qu'un sentiment de curiosité y retenait encore. Puis, il se dir=
igea
d'un pas tranquille vers les arcades de cette suite de maisons, qui borne le
côté ouest de la place d'Armes.
Là ne manquaient ni les cafés, pleins de lumiè=
res,
ni les rangées de chaises disposées sur la chaussée, occupées déjà par de n=
ombreux
consommateurs. Et encore faut-il observer que ceux-ci causaient plus qu'ils=
ne
«consommaient», si toutefois ce mot, par trop moderne, peut s'appliquer aux
Corfiotes d'il y a cinquante ans.
Nicolas Starkos s'assit devant une petite tabl=
e,
avec l'intention bien arrêtée de ne pas perdre un seul mot des propos qui s=
'échangeaient
aux tables voisines.
«En vérité, disait un armateur de la Strada
Marina, il n'y a plus de sécurité pour le commerce, et on n'oserait pas
hasarder une cargaison de prix dans les Échelles du Levant!
-- Et bientôt, ajouta son interlocuteur -- un =
de
ces gros Anglais qui semblent toujours assis sur un ballot, comme le présid=
ent
de leur chambre -- on ne trouvera plus d'équipage qui consente à servir à b=
ord
des navires de l'Archipel!
-- Oh! ce Sacratif!... ce Sacratif! répétait-on
avec une indignation véritable dans les divers groupes.
-- Un nom bien fait pour écorcher le gosier, p=
ensait
le maître du café, et qui devrait pousser aux rafraîchissements!
-- À quelle heure doit avoir lieu le départ de=
la Syphanta ? demanda le négociant.
-- À huit heures, répondit le Corfiote.
-- Mais, ajouta-t-il d'un ton qui ne marquait =
pas
une confiance absolue, il ne suffit pas de partir, il faut arriver à destin=
ation!
-- Eh! on arrivera! s'écria un autre Corfiote.=
Il
ne sera pas dit qu'un pirate aura tenu en échec la marine britannique...
-- Et la marine grecque, et la marine français=
e,
et la marine italienne! ajouta flegmatiquement un officier anglais, qui vou=
lait
que chaque État eût sa part de désagrément en cette affaire.
-- Mais, reprit le négociant en se levant, l'h=
eure
approche, et, si nous voulons assister au départ de la Syphanta , il serait peut-être temps de =
se
rendre sur l'esplanade!
-- Non, répondit son interlocuteur, rien ne
presse. D'ailleurs, un coup de canon doit annoncer l'appareillage.»
Et les causeurs continuèrent à faire leur part=
ie
dans le concert des malédictions proférées contre Sacratif.
Sans doute, Nicolas Starkos crut le moment
favorable pour intervenir, et, sans que le moindre accent pût dénoncer en l=
ui
un natif de la Grèce méridionale:
«Messieurs, dit-il en s'adressant à ses voisin=
s de
table, pourrais-je vous demander, s'il vous plaît, quelle est cette Syphanta , dont tout le monde parle
aujourd'hui?
-- C'est une corvette, monsieur, lui fut-il
répondu, une corvette achetée, frétée et armée par une compagnie de négocia=
nts
anglais, français et corfiotes, montée par un équipage de ces diverses nati=
onalités,
et qui doit appareiller sous les ordres du brave capitaine Stradena! Peut-ê=
tre
parviendra-t-il à faire, lui, ce que n'ont pu faire les navires de guerre de
l'Angleterre et de la France!
-- Ah! dit Nicolas Starkos, c'est une corvette=
qui
part!... Et pour quels parages, s'il vous plaît?
-- Pour les parages où elle pourra rencontrer,
prendre et pendre le fameux Sacratif!
-- Je vous prierai alors, reprit Nicolas Stark=
os,
de vouloir bien me dire qui est ce fameux Sacratif?
-- Vous demandez qui est ce Sacratif?» s'écria=
le
Corfiote stupéfait, auquel l'Anglais vint en aide, en accentuant sa réponse=
par
un «aoh!» de surprise.
Le fait est qu'un homme qui en était à ignorer
encore ce qu'était Sacratif, et cela en pleine ville de Corfou, au moment m=
ême
où ce nom était dans toutes les bouches, pouvait être regardé comme un phén=
omène.
Le capitaine de la Karysta s'aperçut aussitôt de l'effet que produi=
sait
son ignorance. Aussi se hâta-t-il d'ajouter:
«Je suis étranger, messieurs. J'arrive à l'ins=
tant
de Zara, autant dire du fond de l'Adriatique, et je ne suis point au couran=
t de
ce qui se passe dans les îles Ioniennes.
-- Dites alors de ce qui se passe dans l'Archi=
pel!
s'écria le Corfiote, car, en vérité, c'est bien l'Archipel tout entier que =
Sacratif
a pris pour théâtre de ses pirateries!
-- Ah! fit Nicolas Starkos, il s'agit d'un
pirate?...
-- D'un pirate, d'un forban, d'un écumeur de m=
er!
répliqua le gros Anglais. Oui! Sacratif mérite tous ces noms, et même tous =
ceux
qu'il faudrait inventer pour qualifier un pareil malfaiteur!»
Là-dessus l'Anglais souffla un instant pour
reprendre haleine. Puis:
«Ce qui m'étonne, monsieur, ajouta-t-il, c'est
qu'il puisse se rencontrer un Européen qui ne sache pas ce qu'est Sacratif!=
-- Oh! monsieur, répondit Nicolas Starkos, ce =
nom
ne m'est pas absolument inconnu, croyez-le bien; mais j'ignorais que ce fût=
lui
qui mît aujourd'hui toute la ville en révolution. Est-ce que Corfou est men=
acée
d'une descente de ce pirate?
-- Il n'oserait! s'écria le négociant. Jamais =
il
ne se hasarderait à mettre le pied dans notre île!
-- Ah! vraiment? répondit le capitaine de la <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Karysta .
-- Certes, monsieur, et, s'il le faisait, les
potences! oui! les potences pousseraient d'elles-mêmes, dans tous les coins=
de
l'île, pour le happer au passage!
-- Mais alors, d'où vient cette émotion? deman=
da
Nicolas Starkos. Je suis arrivé depuis une heure à peine, et je ne puis
comprendre l'émotion qui se produit...
-- Le voici, monsieur, répondit l'Anglais. Deu=
x bâtiments
de commerce, le Three Brothers
-- Oh! répondit Nicolas Starkos, voilà une odi=
euse
affaire, dont ce Sacratif pourrait bien avoir à se repentir!
-- C'est alors, reprit le Corfiote, qu'un cert=
ain
nombre de négociants se sont associés pour armer une corvette de guerre, un=
e excellente
marcheuse, montée par un équipage de choix et commandée par un intrépide ma=
rin,
le capitaine Stradena, qui va donner la chasse à ce Sacratif! Cette fois, i=
l y
a lieu d'espérer que le pirate, qui tient en échec tout le commerce de
l'Archipel, n'échappera pas à son sort!
-- Ce sera difficile, en effet, répondit Nicol=
as
Starkos.
-- Et, ajouta le négociant anglais, si vous vo=
yez
la ville en émoi, si toute la population s'est portée sur l'esplanade, c'es=
t pour
assister à l'appareillage de la Sy=
phanta
qui sera saluée de plusieurs milli=
ers de
hurrahs, quand elle descendra le canal de Corfou!»
Nicolas Starkos savait, sans doute, tout ce qu=
'il
désirait savoir. Il remercia ses interlocuteurs. Puis, se levant, il alla d=
e nouveau
se mêler à la foule qui remplissait l'esplanade.
Ce qui avait été dit par ces Anglais et ces
Corfiotes n'avait rien d'exagéré. Il n'était que trop vrai! Depuis quelques
années, les déprédations de Sacratif se manifestaient par des actes révolta=
nts.
Nombre de navires de commerce de toutes nationalités avaient été attaqués p=
ar
ce pirate, aussi audacieux que sanguinaire. D'où venait-il? Quelle était son
origine? Appartenait-il à cette race de forbans, issus des côtes de la Barb=
arie?
Qui eût pu le dire? On ne le connaissait pas. On ne l'avait jamais vu. Pas =
un
n'était revenu de ceux qui s'étaient trouvés sous le feu de ses canons, les=
uns
tués, les autres réduits à l'esclavage. Les bâtiments qu'il montait, qui eû=
t pu
les signaler? Il passait incessamment d'un bord à un autre. Il attaquait ta=
ntôt
avec un rapide brick levantin, tantôt avec une de ces légères corvettes qu'=
on
ne pouvait vaincre à la course, et toujours sous pavillon noir. Que, dans u=
ne
de ces rencontres, il ne fût pas le plus fort, qu'il eût à chercher son sal=
ut
par la fuite, en présence de quelque redoutable navire de guerre, il dispar=
aissait
soudain. Et, en quel refuge inconnu, en quel coin ignoré de l'Archipel,
aurait-on tenté de le rejoindre? Il connaissait les plus secrètes passes de=
ces
côtes, dont l'hydrographie laissait encore à désirer à cette époque.
Si le pirate Sacratif était un bon marin, c'ét=
ait
aussi un terrible homme d'attaque. Toujours secondé par des équipages qui ne
reculaient devant rien, il n'oubliait jamais de leur donner, après le comba=
t,
la «part du diable», c'est-à-dire quelques heures de massacre et de pillage=
. Aussi
ses compagnons le suivaient-ils partout où il voulait les mener. Ils
exécutaient ses ordres quels qu'ils fussent. Tous se seraient fait tuer pour
lui. La menace du plus effroyable supplice ne les eût pas fait dénoncer le
chef, qui exerçait sur eux une véritable fascination. À de tels hommes, lan=
cés
à l'abordage, il est rare qu'un navire puisse résister, surtout un bâtiment=
de
commerce, auquel manquent les moyens suffisants de défense.
En tout cas, si Sacratif, malgré toute son
habileté, eût été surpris par un navire de guerre, il se fût plutôt fait sa=
uter
que de se rendre. On racontait même que, dans une affaire de ce genre, les
projectiles lui ayant manqué, il avait chargé ses canons avec les têtes
fraîchement coupées aux cadavres qui jonchaient son pont.
Tel était l'homme que la Syphanta avait la mission de poursuivre, tel ce
redoutable pirate, dont le nom exécré causait tant d'émotion dans la cité
corfiote.
Bientôt, une détonation retentit. Une fumée
s'éleva dans un vif éclair au-dessus de terre-plein de la citadelle. C'étai=
t le
coup de partance. La Syphanta appareillait et allait descendre le cana=
l de
Corfou, afin de gagner les parages méridionaux de la mer Ionienne.
Toute la foule se porta sur la lisière de
l'esplanade, vers la terrasse du monument de sir Maitland.
Nicolas Starkos, impérieusement entraîné par un
sentiment plus intense peut-être que celui d'une simple curiosité, se trouv=
a bientôt
au premier rang des spectateurs.
Peu à peu, sous la clarté de la lune, apparut =
la
corvette avec ses feux de position. Elle s'avançait en boulinant, afin
d'enlever à la bordée le cap Bianco, qui s'allonge au sud de l'île. Un seco=
nd coup
de canon partit de la citadelle, puis un troisième, auxquels répondirent tr=
ois
détonations qui illuminèrent les sabords de la Syphanta . Aux détonations succédèrent d=
es
milliers de hurrahs, dont les derniers arrivèrent à la corvette, au moment =
où
elle doublait la baie de Kardakio.
Puis, tout retomba dans le silence. Peu à peu,=
la
foule, s'écoulant à travers les rues du faubourg de Kastradès, eut laissé le
champ libre aux rares promeneurs qu'un intérêt d'affaires ou de plaisir
retenait sur l'esplanade.
Pendant une heure encore, Nicolas Starkos,
toujours pensif, demeura sur la vaste place d'armes, presque déserte. Mais =
le silence
ne devait être ni dans sa tête ni dans son coeur. Ses yeux brillaient d'un =
feu
que ses paupières ne parvenaient pas à masquer. Son regard, comme par un
mouvement involontaire, se portait dans la direction de cette corvette, qui
venait de disparaître derrière la masse confuse de l'île.
Lorsque onze heures sonnèrent à l'église de
Saint-Spiridion, Nicolas Starkos songea à rejoindre Skopélo au rendez-vous
qu'il lui avait donné près du bureau de la Santé.
Il remonta donc les rues du quartier qui se di=
rigent
vers le Fort- Neuf, et bientôt il arriva sur le quai.
Skopélo l'y attendait.
Le capitaine de la sacolève alla à lui:
«La corvette Syphanta vient de partir! lui dit-il.
-- Ah! fit Skopélo.
-- Oui... pour donner la chasse à Sacratif!
-- Elle ou une autre, qu'importe!» répondit
simplement Skopélo, en montrant le gig, qui se balançait, au pied de l'éche=
lle,
sur les dernières ondulations du ressac.
Quelques instants après, l'embarcation accosta=
it
la Karysta , et Nicolas Starkos sa=
utait
à bord en disant:
«À demain, chez Elizundo!»
Le
lendemain, vers dix heures du matin, Nicolas Starkos débarquait sur le môle=
et
se dirigeait vers la maison de banque. Ce n'était pas la première fois qu'i=
l se
présentait au comptoir, et il y avait toujours été reçu comme un client dont
les affaires ne sont point à dédaigner.
Cependant, Elizundo le connaissait. Il devait
savoir bien des choses de sa vie. Il n'ignorait même pas qu'il fût le fils =
de cette
patriote, dont il avait un jour parlé à Henry d'Albaret. Mais personne ne
savait et ne pouvait savoir ce qu'était le capitaine de la Karysta .
Nicolas Starkos était évidemment attendu. Aussi
fut-il reçu dès qu'il se présenta. En effet, la lettre arrivée quarante-hui=
t heures
auparavant et datée d'Arkadia, venait de lui. Il fut donc immédiatement con=
duit
au bureau où se tenait le banquier, qui prit la précaution d'en refermer la
porte à clef. Elizundo et son client étaient maintenant en présence l'un de
l'autre. Personne ne viendrait les déranger. Nul n'entendrait ce qui allait
être dit dans cet entretien.
«Bonjour, Elizundo, dit le capitaine de la
-- Ce n'est pas pour me voir, ce n'est pas pou=
r me
faire des amitiés que vous êtes venu, Nicolas Starkos, répondit le banquier=
d'une
voix sourde. Que me voulez-vous?
-- Eh! s'écria le capitaine, je reconnais bien=
là
mon vieil ami Elizundo! Rien aux sentiments, tout aux affaires! Il y a
longtemps que vous avez dû fourrer votre coeur dans le tiroir le plus secre=
t de
votre caisse -- un tiroir dont vous avez perdu la clef!
-- Voulez-vous me dire ce qui vous amène et
pourquoi vous m'avez écrit? reprit Elizundo.
-- Au fait vous avez raison, Elizundo! Pas de
banalités! Soyons sérieux! Nous avons aujourd'hui de très graves intérêts à=
discuter,
et ils ne souffrent aucun retard!
-- Votre lettre me parle de deux affaires, rep=
rit
le banquier, l'une qui rentre dans la catégorie de nos rapports accoutumés,=
l'autre
qui vous est purement personnelle.
-- En effet, Elizundo.
-- Eh bien, parlez, Nicolas Starkos! J'ai hâte=
de
les connaître toutes les deux!»
On le voit, le banquier s'exprimait très
catégoriquement. Il voulait, par là, mettre son visiteur en demeure de
s'expliquer, sans se dépenser en faux-fuyants ni échappatoires. Mais, ce qu=
i contrastait
avec la netteté de ces questions, c'était le ton un peu sourd dont elles
étaient faites. Bien évidemment, de ces deux hommes, placés en face l'un de
l'autre, ce n'était pas le banquier qui tenait la position.
Aussi, le capitaine de la Karysta ne put-il cacher un demi- sourire, dont
Elizundo, les yeux baissés, ne vit rien.
«Laquelle des deux questions aborderons-nous
d'abord? demanda Nicolas Starkos.
-- D'abord, celle qui vous est purement
personnelle! répondit assez vivement le banquier.
-- Je préfère commencer par celle qui ne l'est
pas, répliqua le capitaine d'un ton tranchant.
-- Soit, Nicolas Starkos! De quoi s'agit-il?
-- Il s'agit d'un convoi de prisonniers, dont =
nous
devons prendre livraison à Arkadia. Il y a là deux cent trente-sept têtes, =
hommes,
femmes et enfants, qui vont être transportés à l'île de Scarpanto, d'où je =
me
charge de les conduire à la côte barbaresque. Or, vous le savez, Elizundo,
puisque nous avons souvent fait des opérations de ce genre, les Turcs ne
livrent leur marchandise que contre argent ou contre du papier, à la condit=
ion qu'une
bonne signature lui donne une valeur certaine. Je viens donc vous demander
votre signature, et je compte que vous voudrez bien l'accorder à Skopélo, q=
uand
il vous apportera les traites toutes préparées. -- Cela ne fera aucune
difficulté, n'est-il pas vrai?»
Le banquier ne répondit pas, mais son silence =
ne
pouvait être qu'un acquiescement à la demande du capitaine. Il y avait d'ai=
lleurs
des précédents qui l'engageaient.
«Je dois ajouter, reprit négligemment Nicolas
Starkos, que l'affaire ne sera pas mauvaise. Les opérations ottomanes prenn=
ent une
mauvaise tournure en Grèce. La bataille de Navarin aura de funestes
conséquences pour les Turcs, puisque les puissances européennes s'en mêlent.
S'ils doivent renoncer à la lutte, plus de prisonniers, plus de ventes, plu=
s de
profits. C'est pourquoi ces derniers convois qu'on nous livre encore dans
d'assez bonnes conditions, auront-ils acquéreurs à haut prix sur les côtes =
de l'Afrique.
Ainsi donc, nous trouverons notre avantage à cette affaire, et vous, le vôt=
re,
par conséquent. -- Je puis compter sur votre signature?
-- Je vous escompterai vos traites, répondit
Elizundo, et n'aurai pas de signature à vous donner.
-- Comme il vous plaira, Elizundo, répondit le
capitaine, mais nous nous serions contentés de votre signature. Vous n'hési=
tiez
pas à la donner autrefois!
-- Autrefois n'est pas aujourd'hui, dit Elizun=
do,
et, aujourd'hui, j'ai des idées différentes sur tout cela!
-- Ah! vraiment! s'écria le capitaine. À votre
aise, après tout! - - Mais est-il donc vrai que vous cherchiez à vous retir=
er
des affaires, comme je l'ai entendu dire?
-- Oui, Nicolas Starkos! répondit le banquier
d'une voix ferme, et, en ce qui vous concerne, voici la dernière opération =
que
nous ferons ensemble... puisque vous tenez à ce que je la fasse!
-- J'y tiens absolument, Elizundo», répondit
Nicolas Starkos d'un ton sec.
Puis, il se leva, fit quelques tours dans le
cabinet, mais sans cesser d'envelopper le banquier d'un regard peu obligean=
t. Revenant
enfin se placer devant lui:
«Maître Elizundo, dit-il d'un ton narquois, vo=
us
êtes donc bien riche, puisque vous songez à vous retirer des affaires?»
Le banquier ne répondit pas.
«Eh bien, reprit le capitaine, que ferez-vous =
de
ces millions que vous avez gagnés, vous ne les emporterez pas dans l'autre
monde! Ce serait un peu encombrant pour le dernier voyage! Vous parti, à qui
iront-ils?»
Elizundo persista à garder le silence.
«Ils iront à votre fille, reprit Nicolas Stark=
os,
à la belle Hadjine Elizundo! Elle héritera de la fortune de son père! Rien =
de plus
juste! Mais qu'en fera-t-elle? Seule, dans la vie, à la tête de tant de
millions?»
Le banquier se redressa, non sans quelque effo=
rt,
et, rapidement, en homme qui fait un aveu dont le poids l'étouffe:
«Ma fille ne sera pas seule! dit-il.
-- Vous la marierez? répondit le capitaine. Et=
à
qui, s'il vous plaît? Quel homme voudra d'Hadjine Elizundo, quand il connaî=
tra d'où
vient en grande partie la fortune de son père? Et j'ajoute, quand elle-même=
le
saura, à qui Hadjine Elizundo osera-t-elle donner sa main?
-- Comment le saurait-elle? reprit le banquier.
Elle l'ignore jusqu'ici, et qui le lui dira?
-- Moi, s'il le faut!
-- Vous?
-- Moi! Écoutez, Elizundo, et tenez compte de =
mes
paroles, répondit le capitaine de la Karysta
avec une impudence voulue, car je =
ne
reviendrai plus sur ce que je vais vous dire. Cette énorme fortune, c'est
surtout par moi, par les opérations que nous avons faites ensemble et dans
lesquelles je risquais ma tête, que vous l'avez gagnée! C'est en trafiquant=
des
cargaisons pillées, des prisonniers achetés et vendus pendant la guerre de =
l'Indépendance,
que vous avez encaissé ces gains, dont le montant se chiffre par millions! =
Eh
bien, il n'est que juste que ces millions me reviennent! Je suis sans préju=
gés,
moi, vous le savez du reste! Je ne vous demanderai pas l'origine de votre
fortune! La guerre terminée, moi aussi, je me retirerai des affaires! Mais =
je ne
veux pas, non plus, être seul dans la vie, et j'entends, comprenez-moi bien,
j'entends qu'Hadjine Elizundo devienne la femme de Nicolas Starkos!»
Le banquier retomba sur son fauteuil. Il senta=
it
bien qu'il était entre les mains de cet homme, depuis longtemps son complic=
e.
Il savait que le capitaine de la K=
arysta
ne reculerait devant rien pour arr=
iver à
son but. Il ne doutait pas que, s'il le fallait, il ne fût homme à raconter
tout le passé de la maison de banque.
Pour répondre négativement à la demande de Nic=
olas
Starkos, au risque de provoquer un éclat, Elizundo n'avait plus qu'une chos=
e à dire,
et, non sans quelque hésitation, il la dit:
«Ma fille ne peut être votre femme, Nicolas
Starkos, parce qu'elle doit être la femme d'un autre!
-- D'un autre! s'écria Nicolas Starkos. En vér=
ité,
je suis arrivé à temps! Ah! la fille du banquier Elizundo se marie?...
-- Dans cinq jours!
-- Et qui épouse-t-elle? demanda le capitaine,
dont la voix frémissait de colère.
-- Un officier français.
-- Un officier français! Sans doute, un de ces
Philhellènes qui sont venus au secours de la Grèce?
-- Oui!
-- Et il se nomme?...
-- Le capitaine Henry d'Albaret...
-- Eh bien, maître Elizundo, reprit Nicolas
Starkos, qui s'approcha du banquier et lui parla les yeux dans les yeux, je=
vous
le répète, lorsque ce capitaine Henry d'Albaret saura qui vous êtes, il ne
voudra plus de votre fille, et, lorsque votre fille connaîtra la source de =
la
fortune de son père, elle ne pourra plus songer à devenir la femme de ce
capitaine Henry d'Albaret! Si donc vous ne rompez pas ce mariage aujourd'hu=
i, demain
il se rompra de lui-même, car demain les deux fiancés sauront tout!... Oui!=
...
Oui!... de par le diable, ils le sauront!»
Le banquier se releva encore une fois. Il rega=
rda
fixement le capitaine de la Karyst=
a et, alors, d'un accent de désespoir, auq=
uel il
n'y avait point à se tromper:
«Soit!... Je me tuerai, Nicolas Starkos, dit-i=
l,
et je ne serai plus une honte pour ma fille!
-- Si, répondit le capitaine, vous le serez da=
ns
l'avenir comme vous l'êtes dans le présent, et votre mort ne fera jamais qu=
'Elizundo
n'ait été le banquier des pirates de l'Archipel!»
Elizundo retomba, accablé, et ne put rien
répondre, lorsque le capitaine ajouta:
«Et voilà pourquoi Hadjine Elizundo ne sera pa=
s la
femme de cet Henry d'Albaret, pourquoi elle deviendra, qu'elle le veuille o=
u non,
la femme de Nicolas Starkos!»
Pendant une demi-heure encore, cet entretien se
prolongea en supplications de la part de l'un, en menaces de la part de l'a=
utre.
Non certes, il ne s'agissait pas d'amour, lorsque Nicolas Starkos s'imposai=
t à
la fille d'Elizundo! Il ne s'agissait que des millions dont cet homme voula=
it
avoir l'entière possession, et aucun argument ne le ferait fléchir.
Hadjine Elizundo n'avait rien su de cette lett=
re,
qui annonçait l'arrivée du capitaine de la Karysta; mais, depuis ce jour, son père lui avait=
paru
plus triste, plus sombre que d'habitude, comme s'il eût été accablé par que=
lque
préoccupation secrète. Aussi, lorsque Nicolas Starkos se présenta à la mais=
on
de banque, elle ne put se défendre d'en ressentir une inquiétude plus vive
encore. En effet, elle connaissait ce personnage pour l'avoir vu venir plus=
ieurs
fois pendant les dernières années de la guerre. Nicolas Starkos lui avait
toujours inspiré une répulsion dont elle ne se rendait pas compte. Il la
regardait, semblait-il, d'une façon, qui ne laissait pas de lui déplaire, b=
ien
qu'il ne lui eût jamais adressé que des paroles insignifiantes, comme eût p=
u le
faire un des clients habituels du comptoir. Mais la jeune fille n'avait pas=
été
sans observer qu'après les visites du capitaine de la Karysta , son père était toujours, et pe=
ndant
quelque temps, en proie à une sorte de prostration, mêlée d'effroi. De là s=
on antipathie,
que rien ne justifiait du moins jusqu'alors, contre Nicolas Starkos.
Hadjine Elizundo n'avait point encore parlé de=
cet
homme à Henry d'Albaret. Le lien qui l'unissait à la maison de banque ne
pouvait être qu'un lien d'affaires. Or, des affaires d'Elizundo, dont elle =
ignorait
d'ailleurs la nature, il n'avait jamais été question dans leurs entretiens.=
Le
jeune officier ne savait donc rien des rapports qui existaient, non seuleme=
nt
entre le banquier et Nicolas Starkos, mais aussi entre ce capitaine et la
vaillante femme dont il avait sauvé la vie au combat de Chaidari, qu'il ne =
connaissait
que sous le seul nom d'Andronika.
Mais, ainsi qu'Hadjine, Xaris avait eu plusieu=
rs
fois l'occasion de voir et de recevoir Nicolas Starkos au comptoir de la St=
rada
Reale. Lui aussi, il éprouvait à son égard les mêmes sentiments de répulsion
que la jeune fille. Seulement, étant donné sa nature vigoureuse et décidée,=
ces
sentiments se traduisaient chez lui d'une autre façon. Si Hadjine Elizundo
fuyait toutes les occasions de se trouver en présence de cet homme, Xaris l=
es
eût plutôt recherchées, à la condition «de pouvoir lui casser les reins,» c=
omme
il le disait volontiers.
«Je n'en ai pas le droit, évidemment, pensait-=
il,
mais cela viendra peut-être!»
De tout cela, il résulte donc que la nouvelle
visite du capitaine de la Karysta =
au banquier Elizundo ne fut vue avec pla=
isir
ni par Xaris, ni par la jeune fille. Bien au contraire. Aussi, ce fut un
soulagement pour tous les deux, lorsque Nicolas Starkos, après un entretien
dont rien n'avait transpiré, eut quitté la maison et repris le chemin du po=
rt.
Pendant une heure, Elizundo resta enfermé dans=
son
cabinet. On ne l'y entendait même pas bouger. Mais ses ordres étaient forme=
ls:
ni sa fille, ni Xaris ne devaient entrer, sans avoir été demandés expressém=
ent.
Or, comme la visite avait duré longtemps, cette fois, leur anxiété s'était
accrue en raison du temps écoulé.
Tout à coup, la sonnette d'Elizundo se fit
entendre -- un coup timide, venant d'une main peu assurée.
Xaris répondit à cet appel, ouvrit la porte qui
n'était plus refermée en dedans, et se trouva en présence du banquier.
Elizundo était toujours dans son fauteuil, à d=
emi
affaissé, l'air d'un homme qui vient de soutenir une violente lutte contre =
lui-
même. Il releva la tête, regarda Xaris, comme s'il eût eu quelque peine à le
reconnaître, et, passant la main sur son front:
«Hadjine?» dit-il d'une voix étouffée.
Xaris fit un signe affirmatif et sortit. Un
instant après, la jeune fille se trouvait devant son père. Aussitôt, celui-=
ci,
sans autre préambule, mais les yeux baissés, lui disait d'une voix altérée =
par
l'émotion:
«Hadjine, il faut... il faut renoncer au maria=
ge
projeté avec le capitaine Henry d'Albaret!
-- Que dites-vous, mon père?... s'écria la jeu=
ne
fille, que ce coup imprévu atteignit en plein coeur.
-- Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.
-- Mon père, me direz-vous pourquoi vous repre=
nez
votre parole, à lui et à moi? demanda la jeune fille. Je n'ai pas l'habitud=
e de
discuter vos volontés, vous le savez, et, cette fois, je ne les discuterai =
pas
davantage, quelles qu'elles soient!... Mais, enfin, me direz-vous pour quel=
le
raison je dois renoncer à épouser Henry d'Albaret?
-- Parce qu'il faut, Hadjine... il faut que tu
sois la femme d'un autre!» murmura Elizundo.
Sa fille l'entendit, si bas qu'il eût parlé.
«Un autre! dit-elle, frappée non moins cruelle=
ment
par ce second coup que le premier. Et cet autre?...
-- C'est le capitaine Starkos!
-- Cet homme!... cet homme!»
Ces mots s'échappèrent involontairement des lè=
vres
d'Hadjine qui se retint à la table pour ne pas tomber. Puis, dans un dernie=
r mouvement
de révolte que cette résolution provoquait en elle:
«Mon père, dit-elle, il y a dans cet ordre que
vous me donnez, malgré vous peut-être, quelque chose que je ne puis expliqu=
er!
Il y a un secret que vous hésitez à me dire!
-- Ne me demande rien, s'écria Elizundo, rien!=
-- Rien?... mon père!... Soit!... Mais, si, po=
ur
vous obéir, je puis renoncer à devenir la femme d'Henry d'Albaret... dussé-=
je
en mourir... je ne puis épouser Nicolas Starkos!... Vous ne le voudriez pas=
!
-- Il le faut, Hadjine! répéta Elizundo.
-- Il y va de mon bonheur! s'écria la jeune fi=
lle.
-- Et de mon honneur, à moi!
-- L'honneur d'Elizundo peut-il dépendre d'un
autre que de lui- même? demanda Hadjine.
-- Oui... d'un autre!... Et cet autre... c'est
Nicolas Starkos!»
Cela dit, le banquier se leva, les yeux hagard=
s,
la figure contractée, comme s'il allait être frappé de congestion. Hadjine,=
devant
ce spectacle, retrouva toute son énergie. Et, en vérité, il lui en fallut p=
our
dire, en se retirant:
«Soit mon père!... Je vous obéirai!»
C'était sa vie à jamais brisée, mais elle avait
compris qu'il y avait quelque effroyable secret dans les rapports du banqui=
er
avec le capitaine de la Karysta! <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Elle avait compris qu'il était dans les =
mains
de ce personnage odieux!... Elle se courba, elle se sacrifia!... L'honneur =
de
son père exigeait ce sacrifice!
Xaris reçut la jeune fille entre ses bras, pre=
sque
défaillante. Il la transporta dans sa chambre. Là, il sut d'elle tout ce qu=
i s'était
passé, à quel renoncement elle avait consenti!... Aussi, quel redoublement =
de
haine se fit en lui contre Nicolas Starkos!
Une heure après, selon son habitude, Henry
d'Albaret se présentait à la maison de banque. Une des femmes de service lui
répondit qu'Hadjine Elizundo n'était pas visible. Il demanda à voir le banq=
uier...
Le banquier ne pouvait le recevoir. Il demanda à parler à Xaris... Xaris
n'était pas au comptoir.
Henry d'Albaret rentra à l'hôtel, extrêmement
inquiet. Jamais pareilles réponses ne lui avaient été faites. Il résolut de=
revenir
le soir et attendit dans une profonde anxiété.
À six heures, on lui remit une lettre à son hô=
tel.
Il regarda l'adresse et reconnut qu'elle était de la main même d'Elizundo. =
Cette
lettre ne contenait que ces lignes:
«Monsieur Henry d'Albaret est prié de considér=
er
comme non avenus les projets d'union formés entre lui et la fille du banqui=
er Elizundo.
Pour des raisons qui lui sont tout à fait étrangères, ce mariage ne peut av=
oir
lieu, et monsieur Henry d'Albaret voudra bien cesser ses visites à la maiso=
n de
banque.
«ELIZUNDO.»
Tout d'abord, le jeune officier ne comprit rie=
n à
ce qu'il venait de lire. Puis, il relut cette lettre... Il fut atterré. Que=
s'était-il
donc passé chez Elizundo? Pourquoi ce revirement? La veille, il avait quitt=
é la
maison, où se faisaient encore les préparatifs de son mariage! Le banquier
avait été avec lui ce qu'il était toujours! Quant à la jeune fille, rien
n'indiquait que ses sentiments eussent changé à son égard!
«Mais aussi, la lettre n'est pas signée Hadjin=
e!
se répétait-il. Elle est signée Elizundo!... Non! Hadjine n'a pas connu, ne=
connaît
pas ce que m'écrit son père!... C'est à son insu qu'il a modifié ses
projets!... Pourquoi?... Je n'ai donné aucun motif qui ait pu... Ah! je sau=
rai
quel est l'obstacle qui se dresse entre Hadjine et moi!»
Et, puisqu'il ne pouvait plus être reçu dans la
maison du banquier, il lui écrivit, «ayant absolument le droit, disait-il, =
de
connaître les raisons qui faisaient rompre ce mariage à la veille de
s'accomplir».
Sa lettre resta sans réponse. Il en écrivit une
autre, deux autres: même silence.
Ce fut alors à Hadjine Elizundo qu'il s'adress=
a.
Il la suppliait, au nom de leur amour, de lui répondre, dût-elle le faire p=
ar
un refus de jamais le revoir!... Nulle réponse.
Il est probable que sa lettre ne parvint pas à=
la
jeune fille. Henry d'Albaret, du moins, dut le croire. Il connaissait assez=
son
caractère pour être sûr qu'elle lui aurait répondu.
Alors, le jeune officier, désespéré, chercha à
voir Xaris. Il ne quitta plus la Strada Reale. Il rôda pendant des heures
entières autour de la maison de banque. Ce fut inutile. Xaris, obéissant pe=
ut-être
aux ordres du banquier, peut-être à la prière d'Hadjine, ne sortait plus.
Ainsi se passèrent en vaines démarches les
journées du 24 et du 25 octobre. Au milieu d'angoisses inexprimables, Henry
d'Albaret croyait avoir atteint l'extrême limite de la souffrance!
Il se trompait.
En effet, dans la journée du 26, une nouvelle =
se
répandit, qui allait le frapper d'un coup plus terrible encore.
Non seulement son mariage avec Hadjine Elizondo
était rompu -- rupture qui était maintenant connue de toute la ville -- mai=
s Hadjine
Elizundo allait se marier avec un autre! Henry d'Albaret fut anéanti en app=
renant
cette nouvelle. Un autre que lui serait le mari d'Hadjine!
«Je saurai quel est cet homme! s'écria-t-il.
Celui-là, quel qu'il soit, je le connaîtrai!... J'arriverai jusqu'à lui!...=
Je
lui parlerai... et il faudra bien qu'il me réponde!»
Le jeune officier ne devait pas tarder à appre=
ndre
quel était son rival. En effet, il le vit entrer dans la maison de banque; =
il
le suivit lorsqu'il en sortit; il l'épia jusqu'au port, où l'attendait son
canot au pied du môle; il le vit regagner la sacolève, mouillée à une
demi-encablure au large.
C'était Nicolas Starkos, le capitaine de la Karysta .
Cela se passait le 27 octobre. Des renseigneme=
nts
précis qu'Henry d'Albaret put obtenir, il résultait que le mariage de Nicol=
as Starkos
et d'Hadjine Elizundo était très prochain, car les préparatifs se faisaient
avec une sorte de hâte. La cérémonie religieuse avait été commandée à l'égl=
ise
de Saint-Spiridion pour le 30 du mois, c'est-à-dire à la date même, qui ava=
it
été antérieurement fixée au mariage d'Henry d'Albaret. Seulement, le fiancé=
, ce
ne serait plus lui! Ce serait ce capitaine, qui venait on ne sait d'où pour
aller où l'on ne savait!
Aussi Henry d'Albaret, en proie à une fureur q=
u'il
ne pouvait plus maîtriser, était-il résolu à provoquer Nicolas Starkos, à l=
'aller
chercher jusqu'au pied de l'autel. S'il ne le tuait pas, il serait tué, lui,
mais au moins, il en aurait fini avec cette situation intolérable!
En vain se répétait-il que, si ce mariage se
faisait, c'était avec l'assentiment d'Elizundo! En vain se disait-il que ce=
lui
qui disposait de la main d'Hadjine, c'était son père!
«Oui, mais c'est contre son gré!... Elle subit=
une
pression qui la livre à cet homme!... Elle se sacrifie!»
Pendant la journée du 28 octobre, Henry d'Alba=
ret
essaya de rencontrer Nicolas Starkos. Il le guetta à son débarquement, il l=
e guetta
à l'entrée du comptoir. Ce fut en vain. Et, dans deux jours, cet odieux mar=
iage
serait accompli -- deux jours, pendant lesquels le jeune officier fit tout =
pour
arriver jusqu'à la jeune fille ou pour se trouver en face de Nicolas Starko=
s!
Mais, le 29, vers six heures du soir, un fait
inattendu se produisit, qui allait précipiter le dénouement de cette situat=
ion.
Dans l'après-midi, le bruit se répandit que le
banquier venait d'être frappé d'une congestion au cerveau. Et, en effet, de=
ux heures
après, Elizundo était mort.
Quell=
es
seraient les conséquences de cet événement, nul n'eût encore pu le prévoir.
Henry d'Albaret, dès qu'il l'apprit, dut tout naturellement penser que ces
conséquences ne pourraient que lui être favorables. En tout cas, c'était le
mariage d'Hadjine Elizundo ajourné. Bien que la jeune fille dût être sous le
coup d'une douleur profonde, le jeune officier n'hésita pas à se présenter =
à la
maison de la Strada Reale, mais il ne put voir ni Hadjine ni Xaris. Il n'av=
ait
donc plus qu'à attendre.
«Si, en épousant ce capitaine Starkos, pensait=
-il,
Hadjine se sacrifiait aux volontés de son père, ce mariage ne se fera pas, =
maintenant
que son père n'est plus!»
Ce raisonnement était juste. De là, cette
déduction toute naturelle, c'est que si les chances d'Henry d'Albaret s'éta=
ient
accrues, celles de Nicolas Starkos avaient diminué.
On ne s'étonnera donc pas que, dès le lendemai=
n,
un entretien à ce sujet, provoqué par Skopélo, eût lieu à bord de la sacolè=
ve
entre son capitaine et lui. C'était le second de la Karysta qui, en rentrant à bord vers dix heures =
du
matin, avait rapporté la nouvelle de la mort d'Elizundo -- nouvelle qui fai=
sait
grand bruit par la ville.
On aurait pu croire que Nicolas Starkos, aux
premiers mots que lui en dit Skopélo, allait s'abandonner à quelque mouveme=
nt
de colère. Il n'en fut rien. Le capitaine savait se posséder et n'aimait po=
int
à récriminer contre les faits accomplis.
«Ah! Elizundo est mort? dit-il simplement.
-- Oui!... Il est mort!
-- Est-ce qu'il se serait tué? ajouta Nicolas
Starkos à mi-voix, comme s'il se fût parlé à lui-même.
-- Non, répondit Skopélo, qui avait entendu la
réflexion du capitaine, non! Les médecins ont constaté que le banquier Eliz=
undo
était mort d'une congestion...
-- Foudroyé?...
-- À peu près. Il a immédiatement perdu
connaissance et n'a pu prononcer une seule parole avant de mourir!
-- Autant vaut qu'il en ait été ainsi, Skopélo=
!
-- Sans contredit, capitaine, surtout si l'aff=
aire
d'Arkadia était déjà terminée...
-- Entièrement, répondit Nicolas Starkos. Nos
traites ont été escomptées, et, maintenant, tu pourras prendre, contre arge=
nt, livraison
du convoi de prisonniers.
-- Eh! de par le diable, il était temps! s'écr=
ia
le second. Mais, capitaine, si cette opération est achevée, et l'autre?
-- L'autre?... répondit tranquillement Nicolas
Starkos. Eh bien! l'autre s'achèvera comme elle devait s'achever! Je ne vois
pas ce qu'il y a de changé dans la situation! Hadjine Elizundo obéira à son
père mort, comme elle eût obéi à son père vivant, et pour les mêmes raisons=
!
-- Ainsi, capitaine, reprit Skopélo, vous n'av=
ez
point l'intention d'abandonner la partie?
-- L'abandonner! s'écria Nicolas Starkos d'un =
ton
qui indiquait sa ferme volonté de briser tout obstacle. Dis donc, Skopélo,
crois-tu qu'il y ait au monde un homme, un seul, qui consente à fermer la m=
ain,
quand il n'a qu'à l'ouvrir pour qu'il y tombe vingt millions!
-- Vingt millions! répéta Skopélo, qui souriai=
t en
hochant la tête. Oui! c'est bien à vingt millions que j'avais estimé la for=
tune
de notre vieil ami Elizundo!
-- Fortune nette, claire, en bonnes valeurs,
reprit Nicolas Starkos, et dont la réalisation pourra se faire sans retard.=
-- Dès que vous en serez possesseur, capitaine,
car maintenant, toute cette fortune va revenir à la belle Hadjine...
-- Qui, elle, me reviendra, à moi! Sois sans
crainte, Skopélo! D'un mot je puis perdre l'honneur du banquier, et, après =
sa
mort comme avant, sa fille tiendra plus à cet honneur qu'à sa fortune! Mais=
je
ne dirai rien, je n'aurai rien à dire! La pression que j'exerçais sur son p=
ère,
je l'exercerai toujours sur elle! Ces vingt millions, elle sera trop heureu=
se
de les apporter en dot à Nicolas Starkos, et, si tu en doutes, Skopélo, c'e=
st
que tu ne connais pas le capitaine de la Karysta!»
Nicolas Starkos parlait avec une telle assuran=
ce,
que son second, quoique peu enclin à se faire des illusions, se reprit à cr=
oire
que l'événement de la veille n'empêcherait pas l'affaire de se conclure. Il=
n'y
aurait qu'un retard, voilà tout.
Quelle serait la durée de ce retard, c'était
uniquement la question qui préoccupait Skopélo et même Nicolas Starkos, bien
que celui-ci n'en voulût point convenir. Il ne manqua pas d'assister, le
lendemain, aux obsèques du riche banquier, qui furent faites très simplemen=
t et
ne réunirent même qu'un petit nombre de personnes. Là, il s'était rencontré
avec Henry d'Albaret; mais, entre eux, il n'y avait eu que quelques regards
d'échangés, rien de plus.
Pendant les cinq jours qui suivirent la mort
d'Elizondo, le capitaine de la Kar=
ysta essaya vainement d'arriver jusqu'à la je=
une
fille. La porte du comptoir était close à tous. Il semblait que la maison de
banque fût morte avec le banquier.
Du reste, Henry d'Albaret ne fut pas plus heur=
eux
que Nicolas Starkos. Il ne put communiquer avec Hadjine par visite ni par l=
ettre.
C'était à se demander si la jeune fille n'avait point quitté Corfou sous la
protection de Xaris, qui ne se montrait nulle part.
Cependant, le capitaine de la Karysta , loin d'abandonner ses projets,
répétait volontiers que leur réalisation n'était que retardée. Grâce à lui,
grâce aux manoeuvres de Skopélo, aux bruits que celui-ci répandait avec
intention, le mariage de Nicolas Starkos et d'Hadjine Elizundo ne faisait de
doute pour personne. Il fallait seulement attendre que les premiers temps du
deuil fussent écoulés, et, peut-être aussi, que la situation financière de =
la
maison eût été régulièrement établie.
Quant à la fortune que laissait le banquier, on savait qu'elle était énorme. Grossie, naturellement par les bavardages du q= uartier et les on-dit de la ville, elle arrivait déjà à être quintuplée. Oui! on affirmait qu'Elizondo ne laissait pas moins d'une centaine de millions! Et quelle héritière, cette jeune Hadjine, et quel homme heureux, ce Nicolas Starkos, auquel sa main était promise! On ne parlait plus que de cela dans Corfou, dans ses deux faubourgs, jusque dans les derniers villages de l'île= ! Aussi les badauds affluaient-ils à la Strada Reale. Faute de mieux, on voulait au moins contempler cette maison fameuse, dans laquelle il était entré tant d'argent, et où il devait en rester tant, puisqu'il en était si peu sorti!<= o:p>
La vérité, c'est que cette fortune était énorm=
e.
Elle se montait à près de vingt millions, et, ainsi que l'avait dit Nicolas
Starkos à Skopélo dans leur dernier entretien, fortune en valeurs facilement
réalisables, non en propriétés foncières.
Ce fut ce que reconnut Hadjine Elizundo, ce que
Xaris reconnut avec elle, pendant les premiers jours qui suivirent la mort =
du banquier.
Mais, ce qu'ils furent aussi amenés à reconnaître, ce fut par quels moyens
cette fortune avait été gagnée. En effet, Xaris avait assez l'habitude des
affaires de banque pour se rendre compte de ce qu'avait été le passé du
comptoir, lorsque les livres et les papiers eurent été mis à sa disposition.
Elizundo avait, sans doute, l'intention de les détruire plus tard, mais la =
mort
l'avait surpris. Ils étaient là. Ils parlaient d'eux-mêmes.
Hadjine et Xaris ne savaient que trop, mainten=
ant,
d'où venaient ces millions! Sur combien de trafics odieux, sur combien de m=
isères
reposait toute cette richesse, ils n'avaient plus à l'apprendre! Voilà donc
comment et pourquoi Nicolas Starkos tenait Elizundo! Il était son complice!=
Il
pouvait le déshonorer d'un mot! Puis, s'il lui convenait de disparaître, il=
eût
été impossible de retrouver ses traces! Et c'était son silence qu'il faisait
payer au père en lui arrachant sa fille!
«Le misérable!... le misérable! s'écriait Xari=
s.
-- Tais-toi!» répondait Hadjine.
Et il se taisait, car il sentait bien que ses
paroles allaient atteindre plus loin que Nicolas Starkos!
Cependant, cette situation ne pouvait tarder à=
se
dénouer. Il fallait, d'ailleurs, qu'Hadjine Elizundo prît sur elle de préci=
piter
ce dénouement dans l'intérêt de tous.
Le sixième jour après la mort d'Elizundo, vers
sept heures du soir, Nicolas Starkos, que Xaris attendait à l'escalier du m=
ôle,
était prié de se rendre immédiatement à la maison de banque.
Dire que cette communication fut faite d'un ton
aimable, ce serait aller trop loin. Le ton de Xaris n'était rien moins
qu'engageant, sa voix rien moins que douce, quand il aborda le capitaine de=
la Karysta . Mais celui-ci n'était pas homm=
e à
s'émouvoir de si peu, et il suivit Xaris jusqu'au comptoir, où il fut aussi=
tôt introduit.
Pour les voisins, qui virent entrer Nicolas
Starkos dans cette maison, si obstinément fermée jusqu'alors, il n'était pl=
us
douteux que les chances ne fussent en sa faveur.
Nicolas Starkos trouva Hadjine Elizundo dans le
cabinet de son père. Elle était assise devant le bureau, sur lequel se voya=
ient
un grand nombre de papiers, documents et livres. Le capitaine comprit que la
jeune fille avait dû se mettre au courant des affaires de la maison, et il =
ne
se trompait pas. Mais connaissait- elle les rapports que le banquier avait =
eus
avec les pirates de l'Archipel, voilà ce qu'il se demandait.
À l'entrée du capitaine, Hadjine Elizundo se l=
eva
-- ce qui la dispensait de lui offrir de s'asseoir -- et elle fit signe à X=
aris
de les laisser seuls. Elle était vêtue de deuil. Sa physionomie grave, ses =
yeux
fatigués par l'insomnie, indiquaient, en toute sa personne, une grande
lassitude physique, mais nul abattement moral. Dans cet entretien, qui alla=
it
avoir de si graves conséquences pour tous ceux dont il serait question, son
calme ne devait pas l'abandonner un seul instant.
«Me voici, Hadjine Elizundo, dit le capitaine,=
et
je suis à vos ordres. Pourquoi m'avez-vous fait demander?
-- Pour deux motifs, Nicolas Starkos, répondit=
la
jeune fille, qui voulait aller droit au but. Tout d'abord, j'ai à vous dire=
que
ce projet de mariage que m'imposait mon père, vous le savez bien, doit être
considéré comme rompu entre nous.
-- Et moi, répliqua froidement Nicolas Starkos=
, je
me bornerai à répondre qu'en parlant ainsi, Hadjine Elizundo n'a peut-être =
pas réfléchi
aux conséquences de ses paroles.
-- J'ai réfléchi, répondit la jeune fille, et =
vous
comprendrez que ma résolution doit être irrévocable, puisque je n'ai plus r=
ien
à apprendre sur la nature des affaires que la maison Elizundo a faites avec
vous et les vôtres, Nicolas Starkos!»
Ce ne fut pas sans un vif déplaisir que le
capitaine de la Karysta reçut cette très nette réponse. Sans dou=
te, il
s'attendait bien à ce qu'Hadjine Elizundo lui notifiât son congé en bonne
forme, mais il comptait aussi briser sa résistance, en lui apprenant ce
qu'avait été son père et quels rapports le liaient à lui. Or, voici qu'elle
savait tout. C'était donc une arme, sa meilleure peut-être, qui se brisait =
dans
sa main. Toutefois, il ne se crut pas désarmé, et il reprit d'un ton quelque
peu ironique:
«Ainsi, vous connaissez les affaires de la mai=
son
Elizundo, et, les connaissant, vous tenez ce langage?
-- Je le tiens, Nicolas Starkos, et le tiendrai
toujours, parce que c'est mon devoir de le tenir!
-- Dois-je donc croire, répondit Nicolas Stark=
os,
que le capitaine Henry d'Albaret...
-- Ne mêlez pas le nom d'Henry d'Albaret à tout
ceci!» répliqua vivement Hadjine.
Puis, plus maîtresse d'elle-même, et, pour
empêcher toute provocation qui eût pu survenir, elle ajouta:
«Vous savez bien, Nicolas Starkos, que jamais =
le
capitaine d'Albaret ne consentira à s'unir à la fille du banquier Elizundo!=
-- Il sera difficile!
-- Il sera honnête!
-- Et pourquoi?
-- Parce qu'on n'épouse pas une héritière dont=
le
père a été le banquier des pirates! Non! Un honnête homme ne peut accepter =
une fortune
acquise d'une façon infâme!
-- Mais, reprit Nicolas Starkos, il me semble =
que
nous parlons là de choses absolument étrangères à la question qu'il s'agit =
de résoudre!
-- Cette question est résolue!
-- Permettez-moi de vous faire observer que
c'était le capitaine Starkos, non le capitaine d'Albaret, qu'Hadjine Elizun=
do devait
épouser! La mort de son père ne doit pas avoir plus changé ses intentions
qu'elle n'a changé les miennes!
-- J'obéissais à mon père, répondit Hadjine, je
lui obéissais, sans rien savoir des motifs qui l'obligeaient à me sacrifier=
! Je
sais, à présent, que je sauvais son honneur en lui obéissant!
-- Eh bien, si vous savez... répondit Nicolas
Starkos.
-- Je sais, reprit Hadjine en lui coupant la
parole, je sais que c'est vous, son complice, qui l'avez entraîné dans ces
affaires odieuses, vous qui avez fait entrer ces millions dans la maison de=
banque,
honorable avant vous! Je sais que vous avez dû le menacer de révéler
publiquement son infamie, s'il refusait de vous donner sa fille! En vérité!
avez-vous jamais pu croire, Nicolas Starkos, qu'en consentant à vous épouse=
r,
je fisse autre chose que d'obéir à mon père?
-- Soit, Hadjine Elizundo, je n'ai plus rien à
vous apprendre! Mais, si vous étiez soucieuse de l'honneur de votre père
pendant sa vie, vous devez l'être tout autant après sa mort, et, pour peu q=
ue
vous persistiez à ne pas tenir vos engagements envers moi...
-- Vous direz tout, Nicolas Starkos! s'écria la
jeune fille avec une telle expression de dégoût et de mépris qu'une sorte d=
e rougeur
monta au front de l'impudent personnage.
-- Oui... tout! répliqua-t-il.
-- Vous ne le ferez pas, Nicolas Starkos!
-- Et pourquoi?
-- Ce serait vous accuser vous-même!
-- M'accuser, Hadjine Elizundo! Pensez-vous do=
nc
que ces affaires aient été jamais faites sous mon nom? Vous imaginez-vous q=
ue
ce soit Nicolas Starkos qui coure l'Archipel et trafique des prisonniers de
guerre? Non! En parlant, je ne me compromettrai pas, et, si vous m'y forcez=
, je
parlerai!»
La jeune fille regarda le capitaine en face. S=
es
yeux, qui avaient toute l'audace de l'honnêteté, ne se baissèrent pas devant
les siens, si effrayants qu'ils fussent.
«Nicolas Starkos, reprit-elle, je pourrais vous
désarmer d'un mot, car ce n'est ni par sympathie ni par amour pour moi que =
vous
avez exigé ce mariage! C'était simplement pour devenir possesseur de la for=
tune
de mon père! Oui! je pourrais vous dire: Ce ne sont que ces millions que vo=
us
voulez!... Eh bien, les voilà!... prenez- les!... partez!... et que je ne v=
ous
revoie jamais!... Mais je ne dirai pas cela, Nicolas Starkos!... Ces millio=
ns,
dont j'hérite... vous ne les aurez pas!... Je les garderai!... J'en ferai
l'usage qui me conviendra!... Non! vous ne les aurez pas!... Et maintenant,
sortez de cette chambre!... Sortez de cette maison!... Sortez!»
Hadjine Elizundo, le bras tendu, la tête haute,
semblait alors maudire le capitaine, comme Andronika l'avait maudit, quelqu=
es semaines
avant, sur le seuil de la maison paternelle. Mais, ce jour-là, si Nicolas
Starkos avait reculé devant le geste de sa mère, cette fois, il marcha
résolument vers la jeune fille:
«Hadjine Elizundo, dit-il à voix basse, oui! i=
l me
faut ces millions!... D'une façon ou d'une autre, il me les faut... et je l=
es
aurai!
-- Non!... et plutôt les anéantir, plutôt les
jeter dans les eaux du golfe! répondit Hadjine.
-- Je les aurai, vous dis-je!... Je les veux!»=
Nicolas Starkos avait saisi la jeune fille par=
le
bras. La colère l'égarait. Il n'était plus maître de lui. Son regard se
troublait. Il eût été capable de la tuer!
Hadjine Elizundo vit tout cela en un instant. =
Mourir!
Eh! que lui importait maintenant! La mort ne l'eût point effrayée. Mais l'é=
nergique
jeune fille avait autrement disposé d'elle-même... Elle s'était condamnée à
vivre.
«Xaris!» cria-t-elle.
La porte s'ouvrit. Xaris parut.
«Xaris, chasse cet homme!»
Nicolas Starkos n'avait pas eu le temps de se
retourner qu'il était saisi par deux bras de fer. La respiration lui manqua=
. Il
voulut parler, crier... Il n'y parvint pas plus qu'il ne parvint à se dégag=
er
de cette effroyable étreinte. Puis, tout meurtri, à demi étouffé, hors d'ét=
at
de rugir, il fut déposé à la porte de la maison.
Là, Xaris ne prononça que ces mots:
«Je ne vous tue pas, parce qu'elle ne m'a pas =
dit
de vous tuer! Quand elle me le dira, je le ferai!»
Et il referma la porte.
À cette heure, la rue était déjà déserte. Pers=
onne
n'avait pu voir ce qui venait de se passer, c'est-à-dire que Nicolas Starko=
s venait
d'être chassé de la maison du banquier Elizundo. Mais on l'avait vu y entre=
r,
et cela suffisait. Il s'ensuit donc que, lorsque Henry d'Albaret apprit que=
son
rival avait été reçu là où on refusait de le recevoir, il dut penser, comme
tout le monde, que le capitaine de la Karysta
était resté vis-à-vis de la jeune =
fille
dans les conditions d'un fiancé.
Quel coup cela fut pour lui! Nicolas Starkos,
admis dans cette maison d'où l'excluait une consigne impitoyable! Il fut te=
nté,
tout d'abord, de maudire Hadjine, et qui ne l'eût fait à sa place? Mais il
parvint à se maîtriser, son amour l'emporta sur sa colère, et, bien que les
apparences fussent contre la jeune fille:
«Non! non!... s'écria-t-il, cela n'est pas
possible!... Elle... à cet homme!... Cela ne peut être!... Cela n'est pas!»=
Cependant, malgré les menaces par lui faites à
Hadjine Elizundo, Nicolas Starkos, après avoir réfléchi, s'était décidé à se
taire. De ce secret, qui pesait sur la vie du banquier, il résolut de ne ri=
en
dévoiler. Cela lui laissait toute facilité d'agir, et il serait toujours te=
mps
de le faire, plus tard, si les circonstances l'exigeaient.
C'est ce qui fut bien convenu entre Skopélo et
lui. Il ne cacha rien au second de la Karysta
de ce qui s'était passé pendant sa=
visite
à Hadjine Elizundo. Skopélo l'approuva de ne rien dire et de se réserver, t=
out
en observant que les choses ne prenaient point une tournure favorable à leu=
rs
projets. Ce qui l'inquiétait surtout, c'était que l'héritière ne voulût pas
acheter leur discrétion en abandonnant l'héritage! Pourquoi? En vérité, il =
n'y comprenait
rien.
Pendant les jours suivants, jusqu'au 12 novemb=
re,
Nicolas Starkos ne quitta pas son bord, même une heure. Il cherchait, il
combinait les divers moyens qui pourraient le conduire à son but. D'ailleur=
s,
il comptait un peu sur l'heureuse chance, qui l'avait toujours servi pendan=
t le
cours de son abominable existence... Cette fois-ci, il comptait à tort.
De son côté, Henry d'Albaret ne vivait pas moi=
ns à
l'écart. Ses tentatives pour revoir la jeune fille, il n'avait pas cru devo=
ir les
renouveler. Mais il ne désespérait pas.
Le 12, au soir, une lettre lui fut apportée à =
son
hôtel. Un pressentiment lui dit que cette lettre venait d'Hadjine Elizundo.=
Il
l'ouvrit, il regarda la signature: il ne s'était pas trompé.
Cette lettre ne contenait que quelques lignes,
écrites de la main de la jeune fille. Voici ce qu'elle disait:
«Henry,
«La mort de mon père m'a rendu ma liberté, mais
vous devez renoncer à moi! La fille du banquier Elizundo n'est pas digne de=
vous!
Je ne serai jamais à Nicolas Starkos, un misérable! mais je ne puis être à
vous, un honnête homme! Pardon et adieu!
«HADJINE ELIZUNDO.»
Au reçu de cette lettre, Henry d'Albaret, sans
prendre le temps de réfléchir, courut à la maison de la Strada Reale...
La maison était fermée, abandonnée, déserte, c=
omme
si Hadjine Elizundo l'eût quittée avec son fidèle Xaris pour n'y jamais rev=
enir.
L'île=
de
Scio, plus généralement appelée Chio depuis cette époque, est située dans la
mer Égée, à l'ouest du golfe de Smyrne, près du littoral de l'Asie Mineure.
Avec Lesbos au nord, Samos au sud, elle appartient au groupe des Sporades,
situé dans l'est de l'Archipel. Elle ne se développe pas sur moins de quara=
nte
lieues de périmètre. Le mont Pélinéen, maintenant mont Élias, qui la domine=
, se
dresse à une hauteur de deux mille cinq cents pieds au- dessus du niveau de=
la
mer.
Des principales villes que renferme cette île,
Volysso, Pitys, Delphinium, Leuconia, Caucasa, Scio, sa capitale, est la pl=
us importante.
C'était là que, le 30 octobre 1827, le colonel Fabvier avait débarqué un pe=
tit
corps expéditionnaire, dont l'effectif s'élevait à sept cents réguliers, de=
ux
cents cavaliers, quinze cents irréguliers à la solde des Sciotes, avec un
matériel comprenant dix obusiers et dix canons.
L'intervention des puissances européennes, apr=
ès
le combat de Navarin, n'avait pas encore définitivement résolu la question =
grecque.
L'Angleterre, la France et la Russie ne voulaient, en effet, donner au nouv=
eau
royaume que les limites mêmes que l'insurrection n'avait jamais dépassées. =
Or,
cette détermination ne pouvait convenir au gouvernement hellénique. Ce qu'il
exigeait, c'étaient, avec toute la Grèce continentale, la Crète et l'île de=
Scio,
nécessaires à son autonomie. Aussi, tandis que Miaoulis prenait la Crète po=
ur
objectif, Ducas, la terre ferme, Fabvier débarquait à Maurolimena, dans l'î=
le
de Scio, à la date indiquée ci-dessus.
On comprend que les Hellènes voulussent ravir =
aux
Turcs cette île superbe, magnifique joyau de ce chapelet des Sporades. Son
ciel, le plus pur de l'Asie Mineure, lui fait un climat merveilleux, sans
chaleurs extrêmes, sans froids excessifs. Il la rafraîchit au souffle d'une
brise modérée, il la rend salutaire entre toutes les îles de l'Archipel. Au=
ssi,
dans un hymne attribué à Homère -- que Scio revendique comme un de ses enfa=
nts
-- le poète l'appelle la «très grasse». Vers l'ouest, elle distille des vins
délicieux qui rivaliseraient avec les meilleurs crus de l'antiquité, et un =
miel
qui peut le disputer à celui de l'Hymette. Vers l'est, elle fait mûrir des
oranges et des citrons, dont la renommée se propage jusqu'à l'Europe
occidentale. Vers le sud, elle se couvre de ces diverses espèces de lentisq=
ues
qui produisent une précieuse gomme, le mastic, si employé dans les arts et =
même
en médecine -- grande richesse du pays. Enfin, dans cette contrée, bénie des
dieux, poussent avec les figuiers, les dattiers, les amandiers, les grenadi=
ers,
les oliviers, tous les plus beaux types arborescents des zones méridionales=
de
l'Europe.
Cette île, le gouvernement voulait donc l'engl=
ober
dans le nouveau royaume. C'est pourquoi le hardi Fabvier, en dépit de tous =
les déboires
dont il avait été abreuvé par ceux-là mêmes pour lesquels il venait verser =
son
sang, s'était chargé de la conquérir.
Cependant, durant les derniers mois de cette
année, les Turcs n'avaient cessé de continuer massacres et razzias à traver=
s la
péninsule hellénique, et cela, à la veille du débarquement, à Nauplie, de C=
apo
d'Istria. L'arrivée de ce diplomate devait mettre fin aux querelles intesti=
nes
des Grecs et concentrer le gouvernement en une seule main. Mais, bien que la
Russie dût déclarer la guerre au sultan six mois après, et venir ainsi en a=
ide
à la constitution du nouveau royaume, Ibrahim tenait toujours la partie moy=
enne
et les villes maritimes du Péloponnèse. Et si, huit mois plus tard, le 6
juillet 1828, il se préparait à quitter le pays, auquel il avait fait tant =
de
mal, si, en septembre de la même année, il ne devait plus rester un seul
Égyptien sur la terre de Grèce, ces hordes sauvages n'en allaient pas moins
ravager la Morée pendant quelque temps encore.
Toutefois, puisque les Turcs ou leurs alliés
occupaient certaines villes du littoral, aussi bien dans le Péloponnèse que
dans la Crète, on ne s'étonnera pas que les pirates fussent nombreux à cour=
ir
les mers avoisinantes. Si le mal qu'ils causaient aux navires faisant le
commerce d'une île à l'autre était considérable, ce n'était pas que les
commandants de flottilles grecques, les Miaoulis, les Canaris, les Tsamados,
cessassent de les poursuivre; mais ces forbans étaient nombreux, infatigabl=
es, et
il n'y avait plus aucune sécurité à traverser ces parages. De la Crète à l'=
île
de Métélin, de Rhodes à Nègrepont, l'Archipel était en feu.
Enfin, à Scio même, ces bandes, composées du r=
ebut
de toutes les nations, écumaient les alentours de l'île, et venaient en aid=
e au
pacha, renfermé dans la citadelle, dont le colonel Fabvier allait commencer=
le
siège dans de détestables conditions.
On s'en souvient, les négociants des îles
Ioniennes épouvantés de cet état de choses commun à toutes les Échelles du
Levant, s'étaient associés pour armer une corvette, destinée à donner la ch=
asse
aux pirates. Aussi, depuis cinq semaines, la Syphanta avait-elle quitté Corfou, afin de rallie=
r les
mers de l'Archipel. Deux ou trois affaires, dont elle s'était heureusement
tirée, la capture de plusieurs navires, à bon droit suspects, ne pouvaient =
que
l'encourager à poursuivre résolument son oeuvre. Signalé à maintes reprises
dans les eaux de Psara, de Scyros, de Zéa, de Lemnos, de Paros, de Santorin,
son commandant Stradena remplissait sa tâche avec non moins de hardiesse qu=
e de
bonheur. Seulement, il ne semblait pas qu'il eût encore pu rencontrer cet
insaisissable Sacratif, dont l'apparition était toujours marquée par les pl=
us sanglantes
catastrophes. On entendait souvent parler de lui, on ne le voyait jamais.
Or, il y avait quinze jours au plus, vers le 13
novembre, la Syphanta venait d'être aperçue aux environs de Sc=
io. À
cette date, le port de l'île reçut même une de ses prises, et Fabvier fit
prompte justice de son équipage de pirates.
Mais, depuis cette époque, plus de nouvelles d=
e la
corvette. Personne ne pouvait dire dans quels parages elle traquait actuell=
ement
les écumeurs de l'Archipel. On avait même lieu d'être inquiet sur son compt=
e.
Jusqu'alors, en effet, dans ces mers resserrées, toutes semées d'îles, et p=
ar
conséquent de points de relâche, il était rare que plusieurs jours
s'écoulassent sans que sa présence n'eût été signalée.
C'est dans ces circonstances, que, le 27 novem=
bre,
Henry d'Albaret arriva à Scio, huit jours après avoir quitté Corfou. Il y
venait rejoindre son ancien commandant, afin de continuer sa campagne contre
les Turcs.
La disparition d'Hadjine Elizundo l'avait frap=
pé
d'un coup terrible. Ainsi, la jeune fille repoussait Nicolas Starkos comme =
un
misérable indigne d'elle, et elle se refusait à celui qu'elle avait accepté,
comme étant indigne de lui! Quel mystère y avait-il dans tout cela? Où
fallait-il le chercher? Dans sa vie, à elle, si calme, si pure? Non,
évidemment! Était-ce dans la vie de son père? Mais qu'y avait-il donc de co=
mmun
entre le banquier Elizundo et le capitaine Nicolas Starkos?
À ces questions, qui eût pu répondre? La maiso=
n de
banque était abandonnée. Xaris lui-même avait dû la quitter en même temps q=
ue la
jeune fille. Henry d'Albaret ne pouvait compter que sur lui seul pour décou=
vrir
ces secrets de la famille Elizundo.
Il eut alors la pensée de fouiller la ville de
Corfou, puis l'île entière. Peut-être Hadjine y avait-elle cherché refuge en
quelque endroit ignoré? On compte, en effet, un certain nombre de villages,
disséminés à la surface de l'île, où il est facile de trouver un abri sûr. =
Pour
qui veut se dérober au monde et se faire oublier, Benizze, Santa Decca,
Leucimne, vingt autres, offrent de tranquilles retraites. Henry d'Albaret se
jeta sur toutes les routes, il chercha jusque dans les moindres hameaux que=
lque
trace de la jeune fille: il ne trouva rien.
Un indice, alors, lui donna à supposer qu'Hadj=
ine
Elizundo avait dû quitter l'île de Corfou. En effet, au petit port d'Alipa,
dans l'ouest-nord-ouest de l'île, on lui apprit qu'un léger speronare venait
récemment de prendre la mer, après avoir attendu deux passagers pour le com=
pte
desquels il avait été secrètement frété.
Mais ce n'était là qu'un indice bien vague.
D'ailleurs, certaines concordances de faits et de dates vinrent bientôt don=
ner
au jeune officier un nouveau sujet de craintes.
En effet, lorsqu'il fut de retour à Corfou, il
apprit que la sacolève, elle aussi, avait quitté le port. Et, ce qui ressor=
tait
de plus grave, c'est que ce départ s'était effectué le jour même où Hadjine
Elizundo avait disparu. Devait-on voir un lien entre ces deux événements? La
jeune fille, attirée dans quelque piège en même temps que Xaris, avait-elle=
été
enlevée par force? N'était- elle pas maintenant au pouvoir du capitaine de =
la Karysta ?
Cette pensée brisa le coeur d'Henry d'Albaret.
Mais que faire? En quel point du monde rechercher Nicolas Starkos? Au vrai,
qu'était- il, cet aventurier? La K=
arysta
, venue on ne sait d'où, partie pour on ne sait où, pouvait à bon droit pas=
ser
à l'état de bâtiment suspect! Toutefois, dès qu'il fut redevenu maître de l=
ui- même,
le jeune officier repoussa bien loin cette pensée. Puisque Hadjine Elizundo=
se
déclarait indigne de lui, puisqu'elle ne voulait pas le revoir, quoi de plus
naturel d'admettre qu'elle s'était volontairement éloignée sous la protecti=
on
de Xaris.
Eh bien, s'il en était ainsi, Henry d'Albaret
saurait la retrouver. Peut-être son patriotisme l'avait-il poussée à prendr=
e part
à cette lutte où s'agitait le sort de son pays? Peut-être, cette énorme
fortune, dont elle était libre de disposer, avait- elle voulu la mettre au
service de la guerre de l'Indépendance? Pourquoi n'aurait-elle pas suivi, s=
ur
le même théâtre, les Bobolina, les Modena, les Andronika et tant d'autres, =
pour
lesquelles son admiration était sans bornes?
Aussi, Henry d'Albaret, bien certain qu'Hadjine
Elizundo ne se trouvait plus à Corfou, se décida-t-il à reprendre sa place =
dans
le corps des Philhellènes. Le colonel Fabvier était à Scio avec ses régulie=
rs.
Il résolut d'aller le rejoindre. Il quitta les îles Ioniennes, traversa la
Grèce du Nord, passa les golfes de Patras et de Lépante, s'embarqua au golfe
d'Égine, échappa, non sans peine, à quelques pirates qui écumaient la mer d=
es
Cyclades, et arriva à Scio, après une rapide traversée.
Fabvier fit au jeune officier un cordial accue=
il,
qui prouvait combien il le tenait en haute estime. Ce hardi soldat voyait e=
n lui,
non seulement un dévoué compagnon d'armes, mais un ami sûr, auquel il pouva=
it
confier ses ennuis, et ils étaient grands. L'indiscipline des irréguliers, =
qui
formaient un chiffre important dans le corps expéditionnaire, la solde mal =
et
même non payée, les embarras suscités par les Sciotes eux-mêmes, tout cela =
gênait
et retardait ses opérations.
Cependant le siège de la citadelle de Scio éta=
it
commencé. Toutefois, Henry d'Albaret arriva assez à temps pour prendre part=
aux
travaux d'approche. À deux reprises, les puissances alliées enjoignirent au
colonel Fabvier de cesser ses préparatifs; le colonel, ouvertement soutenu =
par
le gouvernement hellénique, ne tint aucun compte de ces injonctions et cont=
inua
imperturbablement son oeuvre.
Bientôt, ce siège fut converti en une sorte de
blocus, mais si insuffisamment fermé que les provisions et les munitions pu=
rent
toujours être reçues par les assiégés. Quoi qu'il en soit, peut- être Fabvi=
er
serait-il parvenu à s'emparer de la citadelle, si son armée, que la famine
affaiblissait de jour en jour, ne se fût répandue dans l'île pour piller et=
se
nourrir. Or, ce fut dans ces conditions qu'une flotte ottomane, composée de
cinq vaisseaux, put forcer le port de Scio et apporter aux Turcs un renfort=
de
deux mille cinq cents hommes. Il est vrai que, peu de temps après, Miaoulis
apparut avec son escadre pour venir en aide au colonel Fabvier, mais trop t=
ard,
et il dut se retirer.
Avec l'amiral grec étaient arrivés quelques
bâtiments sur lesquels s'étaient embarqués un certain nombre de volontaires,
destinés à renforcer le corps expéditionnaire de Scio.
Une femme s'était jointe à eux.
Après avoir lutté jusqu'à la dernière heure co=
ntre
les soldats d'Ibrahim dans le Péloponnèse, Andronika, qui avait été du débu=
t, voulait
aussi être de la fin de la guerre. C'est pourquoi elle était venue à Scio,
résolue, s'il le fallait, à se faire tuer dans cette île, que les Grecs
prétendaient rattacher à leur nouveau royaume. C'eût été, pour elle, comme =
une
compensation du mal que son indigne fils avait fait en ces lieux mêmes, lors
des épouvantables massacres de 1822.
À cette époque, le sultan avait lancé contre S=
cio
cet arrêt terrible: feu, fer, esclavage. Le capitan-pacha, Kara-Ali, fut ch=
argé
de l'exécuter. Il l'accomplit. Ses hordes sanguinaires prirent pied dans l'=
île.
Hommes au-dessus de douze ans, femmes au- dessus de quarante, furent
impitoyablement massacrés. Le reste, réduit en esclavage, devait être empor=
té
sur les marchés de Smyrne et de la Barbarie. L'île entière fut ainsi mise à=
feu
et à sang par la main de trente mille Turcs.
Vingt-trois mille Sciotes avaient été tués.
Quarante-sept mille furent destinés à être vendus.
C'est alors qu'intervint Nicolas Starkos. Ses
compagnons et lui, après avoir pris leur part des tueries et du pillage, se
firent les principaux courtiers de ce trafic, qui allait livrer tout un tro=
upeau
humain à l'avidité ottomane. Ce furent les navires de ce renégat, qui servi=
rent
à transporter des milliers de malheureux sur les côtes de l'Asie-Mineure et=
de
l'Afrique. C'est par suite de ces odieuses opérations que Nicolas Starkos a=
vait
été mis en rapport avec le banquier Elizundo. De là, d'énormes bénéfices, d=
ont
la plus grande somme revint au père d'Hadjine.
Or, Andronika ne savait que trop quelle part
Nicolas Starkos avait prise aux massacres de Scio, quel rôle il avait joué =
dans
ces épouvantables circonstances. C'est pourquoi elle avait voulu venir là où
elle eût été cent fois maudite, si on eût su qu'elle était la mère de ce
misérable. Il lui semblait que de combattre dans cette île, que de verser s=
on
sang pour la cause des Sciotes, ce serait comme une réparation, comme une
expiation suprême des crimes de son fils.
Mais, du moment qu'Andronika avait débarqué à
Scio, il était difficile qu'Henry d'Albaret et elle ne se rencontrassent pa=
s un
jour ou l'autre. En effet, quelque temps après son arrivée, le 15 janvier,
Andronika se trouva inopinément en présence du jeune officier qui l'avait
sauvée sur le champ de bataille de Chaidari.
Ce fut elle qui alla à lui, ouvrant ses bras et
s'écriant:
«Henry d'Albaret!
-- Vous!... Andronika!... Vous! dit le jeune
officier. Vous... que je retrouve ici?
-- Oui! répondit-elle. Ma place n'est-elle pas=
là
où il y a encore à lutter contre les oppresseurs?
-- Andronika, répondit Henry d'Albaret, soyez
fière de votre pays! Soyez fière de ses enfants qui l'ont défendu avec vous!
Avant peu, il n'y aura plus un seul soldat turc sur le sol de la Grèce!
-- Je le sais, Henry d'Albaret, et que Dieu me
conserve la vie jusqu'à ce jour!»
Et alors Andronika fut amenée à dire ce qu'ava=
it
été son existence depuis que tous les deux s'étaient séparés après la batai=
lle
de Chaidari. Elle raconta son voyage au Magne, son pays natal, qu'elle avait
voulu revoir une dernière fois, puis sa réapparition à l'armée du Péloponnè=
se,
enfin son arrivée à Scio.
De son côté, Henry d'Albaret lui apprit dans
quelles conditions il était revenu à Corfou, quels avaient été ses rapports
avec le banquier Elizundo, son mariage décidé et rompu, la disparition d'Ha=
djine
qu'il ne désespérait pas de retrouver un jour.
«Oui, Henry d'Albaret, répondit Andronika, si =
vous
ignorez encore quel mystère pèse sur la vie de cette jeune fille, cependant,
elle ne peut être que digne de vous! Oui! Vous la reverrez, et vous serez
heureux comme tous deux vous méritez de l'être!
-- Mais dites-moi, Andronika, demanda Henry
d'Albaret, est-ce que vous ne connaissiez pas le banquier Elizundo?
-- Non, répondit Andronika. Comment le
connaîtrais-je et pourquoi me faites-vous cette question?
-- C'est que j'ai eu plusieurs fois l'occasion=
de
prononcer votre nom devant lui, répondit le jeune officier, et ce nom attir=
ait
son attention d'une façon assez singulière. Un jour, il m'a demandé si je
savais ce que vous étiez devenue depuis notre séparation.
-- Je ne le connais pas, Henry d'Albaret, et le
nom du banquier Elizundo n'a même jamais été prononcé devant moi!
-- Alors il y a là un mystère que je ne puis
m'expliquer et qui ne me sera jamais dévoilé, sans doute, puisque Elizundo
n'est plus!»
Henry d'Albaret était resté silencieux. Ses
souvenirs de Corfou lui étaient revenus. Il se reprenait à songer à tout ce
qu'il avait souffert, à tout ce qu'il devait souffrir encore loin d'Hadjine=
!
Puis, s'adressant à Andronika:
«Et lorsque cette guerre sera finie, que compt=
ez
vous devenir? lui demanda-t-il.
-- Dieu me fera, alors, la grâce de me retirer=
de
ce monde, répondit-elle, de ce monde où j'ai le remords d'avoir vécu!
-- Le remords, Andronika?
-- Oui!»
Et ce que cette mère voulait dire, c'est que sa
vie seule avait été un mal, puisqu'un pareil fils était né d'elle!
Mais, chassant cette idée, elle reprit:
«Quant à vous, Henry d'Albaret, vous êtes jeun=
e et
Dieu vous réserve de longs jours! Employez-les donc à retrouver celle que v=
ous
avez perdue... et qui vous aime!
-- Oui, Andronika, et je la chercherai partout,
comme, partout aussi, je chercherai l'odieux rival qui est venu se jeter en=
tre elle
et moi!
-- Quel était cet homme? demanda Andronika.
-- Un capitaine, commandant je ne sais quel na=
vire
suspect, répondit Henry d'Albaret, et qui a quitté Corfou aussitôt après la=
disparition
d'Hadjine!
-- Et il se nomme?...
-- Nicolas Starkos!
-- Lui!...»
Un mot de plus, son secret lui échappait, et
Andronika se disait la mère de Nicolas Starkos! Ce nom, prononcé si inopiné=
ment
par Henry d'Albaret, avait été pour elle comme un épouvantement. Si énergiq=
ue
qu'elle fût, elle venait de pâlir affreusement au nom de son fils. Ainsi do=
nc,
tout le mal fait au jeune officier, à celui qui l'avait sauvée au risque de=
sa
vie, tout ce mal venait de Nicolas Starkos! Mais Henry d'Albaret n'avait pas
été sans se rendre compte de l'effet que ce nom de Starkos venait de produi=
re sur
Andronika. On comprend qu'il voulut la presser sur ce point.
«Qu'avez-vous?... Qu'avez-vous? s'écria-t-il.
Pourquoi ce trouble au nom du capitaine de la Karysta?... Parlez!... parlez!... Connaissez-vous do=
nc
celui qui le porte?
-- Non... Henry d'Albaret, non! répondit
Andronika, qui balbutiait malgré elle.
-- Si!... Vous le connaissez!... Andronika, je
vous supplie de m'apprendre quel est cet homme... ce qu'il fait... où il es=
t en
ce moment... où je pourrais le rencontrer!
-- Je l'ignore!
-- Non... Vous ne l'ignorez pas!... Vous le sa=
vez,
Andronika, et vous refusez de me le dire... à moi... à moi!... Peut-être, d=
'un seul
mot vous pouvez me lancer sur sa trace... peut-être sur celle d'Hadjine... =
et
vous refusez de parler!
-- Henry d'Albaret, répondit Andronika d'une v=
oix
dont la fermeté ne devait plus se démentir, je ne sais rien!... J'ignore où=
est
ce capitaine!... Je ne connais pas Nicolas Starkos!»
Cela dit, elle quitta le jeune officier, qui r=
esta
sous le coup d'une profonde émotion. Mais, depuis ce moment, quelque effort=
qu'il
fit pour rencontrer Andronika, ce fut inutile. Sans doute, elle avait aband=
onné
Scio pour retourner sur la terre de Grèce. Henry d'Albaret dut renoncer à t=
out
espoir de la retrouver.
D'ailleurs, la campagne du colonel Fabvier dev=
ait
bientôt prendre fin, sans avoir amené aucun résultat.
En effet, la désertion n'avait pas tardé à se
mettre dans le corps expéditionnaire. Les soldats, malgré les supplications=
de
leurs officiers, désertaient et s'embarquaient pour quitter l'île. Les arti=
lleurs,
sur lesquels Fabvier croyait pouvoir plus spécialement compter, abandonnaie=
nt
leurs pièces. Il n'y avait plus rien à faire en face d'un tel découragement,
qui atteignait jusqu'aux meilleurs!
Il fallut donc lever le siège et revenir à Syr=
a,
où s'était organisée cette malheureuse expédition. Là, pour prix de son hér=
oïque
résistance, le colonel Fabvier ne devait recueillir que des reproches, que =
des
témoignages de la plus noire ingratitude.
Quant à Henry d'Albaret, il avait formé le des=
sein
de quitter Scio en même temps que son chef. Mais vers quel point de l'Archi=
pel porterait-il
ses recherches? Il ne le savait pas encore, lorsqu'un fait inattendu vint f=
aire
cesser ses hésitations.
La veille du jour où il allait s'embarquer pou=
r la
Grèce, une lettre lui arriva par la poste de l'île.
Cette lettre, timbrée de Corinthe, adressée au
capitaine Henry d'Albaret, ne contenait que cet avis:
«Il y a une place à prendre dans l'état-major =
de
la corvette Syphanta , de Corfou.
Conviendrait-il au capitaine d'Albaret d'embarquer à son bord et de continu=
er
la campagne commencée contre Sacratif et les pirates de l'Archipel?
«La S=
yphanta
, pendant les premiers jours de mars, se tiendra dans les eaux du cap
Anapomera, au nord de l'île, et son canot restera en permanence dans l'anse
d'Ora, au pied du cap.
«Que le capitaine Henry d'Albaret fasse ce que=
lui
commandera son patriotisme!»
Nulle signature. Écriture inconnue. Rien qui p=
ût
indiquer au jeune officier de quelle part venait cette lettre.
En tout cas, c'étaient là des nouvelles de la
corvette, dont on n'entendait plus parler depuis quelque temps. C'était aus=
si,
pour Henry d'Albaret, l'occasion de reprendre son métier de marin. C'était
enfin la possibilité de poursuivre Sacratif, peut-être d'en débarrasser
l'Archipel, peut-être aussi -- et cela ne fut pas sans influencer sa résolu=
tion
-- une chance de rencontrer dans ces mers Nicolas Starkos et la sacolève.
Le parti d'Henry d'Albaret fut donc immédiatem=
ent
arrêté: accepter la proposition que lui faisait ce billet anonyme. Il prit
congé du colonel Fabvier, au moment où celui-ci s'embarquait pour Syra; pui=
s,
il fréta une légère embarcation et se dirigea vers le nord de l'île.
La traversée ne pouvait être longue, surtout a=
vec
un vent de terre qui soufflait du sud-ouest. L'embarcation passa devant le =
port
de Coloquinta, entre les îles Anossai et le cap Pampaca. À partir de ce cap,
elle se dirigea vers celui d'Ora et prolongea la côte, de manière à gagner
l'anse du même nom. Ce fut là qu'Henry d'Albaret débarqua dans l'après-midi=
du
1er mars.
Un canot l'attendait, amarré au pied des roche=
s.
Au large, une corvette était en panne.
«Je suis le capitaine d'Albaret, dit le jeune
officier au quartier-maître, qui commandait l'embarcation.
-- Le capitaine Henry d'Albaret veut-il rallie=
r le
bord? demanda le quartier-maître.
-- À l'instant.»Le canot déborda. Enlevé par s= es six avirons, il eut rapidement franchi la distance qui le séparait de la corvette -- un mille au plus. Dès qu'Henry d'Albaret fut arrivé à la coupée= de la Syphanta par la hanche de tribord, un long siffle= t se fit entendre, puis, un coup de canon retentit, qui fut bientôt suivi de deux autres. Au moment où le jeune officier mettait pied sur le pont, tout l'équipage, rangé comme à une revue d'honneur, lui présenta les armes, et l= es couleurs corfiotes furent hissées à l'extrémité de la corne de brigantine.<= o:p>
Le second de la corvette s'avança alors, et, d=
'une
voix forte, afin d'être entendu de tous:
«Les officiers et l'équipage de la Syphanta , dit-il, sont heureux de recev=
oir à
son bord le commandant Henry d'Albaret!»
La Syphanta , corvette de deuxième rang, po=
rtait
en batterie vingt-deux canons de 24, et, sur le pont -- bien que ce fût rar=
e alors
pour les navires de cette classe -- six caronades de 12. Élancée de l'étrav=
e,
fine de l'arrière, les façons bien relevées, elle pouvait rivaliser avec les
meilleurs bâtiments de l'époque. Ne fatiguant pas, sous n'importe quelle
allure, douce au roulis, marchant admirablement au plus près comme tous les
bons voiliers, elle n'eût pas été gênée de tenir, par des brises à un ris, =
jusqu'à
ses cacatois. Son commandant, si c'était un hardi marin, pouvait faire de la
toile sans rien craindre. La Sypha=
nta n'eût pas plus chaviré qu'une frégate. E=
lle
eût cassé sa mâture plutôt que de sombrer sous voiles. De là, cette possibi=
lité
de lui imprimer, même avec forte mer, une excessive vitesse. De là, aussi, =
bien
des chances pour qu'elle réussît dans l'aventureuse croisière, à laquelle
l'avaient destinée ses armateurs, ligués contre les pirates de l'Archipel.<=
o:p>
Bien que ce ne fût point un navire de guerre, =
en
ce sens qu'elle était la propriété, non d'un État, mais de simples
particuliers, la Syphanta était militairement commandée. Ses offic=
iers,
son équipage, eussent fait honneur à la plus belle corvette de la France ou=
du
Royaume-Uni. Même régularité de manoeuvres, même discipline à bord, même te=
nue
en navigation comme en relâche. Rien du laisser-aller d'un bâtiment armé en
course, où la bravoure des matelots n'est pas toujours réglementée comme
l'exigerait le commandant d'un bâtiment de la marine militaire.
La Sy=
phanta
avait deux cent cinquante hommes p=
ortés
à son rôle d'équipage, pour une bonne moitié Français, Ponantais ou Provenç=
aux,
pour le reste, partie Anglais, Grecs et Corfiotes. C'étaient des gens habil=
es à
la manoeuvre, solides au combat, marins dans l'âme, sur lesquels on pouvait
absolument compter: ils avaient fait leurs preuves. Quartiers-maîtres, seco=
nds
et premiers maîtres dignes de leurs fonctions étaient d'intermédiaires entr=
e l'équipage
et les officiers. Pour état-major, quatre lieutenants, huit enseignes,
également d'origine corfiote, anglaise ou française, et un second. Celui-ci=
, le
capitaine Todros, c'était un vieux routier de l'Archipel, très pratique de =
ces
mers, dont la corvette devait parcourir les parages les plus reculés. Pas u=
ne île
qui ne lui fût connue en toutes ses baies, golfes, anses et criques. Pas un
îlot, dont la situation n'eût déjà été relevée par lui dans ses précédentes
campagnes. Pas un brassiage, dont la valeur ne fût cotée dans sa tête, avec
autant de précision que sur ses cartes.
Cet officier, âgé d'une cinquantaine d'années,
Grec originaire d'Hydra, ayant déjà servi sous les ordres des Canaris et de=
s Tomasis,
devait être un précieux auxiliaire pour le commandant de la Syphanta .
Tout ce début de la croisière dans l'Archipel,=
la
corvette l'avait fait sous les ordres du capitaine Stradena. Les premières
semaines de navigation furent assez heureuses, ainsi qu'il a été dit. Bâtim=
ents
détruits, prises importantes, c'était là bien commencer. Mais la campagne n=
e se
fit pas sans des pertes très sensibles au détriment de l'équipage et du cor=
ps
des officiers. Si, pendant assez longtemps, on fut sans nouvelles de la
Ce combat avait non seulement coûté une
quarantaine d'hommes, tués ou blessés, mais le commandant Stradena, frappé
mortellement par un boulet, était tombé sur son banc de quart.
Le capitaine Todros prit alors le commandement=
de
la corvette; puis, après s'être assuré la victoire, il rallia le port d'Égi=
ne, afin
de faire d'urgentes réparations à sa coque et à sa mâture.
Là, quelques jours après l'arrivée de la Syphanta , on apprit, non sans surprise,
qu'elle venait d'être achetée, à un très haut prix, pour le compte d'un ban=
quier
de Raguse, dont le fondé de pouvoirs vint à Égine régulariser les papiers du
bord. Tout cela se fit sans qu'aucune contestation pût être soulevée, et il=
fut
bien et dûment établi que la corvette n'appartenait plus à ses anciens
propriétaires, les armateurs corfiotes, dont le bénéfice de vente avait été
très considérable.
Mais, si la Syphanta avait changé de mains, sa destination de=
vait
demeurer la même. Purger l'Archipel des bandits qui l'infestaient, rapatrie=
r,
au besoin, les prisonniers qu'elle pourrait délivrer sur sa route, ne point
abandonner la partie qu'elle n'eût débarrassé ces mers du plus terrible des
forbans, le pirate Sacratif, telle fut la mission qui lui resta imposée. Le=
s réparations
faites, le second reçut ordre d'aller croiser sur la côte nord de Scio, où
devait se trouver le nouveau capitaine, qui allait devenir «maître après Di=
eu»
à son bord.
C'est à ce moment qu'Henry d'Albaret reçut le
billet laconique, par lequel on lui faisait savoir qu'une place était à pre=
ndre
dans l'état-major de la corvette S=
yphanta
.
On sait qu'il accepta, ne se doutant guère que
cette place, libre alors, fût celle de commandant. Voilà pourquoi, dès qu'il
eut pris pied sur le pont, le second, les officiers, l'équipage, vinrent se=
mettre
à ses ordres, pendant que le canon saluait les couleurs corfiotes.
Tout cela, Henry d'Albaret l'apprit dans une
conversation qu'il eut avec le capitaine Todros. L'acte, par lequel on lui
confiait le commandement de la corvette, était en règle. L'autorité du jeune
officier ne pouvait donc être contestée: elle ne le fut pas. D'ailleurs,
plusieurs des officiers du bord le connaissaient. On savait qu'il était
lieutenant de vaisseau, un des plus jeunes mais aussi des plus distingués d=
e la
marine française. La part qu'il avait prise à la guerre de l'Indépendance l=
ui
avait fait une réputation méritée. Aussi, dès la première revue qu'il passa=
à bord
de la Syphanta , son nom fut-il ac=
clamé
de tout l'équipage.
«Officiers et matelots, dit simplement Henry
d'Albaret, je sais quelle est la mission qui a été confiée à la Syphanta. Nous la remplirons tout entière, s'il pl=
aît à
Dieu! Honneur à votre ancien commandant Stradena, qui est mort glorieusement
sur ce banc de quart! Je compte sur vous! Comptez sur moi! -- Rompez!»
Le lendemain, 2 mars, la corvette, tout dessus,
perdait de vue les côtes de Scio, puis la cime du mont Elias qui les domine=
, et
faisait voile pour le nord de l'Archipel.
À un marin, il ne faut qu'un coup d'oeil et une
demi-journée de navigation pour reconnaître la valeur de son navire. Le ven=
t soufflait
du nord-ouest, bon frais, et il ne fut point nécessaire de diminuer de toil=
e.
Le commandant d'Albaret put donc apprécier, dès ce jour-là, les excellentes
qualités nautiques de la corvette.
«Elle rendrait ses perroquets à n'importe quel
bâtiment des flottes combinées, lui dit le capitaine Todros, et elle les ti=
endrait
même avec une brise à deux ris!»
Ce qui, dans la pensée du brave marin, signifi=
ait
deux choses: d'abord qu'aucun autre voilier n'était capable de gagner la Syphanta de vitesse; ensuite, que sa solide mâtur=
e et
sa stabilité à la mer lui permettaient de conserver sa voilure par des temps
qui eussent obligé tout autre navire à la réduire, sous peine de sombrer.
La Sy=
phanta
, au plus près, ses armures à tribord, piqua donc vers le nord, de manière à
laisser dans l'est l'île de Métélin ou Lesbos, l'une des plus grandes de
l'Archipel.
Le lendemain, la corvette passait au large de
cette île, où, dès le début de la guerre, en 1821, les Grecs remportèrent un
grand avantage sur la flotte ottomane.
«J'y étais, dit le capitaine Todros au command=
ant
d'Albaret. C'était en mai. Nous étions soixante-dix bricks à poursuivre cin=
q vaisseaux
turcs, quatre frégates, quatre corvettes, qui se réfugièrent dans le port d=
e Métélin.
Un vaisseau de 74 en partit pour aller chercher du secours à Constantinople.
Mais nous l'avons rudement chassé, et il a sauté avec ses neuf cent cinquan=
te matelots!
Oui! j'y étais, et c'est moi qui ai mis le feu aux chemises de soufre et de
goudron, dont nous avions revêtu sa carène! Bonnes chemises, qui tiennent
chaud, mon commandant, et que je vous recommande à l'occasion... pour messi=
eurs
les pirates!»
Il fallait entendre le capitaine Todros racont=
er
ainsi ses exploits avec la bonne humeur d'un matelot du gaillard d'avant. M=
ais
ce que racontait le second de la S=
yphanta
, il l'avait fait et bien fait.
Ce n'était pas sans raison qu'Henry d'Albaret,
après avoir pris le commandement de la corvette, avait fait voile vers le n=
ord.
Peu de jours avant son départ de Scio, des navires suspects venaient d'être
signalés dans le voisinage de Lemnos et de Samothrace. Quelques caboteurs
levantins avaient été pillés et détruits presque sur le littoral de la Turq=
uie
d'Europe. Peut-être ces pirates, depuis que la Syphanta leur donnait si obstinément la chasse,
jugeaient-ils à propos de se réfugier jusqu'aux parages septentrionaux de
l'Archipel. De leur part, ce n'était que prudence.
Dans les eaux de Métélin, on ne vit rien. Quel=
ques
navires de commerce seulement, qui communiquèrent avec la corvette, dont la=
présence
ne laissait pas de les rassurer.
Durant une quinzaine de jours, la Syphanta , bien qu'elle fût durement épr=
ouvée
par les mauvais temps d'équinoxe, remplit consciencieusement sa mission.
Pendant deux ou trois coups de vent successifs, qui l'obligèrent à se mettr=
e en
cape courante, Henry d'Albaret put juger de ses qualités non moins que de
l'habileté de son équipage. Mais on le jugea aussi, et il ne démentit pas l=
a réputation,
déjà faite aux officiers de la marine française, d'être d'excellents
manoeuvriers. Pour ses talents de tacticien au milieu d'un combat naval, on
s'en rendrait compte plus tard. Quant à son courage au feu, on n'en doutait
pas.
Dans ces circonstances difficiles, le jeune
commandant se montra aussi remarquable en théorie qu'en pratique. Il posséd=
ait
un caractère audacieux, une grande force d'âme, un inébranlable sang- froid,
toujours prêt à prévoir comme à maîtriser les événements. En un mot, c'étai=
t un
marin, et ce mot dit tout.
Pendant la seconde quinzaine de mars, ce furent
les terres de Lemnos, dont la corvette alla prendre connaissance. Cette île=
, la
plus importante de ce fond de la mer Égée, longue de quinze lieues, large de
cinq à six, n'avait pas été éprouvée, non plus que sa voisine Imbro, par la
guerre de l'Indépendance; mais, à maintes reprises, les pirates étaient ven=
us,
et jusqu'à l'entrée de la rade, enlever des navires de commerce. La corvett=
e,
afin de se ravitailler, relâcha dans le port, alors très encombré. À cette =
époque,
en effet, on construisait beaucoup de bâtiments à Lemnos, et, si, par crain=
te
des forbans, on n'achevait point ceux qui étaient sur chantier, ceux qui ét=
ait
achevés n'osaient sortir. De là, l'encombrement.
Les renseignements que le commandant d'Albaret
obtint dans cette île ne pouvaient que l'engager à poursuivre sa campagne v=
ers
le nord de l'Archipel. Plusieurs fois même, le nom de Sacratif fut prononcé
devant ses officiers et lui.
«Ah! s'écria le capitaine Todros, je serais
vraiment curieux de me rencontrer face à face avec ce coquin-là, qui me sem=
ble
quelque peu légendaire! Cela me prouverait du moins qu'il existe!
-- Mettez-vous donc son existence en doute?
demanda vivement Henry d'Albaret.
-- Sur ma parole, mon commandant, répondit Tod=
ros,
si vous voulez avoir mon opinion, je ne crois guère à ce Sacratif, et je ne
sache pas que personne puisse se vanter de l'avoir jamais vu! Peut-être est=
-ce
un nom de guerre que prennent tour à tour ces chefs de pirates! Voyez-vous,
j'estime que plus d'un s'est déjà balancé, sous ce nom, au bout d'une vergu=
e de
misaine! Peu importe, d'ailleurs! Le principal était que ces gueux fussent
pendus, et ils l'ont été!
-- Après tout, ce que vous dites là est possib=
le,
capitaine Todros, répondit Henry d'Albaret, et cela expliquerait le don d'u=
biquité
dont ce Sacratif semble jouir!
-- Vous avez raison, mon commandant, ajouta un=
des
officiers français. Si Sacratif a été vu, comme on le prétend, sur divers p=
oints
à la fois et au même jour, c'est que ce nom est pris simultanément par
plusieurs des chefs de ces écumeurs!
-- Et s'ils le prennent, c'est pour mieux dépi=
ster
les honnêtes gens qui leur donnent la chasse! répliqua le capitaine Todros.=
Mais,
je le répète, il y a un moyen assuré de faire disparaître ce nom: c'est de
prendre et de pendre tous ceux qui le portent... et même tous ceux qui ne le
portent pas! De cette façon, le vrai Sacratif, s'il existe, n'échappera pas=
à
la corde qu'il mérite à bon droit!»
Le capitaine Todros avait raison, mais la ques=
tion
était toujours de les rencontrer, ces insaisissables malfaiteurs!
«Capitaine Todros, demanda alors Henry d'Albar=
et,
pendant la première campagne de la Syphanta
, et même pendant vos campagnes précédentes, n'avez-vous jamais eu connaiss=
ance
d'une sacolève d'une centaine de tonneaux, qui porte le nom de Karysta ?
-- Jamais, répondit le second.
-- Et vous, messieurs?» ajouta le commandant, =
en
s'adressant à ses officiers.
Pas un d'eux n'avait entendu parler de la
sacolève. Pour la plupart, cependant, ils couraient ces mers de l'Archipel
depuis le début de la guerre de l'Indépendance.
«Le nom de Nicolas Starkos, le capitaine de ce=
tte Karysta , n'est point arrivé jusqu'à vou=
s?»
demanda Henry d'Albaret en insistant.
Ce nom était absolument inconnu aux officiers =
de
la corvette. Rien d'étonnant à cela, d'ailleurs, puisqu'il ne s'agissait qu=
e du
patron d'un simple navire de commerce, comme il s'en rencontre par centaines
dans les échelles du Levant.
Cependant, Todros crut se rappeler très vaguem=
ent
que, ce nom de Starkos, il l'avait entendu prononcer pendant une de ses
relâches au port d'Arkadia, en Messénie. Ce devait être celui du capitaine =
de
l'un de ces bâtiments interlopes, qui transportaient aux côtes barbaresques=
les
prisonniers vendus par les autorités ottomanes.
«Bon! ce ne peut être le Starkos en question,
ajouta-t-il. Celui- là, dites-vous, était le patron d'une sacolève, et une
sacolève n'eût pu suffire aux besoins de ce trafic.
-- En effet», répondit Henry d'Albaret, et il =
s'en
tint là de cette conversation.
Mais, s'il songeait à Nicolas Starkos, c'est q=
ue
sa pensée le ramenait toujours à cet impénétrable mystère de la double disp=
arition
d'Hadjine Elizundo et d'Andronika. Maintenant, ces deux noms ne se séparaie=
nt
plus dans son souvenir.
Vers le 25 mars, la Syphanta se trouvait à la hauteur de l'île de
Samothrace, à soixante lieues dans le nord de Scio. On voit, en considérant=
le
temps employé par rapport au chemin parcouru, que tous les refuges de ces
parages avaient dû être minutieusement fouillés. En effet, ce que la corvet=
te
ne pouvait faire dans les hauts-fonds, où l'eau lui eût manqué, ses
embarcations le faisaient pour elle. Mais, jusqu'alors, il n'était rien rés=
ulté
de ces recherches.
L'île de Samothrace avait été cruellement déva=
stée
pendant la guerre, et les Turcs la tenaient encore sous leur dépendance. On=
pouvait
donc supposer que les écumeurs de mer trouvaient un asile sûr dans ses
nombreuses criques, à défaut d'un véritable port. Le mont Saoce la domine de
cinq à six mille pieds, et, de cette hauteur, il est facile aux vigies
d'apercevoir et de signaler à temps tout navire dont l'arrivée paraîtrait
suspecte. Les pirates, prévenus d'avance, ont donc toute possibilité de fuir
avant d'être bloqués. Il en avait été ainsi, probablement, car la Syphanta ne fit aucune rencontre sur ces eaux pre=
sque
désertes.
Henry d'Albaret donna alors la route au
nord-ouest, de manière à relever l'île de Thasos, située à une vingtaine de
lieues de Samothrace. Le vent étant debout, la corvette eut à louvoyer cont=
re
une très forte brise; mais elle trouva bientôt l'abri de la terre, et par
conséquent, une mer plus calme qui rendit la navigation plus facile.
Singulière destinée que celle de ces diverses =
îles
de l'Archipel! Tandis que Scio et Samothrace avaient eu tant à souffrir de =
la part
des Turcs, Thasos, pas plus que Lemnos ou Imbro, ne s'était ressentie du
contre-coup de la guerre. Or, toute la population est grecque, à Thasos; les
moeurs y sont primitives; hommes et femmes ont encore conservé dans leurs
ajustements, habits ou coiffures, toute la grâce de l'art antique. Les
autorités ottomanes, auxquelles cette île est soumise depuis le commencemen=
t du
quinzième siècle, auraient donc pu la piller à leur aise, sans rencontrer la
moindre résistance. Cependant, par un privilège inexplicable, et bien que la
richesse de ses habitants fût de nature à exciter la convoitise de ces barb=
ares
peu scrupuleux, elle avait été épargnée jusqu'alors.
Cependant, sans l'arrivée de la Syphanta , il est probable que Thasos eût
connu les horreurs du pillage.
En effet, à la date du 2 avril, le port, situé=
au
nord de l'île, qui s'appelle aujourd'hui port Pyrgo, était sérieusement men=
acé d'une
descente de pirates. Cinq à six de leurs bâtiments, mistiques et djermes, de
conserve avec un brigantin, armé d'une douzaine de canons, se tenaient en v=
ue
de la ville. Le débarquement de ces bandits au milieu d'une population
inhabituée aux luttes, eût fini par un désastre, car l'île n'avait point de=
forces
suffisantes à leur opposer.
Mais la corvette apparut sur la rade, et dès
qu'elle eut été signalée par un pavillon hissé au grand mât du brigantin, t=
ous
ces bâtiments se rangèrent en ligne de bataille -- ce qui indiquait une
singulière audace de leur part.
«Vont-ils donc attaquer? s'écria le capitaine
Todros, qui s'était placé sur le banc de quart près du commandant.
-- Attaquer... ou se défendre? répliqua Henry
d'Albaret, assez surpris de cette attitude des pirates.
-- Par le diable, je me serais plutôt attendu à
voir ces coquins s'enfuir à toutes voiles!
-- Qu'ils résistent, au contraire, capitaine
Todros! Qu'ils attaquent même! S'ils prenaient la fuite, quelques-uns parvi=
endraient
sans doute à nous échapper! Faites faire le branle- bas de combat!»
Les ordres du commandant s'exécutèrent aussitô=
t.
Dans la batterie, les canons furent chargés et amorcés, les projectiles pla=
cés
à la portée des servants. Sur le pont, on mit les caronades en état de serv=
ir,
et l'on distribua les armes, mousquets, pistolets, sabres et haches d'abord=
age.
Les gabiers étaient parés pour la manoeuvre, aussi bien en prévision d'un
combat sur place que d'une chasse à donner aux fuyards. Tout cela se fit av=
ec
autant de régularité et de promptitude que si la Syphanta eût été un bâtiment de guerre.
Cependant, la corvette s'approchait de la
flottille, prête à attaquer comme à repousser toute attaque. Le dessein du
commandant était de porter sur le brigantin, de le saluer d'une bordée qui =
pouvait
le mettre hors de combat, puis de l'accoster et de lancer ses hommes à
l'abordage.
Mais il était probable que les pirates, tout e=
n se
préparant à la lutte, ne devaient songer qu'à s'échapper. S'ils ne l'avaient
pas fait plus tôt, c'est qu'ils avaient été surpris par l'arrivée de la
corvette, qui maintenant leur fermait la rade. Il ne leur restait donc qu'à
combiner leurs mouvements pour essayer de forcer le passage.
Ce fut le brigantin qui commença le feu. Il po=
inta
ses canons de manière à pouvoir démâter la corvette au moins de l'un de ses=
mâts.
S'il y réussissait, il serait dans des conditions plus favorables pour se
dérober à la poursuite de son adversaire.
La bordée passa à sept ou huit pieds au-dessus=
du
pont de la Syphanta , coupa quelqu=
es
drisses, rompit quelques écoutes et bras de vergues, fit voler en éclats une
partie de la drôme entre le grand mât et le mât de misaine, et blessa trois=
ou
quatre matelots, mais peu grièvement. En somme, elle n'atteignit aucun orga=
ne
essentiel.
Henry d'Albaret ne répondit pas immédiatement.=
Il
fit porter droit sur le brigantin, et sa bordée de tribord ne fut envoyée
qu'après que la fumée des premiers coups eut été dissipée.
Fort heureusement pour le brigantin, son capit=
aine
avait pu évoluer en profitant de la brise, et il ne reçut que deux ou trois=
boulets
dans sa coque, au-dessus de la flottaison. S'il eut quelques hommes tués, du
moins ne fut-il pas mis hors de combat.
Mais les projectiles de la corvette, qui l'ava=
ient
manqué, ne furent pas perdus. Le mistique, que le brigantin avait découvert=
par
son évolution, en reçut une bonne part dans sa muraille de babord, et si
malheureusement pour lui, qu'il commença à remplir.
«Si ce n'est pas le brigantin, c'est son compa=
gnon
qui en a dans sa vieille carcasse! s'écrièrent quelques-uns des matelots,
postés sur le gaillard d'avant de la Syphanta
.
-- Ma part de vin qu'il coule en cinq minutes!=
-- En trois!
-- Tenu, et que ton vin m'entre dans le gosier
aussi facilement que l'eau lui entre par les trous de sa coque!
-- Il coule!... Il coule!
-- En voilà déjà jusqu'à sa ceinture... en
attendant qu'il en ait par-dessus la tête!
-- Et tous ces fils de diable qui décampent, la
tête la première, et se sauvent à la nage!
-- Eh bien! s'ils préfèrent la corde au cou à =
la
noyade en pleine eau, faut pas les contrarier!»
Et, en effet, le mistique s'enfonçait peu à pe=
u.
Aussi, avant que l'eau eût atteint ses lisses, l'équipage s'était-il jeté à=
la
mer, afin de gagner quelque autre bâtiment de la flottille.
Mais ceux-ci avaient bien d'autres soucis que =
de
s'occuper à recueillir les survivants du mistique! Ils ne cherchaient maint=
enant
qu'à s'enfuir. Aussi tous ces misérables furent-ils noyés, sans qu'un seul =
bout
de corde eût été lancé pour les hisser à bord.
D'ailleurs, la seconde bordée de la Syphanta fut envoyée, cette fois, à l'une des dje=
rmes
qui se présentait par le travers, et elle la désempara complètement. Il n'en
fallut pas davantage pour l'anéantir. Bientôt, la djerme eut disparu dans un
rideau de flammes qu'une demi-douzaine de boulets rouges venaient d'allumer=
sous
son pont.
En voyant ce résultat, les deux autres petits
bâtiments comprirent qu'ils ne réussiraient point à se défendre contre les
canons de la corvette. Il était même évident qu'en prenant la fuite, ils n'=
auraient
aucune chance d'échapper à un navire de grande marche.
Aussi le capitaine du brigantin prit-il la seu=
le
mesure qu'il y eût à prendre, s'il voulait sauver ses équipages. Il leur fi=
t le
signal de rallier. En quelques minutes, les pirates se furent réfugiés à son
bord, après avoir abandonné un mistique et une djerme, auxquels ils avaient=
mis
le feu et qui ne tardèrent pas à sauter.
L'équipage du brigantin, ainsi renforcé d'une
centaine d'hommes, se trouvait dans de meilleures conditions pour accepter =
le
combat à l'abordage, dans le cas où il ne parviendrait pas à s'échapper.
Mais, si son équipage égalait maintenant en no=
mbre
l'équipage de la corvette, ce qu'il avait de mieux à faire, c'était encore =
de chercher
son salut dans la fuite. Aussi n'hésita-t-il pas à mettre à profit les qual=
ités
de vitesse qu'il possédait, afin d'aller chercher refuge à la côte ottomane.
Là, son capitaine saurait si bien se blottir entre les écueils du littoral,=
que
la corvette ne pourrait l'y découvrir, ni l'y suivre, si elle le découvrait=
.
La brise avait notablement fraîchi. Le brigant=
in
n'hésita pas, cependant, à gréer jusqu'à ses dernières voiles de contre- ca=
catois,
au risque de casser sa mâture, et il commença à s'éloigner de la Syphanta .
«Bon! s'écria le capitaine Todros. Je serai bi=
en
surpris si ses jambes sont aussi longues que celles de notre corvette!»
Et il se retourna vers le commandant, dont il
attendait les ordres.
Mais, en ce moment, l'attention d'Henry d'Alba=
ret
venait d'être attirée d'un autre côté. Il ne regardait plus le brigantin. S=
a lunette
tournée vers le port de Thasos, il observait un léger bâtiment qui forçait =
de
toile pour s'en éloigner.
C'était une sacolève. Enlevée par une belle br=
ise
de nord-ouest, qui permettait à toute sa voilure de porter, elle s'était
engagée dans la passe sud du port, dont son peu de tirant d'eau lui permett=
ait
l'accès.
Henry d'Albaret, après l'avoir attentivement
regardée, rejeta vivement sa longue-vue.
«La K=
arysta!
s'écria-t-il.
-- Quoi! ce serait cette sacolève dont vous no=
us
avez parlé? répondit le capitaine Todros.
-- Elle-même, et je donnerais, pour m'en
emparer...»
Henry d'Albaret n'acheva pas sa phrase. Entre =
le
brigantin, monté par un nombreux équipage de pirates, et la Karysta , bien qu'elle fût sans doute
commandée par Nicolas Starkos, son devoir ne lui permettait pas d'hésiter. À
coup sûr, en abandonnant la poursuite du brigantin, en faisant servir pour
gagner l'extrémité de la passe, il pouvait couper la route à la sacolève, il
pouvait l'atteindre, il pouvait s'en emparer. Mais c'eût été sacrifier à son
intérêt personnel l'intérêt général. Il ne le devait pas. Se lancer sur le
brigantin, sans perdre un instant, tenter de le capturer pour le détruire,
c'était ce qu'il devait faire, c'est ce qu'il fit. Il jeta un dernier regar=
d à
la Karysta , qui s'éloignait avec =
une
merveilleuse vitesse par la passe restée libre, et il donna ses ordres pour
appuyer la chasse au bâtiment pirate, qui commençait à s'éloigner dans une
direction contraire. Aussitôt, la =
Syphanta
, toutes voiles dehors, se lança vivement dans le sillage du brigantin. En =
même
temps, ses canons de chasse furent mis en position, et, comme les deux navi=
res
n'étaient encore qu'à un demi-mille l'un de l'autre, la corvette commença à=
parler.
Ce qu'elle dit ne fut sans doute pas du goût du brigantin. Aussi, en lofant=
de
deux quarts, essaya-t-il de voir si, sous cette nouvelle allure, il ne
parviendrait pas à distancer son adversaire.
Il n'en fut rien.
Le timonier de la Syphanta mit un peu la barre sous le vent, et la
corvette lofa à son tour.
Pendant une heure encore, la poursuite fut
continuée dans ces conditions. Les pirates se laissaient visiblement gagner=
, et
il n'était pas douteux qu'ils ne fussent rejoints avant la nuit. Mais la lu=
tte
entre les deux navires devait se terminer autrement.
Par un coup heureux, l'un des boulets de la Syphanta vint à démâter le brigantin de son mât de
misaine. Aussitôt ce navire tomba sous le vent, et la corvette n'eut plus q=
u'à
laisser arriver pour se trouver par son travers, un quart d'heure après.
Une effroyable détonation retentit alors. La <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Syphanta venait d'envoyer toute sa bordée de trib=
ord, à
moins d'une demi- encablure. Le brigantin fut comme soulevé par cette avala=
nche
de fer; mais ses oeuvres mortes avaient été seules atteintes, et il ne coula
pas.
Toutefois, le capitaine, dont l'équipage avait=
été
décimé par cette dernière décharge, comprit qu'il ne pouvait résister plus =
longtemps,
et il amena son pavillon.
En un instant, les embarcations de la corvette
eurent accosté le brigantin, et elles en ramenèrent les quelques survivants.
Puis, le bâtiment, livré aux flammes, brûla jusqu'au moment où l'incendie e=
ut
gagné sa ligne de flottaison. Alors il s'abîma dans les flots.
La Sy=
phanta
avait fait là bonne et utile besog=
ne. Ce
qu'était le chef de cette flottille, son nom, son origine, ses antécédents,=
on ne
devait jamais le savoir, car il refusa obstinément de répondre aux questions
qui lui furent faites à ce sujet. Quant à ses compagnons, ils se turent
également, et peut-être même, ainsi que cela arrivait quelquefois, ne savai=
ent-ils
rien de la vie passée de celui qui les commandait. Mais qu'ils fussent pira=
tes,
il n'y avait pas à s'y tromper, et il en fut fait prompte justice.
Cependant, cette apparition et cette dispariti=
on
de la sacolève avaient singulièrement donné à réfléchir à Henry d'Albaret. =
En effet,
les circonstances dans lesquelles elle venait de quitter Thasos, ne pouvaie=
nt
que la rendre absolument suspecte. Avait-elle voulu profiter du combat, liv=
ré
par la corvette à la flottille, pour s'échapper plus sûrement? Redoutait-el=
le
donc de se trouver en face de la S=
yphanta
qu'elle avait peut-être reconnue? =
Un honnête
bâtiment fût resté tranquillement dans le port, puisque les pirates ne
cherchaient plus qu'à s'en éloigner! Au contraire, voilà que cette Karysta , au risque de tomber entre leurs
mains, s'était hâtée d'appareiller et de prendre la mer! Rien de plus louche
que cette façon d'agir, et on pouvait se demander si elle n'était pas de
connivence avec eux! En vérité, cela n'eût pas surpris le commandant d'Alba=
ret
que Nicolas Starkos fût un des leurs. Malheureusement, il ne pouvait guère
compter que sur le hasard pour retrouver sa trace. La nuit allait venir, et=
la Syphanta , en redescendant vers le sud,
n'aurait eu aucune chance de rencontrer la sacolève. Donc, quelques regrets=
que
dût éprouver Henry d'Albaret d'avoir perdu cette chance de capturer Nicolas=
Starkos,
il lui fallut se résigner, mais il avait fait son devoir. Le résultat de ce
combat de Thasos, c'étaient cinq navires détruits, sans qu'il en eût presqu=
e rien
coûté à l'équipage de la corvette. De là, peut-être et pour quelque temps, =
la
sécurité assurée dans les parages de l'Archipel septentrional.
Huit =
jours
après le combat de Thasos, la Syph=
anta ,
ayant fouillé toutes les criques du rivage ottoman depuis la Cavale jusqu'à=
Orphana,
traversait le golfe de Contessa, puis allait du cap Deprano jusqu'au cap
Paliuri, à l'ouvert des golfes de Monte-Santo et de Cassandra; enfin, dans =
la
journée du 15 avril, elle commençait à perdre de vue les cimes du mont Atho=
s,
dont l'extrême pointe atteint une hauteur de près de deux mille mètres
au-dessus du niveau de la mer.
Aucun bâtiment suspect ne fut aperçu pendant le
cours de cette navigation. Plusieurs fois, des escadres turques apparurent;=
mais
la Syphanta , naviguant sous pavil=
lon
corfiote, ne crut point devoir se mettre en communication avec ces navires,=
que
son commandant aurait plutôt reçus à coups de canon qu'à coups de chapeau. =
Il
en fut autrement de quelques caboteurs grecs, desquels on obtint plusieurs
renseignements, qui ne pouvaient qu'être utiles à la mission de la corvette=
.
Ce fut dans ces circonstances, à la date du 26
avril, qu'Henry d'Albaret eut connaissance d'un fait de grande importance. =
Les puissances
alliées venaient de décider que tout renfort, qui arriverait par mer aux
troupes d'Ibrahim, serait intercepté. De plus, la Russie déclarait
officiellement la guerre au sultan. La situation de la Grèce continuait don=
c à
s'améliorer, et, quelques retards qu'elle eût encore à subir, elle marchait
sûrement à la conquête de son indépendance.
Au 30 avril, la corvette s'était enfoncée
jusqu'aux dernières limites du golfe de Salonique, point extrême qu'elle de=
vait
atteindre dans le nord-ouest de l'Archipel pendant cette croisière. Elle eut
encore là l'occasion de donner la chasse à quelques chébecs, senaux ou
polacres, qui ne lui échappèrent qu'en se jetant à la côte. Si les équipage=
s ne
périrent pas jusqu'au dernier homme, du moins, la plupart de ces bâtiments
furent-ils mis hors d'usage.
La Sy=
phanta
reprit alors la direction du sud-e=
st, de
manière à pouvoir observer soigneusement les côtes méridionales du golfe de=
Salonique.
Mais l'alarme avait été donnée, sans doute, car pas un seul pirate ne se
montra, dont elle aurait eu à faire justice.
Ce fut alors qu'un fait singulier, inexplicable
même, se produisit à bord de la corvette.
Le 10 mai, vers sept heures du soir, en rentra=
nt
dans le carré qui occupait tout l'arrière de la Syphanta , Henry d'Albaret trouva une le=
ttre
déposée sur la table. Il la prit, il l'approcha de la lampe de roulis qui se
balançait au plafond, et en lut l'adresse.
Cette adresse était ainsi libellée:
«Au capitaine Henry d'Albaret, commandant la
corvette Syphanta , en mer.»
Henry d'Albaret crut bien reconnaître cette
écriture. Elle ressemblait, en effet, à celle de la lettre qu'il avait reçu=
e à Scio,
et par laquelle on l'informait qu'une place était à prendre à bord de la
corvette.
Voici ce que contenait cette lettre, si
singulièrement arrivée, cette fois, et en dehors de toutes conditions posta=
les:
«Si le commandant d'Albaret veut disposer son =
plan
de campagne à travers l'Archipel, de façon à se trouver sur les parages de
l'île Scarpanto dans la première semaine de septembre, il aura agi pour le =
bien
de tous et au mieux des intérêts qui lui sont confiés.»
Aucune date et pas plus de signature qu'à la
lettre arrivée à Scio. Et, lorsque Henry d'Albaret les eut comparées, il pu=
t s'assurer
que toutes deux étaient de la même main.
Comment expliquer cela? La première lettre,
c'était la poste qui la lui avait remise. Mais celle-ci, ce ne pouvait être
qu'une personne du bord qui l'eût placée sur la table. Il fallait donc, ou =
que
cette personne l'eût en sa possession depuis le commencement de la campagne=
, ou
qu'elle lui fût parvenue pendant une des dernières relâches de la Syphanta. De plus, cette lettre n'était point là l=
orsque
le commandant avait quitté le carré, une heure auparavant, pour aller sur le
pont prendre ses dispositions de nuit. Donc, nécessairement, elle avait été
déposée depuis moins d'une heure sur la table du carré.
Henry d'Albaret sonna.
Un timonier parut.
«Qui est venu ici pendant que j'étais sur le p=
ont?
demanda Henry d'Albaret.
-- Personne, mon commandant, répondit le matel=
ot.
-- Personne?... Mais quelqu'un n'a-t-il pas pu
entrer ici, sans que tu l'aies vu?
-- Non, mon commandant, puisque je n'ai pas qu=
itté
cette porte un seul instant.
-- C'est bien!»
Le timonier se retira, après avoir porté la ma=
in à
son béret.
«Il me paraît impossible, en effet, se dit Hen=
ry
d'Albaret, qu'un homme du bord ait pu s'introduire par la porte, sans avoir=
été
vu! Mais, à la chute du jour, n'a-t-on pu se glisser jusqu'à la galerie
extérieure et entrer par une des fenêtres du carré?»
Henry d'Albaret alla vérifier l'état des
fenêtres-sabords qui s'ouvraient dans le tableau de la corvette. Mais ces
fenêtres, aussi bien que celles de sa chambre, étaient fermées intérieureme=
nt.
Il était donc manifestement impossible qu'une personne, venue du dehors, eû=
t pu
passer par l'une de ces ouvertures. Cela, en somme, n'était pas de nature à
causer la moindre inquiétude à Henry d'Albaret; de la surprise tout au plus=
, et
peut-être ce sentiment de curiosité non satisfaite qu'on éprouve devant un =
fait
difficilement explicable. Ce qui était certain, c'est que, d'une façon
quelconque, la lettre anonyme était arrivée à son adresse, et que le
destinataire n'était autre que le commandant de la Syphanta. Henry d'Albaret, après y avoir réfléchi,
résolut de ne rien dire de cette affaire, pas même au second de la corvette=
. À
quoi lui eût servi d'en parler? Son mystérieux correspondant, quel qu'il fû=
t,
ne se ferait certainement pas connaître.
Et maintenant, le commandant tiendrait-il comp=
te
de l'avis contenu dans cette lettre?
«Certainement! se dit-il. Celui qui m'a écrit =
la
première fois, à Scio, ne m'a pas trompé en m'affirmant qu'il y avait une p=
lace
à prendre dans l'état-major de la =
Syphanta.
Pourquoi me tromperait-il la secon=
de, en
m'invitant à rallier l'île de Scarpanto dans la première semaine de septemb=
re?
S'il le fait, ce ne peut être que dans l'intérêt même de la mission qui m'e=
st confiée!
Oui! Je modifierai mon plan de campagne, et je serai, à la date fixée, là où
l'on me dit d'être!»
Henry d'Albaret serra précieusement la lettre =
qui
lui donnait ces nouvelles instructions; puis, après avoir pris ses cartes, =
il
se mit à étudier un nouveau plan de croisière, afin d'occuper les quatre mo=
is
qui restaient à courir jusqu'à la fin d'août.
L'île de Scarpanto est située dans le sud-est,=
à
l'autre extrémité de l'Archipel, c'est-à-dire à quelque centaine de lieues =
en
droite ligne. Le temps ne manquerait donc pas à la corvette pour visiter les
diverses côtes de la Morée, où les pirates trouvaient à se réfugier si
facilement, ainsi que tout ce groupe des Cyclades, semées depuis l'ouvert du
golfe Égine jusqu'à l'île de Crète.
En somme, cette obligation de se trouver en vu=
e de
Scarpanto, à l'époque indiquée, n'allait que fort peu modifier l'itinéraire=
établi
déjà par le commandant d'Albaret. Ce qu'il avait résolu de faire, il le fer=
ait,
sans avoir rien à retrancher de son programme. Aussi la Syphanta , à la date du 20 mai, après av=
oir observé
les petites îles de Pélerisse, de Pépéri, de Sarakino et de Skantxoura, dan=
s le
nord de Nègrepont, alla-t-elle prendre connaissance de Scyros.
Scyros est l'une des plus importantes des neuf
îles qui forment ce groupe, dont l'antiquité aurait peut-être dû faire le
domaine des neuf Muses. Dans son port de Saint-Georges, sûr, vaste, de bon =
mouillage,
l'équipage de la corvette put facilement se ravitailler en vivres frais,
moutons, perdrix, blé, orge, et s'approvisionner de cet excellent vin qui e=
st
une des grandes richesses du pays. Cette île, très mêlée aux événements
semi-mythologiques de la guerre de Troie, qui fut illustrée par les noms de
Lycomède, d'Achille et d'Ulysse, allait bientôt revenir au nouveau royaume =
de
Grèce dans l'éparchie de l'Eubée.
Comme les rivages de Scyros sont extrêmement
découpés en anses et criques, dans lesquelles des pirates peuvent aisément
trouver un abri, Henry d'Albaret les fit minutieusement fouiller. Tandis qu=
e la
corvette mettait en panne à quelques encablures, ses embarcations n'en
laissèrent pas un point inexploré.
De cette sévère exploration il ne résulta rien.
Ces refuges étaient déserts. Le seul renseignement que le commandant d'Alba=
ret recueillit
auprès des autorités de l'île, fut celui-ci: c'est qu'un mois auparavant, d=
ans
ces mêmes parages, plusieurs navires de commerce avaient été attaqués, pill=
és,
détruits par un bâtiment, naviguant sous pavillon de pirate, et que cet act=
e de
piraterie, on l'attribuait au fameux Sacratif. Mais, sur quoi reposait cette
assertion, nul n'eût pu le dire, tant il régnait d'incertitude touchant
l'existence même de ce personnage.
La corvette quitta Scyros, après cinq ou six j=
ours
de relâche. Vers la fin de mai, elle se rapprocha des côtes de la grande îl=
e d'Eubée,
aussi appelée Nègrepont, dont elle observa soigneusement les abords sur plu=
s de
quarante lieues de longueur.
On sait que cette île fut une des premières à =
se
soulever dès le début de la guerre, en 1821; mais les Turcs, après s'être
enfermés dans la citadelle de Nègrepont, s'y maintinrent avec une résistance
opiniâtre, en même temps qu'ils se retranchaient dans celle de Carystos. Pu=
is,
renforcés des troupes du pacha Joussouf, ils se répandirent à travers l'île=
et
se livrèrent à leurs massacres habituels, jusqu'au moment où un chef grec,
Diamantis, parvint à les arrêter en septembre 1823. Ayant attaqué les solda=
ts ottomans
par surprise, il en tua le plus grand nombre et obligea les fuyards à repas=
ser
le détroit pour se réfugier en Thessalie.
Mais en fin de compte, l'avantage resta aux Tu=
rcs,
qui avaient le nombre pour eux. Après une vaine tentative du colonel Fabvie=
r et
du chef d'escadron Regnaud de Saint-Jean d'Angély, en 1826, ils demeurèrent
définitivement maîtres de l'île entière.
Ils y étaient encore, au moment où la Syphanta passa en vue des côtes de Nègrepont. De =
son
bord, Henry d'Albaret put revoir ce théâtre d'une sanglante lutte, à laquel=
le
il avait pris personnellement part. On ne s'y battait plus alors, et, après=
la reconnaissance
du nouveau royaume, l'île d'Eubée, avec ses soixante mille habitants, allait
former une des nômachies de la Grèce.
Quelque danger qu'il y eût à faire la police de
cette mer, presque sous les canons turcs, la corvette n'en continua pas moi=
ns
sa croisière, et elle détruisit encore une vingtaine de navires pirates qui
s'aventuraient jusque dans le groupe des Cyclades.
Cette expédition lui prit la plus grande parti=
e de
juin. Puis, elle descendit vers le sud-est. Dans les derniers jours du mois=
, elle
se trouvait à la hauteur d'Andros, la première des Cyclades, située à
l'extrémité de l'Eubée -- île patriote, dont les habitants se soulevèrent, =
en
même temps que ceux de Psara, contre la domination ottomane.
De là, le commandant d'Albaret, jugeant à prop=
os
de modifier sa direction, afin de se rapprocher des côtes du Péloponnèse, p=
orta
franchement dans le sud-ouest. Le 2 juillet, il avait connaissance de l'île=
de
Zéa, l'ancienne Céos ou Cos, dominée par la haute cime du mont Élie.
La Sy=
phanta
relâcha, pendant quelques jours, d=
ans le
port de Zéa, un des meilleurs de ces parages. Là, Henry d'Albaret et ses of=
ficiers
retrouvèrent plusieurs de ces courageux Zéotes, qui avaient été leurs
compagnons d'armes, pendant les premières années de la guerre. Aussi l'accu=
eil
fait à la corvette fut-il des plus sympathiques. Mais, comme aucun pirate ne
pouvait avoir eu la pensée de se réfugier dans les criques de l'île, la
Pendant la fin de la semaine, la navigation fut
ralentie, faute de vent, à l'ouvert de ce golfe Égine, qui entaille si
profondément la terre de Grèce
On vit, en effet, s'approcher plusieurs canots
dont les intentions ne pouvaient être douteuses; mais ils n'osèrent point
braver de trop près les canons et les mousquets de la corvette.
Le 10 juillet, le vent recommença à souffler du
nord -- circonstance favorable pour la =
span>Syphanta
, qui, après avoir passé presque en vue de la petite ville de Damala, eut
rapidement doublé le cap Skyli, à la pointe extrême du golfe de Nauplie.
Le 11, elle paraissait devant Hydra, et, le
surlendemain, devant Spetzia. Inutile d'insister sur la part que les habita=
nts
de ces deux îles prirent à la guerre de l'Indépendance. Au début, Hydriotes,
Spetziotes et leurs voisins, les Ipsariotes, possédaient plus de trois cents
navires de commerce. Après les avoir transformés en bâtiments de guerre, ils
les lancèrent, non sans avantage, contre les flottes ottomanes. Là fut le
berceau de ces familles Condouriotis, Tombasis, Miaoulis, Orlandos et tant =
d'autres
de haute origine, qui payèrent de leur fortune d'abord, de leur sang ensuit=
e,
cette dette à la patrie. De là partirent ces redoutables brûlotiers qui
devinrent bientôt la terreur des Turcs. Aussi, malgré des révoltes à
l'intérieur, jamais ces deux îles ne furent-elles souillées par le pied des
oppresseurs.
Au moment où Henry d'Albaret les visita, elles
commençaient à se retirer d'une lutte, déjà bien amoindrie de part et d'aut=
re. L'heure
n'était plus loin, à laquelle elles allaient se réunir au nouveau royaume, =
en
formant deux éparchies du département de la Corinthie et de l'Argolide.
Le 20 juillet, la corvette relâcha au port
d'Hermopolis, dans l'île de Syra, cette patrie du fidèle Eumée, si poétique=
ment
chantée par Homère. À l'époque actuelle, elle servait encore de refuge à to=
us
ceux que les Turcs avaient chassés du continent. Syra, dont l'évêque cathol=
ique
est toujours sous la protection de la France, mit toutes ses ressources à la
disposition d'Henry d'Albaret. En aucun port de son pays, le jeune commanda=
nt
n'eût trouvé meilleur ni plus cordial accueil.
Un seul regret se mêla à cette joie qu'il
ressentit de se voir si bien reçu: ce fut de ne pas être arrivé trois jours
plus tôt.
En effet, dans une conversation qu'il eut avec=
le
consul de France, celui-ci lui apprit qu'une sacolève, portant le nom de Karysta , et naviguant sous pavillon gre=
c,
venait, soixante heures auparavant, de quitter le port. De là, cette conclu=
sion
que la Karysta , en fuyant l'île de
Thasos, pendant le combat de la corvette avec les pirates, s'était dirigée =
vers
les parages méridionaux de l'Archipel.
«Mais peut-être sait-on où elle est allée? dem=
anda
vivement Henry d'Albaret.
-- D'après ce que j'ai entendu dire, répondit =
le
consul, elle a dû faire route pour les îles du sud-est, si ce n'est même à =
destination
de l'un des ports de la Crète.
-- Vous n'avez point eu de rapport avec son
capitaine? demanda Henry d'Albaret.
-- Aucun, commandant.
-- Et vous ne savez pas si ce capitaine se nom=
mait
Nicolas Starkos?
-- Je l'ignore.
-- Et rien n'a pu faire soupçonner que cette
sacolève fît partie de la flottille des pirates qui infestent cette partie =
de l'Archipel?
-- Rien; mais s'il en était ainsi, répondit le
consul, il ne serait pas étonnant qu'elle eût fait voile pour la Crète, don=
t certains
ports sont toujours ouverts à ces forbans!»
Cette nouvelle ne laissa pas de causer au
commandant de la Syphanta une véritable émotion, comme tout ce qui
pouvait se rapporter directement ou indirectement à la disparition d'Hadjin=
e Elizundo.
En vérité, c'était une mauvaise chance d'être arrivé si peu de temps après =
le
départ de la sacolève. Mais, puisqu'elle avait fait route pour le sud,
peut-être la corvette, qui devait suivre cette direction, parviendrait-elle=
à
la rejoindre? Aussi Henry d'Albaret, qui désirait si ardemment se trouver en
face de Nicolas Starkos, quittait-il Syra dans la soirée même du 21 juillet,
après avoir appareillé sous une petite brise qui ne pouvait que fraîchir, à
s'en rapporter aux indications du baromètre.
Pendant quinze jours, il faut bien l'avouer, le
commandant d'Albaret chercha au moins autant la sacolève que les pirates. D=
écidément,
dans sa pensée, la Karysta méritait d'être traitée comme eux et pou=
r les
mêmes raisons. Le cas échéant, il verrait ce qu'il aurait à faire.
Cependant, malgré ses recherches, la corvette =
ne
parvint pas à retrouver les traces de la sacolève. À Naxos, dont on visita =
tous
les ports, la Karysta n'avait point fait relâche. Au milieu de=
s îlots
et des écueils qui entourent cette île, on ne fut pas plus heureux. D'aille=
urs,
absence complète de forbans, et cela dans des parages qu'ils fréquentaient
volontiers.
Pourtant, le commerce est considérable entre c=
es
riches Cyclades, et les chances de pillage auraient dû tout particulièrement
les y attirer.
Il en fut de même à Paros, qu'un simple canal,
large de sept milles, sépare de Naxos. Ni les ports de Parkia, de Naussa, d=
e Sainte-Marie,
d'Agoula, de Dico, n'avaient reçu la visite de Nicolas Starkos. Sans doute,
ainsi que l'avait dit le consul de Syra, la sacolève avait dû se diriger ve=
rs
un des points du littoral de la Crète.
La Sy=
phanta
, le 9 août, mouillait dans le port de Milo. Cette île, que les commotions
volcaniques ont faite pauvre, de riche qu'elle fut jusqu'au milieu du
dix-huitième siècle, est maintenant empoisonnée par les vapeurs malignes du
sol, et sa population tend de plus en plus à s'amoindrir.
Là, les recherches furent également vaines. Non
seulement la Karysta n'y avait point paru, mais on ne trouva =
même
pas à donner la chasse à un seul de ces pirates, qui écumaient habituelleme=
nt
la mer des Cyclades. C'était à se demander, vraiment, si l'arrivée de la Syphanta , très à propos signalée, ne le=
ur
donnait pas le temps de prendre la fuite. La corvette avait fait assez de m=
al à
ceux du nord de l'Archipel, pour que ceux du sud voulussent éviter de se
rencontrer avec elle. Enfin, pour une raison ou pour une autre, jamais ces
parages n'avaient été si sûrs. Il semblait que les navires de commerce puss=
ent
y naviguer désormais en toute sécurité. Quelques-uns de ces grands caboteur=
s,
chébecs, senaux, polacres, tartanes, felouques ou caravelles, rencontrés en
route, furent interrogés; mais, des réponses de leurs patrons ou capitaines=
, le
commandant d'Albaret ne put rien tirer qui fût de nature à l'éclairer.
Cependant, on était au 14 août. Il ne restait =
plus
que deux semaines pour atteindre l'île de Scarpanto, avant les premiers jou=
rs
de septembre. Sortie du groupe des Cyclades, la Syphanta n'avait plus qu'à piquer droit au sud pe=
ndant
soixante-dix à quatre-vingts lieues. Cette mer, c'est la longue terre de Cr=
ète qui
la ferme, et déjà les plus hautes cimes de l'île, enveloppées d'éternelles
neiges, se montraient au-dessus de l'horizon.
Ce fut dans cette direction que le commandant
d'Albaret résolut de faire route. Après être arrivé en vue de la Crète, il
n'aurait plus qu'à revenir vers l'est pour gagner Scarpanto.
Cependant, la Syphanta , en quittant Milo, poussa enco=
re
dans le sud-est jusqu'à l'île de Santorin, et fouilla les moindres replis de
ses falaises noirâtres. Dangereux parages, desquels il peut à chaque instant
surgir un nouvel écueil sous la poussée des feux volcaniques. Puis, prenant
pour amers l'ancien mont Ida, le moderne Psilanti, qui domine la Crète de p=
lus
de sept mille pieds, la corvette courut droit dessus sous une jolie brise
d'ouest-nord- ouest, qui lui permit d'établir toute sa voilure.
Le surlendemain, 15 août, les hauteurs de cette
île, la plus grande de tout l'Archipel, détachaient sur un horizon clair le=
urs pittoresques
découpures, depuis le cap Spada jusqu'au cap Stavros. Un brusque retour de =
la
côte cachait encore l'échancrure au fond de laquelle se trouve Candie, la
capitale.
«Votre intention, mon commandant, demanda le
capitaine Todros, est-elle de relâcher dans un des ports de l'île?
-- La Crète est toujours aux mains des Turcs,
répondit Henry d'Albaret, et je crois que nous n'avons rien à y faire.
À s'en rapporter aux nouvelles qui m'ont été communiquées à Syra, les soldats de Mustapha, après s'être emparés de Retim= o, sont devenus maîtres du pays tout entier, malgré la valeur des Sphakiotes.<= o:p>
-- De hardis montagnards, ces Sphakiotes, dit =
le
capitaine Todros, et qui, depuis le début de la guerre, se sont justement f=
ait
une grande réputation de courage...
-- Oui, de courage... et d'avidité, Todros,
répondit Henry d'Albaret. Il y a deux mois à peine, ils tenaient le sort de=
la Crète
dans leurs mains. Mustapha et les siens, surpris par eux, allaient être
exterminés; mais, sur son ordre, ses soldats jetèrent bijoux, parures, arme=
s de
prix, tout ce qu'ils portaient de plus précieux, et, tandis que les Sphakio=
tes
se débandaient pour ramasser ces objets, les Turcs ont pu s'échapper à trav=
ers
le défilé dans lequel ils devaient trouver la mort!
-- Cela est fort triste, mais, après tout, mon
commandant, les Crétois ne sont pas absolument des Grecs!»
Qu'on ne s'étonne pas d'entendre le second de =
la Syphanta , qui était d'origine helléniqu=
e,
tenir ce langage. Non seulement à ses yeux, et quel qu'eût été leur
patriotisme, les Crétois n'étaient pas des Grecs, mais ils ne devaient pas =
même
le devenir à la formation définitive du nouveau royaume. Ainsi que Samos, la
Crète allait rester sous la domination ottomane, ou tout au moins jusqu'en
1832, époque à laquelle le sultan devait céder à Méhemet- Ali tous ses droi=
ts
sur l'île.
Or, dans l'état actuel des choses, le commanda=
nt
d'Albaret n'avait aucun intérêt à entrer en communication avec les divers p=
orts
de la Crète. Candie était devenue le principal arsenal des Égyptiens, et c'=
est
de là que le pacha avait lancé ses sauvages soldats sur la Grèce. Quant à la
Canée, à l'instigation des autorités ottomanes, sa population aurait pu fai=
re
un mauvais accueil au pavillon corfiote qui battait à la corne de la Syphanta. Enfin, ni à Gira-Petra, ni à Suda, ni à
Cisamos, Henry d'Albaret n'eût obtenu de renseignements, qui eussent pu lui
permettre de couronner sa croisière par quelque importante capture.
«Non, dit-il au capitaine Todros, il me paraît
inutile d'observer la côte septentrionale, mais nous pourrions tourner l'île
par le nord-ouest, doubler le cap Spada et croiser un jour ou deux au large=
de
Grabouse.»
C'était évidemment le meilleur parti à prendre.
Dans les eaux mal famées de Grabouse, la Syphanta trouverait peut-être l'occasion, qui lui=
était
refusée depuis plus d'un mois, d'envoyer quelques bordées aux pirates de
l'Archipel.
En outre, si la sacolève, comme on pouvait le
croire, avait fait voile pour la Crète, il n'était pas impossible qu'elle f=
ût
en relâche à Grabouse. Raison de plus pour que le commandant d'Albaret voul=
ût
observer les approches de ce port.
À cette époque, en effet, Grabouse était encor=
e un
nid à forbans. Près de sept mois avant, il n'avait pas fallu moins d'une fl=
otte
anglo-française et d'un détachement de réguliers grecs sous le commandement=
de
Maurocordato, pour avoir raison de ce repaire de mécréants. Et, ce qu'il y =
eut
de particulier, c'est que ce furent les autorités crétoises elles-mêmes qui
refusèrent de livrer une douzaine de pirates, réclamés par le commandant de
l'escadre anglaise. Aussi, celui-ci fut-il obligé d'ouvrir le feu contre la=
citadelle,
de brûler plusieurs vaisseaux et d'opérer un débarquement pour obtenir
satisfaction.
Il était donc naturel de supposer que, depuis =
le
départ de l'escadre alliée, les pirates avaient dû préférablement se réfugi=
er à
Grabouse, puisqu'ils y trouvaient des auxiliaires si inattendus. Aussi Henry
d'Albaret se décida-t-il à gagner Scarpanto en suivant la côte méridionale =
de
la Crète, de manière à passer devant Grabouse. Il donna donc ses ordres, et=
le
capitaine Todros s'empressa de les faire exécuter.
Le temps était à souhait. D'ailleurs, sous cet
agréable climat, décembre est le commencement de l'hiver et janvier en est =
la
fin. Île fortunée, que cette Crète, patrie du roi Minos et de l'ingénieur
Dédale! N'était-ce pas là qu'Hippocrate envoyait sa riche clientèle de la G=
rèce
qu'il parcourait en enseignant l'art de guérir?
La Sy=
phanta
, orientée au plus près, lofa de façon à doubler le cap Spade, qui se proje=
tte
au bout de cette langue de terre, allongée entre la baie de la Canée et la =
baie
de Kisamo. Le cap fut dépassé dans la soirée. Pendant la nuit -- une de ces
nuits si transparentes de l'Orient -- la corvette contourna l'extrême point=
e de
l'île. Un virement vent devant lui suffit pour reprendre sa direction au su=
d,
et, le matin, sous petite voilure, elle courait de petits bords devant l'en=
trée
de Grabouse.
Pendant six jours, le commandant d'Albaret ne
cessa d'observer toute cette côte occidentale de l'île, comprise entre Grab=
ouse
et Kisamo. Plusieurs navires sortirent du port, felouques ou chébecs de
commerce. La Syphanta en «raisonna» quelques-uns, et n'eut poi=
nt
lieu de suspecter leurs réponses. Sur les questions qui leur furent faites =
au
sujet des pirates auxquels Grabouse pouvait avoir donné refuge, ils se
montrèrent d'ailleurs extrêmement réservés. On sentait qu'ils craignaient d=
e se
compromettre. Henry d'Albaret ne put même savoir, au juste, si la sacolève =
Karysta se trouvait en ce moment dans le port.
La corvette agrandit alors son champ
d'observation. Elle visita les parages compris entre Grabouse et le cap Cri=
o.
Puis, le 22, sous une jolie brise qui fraîchissait avec le jour et mollissa=
it avec
la nuit, elle doubla ce cap et commença à prolonger d'aussi près que possib=
le
le littoral de la mer Lybienne, moins tourmenté, moins découpé, moins héris=
sé
de promontoires et de pointes que celui de la mer de Crète, sur la côte
opposée. Vers l'horizon du nord se déroulait la chaîne des montagnes
d'Asprovouna, que dominait à l'est ce poétique mont Ida, dont les neiges
résistent éternellement au soleil de l'Archipel.
Plusieurs fois, sans relâcher dans aucun de ces
petits ports de la côte, la corvette stationna à un demi-mille de Rouméli,
d'Anopoli, de Sphakia; mais les vigies du bord ne purent signaler un seul b=
âtiment
de pirates sur les parages de l'île.
Le 27 août, la Syphanta , après avoir suivi les contour=
s de
la grande baie de Messara, doublait le cap Matala, la pointe la plus méridi=
onale
de la Crète, dont la largeur, en cet endroit, ne mesure pas plus de dix à o=
nze
lieues. Il ne semblait pas que cette exploration dût amener le moindre résu=
ltat
utile à la croisière. Peu de navires, en effet, cherchent à traverser la mer
Lybienne par cette latitude. Ils prennent, ou plus au nord, à travers l'Arc=
hipel,
ou plus au sud, en se rapprochant des côtes d'Égypte. On ne voyait guère,
alors, que des embarcations de pêche, mouillées près des roches, et, de tem=
ps à
autre, quelques-unes de ces longues barques, chargées de limaçons de mer, s=
orte
de mollusques assez recherchés dont il s'expédie d'énormes cargaisons dans
toutes les îles.
Or, si la corvette n'avait rien rencontré sur
cette partie du littoral que termine le cap Matala, là où les nombreux îlot=
s peuvent
cacher tant de petits bâtiments, il n'était pas probable qu'elle fût plus
favorisée sur la seconde moitié de la côte méridionale. Henry d'Albaret all=
ait
donc se décider à faire directement route pour Scarpanto, quitte à s'y trou=
ver
un peu plus tôt que ne le marquait la mystérieuse lettre, lorsque ses proje=
ts furent
modifiés dans la soirée du 29 août.
Il était six heures. Le commandant, le second,=
quelques
officiers, étaient réunis sur la dunette, observant le cap Matala. En ce mo=
ment,
la voix de l'un des gabiers, en vigie sur les barres du petit perroquet, se=
fit
entendre:
«Navire par bâbord devant!»
Les longues-vues furent aussitôt dirigées vers=
le
point indiqué, à quelques milles sur l'avant de la corvette.
«En effet, dit le commandant d'Albaret, voilà =
un
bâtiment qui navigue sous la terre...
-- Et qui doit bien la connaître puisqu'il la
range de si près! ajouta le capitaine Todros.
-- A-t-il hissé son pavillon?
-- Non, mon commandant, répondit un des offici=
ers.
-- Demandez aux vigies s'il est possible de sa=
voir
quelle est la nationalité de ce navire!»
Ces ordres furent exécutés. Quelques instants =
plus
tard, réponse était donnée qu'aucun pavillon ne battait à la corne de ce bâ=
timent,
ni même en tête de sa mâture.
Cependant, il faisait assez jour encore pour q=
ue
l'on pût, à défaut de sa nationalité, estimer au moins quelle était sa forc=
e.
C'était un brick, dont le grand mât s'inclinait
sensiblement sur l'arrière. Extrêmement long, très fin de formes, démesurém=
ent mâté,
avec une large croisure, il pouvait, autant qu'on pouvait s'en rendre compt=
e à
cette distance, jauger de sept à huit cents tonneaux et devait avoir une ma=
rche
exceptionnelle sous toutes les allures. Mais était-il armé en guerre? Avait=
-il
ou non de l'artillerie sur son pont? Ses pavois étaient-ils percés de sabor=
ds
dont les mantelets eussent été baissés? C'est ce que les meilleures
longues-vues du bord ne purent reconnaître.
En effet, une distance de quatre milles, au mo=
ins,
séparait alors le brick de la corvette. En outre, avec le soleil qui venait=
de disparaître
derrière les hauteurs des Asprovouna, le soir commençait à se faire, et
l'obscurité, au pied de la terre, était déjà profonde.
«Singulier bâtiment! dit le capitaine Todros.<= o:p>
-- On dirait qu'il cherche à passer entre l'île
Platana et la côte! ajouta un des officiers.
-- Oui! comme un navire qui regretterait d'avo=
ir
été vu, répondit le second, et qui voudrait se cacher!»
Henry d'Albaret ne répondit pas; mais, évidemm=
ent,
il partageait l'opinion de ses officiers. La manoeuvre du brick, en ce mome=
nt, ne
laissait pas de lui paraître suspecte.
«Capitaine Todros, dit-il enfin, il importe de=
ne
pas perdre la piste de ce navire pendant la nuit. Nous allons manoeuvrer de=
manière
à rester dans ses eaux jusqu'au jour.
Mais, comme il ne faut pas qu'il nous voie, vo=
us
ferez éteindre tous les feux à bord.»
Le second donna des ordres en conséquence. On
continua d'observer le brick, tant qu'il fut visible sous la haute terre qu=
i l'abritait.
Lorsque la nuit fut faite, il disparut complètement, et aucun feu ne permit=
de
déterminer sa position.
Le lendemain, dès les premières lueurs de l'au=
be,
Henry d'Albaret était à l'avant de la Syphanta
, attendant que les brumes se fussent dégagées de la surface de la mer.
Vers sept heures, le brouillard se dissipa, et
toutes les lunettes se dirigèrent vers l'est.
Le brick était toujours le long de terre, à la hauteur du cap Alikaporitha, à six milles environ en avant de la corvette. = Il avait donc sensiblement gagné sur elle pendant la nuit, et cela, sans qu'il eût r= ien ajouté à sa voilure de la veille, misaine, grand et petit hunier, petit perroquet, ayant laissé sa grand'voile et sa brigantine sur leurs cargues.<= o:p>
«Ce n'est point l'allure d'un bâtiment qui
chercherait à fuir, fit observer le second.
-- Peu importe! répondit le commandant. Tâchon=
s de
le voir de plus près! Capitaine Todros, faites porter sur ce brick.»
Les voiles hautes furent aussitôt larguées au
sifflet du maître d'équipage, et la vitesse de la corvette s'accrut
notablement.
Mais, sans doute, le brick tenait à garder sa
distance, car il largua sa brigantine et son grand perroquet -- rien de plu=
s.
S'il ne voulait pas se laisser approcher par la Syphanta , très probablement aussi, il ne
voulait pas la laisser en arrière.
Toutefois, il se tint sous la côte, en la serr=
ant
d'aussi près que possible.
Vers dix heures du matin, soit qu'elle eût été
plus favorisée par le vent, soit que le navire inconnu eût consenti à lui
laisser prendre un peu d'avance, la corvette avait gagné quatre milles sur =
lui.
On put l'observer alors dans de meilleures
conditions. Il était armé d'une vingtaine de caronades et devait avoir un
entrepont, bien qu'il fût très ras sur l'eau.
«Hissez le pavillon», dit Henry d'Albaret.
Le pavillon fut hissé à la corne de brigantine=
, et
il fut appuyé d'un coup de canon. Cela signifiait que la corvette voulait c=
onnaître
la nationalité du navire en vue. Mais, à ce signal, il ne fut fait aucune
réponse. Le brick ne modifia ni sa direction ni sa vitesse, et s'éleva d'un
quart afin de doubler la baie de Kératon.
«Pas poli, ce gaillard-là! dirent les matelots=
.
-- Mais prudent, peut-être! répondit un vieux
gabier de misaine. Avec son grand mât incliné, il vous a un air de porter s=
on
chapeau sur l'oreille et de ne pas vouloir l'user à saluer les gens!»
Un second coup de canon partit du sabord de ch=
asse
de la corvette -- inutilement. Le brick ne mit point en panne, et il contin=
ua tranquillement
sa route, sans plus se préoccuper des injonctions de la corvette que si elle
eût été par le fond.
Ce fut alors une véritable lutte de vitesse qui
s'établit entre les deux bâtiments. Toute la voilure avait été mise dessus à
bord de la Syphanta , bonnettes, a=
iles
de pigeons, contre-cacatois, tout, jusqu'à la voile de civadière. Mais, de =
son
côté, le brick força de toile et maintint imperturbablement sa distance.
«Il a donc une mécanique du diable dans le
ventre!» s'écria le vieux gabier.
La vérité est que l'on commençait à enrager à =
bord
de la corvette, non seulement l'équipage, mais aussi les officiers, et plus
qu'eux tous, l'impatient Todros. Vrai Dieu! il eût donné sa part de prises =
pour
pouvoir amariner ce brick, quelle que fût sa nationalité!
La Sy=
phanta
était armée, à l'avant, d'une pièc=
e à
très longue portée, qui pouvait envoyer un boulet plein de trente livres à =
une distance
de près de deux milles.
Le commandant d'Albaret -- calme, au moins en
apparence -- donna ordre de tirer.
Le coup partit, mais le boulet, après avoir
ricoché, alla tomber à une vingtaine de brasses du brick.
Celui-ci, pour toute réponse, se contenta de g=
réer
ses bonnettes hautes, et il eut bientôt accru la distance qui le séparait d=
e la
corvette.
Fallait-il donc renoncer à l'atteindre, aussi =
bien
en forçant de toile qu'en lui envoyant des projectiles? C'était humiliant p=
our une
aussi bonne marcheuse que la Sypha=
nta !
La nuit se fit sur les entrefaites. La corvett=
e se
trouvait alors à peu près à la hauteur du cap Péristéra. La brise vint à fr=
aîchir,
assez sensiblement même pour qu'il fût nécessaire de rentrer les bonnettes =
et
d'établir une voilure de nuit plus convenable.
La pensée du commandant était bien que, le jour
venu, il n'apercevrait plus rien de ce navire, pas même l'extrémité de ses =
mâts
que lui masquerait soit l'horizon dans l'est, soit un retour de la côte.
Il se trompait.
Au soleil levant, le brick était toujours là, =
sous
la même allure, ayant conservé sa distance. On eût dit qu'il réglait sa vit=
esse
sur celle de la corvette.
«Il nous aurait à la remorque, disait-on sur le
gaillard d'avant, que ce serait tout comme!»
Rien de plus vrai.
En ce moment, le brick, après avoir donné dans=
le
canal Kouphonisi entre l'île de ce nom et la terre, contournait la pointe d=
e Kakialithi,
afin de remonter la partie orientale de la Crète.
Allait-il donc se réfugier dans quelque port, =
ou
disparaître au fond de l'un de ces étroits canaux du littoral?
Il n'en fut rien.
À sept heures du matin, le brick laissait port=
er
franchement dans le nord-est et se lançait vers la pleine mer.
«Est-ce qu'il se dirigerait sur Scarpanto?» se
demanda Henry d'Albaret, non sans étonnement.
Et, sous une brise qui fraîchissait de plus en
plus, au risque d'envoyer en bas une partie de sa mâture, il continua cette=
interminable
poursuite, que l'intérêt de sa mission, non moins que l'honneur de son
bâtiment, lui commandait de ne point abandonner.
Là, dans cette partie de l'Archipel, largement
ouverte à tous les points du compas, au milieu de cette vaste mer que ne
couvraient plus les hauteurs de la Crète, la Syphanta parut reprendre d'abord quelque avantage=
sur
le brick. Vers une heure de l'après- midi, la distance d'un navire à l'autre
était réduite à moins de trois milles. Quelques boulets furent encore envoy=
és;
mais ils ne purent atteindre leur but et ne provoquèrent aucune modificatio=
n dans
la marche du brick.
Déjà les cimes de Scarpanto apparaissaient à
l'horizon, en arrière de la petite île de Caso, qui pend à la pointe de l'î=
le,
comme la Sicile pend à la pointe de l'Italie.
Le commandant d'Albaret, ses officiers, son
équipage, purent alors espérer qu'ils finiraient par faire connaissance ave=
c ce
mystérieux navire, assez impoli pour ne répondre ni aux signaux ni aux
projectiles.
Mais vers cinq heures du soir, la brise ayant
molli, le brick retrouva toute son avance.
«Ah! le gueux!... Le diable est pour lui!... I=
l va
nous échapper!» s'écria le capitaine Todros.
Et, alors, tout ce que peut faire un marin
expérimenté dans le but d'augmenter la vitesse de son navire, voiles arrosé=
es
pour en resserrer le tissu, hamacs suspendus, dont le branle peut imprimer =
un
balancement favorable à la marche, tout fut mis en oeuvre -- non sans quelq=
ue
succès. Vers sept heures, en effet, un peu après le coucher du soleil, deux
milles au plus séparaient les deux bâtiments.
Mais la nuit vient vite sous cette latitude. Le
crépuscule y est de courte durée. Il aurait fallu accroître encore la vites=
se
de la corvette pour atteindre le brick avant la nuit.
En ce moment, il passait entre les îlots de
Caso-Poulo et l'île de Casos. Puis, au tournant de cette dernière, dans le =
fond
de l'étroite passe qui la sépare de Scarpanto, on cessa de l'apercevoir.
Une demi-heure après lui, la Syphanta arrivait au même endroit, serrant toujou=
rs la
terre pour se maintenir au vent. Il faisait encore assez jour pour qu'il fût
possible de distinguer un navire de cette grandeur dans un rayon de plusieu=
rs
milles.
Le brick avait disparu.
Si la
Crète, ainsi que le raconte la fable, fut autrefois le berceau des dieux,
l'antique Carpathos, aujourd'hui Scarpanto, fut celui des Titans, les plus
audacieux de leurs adversaires. Pour ne s'attaquer qu'aux simples mortels, =
les
pirates modernes n'en sont pas moins les dignes descendants de ces
mythologiques malfaiteurs, qui ne craignirent pas de monter à l'assaut de
l'Olympe. Or, à cette époque, il semblait que les forbans de toutes sortes
eussent fait leur quartier général de cette île, où naquirent les quatre fi=
ls
de Japet, petit-fils de Titan et de la Terre.
Et, en vérité, Scarpanto ne se prêtait que trop
bien aux manoeuvres qu'exigeaient le métier de pirate dans l'Archipel. Elle=
est
située, presque isolément, à l'extrémité sud-est de ces mers, à plus de
quarante milles de l'île de Rhodes. Ses hauts sommets la signalent de loin.=
Sur
les vingt lieues de son périmètre, elle se découpe, s'échancre, se creuse en
indentations multiples que protègent une infinité d'écueils. Si elle a donné
son nom aux eaux qui la baignent, c'est qu'elle était déjà redoutée des anc=
iens
autant qu'elle est redoutable aux modernes. À moins d'être pratique, et vie=
ux
pratique de la mer Carpathienne, il était et il est encore très dangereux de
s'y aventurer.
Cependant elle ne manque point de bons mouilla=
ges,
cette île qui forme le dernier grain du long chapelet des Sporades. Depuis =
le cap
Sidro et le cap Pernisa jusqu'aux caps Bonandrea et Andemo de sa côte
septentrionale, on peut y trouver de nombreux abris. Quatre ports, Agata, P=
orto
di Tristano, Porto Grato, Porto Malo Nato, étaient très fréquentés autrefois
par les caboteurs du Levant, avant que Rhodes leur eût enlevé leur importan=
ce commerciale.
Maintenant, c'est à peine si quelques rares navires ont intérêt à y relâche=
r.
Scarpanto est une île grecque, ou, du moins, e=
lle
est habitée par une population grecque, mais elle appartient à l'Empire
ottoman. Après la constitution définitive du royaume de Grèce, elle devait =
même
rester turque sous le gouvernement d'un simple cadi, lequel habitait alors =
une
sorte de maison fortifiée, située au-dessus du bourg moderne d'Arkassa.
À cette époque, on eût rencontré dans cette îl=
e un
grand nombre de Turcs, auxquels, il faut bien le dire, sa population, n'aya=
nt point
pris part à la guerre de l'Indépendance, ne faisait pas mauvais accueil.
Devenue même le centre d'opérations commerciales des plus criminelles,
Scarpanto recevait avec le même empressement les navires ottomans et les
bâtiments pirates, qui venaient lui verser leurs cargaisons de prisonniers.=
Là,
les courtiers de l'Asie Mineure, aussi bien que ceux des côtes barbaresques=
, se
pressaient autour d'un important marché, sur lequel se débitait cette
marchandise humaine. Là s'ouvraient les enchères, là s'établissaient les pr=
ix
qui variaient en raison des demandes ou offres d'esclaves. Et, il faut
l'avouer, le cadi n'était point sans s'intéresser à ces opérations qu'il
présidait en personne, car les courtiers auraient cru manquer à leur devoir=
en
ne lui abandonnant pas un tant pour cent de la vente.
Quant au transport de ces malheureux sur les
bazars de Smyrne ou de l'Afrique, il se faisait par des navires qui, le plus
souvent, venaient en prendre livraison au port d'Arkassa, situé sur la côte=
occidentale
de l'île. S'ils ne suffisaient pas, un exprès était envoyé à la côte opposé=
e,
et les pirates ne répugnaient point à cet odieux commerce.
En ce moment, dans l'est de Scarpanto, au fond=
de
criques presque introuvables, on ne comptait pas moins d'une vingtaine de b=
âtiments,
grands ou petits, montés par plus de douze ou treize cents hommes. Cette
flottille n'attendait que l'arrivée de son chef pour se lancer en quelque
nouvelle et criminelle expédition.
Ce fut au port d'Arkassa, à une encablure du m=
ôle,
par un excellent fond de dix brasses, que la Syphanta vint mouiller dans la soirée du 2 septem=
bre.
Henry d'Albaret, en mettant le pied sur l'île, ne se doutait guère que les
hasards de sa croisière l'avaient précisément conduit au principal entrepôt=
du
commerce d'esclaves.
«Comptez-vous relâcher quelque temps à Arkassa,
mon commandant? demanda le capitaine Todros, lorsque les manoeuvres du
mouillage furent terminées.
-- Je ne sais, répondit Henry d'Albaret. Bien =
des
circonstances peuvent m'obliger à quitter promptement ce port, mais bien d'=
autres
aussi peuvent m'y retenir!
-- Les hommes iront-ils à terre?
-- Oui, mais par bordées seulement. Il faut qu=
e la
moitié de l'équipage soit toujours consignée sur la Syphanta .
-- C'est entendu, mon commandant, répondit le
capitaine Todros. Nous sommes ici plus en pays turc qu'en pays grec, et il
n'est que prudent de veiller au grain!»
On se rappelle qu'Henry d'Albaret n'avait rien=
dit
à son second, ni à ses officiers, des motifs pour lesquels il était venu à =
Scarpanto,
ni comment rendez-vous lui avait été donné en cette île pour les premiers j=
ours
de septembre par une lettre anonyme, arrivée à bord dans des conditions
inexplicables. D'ailleurs, il comptait bien recevoir ici quelque nouvelle
communication qui lui indiquerait ce que son mystérieux correspondant atten=
dait
de la corvette dans les eaux de la mer Carpathienne.
Mais, ce qui n'était pas moins étrange, c'était
cette disparition subite du brick au delà du canal de Casos, lorsque la
Aussi, avant de venir relâcher à Arkassa, Henry
d'Albaret n'avait- il pas cru devoir abandonner la partie. Après s'être
approché de terre, autant que le permettait son tirant d'eau, il s'était im=
posé
la tâche d'observer toutes les anfractuosités de la côte. Mais, au milieu d=
e ce
semis d'écueils qui la défendent, sous l'abri des hautes falaises rocheuses=
qui
la délimitent, un bâtiment tel que le brick pouvait facilement se dissimule=
r. Derrière
cette barrière de brisants, que la Syphanta
ne pouvait ranger de plus près, sa=
ns
courir le risque d'échouer, un capitaine, connaissant ces canaux, avait pour
lui toute chance de dépister ceux qui le poursuivaient. Si donc le brick
s'était réfugié dans quelque secrète crique, il serait très difficile de le
retrouver, non plus que les autres bâtiments pirates, auxquels l'île donnait
asile sur des mouillages inconnus.
Les recherches de la corvette durèrent deux jo=
urs
et furent vaines. Le brick se serait soudainement abîmé sous les eaux, au d=
elà
de Casos, qu'il n'eût pas été plus invisible. Quelque dépit qu'il en ressen=
tît,
le commandant d'Albaret dut renoncer à tout espoir de le découvrir. Il s'ét=
ait
donc décidé à venir mouiller dans le port d'Arkassa. Là, il n'avait plus qu=
'à
attendre.
Le lendemain, entre trois heures et cinq heure=
s du
soir, la petite ville d'Arkassa allait être envahie par une grande partie d=
e la
population de l'île, sans parler des étrangers, européens ou asiatiques, do=
nt
le concours ne pouvait faire défaut à cette occasion. C'était, en effet, jo=
ur
de grand marché. De misérables êtres, de tout âge et de toute condition,
récemment faits prisonniers par les Turcs, devaient y être mis en vente.
À cette époque, il y avait à Arkassa un bazar
particulier, destiné à ce genre d'opération, un «batistan», tel qu'il s'en =
trouve
en certaines villes des États barbaresques. Ce batistan contenait alors une
centaine de prisonniers, hommes, femmes, enfants, solde des dernières razzi=
as
faites dans le Péloponnèse. Entassés pêle- mêle au milieu d'une cour sans
ombre, sous un soleil encore ardent, leurs vêtements en lambeaux, leur atti=
tude
désolée, leur physionomie de désespérés, disaient tout ce qu'ils avaient so=
uffert.
À peine nourris et mal, à peine abreuvés et d'une eau trouble, ces malheure=
ux
s'étaient réunis par familles jusqu'au moment où le caprice des acheteurs
allait séparer les femmes des maris, les enfants de leurs père et mère. Ils
eussent inspiré la plus profonde pitié à tous autres qu'à ces cruels «bachi=
s»,
leurs gardiens, que nulle douleur ne savait plus émouvoir. Et ces tortures,
qu'étaient-elles auprès de celles qui les attendaient dans les seize bagnes
d'Alger, de Tunis, de Tripoli, où la mort faisait si rapidement des vides q=
u'il
fallait les combler sans cesse?
Cependant, toute espérance de redevenir libres
n'était pas enlevée à ces captifs. Si les acheteurs faisaient une bonne aff=
aire
en les achetant, ils n'en faisaient pas une moins bonne en les rendant à la
liberté -- pour un très haut prix -- surtout ceux dont la valeur se basait =
sur
une certaine situation sociale en leur pays de naissance. Un grand nombre
étaient ainsi arrachés à l'esclavage, soit par rédemption publique, lorsque
c'était l'État qui les revendait avant leur départ, soit quand les
propriétaires traitaient directement avec les familles, soit enfin lorsque =
les religieux
de la Merci, riches des quêtes qu'ils avaient faites dans toute l'Europe,
venaient les délivrer jusque dans les principaux centres de la Barbarie.
Souvent aussi, des particuliers, animés du même esprit de charité, consacra=
ient
une partie de leur fortune à cette oeuvre de bienfaisance. En ces derniers
temps, même, des sommes considérables, dont la provenance était inconnue,
avaient été employées à ces rachats, mais plus spécialement au profit des
esclaves d'origine grecque, que les chances de la guerre avaient livrés dep=
uis
six ans aux courtiers de l'Afrique et de l'Asie Mineure.
Le marché d'Arkassa se faisait aux enchères
publiques. Tous, étrangers et indigènes, y pouvaient prendre part; mais, ce
jour- là, comme les traitants ne venaient opérer que pour le compte des bag=
nes
de la Barbarie, il n'y avait qu'un seul lot de captifs. Suivant que ce lot
échoirait à tel ou tel courtier, il serait dirigé sur Alger, Tripoli ou Tun=
is.
Néanmoins, il existait deux catégories de
prisonniers. Les uns venaient du Péloponnèse -- c'étaient les plus nombreux.
Les autres avaient été récemment pris à bord d'un navire grec, qui les rame=
nait
de Tunis à Scarpanto, d'où ils devaient être rapatriés en leur pays d'origi=
ne.
Ces pauvres gens, destinés à tant de misères, =
ce
serait la dernière enchère qui déciderait de leur sort, et l'on pouvait sur=
enchérir
tant que cinq heures n'étaient pas sonnées. Le coup de canon de la citadelle
d'Arkassa, en assurant la fermeture du port, arrêtait en même temps les
dernières mises à prix du marché.
Donc, ce 3 septembre, les courtiers ne manquai=
ent
point autour du batistan. Il y avait de nombreux agents venus de Smyrne et
autres points voisins de l'Asie Mineure, qui, ainsi qu'il a été dit, agissa=
ient
tous pour le compte des États barbaresques.
Cet empressement n'était que trop explicable. =
En
effet, les derniers événements faisaient pressentir une prochaine fin de la=
guerre
de l'Indépendance. Ibrahim était refoulé dans le Péloponnèse, tandis que le
maréchal Maison venait de débarquer en Morée avec un corps expéditionnaire =
de
deux mille Français. L'exportation des prisonniers allait donc être notable=
ment
réduite à l'avenir. Aussi leur valeur vénale devait-elle s'accroître d'auta=
nt
plus, à l'extrême satisfaction du cadi.
Pendant la matinée, les courtiers avaient visi=
té
le batistan, et ils savaient à quoi s'en tenir sur la quantité ou la qualité
des captifs, dont le lot atteindrait sans doute de très hauts prix.
«Par Mahomet! répétait un agent de Smyrne, qui
pérorait au milieu d'un groupe de ses confrères, l'époque des belles affair=
es
est passée! Vous souvenez-vous du temps où les navires nous amenaient ici l=
es
prisonniers par milliers et non par centaines!
-- Oui!... comme cela s'est fait après les
massacres de Scio! répondit un autre courtier. D'un seul coup, plus de quar=
ante
mille esclaves! Les pontons ne pouvaient suffire à les renfermer!
-- Sans doute, reprit un troisième agent, qui
paraissait avoir un grand sens du commerce. Mais trop de captifs, trop
d'offres, et trop d'offres, trop de baisse dans les prix! Mieux vaut transp=
orter
peu à des conditions plus avantageuses, car les prélèvements sont toujours =
les
mêmes, quoique les frais soient plus considérables!
-- Oui!... en Barbarie surtout!... Douze pour =
cent
du produit total au profit du pacha, du cadi ou du gouverneur!
-- Sans compter un pour cent pour l'entretien =
du
môle et des batteries des côtes!
-- Et encore un pour cent, qui va de notre poc=
he
dans celle des marabouts!
-- En vérité, c'est ruineux, aussi bien pour l=
es
armateurs que pour les courtiers!»
Ces propos s'échangeaient ainsi entre ces agen=
ts,
qui n'avaient pas même conscience de l'infamie de leur commerce. Toujours l=
es mêmes
plaintes sur les mêmes questions de droits! Et ils auraient sans doute cont=
inué
à se répandre en récriminations, si la cloche n'y eût mis fin, en annonçant
l'ouverture du marché.
Il va sans dire que le cadi présidait à cette
vente. Son devoir de représentant du gouvernement turc l'y obligeait, non m=
oins
que son intérêt personnel. Il était là, trônant sur une sorte d'estrade, ab=
rité
sous une tente que dominait le croissant du pavillon rouge, à demi couché s=
ur
de larges coussins avec une nonchalance tout ottomane.
Près de lui, le crieur public se disposait à f=
aire
son office. Mais il ne faudrait pas croire que ce crieur eût là l'occasion =
de s'époumoner.
Non! Dans ce genre d'affaires, les courtiers prenaient leur temps pour
surenchérir. S'il devait y avoir quelque lutte un peu vive pour l'adjudicat=
ion
définitive, ce ne serait vraisemblablement que pendant le dernier quart d'h=
eure
de la séance.
La première enchère fut mise à mille livres
turques par un des courtiers de Smyrne.
«À mille livres turques!» répéta le crieur.
Puis, il ferma les yeux, comme s'il avait tout=
le
loisir de sommeiller, en attendant une surenchère.
Pendant la première heure, les mises à prix ne
montèrent que de mille à deux mille livres turques, soit environ quarante-s=
ept mille
francs en monnaie française. Les courtiers se regardaient, s'observaient,
causaient entre eux de tout autre chose. Leur siège était fait d'avance. Il=
s ne
hasarderaient le maximum de leurs offres que pendant les dernières minutes =
qui
précéderaient le coup de canon de fermeture.
Mais l'arrivée d'un nouveau concurrent allait
modifier ces dispositions et donner un élan inattendu aux enchères.
Vers quatre heures, en effet, deux hommes vena=
ient
de paraître sur le marché d'Arkassa. D'où venaient-ils? De la partie orient=
ale
de l'île, sans doute, à en juger d'après la direction suivie par l'araba, q=
ui
les avait déposés à la porte même du batistan.
Leur apparition causa un vif mouvement de surp=
rise
et d'inquiétude. Évidemment, les courtiers ne s'attendaient pas à voir
apparaître un personnage avec lequel il faudrait compter.
«Par Allah! s'écria l'un d'eux, c'est Nicolas
Starkos en personne!
-- Et son damné Skopélo! répondit un autre. No=
us
qui les croyions au diable!»
C'étaient ces deux hommes, bien connus sur le
marché d'Arkassa. Plus d'une fois, déjà, ils y avaient fait d'énormes affai=
res
en achetant des prisonniers pour le compte des traitants de l'Afrique. L'ar=
gent
ne leur manquait pas, quoiqu'on ne sût pas trop d'où ils le tiraient, mais =
cela
les regardait. Et le cadi, en ce qui le concernait, ne put que s'applaudir =
de
voir arriver de si redoutables concurrents.
Un seul coup d'oeil avait suffi à Skopélo, gra=
nd
connaisseur en cette matière, pour estimer la valeur du lot des captifs. Au=
ssi
se contenta-t-il de dire quelques mots à l'oreille de Nicolas Starkos, qui =
lui
répondit affirmativement d'une simple inclinaison de tête.
Mais, si observateur que fût le second de la <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Karysta , il n'avait pas vu le mouvement
d'horreur que l'arrivée de Nicolas Starkos venait de provoquer chez l'une d=
es
prisonnières.
C'était une femme âgée, de grande taille. Assi=
se à
l'écart dans un coin du batistan, elle se leva, comme si quelque irrésistib=
le force
l'eût poussée. Elle fit même deux ou trois pas, et un cri allait, sans dout=
e,
s'échapper de sa bouche... Elle eut assez d'énergie pour se contenir. Puis,
reculant avec lenteur, enveloppée de la tête aux pieds dans les plis d'un
misérable manteau, elle revint prendre sa place derrière un groupe de capti=
fs,
de manière à se dissimuler complètement. Il ne lui suffisait évidemment pas=
de
se cacher la figure: elle voulait encore soustraire toute sa personne aux
regards de Nicolas Starkos.
Cependant les courtiers, sans lui adresser la
parole, ne cessaient de regarder le capitaine de la Karysta . Celui-ci ne semblait même pas =
faire
attention à eux. Venait-il donc pour leur disputer ce lot de prisonniers? I=
ls
devaient le craindre, étant donné les rapports que Nicolas Starkos avait av=
ec
les pachas et les beys des États barbaresques.
On ne fut pas longtemps sans être fixé à cet
égard. En ce moment, le crieur s'était relevé pour répéter à voix haute le
montant de la dernière enchère:
«À deux mille livres!
-- Deux mille cinq cents, dit Skopélo, qui se
faisait, en ces occasions, le porte-parole de son capitaine.
-- Deux mille cinq cents livres!» annonça le
crieur.
Et les conversations particulières reprirent d=
ans
les divers groupes, qui s'observaient non sans défiance. Un quart d'heure s=
'écoula.
Aucune autre surenchère n'avait été mise après Skopélo. Nicolas Starkos,
indifférent et hautain, se promenait autour du batistan. Personne ne pouvai=
t douter
que, finalement, l'adjudication ne fût faite à son profit, même sans grand
débat.
Cependant, le courtier de Smyrne, après avoir
préalablement consulté deux ou trois de ses collègues, lança une nouvelle e=
nchère
de deux mille sept cents livres.
«Deux mille sept cents livres, répéta le crieu=
r.
-- Trois mille!»
C'était Nicolas Starkos qui avait parlé, cette
fois. Que s'était- il donc passé? Pourquoi intervenait-il personnellement d=
ans
la lutte? D'où venait que sa voix, si froide d'habitude, marquait une viole=
nte
émotion qui surprit Skopélo lui-même? On va le savoir. Depuis quelques
instants, Nicolas Starkos, après avoir franchi la barrière du batistan, se
promenait au milieu des groupes de captifs. La vieille femme, en le voyant
s'approcher, s'était plus étroitement encore cachée sous son manteau. Il
n'avait donc pas pu la voir. Mais, soudain, son attention venait d'être att=
irée
par deux prisonniers qui formaient un groupe à part. Il s'était arrêté, com=
me
si ses pieds eussent été cloués au sol. Là, près d'un homme de haute statur=
e,
une jeune fille, épuisée de fatigue, gisait à terre. En apercevant Nicolas
Starkos, l'homme se redressa brusquement. Aussitôt la jeune fille rouvrit l=
es
yeux. Mais, dès qu'elle aperçut le capitaine de la Karysta , elle se rejeta en arrière.
«Hadjine!» s'écria Nicolas Starkos.
C'était Hadjine Elizundo, que Xaris venait de
saisir dans ses bras, comme pour la défendre.
«Elle!» répéta Nicolas Starkos.
Hadjine s'était dégagée de l'étreinte de Xaris=
et
regardait en face l'ancien client de son père.
Ce fut à ce moment que Nicolas Starkos, sans m=
ême
chercher à savoir comment il pouvait se faire que l'héritière du banquier E=
lizundo
fût ainsi exposée sur le marché d'Arkassa, jeta d'une voix troublée cette
nouvelle enchère de trois mille livres.
«Trois mille livres!» avait répété le crieur.<= o:p>
Il était alors un peu plus de quatre heures et
demie. Encore vingt-cinq minutes, le coup de canon se ferait entendre, et l=
'adjudication
serait prononcée au profit du dernier enchérisseur.
Mais déjà les courtiers, après avoir conféré
ensemble, se disposaient à quitter la place, bien décidés à ne pas pousser =
plus
loin leurs prix. Il semblait donc certain que le capitaine de la Karysta , faute de concurrents, allait r=
ester
maître du terrain, lorsque l'agent de Smyrne voulut tenter, une dernière fo=
is,
de soutenir la lutte.
«Trois mille cinq cents livres! cria-t-il.
-- Quatre mille!» répondit aussitôt Nicolas
Starkos.
Skopélo, qui n'avait pas aperçu Hadjine, ne
comprenait rien à cette ardeur immodérée du capitaine. À son compte, la val=
eur
du lot était déjà dépassée, et de beaucoup, par ce prix de quatre mille liv=
res.
Aussi se demandait-il ce qui pouvait exciter Nicolas Starkos à se lancer de=
la
sorte dans une mauvaise affaire. Cependant un long silence avait suivi les
derniers mots du crieur. Le courtier de Smyrne lui-même, sur un signe de ses
collègues, venait d'abandonner la partie. Qu'elle fût définitivement gagnée=
par
Nicolas Starkos, auquel il ne s'en fallait que de quelques minutes pour avo=
ir gain
de cause, cela ne pouvait plus faire de doute.
Xaris l'avait compris. Aussi serrait-il plus
étroitement la jeune fille entre ses bras. On ne la lui arracherait qu'après
l'avoir tué!
En ce moment, au milieu du profond silence, une
voix vibrante se fit entendre, et ces trois mots furent jetés au crieur:
«Cinq mille livres!»
Nicolas Starkos se retourna.
Un groupe de marins venait d'arriver à l'entré=
e du
batistan. Devant eux se tenait un officier.
«Henry d'Albaret! s'écria Nicolas Starkos. Hen=
ry
d'Albaret... ici... à Scarpanto!»
C'était le hasard seul qui venait d'amener le
commandant de la Syphanta sur la place du marché. Il ignorait même=
que,
ce jour- là -- c'est-à-dire vingt-quatre heures après son arrivée à Scarpan=
to
-- il y eût une vente d'esclaves dans la capitale de l'île. D'autre part,
puisqu'il n'avait point aperçu la sacolève au mouillage, il devait être non
moins étonné de trouver Nicolas Starkos à Arkassa que celui-ci l'était de l=
'y
voir.
De son côté, Nicolas Starkos ignorait que la c=
orvette
fût commandée par Henry d'Albaret, bien qu'il sût qu'elle avait relâché à
Arkassa.
Que l'on juge donc des sentiments qui s'emparè=
rent
de ces deux ennemis, lorsqu'ils se virent en face l'un de l'autre.
Et, si Henry d'Albaret avait jeté cette enchère
inattendue, c'est que, parmi les prisonniers du batistan, il venait
d'apercevoir Hadjine et Xaris -- Hadjine qui allait retomber au pouvoir de =
Nicolas
Starkos! Mais Hadjine l'avait entendu, elle l'avait vu, elle se fût précipi=
tée
vers lui, si les gardiens ne l'en eussent empêchée.
D'un geste, Henry d'Albaret rassura et contint=
la
jeune fille. Quelle que fût son indignation, lorsqu'il se vit en présence d=
e son
odieux rival, il resta maître de lui-même. Oui! fût-ce au prix de toute sa
fortune, s'il le fallait, il saurait arracher à Nicolas Starkos les prisonn=
iers
entassés sur le marché d'Arkassa, et avec eux, celle qu'il avait tant cherc=
hée,
celle qu'il n'espérait plus revoir!
En tout cas, la lutte serait ardente. En effet=
, si
Nicolas Starkos ne pouvait comprendre comment Hadjine Elizundo se trouvait
parmi ces captifs, pour lui, elle n'en était pas moins la riche héritière du
banquier de Corfou. Ses millions ne pouvaient avoir disparu avec elle. Ils
seraient toujours là pour la racheter à celui dont elle deviendrait l'escla=
ve.
Donc, aucun risque à surenchérir. Aussi Nicolas Starkos résolut-il de le fa=
ire
avec d'autant plus de passion, d'ailleurs, qu'il s'agissait de lutter contre
son rival, et son rival préféré!
«Six mille livres! cria-t-il.
-- Sept mille!» répondit le commandant de la <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Syphanta , sans même se retourner vers N=
icolas
Starkos.
Le cadi ne pouvait que s'applaudir de la tourn=
ure
que prenaient les choses. En présence de ces deux concurrents, il ne cherch=
ait point
à dissimuler la satisfaction qui perçait sous sa gravité ottomane.
Mais, si ce cupide magistrat supputait déjà ce=
que
seraient ses prélèvements, Skopélo, lui, commençait à ne plus pouvoir se ma=
îtriser.
Il avait reconnu Henry d'Albaret, puis Hadjine Elizundo. Si, par haine, Nic=
olas
Starkos s'entêtait, l'affaire, qui eût été bonne dans une certaine mesure,
deviendrait très mauvaise, surtout si la jeune fille avait perdu sa fortune,
comme elle avait perdu sa liberté -- ce qui était possible, d'ailleurs!
Aussi, prenant Nicolas Starkos à part, essaya-= t-il de lui soumettre humblement quelques sages observations. Mais il fut reçu de telle manière qu'il n'osa plus en hasarder de nouvelles. C'était le capitai= ne de la Karysta , maintenant, qui je= tait lui- même ses enchères au crieur, et d'une voix insultante pour son rival.<= o:p>
Comme on le pense bien, les courtiers, sentant=
que
la bataille devenait chaude, étaient restés pour en suivre les diverses pér=
ipéties.
La foule des curieux, devant cette lutte à coups de milliers de livres,
manifestait l'intérêt qu'elle y prenait par de bruyantes clameurs. Si, pour=
la
plupart, ils connaissaient le capitaine de la sacolève, aucun d'eux ne
connaissait le commandant de la Sy=
phanta.
On ignorait même ce qu'était venue=
faire
cette corvette, naviguant sous pavillon corfiote, dans les parages de Scarp=
anto.
Mais, depuis le début de la guerre, tant de navires de toutes nations s'éta=
ient
employés au transport des esclaves, que tout portait à croire que la Syphanta servait à ce genre de commerce. Donc, qu=
e les
prisonniers fussent achetés par Henry d'Albaret ou par Nicolas Starkos, pour
eux ce serait toujours l'esclavage.
En tout cas, avant cinq minutes, cette question
allait être absolument décidée.
À la dernière enchère proclamée par le crieur,
Nicolas Starkos avait répondu par ces mots:
«Huit mille livres!
-- Neuf mille!» dit Henry d'Albaret.
Nouveau silence. Le commandant de la Syphanta , toujours maître de lui, suiva=
it du
regard Nicolas Starkos, qui allait et venait rageusement, sans que Skopélo =
osât
l'aborder. Aucune considération, d'ailleurs, n'aurait pu enrayer maintenant=
la
furie des enchères.
«Dix mille livres! cria Nicolas Starkos.
-- Onze mille! répondit Henry d'Albaret.
-- Douze mille!» répliqua Nicolas Starkos, sans
attendre cette fois.
Le commandant d'Albaret n'avait point
immédiatement répondu. Non qu'il hésitât à le faire. Mais il venait de voir
Skopélo se précipiter vers Nicolas Starkos pour l'arrêter dans son oeuvre d=
e folie
-- ce qui, pour un moment, détourna l'attention du capitaine de la Karysta .
En même temps, la vieille prisonnière, qui s'é=
tait
si obstinément cachée jusqu'alors, venait de se redresser, comme si elle av=
ait
eu la pensée de montrer son visage à Nicolas Starkos...
À ce moment, au sommet de la citadelle d'Arkas=
sa,
une rapide flamme brilla dans une volute de vapeurs blanches; mais, avant q=
ue la
détonation ne fût arrivée jusqu'au batistan, une nouvelle enchère avait été
jetée d'une voix retentissante:
«Treize mille livres!»
Puis, la détonation se fit entendre, à laquelle
succédèrent d'interminables hurrahs. Nicolas Starkos avait repoussé Skopélo=
avec
une violence qui le fit rouler sur le sol... Maintenant il était trop tard!
Nicolas Starkos n'avait plus le droit de surenchérir! Hadjine Elizundo vena=
it
de lui échapper, et pour jamais, sans doute!
«Viens!» dit-il d'une voix sourde à Skopélo.
Et on eût pu l'entendre murmurer ces mots:
«Ce sera plus sûr et ce sera moins cher!»
Tous deux montèrent alors dans leur araba et
disparurent au tournant de cette route qui se dirigeait vers l'intérieur de=
l'île.
Déjà Hadjine Elizundo, entraînée par Xaris, av=
ait
franchi les barrières du batistan. Déjà elle était dans les bras d'Henry d'=
Albaret,
qui lui disait en la pressant sur son coeur:
«Hadjine!... Hadjine!... Toute ma fortune, je
l'aurais sacrifiée pour vous racheter...
-- Comme j'ai sacrifié la mienne pour racheter
l'honneur de mon nom! répondit la jeune fille. Oui, Henry!... Hadjine Elizu=
ndo
est pauvre, maintenant, et maintenant digne de vous!»
Le le=
ndemain,
3 septembre, la Syphanta , après a=
voir
appareillé vers dix heures du matin, serrait le vent sous petite voilure po=
ur sortir
des passes du port de Scarpanto.
Les captifs, rachetés par Henry d'Albaret,
s'étaient casés, les uns dans l'entrepont, les autres dans la batterie. Bien
que la traversée de l'Archipel ne dût exiger que quelques jours, officiers =
et
matelots avaient voulu que ces pauvres gens fussent installés aussi bien que
possible.
Dès la veille, le commandant d'Albaret s'était=
mis
en mesure de pouvoir reprendre la mer. Pour le règlement des treize mille l=
ivres,
il avait donné des garanties dont le cadi s'était montré satisfait.
L'embarquement des prisonniers s'était donc opéré sans difficultés, et, ava=
nt
trois jours, ces malheureux, condamnés aux tortures des bagnes barbaresques,
seraient débarqués en quelque port de la Grèce septentrionale, là où ils
n'auraient plus rien à craindre pour leur liberté.
Mais cette délivrance, c'était bien à celui qui
venait de les arracher aux mains de Nicolas Starkos qu'ils la devaient tout=
entière!
Aussi, leur reconnaissance se manifesta-t-elle par un acte touchant, dès qu=
'ils
eurent pris pied sur le pont de la corvette.
Parmi eux se trouvait un «pappa», un vieux prê=
tre
de Léondari. Suivi de ses compagnons d'infortune, il s'avança vers la dunet=
te, sur
laquelle Hadjine Elizundo et Henry d'Albaret se tenaient avec quelques-uns =
des
officiers. Puis, tous s'agenouillèrent, le vieillard à leur tête, et celui-=
ci,
tendant ses mains vers le commandant:
«Henry d'Albaret, dit-il, soyez béni de tous c=
eux
que vous avez rendus à la liberté!
-- Mes amis, je n'ai fait que mon devoir! répo=
ndit
le commandant de la Syphanta ,
profondément ému.
-- Oui!... béni de tous... de tous... et de mo=
i,
Henry!» ajouta Hadjine en se courbant à son tour.
Henry d'Albaret l'avait vivement relevée, et a=
lors
les cris de vive Henry d'Albaret! vive Hadjine Elizundo! éclatèrent depuis =
la dunette
jusqu'au gaillard d'avant, depuis les profondeurs de la batterie jusqu'aux
basses vergues, sur lesquelles une cinquantaine de matelots s'étaient group=
és,
en poussant de vigoureux hurrahs.
Une seule prisonnière -- celle qui se cachait =
la
veille dans le batistan -- n'avait point pris part à cette manifestation. E=
n s'embarquant,
toute sa préoccupation avait été de passer inaperçue au milieu des captifs.
Elle y avait réussi, et personne même ne remarqua plus sa présence à bord, =
dès
qu'elle se fut blottie dans le coin le plus obscur de l'entrepont. Évidemme=
nt,
elle espérait pouvoir débarquer sans avoir été vue. Mais pourquoi prenait-e=
lle tant
de précautions? Était-elle donc connue de quelque officier ou matelot de la
corvette? En tout cas, il fallait qu'elle eût de graves raisons pour vouloir
garder cet incognito pendant les trois ou quatre jours que devait durer la
traversée de l'Archipel.
Cependant, si Henry d'Albaret méritait la
reconnaissance des passagers de la corvette, que méritait donc Hadjine pour=
ce qu'elle
avait fait depuis son départ de Corfou?
«Henry, avait-elle dit la veille, Hadjine Eliz=
undo
est pauvre, maintenant, et maintenant digne de vous!»
Pauvre, elle l'était en effet! Digne du jeune
officier?... On va pouvoir en juger.
Et si Henry d'Albaret aimait Hadjine, lorsque =
de
si graves événements les avaient séparés l'un de l'autre, combien cet amour=
dut
grandir encore, quand il connut ce qu'avait été toute la vie de la jeune fi=
lle
pendant cette longue année de séparation!
Cette fortune que lui avait laissée son père, =
dès
qu'elle sut d'où elle provenait, Hadjine Elizundo prit la résolution de la =
consacrer
entièrement au rachat de ces prisonniers, dont le trafic en constituait la =
plus
grande part. De ces vingt millions, odieusement acquis, elle ne voulut rien
garder. Ce projet, elle ne le fit connaître qu'à Xaris. Xaris l'approuva, et
toutes les valeurs de la maison de banque furent rapidement réalisées.
Henry d'Albaret reçut la lettre par laquelle la
jeune fille lui demandait pardon et lui disait adieu. Puis, en compagnie de=
son
brave et dévoué Xaris, Hadjine quitta secrètement Corfou pour se rendre dan=
s le
Péloponnèse.
À cette époque, les soldats d'Ibrahim faisaient
encore une guerre féroce aux populations du centre de la Morée, tant éprouv=
ées
déjà et depuis si longtemps. Les malheureux qu'on ne massacrait pas étaient
envoyés dans les principaux ports de la Messénie, à Patras ou à Navarin. De=
là,
des navires, les uns frétés par le gouvernement turc, les autres fournis par
les pirates de l'Archipel, les transportaient par milliers soit à Scarpanto,
soit à Smyrne, où les marchés d'esclaves se tenaient en permanence.
Pendant les deux mois qui suivirent leur
disparition, Hadjine Elizundo et Xaris, ne reculant jamais devant aucun pri=
x, parvinrent
à racheter plusieurs centaines de prisonniers, de ceux qui n'avaient pas en=
core
quitté la côte messénienne. Puis, ils employèrent tous leurs soins à les me=
ttre
en sûreté, les uns dans les îles Ioniennes, les autres dans les portions li=
bres
de la Grèce du Nord.
Cela fait, tous deux se rendirent en Asie Mine=
ure,
à Smyrne, où le commerce des esclaves se faisait sur une échelle considérab=
le.
Là, par convois nombreux, arrivaient des quantités de ces prisonniers grecs,
dont Hadjine Elizundo voulait surtout obtenir la délivrance. Telles furent
alors ses offres -- si supérieures à celles des courtiers de la Barbarie ou=
du
littoral asiatique -- que les autorités ottomanes trouvèrent grand profit à
traiter et traitèrent avec elle. Que sa généreuse passion fût exploitée par=
ces
agents on le croira sans peine; mais, là, plusieurs milliers de captifs lui
durent d'échapper aux bagnes des beys africains.
Cependant, il y avait plus à faire encore, et
c'est à ce moment que la pensée vint à Hadjine de marcher par deux voies
différentes au but qu'elle voulait atteindre.
En effet, il ne suffisait pas de racheter les
captifs mis en vente sur les marchés publics, ou d'aller délivrer à prix d'=
or
les esclaves au milieu de leurs bagnes. Il fallait aussi anéantir ces pirat=
es
qui capturaient les navires dans tous les parages de l'Archipel.
Or, Hadjine Elizundo se trouvait à Smyrne, qua=
nd
elle apprit ce qu'était devenue la Syphanta
, après les premiers mois de sa croisière. Elle n'ignorait pas que c'était =
au
compte d'armateurs corfiotes qu'avait été armée cette corvette et pour quel=
le destination.
Elle savait que le début de la campagne avait été heureux; mais, à cette
époque, la nouvelle arriva que la =
Syphanta
venait de perdre son commandant,
plusieurs officiers et une partie de son équipage dans un combat contre une
flottille de pirates, commandée, disait-on, par Sacratif en personne.
Hadjine Elizundo se mit aussitôt en rapport av=
ec
l'agent qui représentait, à Corfou, les intérêts des armateurs de la Syphanta . Elle leur en fit offrir un te=
l prix
que ceux-ci se décidèrent à la vendre. La corvette fut donc achetée sous le=
nom
d'un banquier de Raguse, mais elle appartenait bien à l'héritière d'Elizond=
o,
qui ne faisait qu'imiter les Bobolina, les Modena, les Zacharias et autres
vaillantes patriotes, dont les navires, armés à leurs frais au début de la
guerre de l'Indépendance, firent tant de mal aux escadres de la marine
ottomane.
Mais, en agissant ainsi, Hadjine avait eu la
pensée d'offrir le commandement de la Syphanta
au capitaine Henry d'Albaret. Un h=
omme à
elle, un neveu de Xaris, marin d'origine grecque comme son oncle, avait sec=
rètement
suivi le jeune officier, aussi bien à Corfou, quand il fit tant d'inutiles
recherches pour retrouver la jeune fille, qu'à Scio, lorsqu'il alla y rejoi=
ndre
le colonel Fabvier.
Par ses ordres, cet homme s'embarqua comme mat=
elot
sur la corvette, au moment où elle reformait son équipage, après le combat =
de
Lemnos. Ce fut lui qui fit parvenir à Henry d'Albaret les deux lettres écri=
tes
de la main de Xaris: la première, à Scio, où on lui marquait qu'il y avait =
une
place à prendre dans l'état- major de la Syphanta; la seconde, qu'il déposa sur la table du=
carré,
alors qu'il était de faction, et par laquelle rendez-vous était donné à la
corvette pour les premiers jours de septembre sur les parages de Scarpanto.=
C'était là, en effet, qu'Hadjine Elizundo comp=
tait
se trouver à cette époque, après avoir terminé sa campagne de dévouement et=
de charité.
Elle voulait que la Syphanta servît à rapatrier le dernier convoi de
prisonniers, rachetés avec les restes de sa fortune.
Mais, pendant les six mois qui allaient suivre,
que de fatigues à supporter, que de dangers à courir!
Ce fut au centre même de la Barbarie, dans ces
ports infestés de pirates, sur ce littoral africain, dont les pires bandits
furent les maîtres jusqu'à la conquête d'Alger, que la courageuse jeune fil=
le,
accompagnée de Xaris, n'hésita pas à se rendre pour accomplir sa mission. À
cela, elle risquait sa liberté, elle risquait sa vie, elle bravait tous les
dangers auxquels l'exposaient sa beauté et sa jeunesse.
Rien ne l'arrêta. Elle partit.
On la vit alors, comme une religieuse de la Me=
rci,
paraître à Tripoli, à Alger, à Tunis, et jusque sur les plus infimes marché=
s de
la côte barbaresque. Partout où des prisonniers grecs avaient été vendus, e=
lle
les rachetait avec grand bénéfice pour leurs maîtres. Partout où des traita=
nts
mettaient à l'encan ces troupeaux d'êtres humains, elle se présentait, l'ar=
gent
à la main. C'est alors qu'elle put observer dans toute son horreur le spect=
acle
de ces misères de l'esclavage, en un pays où les passions ne sont retenues =
par
aucun frein.
Alger était encore à la discrétion d'une milic=
e,
composée de musulmans et de renégats, rebut des trois continents qui formen=
t le
littoral de la Méditerranée, ne vivant que de la vente des prisonniers faits
par les pirates et de leur rachat par les chrétiens. Au dix-septième siècle=
, la
terre africaine comptait déjà près de quarante mille esclaves des deux sexes
enlevés à la France, à l'Italie, à l'Angleterre, à l'Allemagne, à la Flandr=
e, à
la Hollande, à la Grèce, à la Hongrie, à la Russie, à la Pologne, à l'Espag=
ne,
dans toutes les mers de l'Europe.
À Alger, au fond des bagnes du Pacha, d'Ali-Ma=
mi,
des Kouloughis et de Sidi-Hassan, à Tunis, dans ceux de Youssif-Dey, de Gal=
ere-
Patrone et de Cicala, dans celui de Tripoli, Hadjine Elizundo rechercha plus
particulièrement ceux dont la guerre hellénique avait fait des esclaves. Co=
mme
si elle eût été protégée par quelque talisman, elle passa au milieu de tous=
ces
dangers, soulageant toutes ces misères. À ces mille périls que la nature des
choses créait autour d'elle, elle échappa comme par miracle! Pendant six mo=
is,
à bord des légers bâtiments caboteurs de la côte, elle visita les points les
plus reculés du littoral -- depuis la régence de Tripoli, jusqu'aux dernièr=
es
limites du Maroc -- jusqu'à Tétuan, qui fut autrefois une république de
pirates, régulièrement organisée -- jusqu'à Tanger, dont la baie servait de=
lieu
d'hivernage à ces forbans -- jusqu'à Salé, sur la côte occidentale de
l'Afrique, où les malheureux captifs vivaient dans des caveaux creusés à do=
uze
ou quinze pieds sous terre.
Enfin, sa mission terminée, n'ayant plus rien =
des
millions laissés par son père, Hadjine Elizundo songea à revenir en Europe =
avec
Xaris. Elle s'embarqua à bord d'un navire grec, sur lequel prirent passage =
les
derniers prisonniers, rachetés par elle, et qui fit voile pour Scarpanto.
C'était là qu'elle comptait retrouver Henry d'Albaret. C'était de là qu'elle
avait résolu de revenir en Grèce sur la <=
/span>Syphanta.
Mais, trois jours après avoir quit=
té
Tunis, le navire qui la portait fut capturé par un bâtiment turc, et elle é=
tait
conduite à Arkassa pour y être vendue comme esclave avec ceux qu'elle venai=
t de
délivrer!...
En somme, de cette oeuvre entreprise par Hadji=
ne
Elizundo, le résultat avait été celui-ci: plusieurs milliers de prisonniers=
, rachetés
avec l'argent même qui avait été gagné à les vendre. La jeune fille, mainte=
nant
ruinée, venait de réparer, dans la mesure de ce qui était possible, tout le=
mal
fait par son père.
Voilà ce qu'apprit Henry d'Albaret. Oui! Hadji=
ne
pauvre, était maintenant digne de lui, et, pour l'arracher aux mains de Nic=
olas
Starkos, il se fût fait aussi pauvre qu'elle!
Cependant, dès le lendemain, la Syphanta avait eu connaissance de la terre de Crè=
te au
lever du jour. Elle manoeuvra alors de manière à s'élever vers le nord-oues=
t de
l'Archipel. L'intention du commandant d'Albaret était de rallier la côte
orientale de la Grèce à la hauteur de l'île d'Eubée. Là, soit à Nègrepont, =
soit
à Égine, les prisonniers pourraient débarquer en lieu sûr, à l'abri des Tur=
cs,
maintenant refoulés au fond du Péloponnèse. Du reste, à cette date, il n'y
avait plus un seul des soldats d'Ibrahim dans la péninsule hellénique.
Tous ces pauvres gens, on ne peut mieux traité=
s à
bord de la Syphanta , se remettaie=
nt
déjà des effroyables souffrances qu'ils avaient endurées. Pendant le jour, =
on
les voyait groupés sur le pont, où ils respiraient cette saine brise de
l'Archipel, les enfants, les mères, les époux que menaçait une éternelle sé=
paration,
désormais réunis pour ne plus se quitter. Ils savaient, aussi, tout ce qu'a=
vait
fait Hadjine Elizundo, et, quand elle passait, appuyée au bras d'Henry
d'Albaret, c'étaient de toutes parts des marques de reconnaissance, témoign=
ées
par les actes les plus touchants.
Vers les premières heures du matin, le 4
septembre, la Syphanta perdit de vue les sommets de la Crète; m=
ais,
la brise ayant commencé à mollir, elle ne gagna que très peu dans cette
journée, bien qu'elle portât toute sa voilure. En somme, vingt-quatre heure=
s,
quarante-huit heures de plus, ce ne serait jamais un retard dont il fallût =
se
préoccuper. La mer était belle, le ciel superbe. Rien n'indiquait une proch=
aine
modification de temps. Il n'y avait qu'à «laisser courir», comme disent les
marins, et la course se terminerait quand il plairait à Dieu.
Cette paisible navigation ne pouvait être que =
très
favorable aux causeries du bord. Peu de manoeuvres à faire, d'ailleurs. Une=
simple
surveillance des officiers de quart et des gabiers de l'avant, pour signaler
les terres en vue ou les navires au large.
Hadjine et Henry d'Albaret allaient alors
s'asseoir à l'arrière sur un banc de la dunette qui leur était réservé. Là,=
le
plus souvent, ils parlaient non plus du passé, mais de cet avenir, dont ils=
se
sentaient maîtres maintenant. Ils faisaient des projets d'une réalisation
prochaine, sans oublier de les soumettre au brave Xaris, qui était bien de =
la
famille. Le mariage devait être célébré aussitôt leur arrivée sur la terre =
de
Grèce. Cela était convenu. Les affaires d'Hadjine Elizundo n'entraîneraient
plus ni difficultés ni retards. Une année, employée à sa charitable mission,
avait simplifié tout cela! Puis, le mariage fait, Henry d'Albaret céderait =
au
capitaine Todros le commandement de la corvette, et il conduirait sa jeune
femme en France, d'où il comptait la ramener ensuite sur sa terre natale.
Or, précisément, ce soir-là, ils s'entretenaie=
nt
de toutes ces choses. À peine le léger souffle de la brise suffisait-il à g=
onfler
les hautes voiles de la Syphanta. =
Un merveilleux coucher de soleil venait
d'illuminer l'horizon, dont quelques traits d'or vert surmontaient encore le
périmètre légèrement embrumé dans l'ouest. À l'opposé scintillaient les
premières étoiles du levant. La mer tremblotait sous l'ondulation de ses
paillettes phosphorescentes. La nuit promettait d'être magnifique.
Henry d'Albaret et Hadjine se laissaient aller=
au
charme de cette soirée délicieuse. Ils regardaient le sillage, à peine dess=
iné
par quelques blanches guipures que la corvette laissait à l'arrière. Le sil=
ence
n'était troublé que par les battements de la brigantine, dont les plis
bruissaient doucement. Ni lui ni elle ne voyaient plus rien de ce qui n'éta=
it
pas eux-mêmes et en eux. Et, s'ils furent enfin rappelés au sentiment du ré=
el,
c'est qu'Henry d'Albaret s'entendit appeler avec une certaine insistance.
Xaris était devant lui.
«Mon commandant?... dit Xaris pour la troisième
fois.
-- Que voulez-vous, mon ami? répondit Henry
d'Albaret, auquel il sembla que Xaris hésitait à parler.
-- Que veux-tu, mon bon Xaris? demanda Hadjine=
.
-- J'ai une chose à vous dire, mon commandant.=
-- Laquelle?
-- Voici de quoi il s'agit. Les passagers de la
corvette... ces braves gens que vous ramenez dans leur pays... ont eu une i=
dée,
et ils m'ont chargé de vous la communiquer.
-- Eh bien, je vous écoute, Xaris.
-- Voilà, mon commandant. Ils savent que vous
devez vous marier avec Hadjine...
-- Sans doute, répondit Henry d'Albaret en
souriant. Cela n'est un mystère pour personne!
-- Eh bien, ces braves gens seraient très heur=
eux
d'être les témoins de votre mariage!
-- Et ils le seront, Xaris, ils le seront, et
jamais fiancée n'aurait un pareil cortège, si l'on pouvait réunir autour d'=
elle
tous ceux qu'elle a arrachés à l'esclavage!
-- Henry!... dit la jeune fille en voulant
l'interrompre.
-- Mon commandant a raison, répondit Xaris. En
tout cas, les passagers de la corvette seront là, et...
-- À notre arrivée sur la terre de Grèce, repr=
it
Henry d'Albaret, je les convierai tous à la cérémonie de notre mariage!
-- Bien, mon commandant, répondit Xaris. Mais,
après avoir eu cette idée-là, ces braves gens en ont eu une seconde!
-- Aussi bonne?
-- Meilleure. C'est de vous demander que le
mariage se fasse à bord de la Syph=
anta! N'est-ce pas comme un morceau de leur pa=
ys, cette
brave corvette qui les ramène en Grèce?
-- Soit. Xaris, répondit Henry d'Albaret.
-- Vous y consentez, ma chère Hadjine?»
Hadjine, pour toute réponse, lui tendit la mai=
n.
«Bien répondu, dit Xaris.
-- Vous pouvez annoncer aux passagers de la Syphanta , ajouta Henry d'Albaret, qu'il=
sera
fait comme ils le désirent.
-- C'est entendu, mon commandant. Mais... ajou=
ta
Xaris, en hésitant un peu, c'est que ce n'est pas tout!
-- Parle donc, Xaris, dit la jeune fille.
-- Voici. Ces braves gens, après avoir eu une =
idée
bonne, puis une meilleure, en ont eu une troisième qu'ils regardent comme e=
xcellente!
-- Vraiment, une troisième! répondit Henry
d'Albaret. Et quelle est cette troisième idée?
-- C'est que non seulement le mariage soit cél=
ébré
à bord de la corvette, mais aussi qu'il se fasse en pleine mer... dès demai=
n! Il
y a parmi eux un vieux prêtre...»
Soudain, Xaris fut interrompu par la voix du
gabier qui était en vigie dans les barres de misaine:
«Navires au vent!»
Aussitôt Henry d'Albaret se leva et rejoignit =
le
capitaine Todros, qui regardait déjà dans la direction indiquée.
Une flottille, composée d'une douzaine de
bâtiments de divers tonnages, se montrait à moins de six milles dans l'est.
Mais, si la Syphanta , encalminée =
alors,
était absolument immobile, cette flottille, poussée par les derniers souffl=
es
d'une brise qui n'arrivait pas jusqu'à la corvette, devait nécessairement f=
inir
par l'atteindre.
Henry d'Albaret avait pris une longue-vue, et =
il
observait attentivement la marche de ces navires.
«Capitaine Todros, dit-il en se retournant ver=
s le
second, cette flottille est encore trop éloignée pour qu'il soit possible d=
e reconnaître
ses intentions ni quelle est sa force.
-- En effet, mon commandant, répondit le secon=
d,
et, avec cette nuit sans lune qui va devenir très obscure, nous ne pourrons
nous prononcer! Il faut donc attendre à demain.
-- Oui, il le faut, dit Henry d'Albaret, mais
comme ces parages ne sont pas sûrs, donnez l'ordre de veiller avec le plus
grand soin. Que l'on prenne aussi toutes les précautions indispensables pou=
r le
cas où ces navires se rapprocheraient de la Syphanta.»
Le capitaine Todros prit des mesures en
conséquence, mesures qui furent aussitôt exécutées. Une active surveillance=
fut
établie à bord de la corvette et devait être continuée jusqu'au jour.
Il va sans dire qu'en présence des éventualités
qui pouvaient survenir, on remit à plus tard la décision relative à cette c=
élébration
du mariage, qui avait motivé la démarche de Xaris. Hadjine, sur la prière
d'Henry d'Albaret, avait dû regagner sa cabine.
Pendant toute cette nuit, on dormit peu à bord=
. La
présence de la flottille signalée au large était de nature à inquiéter. Tant
que cela fut possible, on avait observé ses mouvements. Mais un brouillard
assez épais se leva vers neuf heures, et l'on ne tarda pas à la perdre de v=
ue.
Le lendemain, quelques vapeurs masquaient enco=
re
l'horizon dans l'est au lever du soleil. Comme le vent faisait absolument
défaut, ces vapeurs ne se dissipèrent pas avant dix heures du matin. Cepend=
ant
rien de suspect n'avait apparu à travers ces brumes. Mais, lorsqu'elles
s'évanouirent, toute la flottille se montra à moins de quatre milles. Elle
avait donc gagné deux milles, depuis la veille, dans la direction de la
Et pourtant, il n'était pas possible de se
méprendre aux intentions de cette flottille.
«Voilà un ramassis de navires singulièrement
suspects! dit le capitaine Todros.
-- D'autant plus suspects, répondit Henry
d'Albaret, que je reconnais parmi eux le brick auquel nous avons donné
inutilement la chasse dans les eaux de la Crète!»
Le commandant de la Syphanta ne se trompait pas. Le brick, qui avait =
si
étrangement disparu au delà de la pointe de Scarpanto, était en tête. Il
manoeuvrait de manière à ne pas se séparer des autres bâtiments, placés sous
ses ordres.
Cependant quelques souffles s'étaient levés da=
ns
l'est. Ils favorisaient encore la marche de la flottille; mais ces risées, =
qui
verdissaient légèrement la mer en courant à sa surface, venaient expirer à =
une
ou deux encablures de la corvette.
Soudain, Henry d'Albaret rejeta la longue-vue =
qui
n'avait pas quitté ses yeux:
«Branle-bas de combat!» cria-t-il.
Il venait de voir un long jet de vapeur blanche
fuser à l'avant du brick, pendant qu'un pavillon montait à sa corne, au mom=
ent
où la détonation d'une bouche à feu arrivait à la corvette.
Ce pavillon était noir, et un S rouge-feu
s'écartelait en travers de son étamine.
C'était le pavillon du pirate Sacratif.
Cette
flottille, composée de douze bâtiments, était sortie la veille des repaires=
de
Scarpanto. Soit en attaquant la corvette de front, soit en l'entourant,
venait-elle donc lui offrir le combat dans des conditions très inégales pour
elle? Cela n'était que trop certain. Mais ce combat, faute de vent, il fall=
ait
bien l'accepter. D'ailleurs, eût-il eu la possibilité d'éviter la lutte, He=
nry
d'Albaret s'y fût refusé. Le pavillon de la Syphanta ne pouvait, sans déshonneur, fuir devant=
le
pavillon des pirates de l'Archipel.
Sur ces douze navires, on comptait quatre bric=
ks,
portant de seize à dix-huit canons. Les huit autres bâtiments, d'un tonnage=
inférieur,
mais pourvus d'une artillerie légère, étaient de grandes saïques à deux mât=
s,
des senaux à mâture droite, des felouques et des sacolèves armées en guerre.
D'après ce qu'en pouvaient juger les officiers de la corvette, c'étaient pl=
us
de cent bouches à feu, auxquelles ils auraient à répondre avec vingt- deux
canons et six caronades. C'étaient sept ou huit cents hommes que les deux c=
ent
cinquante matelots de leur équipage auraient à combattre. Lutte inégale, à =
coup
sûr. Toutefois, la supériorité de l'artillerie de la Syphanta pouvait lui donner quelque chance de suc=
cès,
mais à la condition qu'elle ne se laissât pas approcher de trop près. Il
fallait donc tenir cette flottille à distance, en désemparant peu à peu ses
navires par des bordées envoyées avec précision. En un mot, il s'agissait de
tout faire pour éviter un abordage, c'est-à-dire un combat corps à corps. D=
ans
ce dernier cas, le nombre eût fini par l'emporter, car ce facteur a plus d'=
importance
encore sur mer que sur terre, puisque, la retraite étant impossible, tout se
résume à ceci: sauter ou se rendre.
Une heure après que le brouillard se fut dissi=
pé,
la flottille avait sensiblement gagné sur la corvette, aussi immobile que s=
i elle
eût été au mouillage au milieu d'une rade.
Cependant Henry d'Albaret ne cessait d'observe=
r la
marche et la manoeuvre des pirates. Le branle-bas avait été fait rapidement=
à son
bord. Tous, officiers et matelots, étaient à leur poste de combat. Ceux des=
passagers
qui étaient valides avaient demandé à se battre dans les rangs de l'équipag=
e,
et on leur avait donné des armes. Un silence absolu régnait dans la batteri=
e et
sur le pont. À peine était-il interrompu par les quelques mots que le comma=
ndant
échangeait avec le capitaine Todros.
«Nous ne nous laisserons pas aborder, lui
disait-il. Attendons que les premiers bâtiments soient à bonne portée, et n=
ous
ferons feu de nos canons de tribord.
-- Tirerons-nous à couler ou à démâter? demand=
a le
second.
-- À couler», répondit Henry d'Albaret. C'étai=
t le
meilleur parti à prendre pour combattre ces pirates, si terribles à l'abord=
age,
et particulièrement ce Sacratif, qui venait de hisser impudemment son pavil=
lon
noir. Et, s'il l'avait fait, c'est qu'il comptait, sans doute, que pas un s=
eul
homme de la corvette ne survivrait, qui se pourrait vanter de l'avoir vu fa=
ce à
face.
Vers une heure après midi, la flottille ne se
trouvait plus qu'à un mille au vent. Elle continuait de s'approcher à l'aid=
e de
ses avirons. La Syphanta , le cap =
au
nord-ouest, ne se maintenait pas sans peine à cette aire de compas. Les pir=
ates
marchaient sur elle en ligne de bataille -- deux des bricks au milieu de la
ligne, et les deux autres à chaque extrémité. Ils manoeuvraient de manière =
à tourner
la corvette par l'avant et par l'arrière, afin de l'envelopper dans une
circonférence, dont le rayon diminuerait peu à peu. Leur but était évidemme=
nt
de l'écraser d'abord sous des feux convergents, puis de l'enlever à l'abord=
age.
Henry d'Albaret avait bien compris cette
manoeuvre, si périlleuse pour lui, et il ne pouvait l'empêcher, puisqu'il é=
tait
condamné à l'immobilité. Mais peut-être parviendrait-il à briser cette lign=
e à
coups de canon, avant qu'elle ne l'eût enveloppé de toutes parts. Déjà, mêm=
e,
les officiers se demandaient pourquoi leur commandant, de cette voix ferme =
et
calme qu'on lui connaissait, n'envoyait pas l'ordre d'ouvrir le feu.
Non! Henry d'Albaret entendait ne frapper qu'à
coup sûr, et il voulait se laisser approcher à bonne portée.
Dix minutes s'écoulèrent encore. Tous attendai=
ent,
les pointeurs, l'oeil à la culasse de leurs canons, les officiers de la
batterie, prêts à transmettre les ordres du commandant, les matelots du pon=
t jetant
un regard par dessus les pavois. Les premières bordées ne viendraient-elles=
pas
de l'ennemi, maintenant que la distance lui permettait de le faire utilemen=
t?
Henry d'Albaret se taisait toujours. Il regard=
ait
la ligne qui commençait à se courber à ses deux extrémités. Les bricks du c=
entre
-- et l'un d'eux était celui qui avait hissé le pavillon noir de Sacratif -=
- se
trouvaient alors à moins d'un mille.
Mais, si le commandant de la Syphanta ne se pressait pas de commencer le feu, =
il ne
semblait point que le chef de la flottille fût plus pressé que lui de le fa=
ire.
Peut-être même prétendait-il accoster la corvette, sans même avoir tiré un =
seul
coup de canon, afin de lancer quelques centaines de ses pirates à l'abordag=
e.
Enfin Henry d'Albaret pensa qu'il ne devait pas
attendre plus longtemps. Une dernière risée, qui vint jusqu'à la corvette, =
lui permit
d'arriver d'un quart. Après avoir rectifié sa position, de manière à bien a=
voir
les deux bricks par le travers, à moins d'un demi-mille:
«Attention sur le pont et dans la batterie!»
cria-t-il.
Un léger bruissement se fit entendre à bord, et
fut suivi d'un silence absolu.
«À couler!» dit Henry d'Albaret.
L'ordre fut aussitôt répété par les officiers,=
et
les pointeurs de la batterie visèrent soigneusement la coque des deux brick=
s, tandis
que ceux du pont visaient la mâture.
«Feu!» cria le commandant d'Albaret.
La bordée de tribord éclata. Du pont et de la
batterie de la corvette, onze canons et trois caronades vomirent leurs proj=
ectiles,
et entre autres, plusieurs paires de ces boulets ramés, qui sont disposés p=
our
obtenir un démâtage à moyenne distance.
Dès que les vapeurs de la poudre, repoussées en
arrière, eurent démasqué l'horizon, l'effet produit par cette décharge sur =
les deux
bâtiments, put être immédiatement constaté. Il n'était pas complet, mais ne
laissait pas d'être important.
Un des deux bricks, qui occupaient le centre d=
e la
ligne, avait été atteint au-dessus de la flottaison. En outre, plusieurs de=
ses
haubans et galhaubans ayant été coupés, son mât de misaine, entamé à quelqu=
es
pieds au-dessus du pont, venait de tomber en avant, brisant du même coup la
flèche du grand mât. Dans ces conditions, ce brick allait perdre quelque te=
mps
à réparer ses avaries; mais il pouvait toujours porter sur la corvette. Le
danger qu'elle courait d'être cernée, n'était donc pas atténué par ce début=
du combat.
En effet, les deux autres bricks, placés à
l'extrémité de l'aile droite et de l'aile gauche, étaient maintenant arrivé=
s à
hauteur de la Syphanta. De là, ils commençaient à se rabattre su=
r elle
en dépendant; mais ils ne le firent pas sans l'avoir saluée d'une bordée
d'enfilade qu'il lui était impossible d'éviter.
Il y eut là un double coup malheureux. Le mât
d'artimon de la corvette fut coupé à la hauteur des jottereaux. Tout le pha=
re
de l'arrière s'abattit en pagale[3], par bonheur, sans rien entraîner du
gréement du grand mât. En même temps, les drômes et une embarcation étaient
fracassées. Ce qu'il y eut de plus regrettable, ce fut la mort d'un officie=
r et
de deux matelots, tués sur le coup, sans compter trois ou quatre autres,
grièvement blessés, que l'on transporta dans le faux-pont.
Aussitôt Henry d'Albaret donna des ordres pour=
que
le déblaiement de la dunette se fit sans retard. Agrès, voiles, débris de v=
ergues,
espars, furent enlevés en quelques minutes. La place redevint libre et
praticable. C'est qu'il n'y avait pas un instant à perdre. Le combat
d'artillerie allait recommencer avec plus de violence. La corvette, prise e=
ntre
deux feux, serait obligée à résister des deux bords.
À ce moment, une nouvelle bordée fut envoyée p=
ar
la Syphanta , et si bien pointée, =
cette
fois, que deux bâtiments de la flottille -- un des senaux et une saïque --
atteints en plein bois au-dessous de la ligne de flottaison, coulèrent en
quelques instants. Les équipages n'eurent que le temps de se jeter dans les
embarcations, afin de regagner les deux bricks du centre, où ils furent
aussitôt recueillis.
«Hurrah! Hurrah!»
Ce fut le cri des matelots de la corvette, apr=
ès
ce coup double qui faisait honneur à ses chefs de pièce.
«Deux de coulés! dit le capitaine Todros.
-- Oui, répondit Henry d'Albaret, mais les
coquins, qui les montaient, ont pu embarquer à bord des bricks, et je redou=
te toujours
un abordage qui leur donnerait l'avantage du nombre!»
Pendant un quart d'heure encore, la canonnade
continua de part et d'autre. Les navires pirates, aussi bien que la corvett=
e, disparaissaient
au milieu des vapeurs blanches de la poudre, et il fallait attendre qu'elle=
s se
fussent dissipées pour reconnaître le mal que l'on s'était fait réciproquem=
ent.
Par malheur, ce mal n'était que trop sensible à bord de la Syphanta. Plusieurs matelots avaient été tués; d'a=
utres,
en plus grand nombre, étaient grièvement blessés. Un officier français, fra=
ppé
en pleine poitrine, venait de tomber, au moment où le commandant lui donnai=
t ses
ordres.
Les morts et les blessés furent aussitôt desce=
ndus
dans le faux- pont. Déjà le chirurgien et ses aides ne pouvaient suffire au=
x pansements
et aux opérations, que nécessitait l'état de ceux qui avaient été frappés
directement par les projectiles, ou indirectement par les éclats de bois su=
r le
pont et dans la batterie. Si la mousqueterie n'avait pas encore parlé entre=
ces
bâtiments qui se tenaient toujours à demi-portée de canon, s'il n'y avait ni
balle, ni biscaïen à extraire, les blessures n'en étaient pas moins graves,=
en
même temps que plus horribles.
En cette occasion, les femmes, qui avaient été
confinées dans la cale, ne faillirent point à leur devoir. Hadjine Elizundo
leur donna l'exemple. Toutes s'empressèrent à donner leurs soins aux blessé=
s,
les encourageant, les réconfortant.
Ce fut alors que la vieille prisonnière de
Scarpanto quitta son obscure retraite. La vue du sang n'était pas pour
l'effrayer, et, sans doute, les hasards de sa vie l'avaient déjà conduite s=
ur
plus d'un champ de bataille. À la lueur des lampes du faux-pont, elle se pe=
ncha
au chevet des cadres où reposaient les blessés, elle prêta la main aux
opérations les plus douloureuses, et, lorsqu'une nouvelle bordée faisait
trembler la corvette jusque dans ses carlingues, pas un mouvement de ses ye=
ux
n'indiquait que ces effroyables détonations l'eussent fait tressaillir.
Cependant, l'heure approchait où l'équipage de=
la Syphanta allait être obligé de lutter à l'arme bl=
anche
contre les pirates. Leur ligne s'était refermée, leur cercle se rétrécissai=
t.
La corvette devenait le point de mire de tous ces feux convergents.
Mais elle se défendait bien pour l'honneur du
pavillon qui battait toujours à sa corne. Son artillerie faisait de grands
ravages à bord de la flottille. Deux autres bâtiments, une saïque et une fe=
louque,
furent encore détruits. L'une coula. L'autre, percée de boulets rouges, ne
tarda pas à disparaître au milieu des flammes.
Toutefois, l'abordage était inévitable. La
Le brick au pavillon noir n'était plus qu'à un=
e portée
de pistolet, quand il lâcha toute sa bordée. Un boulet vint frapper les
ferrures de l'étambot à l'arrière de la corvette, et la démonta de son
gouvernail.
Henry d'Albaret se prépara donc à recevoir
l'assaut des pirates et fit hisser ses filets de casse-tête et d'abordage.
Maintenant, c'était la mousqueterie qui éclatait de part et d'autre. Pierri=
ers et
espingoles, mousquets et pistolets, faisaient pleuvoir une grêle de balles =
sur
le pont de la Syphanta. Bien des hommes tombèrent encore, presqu=
e tous
frappés mortellement. Vingt fois Henry d'Albaret faillit être atteint; mais,
immobile et calme sur son banc de quart, il donnait ses ordres avec le même
sang-froid que s'il eût commandé une salve d'honneur dans une revue d'escad=
re.
En ce moment, à travers les déchirures de la
fumée, les équipages ennemis pouvaient se voir face à face. On entendait les
horribles imprécations des bandits. À bord du brick au pavillon noir, Henry=
d'Albaret
cherchait en vain à apercevoir ce Sacratif, dont le nom seul était une
épouvante dans tout l'Archipel.
Ce fut alors que, par tribord et par bâbord, ce
brick et un de ceux qui avaient refermé la ligne, soutenus un peu en arrière
par les autres bâtiments, vinrent élonger la corvette, dont les préceintes
gémirent à cette pression. Les grappins, lancés à propos, s'accrochèrent au
gréement et lièrent les trois navires. Leurs canons durent se taire; mais,
comme les sabords de la Syphanta <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> étaient autant de brèches ouvertes aux
pirates, les servants restèrent à leur poste pour les défendre à coups de h=
aches,
de pistolets et de piques. Tel était l'ordre du commandant -- ordre qui fut
envoyé dans la batterie, au moment où les deux bricks venaient de l'accoste=
r.
Soudain, un cri éclata de toutes parts, et avec
une telle violence qu'il domina un instant les fracas de la mousqueterie.
«À l'abordage! À l'abordage!»
Ce combat, corps à corps, devint alors effroya=
ble.
Ni les décharges d'espingoles, de pierriers et de fusils, ni les coups de h=
aches
et de piques, ne purent empêcher ces enragés, ivres de fureur, avides de sa=
ng,
de prendre pied sur la corvette. De leurs hunes, ils faisaient un feu plong=
eant
de grenades, qui rendait intenable le pont de la Syphanta , bien qu'elle aussi leur répon=
dit de
ses hunes par la main de ses gabiers. Henry d'Albaret se vit assailli de to=
us
côtés. Ses bastingages, bien qu'ils fussent plus élevés que ceux des bricks,
furent emportés d'assaut. Les forbans passaient de vergues en vergues, et,
trouant les filets de casse-tête, se laissaient affaler sur le pont. Qu'imp=
ortait
que quelques-uns fussent tués avant de l'atteindre! Leur nombre était tel q=
u'il
n'y paraissait pas.
L'équipage de la corvette, réduit maintenant à
moins de deux cents hommes valides, avait à se battre contre plus de six ce=
nts.
En effet, les deux bricks servaient incessamme=
nt
de passage à de nouveaux assaillants, amenés par les embarcations de la
flottille. C'était une masse à laquelle il était presque impossible de rési=
ster.
Le sang ne tarda pas à couler à flots sur le pont de la Syphanta . Les blessés, dans les convuls=
ions
de l'agonie, se redressaient encore pour donner un dernier coup de pistolet=
ou
de poignard. Tout était confusion au milieu de la fumée. Mais le pavillon
corfiote ne s'abaisserait pas tant qu'il resterait un homme pour le défendr=
e!
Au plus fort de cette horrible mêlée, Xaris se
battait comme un lion. Il n'avait pas quitté la dunette. Vingt fois, sa hac=
he, retenue
par l'estrope à son vigoureux poignet, en s'abattant sur la tête d'un pirat=
e,
sauva de la mort Henry d'Albaret.
Celui-ci, cependant, au milieu de ce trouble, =
ne
pouvant rien contre le nombre, restait toujours maître de lui. À quoi songe=
ait-
il? À se rendre? Non. Un officier français ne se rend pas à des pirates. Ma=
is
alors, que ferait-il? Imiterait-il cet héroïque Bisson, qui, dix mois
auparavant, dans des conditions semblables, s'était fait sauter pour ne pas
tomber entre les mains des Turcs? Anéantirait-il, avec la corvette, les deux
bricks accrochés à ses flancs? Mais c'était envelopper dans la même destruc=
tion
les blessés de la Syphanta , les
prisonniers arrachés à Nicolas Starkos, ces femmes, ces enfants!... C'était
Hadjine sacrifiée!... Et ceux qu'épargnerait l'explosion, si Sacratif leur
laissait la vie, comment échapperaient-ils, cette fois, aux horreurs de l'e=
sclavage?
«Prenez garde, mon commandant!» s'écria Xaris,=
qui
venait de se jeter au devant lui.
Une seconde de plus, Henry d'Albaret était fra=
ppé
à mort. Mais Xaris saisit de ses deux mains le pirat qui allait le frapper,=
et il
le précipita dans la mer. Trois fois, d'autres voulurent arriver jusqu'à He=
nry
d'Albaret; trois fois, Xaris les étendit à ses pieds.
Cependant, le pont de la corvette était alors
entièrement envahi par la masse des assaillants. À peine, quelques détonati=
ons
se faisaient-elles entendre. On se battait surtout à l'arme blanche, et les
cris dominaient les fracas de la poudre.
Les pirates, déjà maîtres du gaillard d'avant,
avaient fini par emporter tout l'espace jusqu'au pied du grand mât. Peu à p=
eu,
ils repoussaient l'équipage vers la dunette. Ils étaient dix contre un -- au
moins. Comment la résistance eût-elle été possible? Le commandant d'Albaret,
s'il eût alors voulu faire sauter sa corvette, n'aurait pas même pu mettre =
son
projet à exécution. Les assaillants occupaient l'entrée des écoutilles et d=
es
panneaux qui donnaient accès à l'intérieur. Ils s'étaient répandus dans la =
batterie
et dans l'entrepont, où la lutte continuait avec le même acharnement. Arriv=
er à
la soute aux poudres, il n'y fallait plus songer.
D'ailleurs, partout les pirates l'emportaient =
par
leur nombre. Une barrière, faite des corps de leurs camarades blessés ou mo=
rts,
les séparait seulement de l'arrière de la Syphanta. Les premiers rangs, poussés par les dern=
iers,
franchirent cette barrière, après l'avoir rendue plus haute encore, en y
entassant d'autres cadavres. Puis, foulant ces corps, les pieds dans le san=
g,
ils se précipitèrent à l'assaut de la dunette.
Là s'étaient rassemblés une cinquantaine d'hom=
mes,
et cinq ou six officiers avec le capitaine Todros. Ils entouraient leur com=
mandant,
décidés à résister jusqu'à la mort.
Sur cet étroit espace, la lutte fut désespérée=
. Le
pavillon, tombé de la corne de brigantine avec le mât d'artimon, avait été
rehissé au bâton de poupe. C'était le dernier poste que l'honneur commandai=
t au
dernier homme de défendre.
Mais, si résolue qu'elle fût, que pouvait cette
petite troupe contre les cinq ou six cents pirates qui occupaient alors le =
gaillard
d'avant, le pont, les hunes, d'où pleuvait une grêle de grenades? Les équip=
ages
de la flottille venaient toujours en aide aux premiers assaillants. C'était
autant de bandits que le combat n'avait point affaiblis encore, lorsque cha=
que
minute diminuait le nombre des défenseurs de la dunette. Cette dunette,
cependant, c'était comme une forteresse. Il fallut lui donner plusieurs foi=
s l'assaut.
On ne saurait dire ce qui fut versé de sang po=
ur
la prendre. Elle fut prise, enfin! Les hommes de la Syphanta durent reculer sous l'avalanche jusqu'au
couronnement. Là, ils se groupèrent autour du pavillon, auquel ils firent un
rempart de leurs corps. Henry d'Albaret, au milieu d'eux, le poignard d'une
main, le pistolet de l'autre, porta et lâcha les derniers coups.
Non! Le commandant de la corvette ne se rendit
pas! Il fut accablé par le nombre! Alors il voulut mourir... Ce fut en vain=
! Il
semblait que pour ceux qui l'attaquaient, il y eût comme un ordre secret de=
le
prendre vivant -- ordre dont l'exécution coûta la vie à vingt des plus
acharnés, sous la hache de Xaris. Henry d'Albaret fut pris enfin avec ceux =
de
ses officiers qui avaient survécu à ses côtés. Xaris et les autres matelots=
se
virent réduits à l'impuissance. Le pavillon de la Syphanta cessa de flotter à sa poupe! En même tem=
ps,
des cris, des vociférations, des hurrahs, éclatèrent de toutes parts. C'éta=
ient
les vainqueurs qui hurlaient pour mieux acclamer leur chef:
«Sacratif!... Sacratif!»
Ce chef parut alors au-dessus des bastingages =
de
la corvette. La masse des forbans s'écarta pour lui faire place. Il marcha =
lentement
vers l'arrière, foulant, sans même y prendre garde, les cadavres de ses
compagnons. Puis, après avoir monté l'escalier ensanglanté de la dunette, il
s'avança vers Henry d'Albaret.
Le commandant de la Syphanta put voir enfin celui que la tourbe des p=
irates
venait de saluer de ce nom de Sacratif.
C'était Nicolas Starkos.
Le co=
mbat
entre la flottille et la corvette avait duré plus de deux heures et demie. =
Du
côté des assaillants, il fallait compter au moins cent cinquante hommes tué=
s ou
blessés, et presque autant de l'équipage de la Syphanta , sur deux cent cinquante. Ces =
chiffres
disent avec quel acharnement on s'était battu de part et d'autre. Mais le
nombre avait fini par l'emporter sur le courage. La victoire n'avait pas ét=
é au
bon droit. Henry d'Albaret, ses officiers, ses matelots, ses passagers, éta=
ient
maintenant aux mains de l'impitoyable Sacratif.
Sacratif ou Starkos, c'était bien le même homm=
e,
en effet. Jusqu'alors, personne n'avait su que, sous ce nom, se cachait un =
Grec,
un enfant du Magne, un traître, gagné à la cause des oppresseurs. Oui! c'ét=
ait
Nicolas Starkos qui commandait cette flottille, dont les épouvantables excès
avaient épouvanté ces mers! C'était lui qui joignait à cet infâme métier de
pirate un commerce plus infâme encore! C'était lui qui vendait à des barbar=
es,
à des infidèles, ses compatriotes échappés à l'égorgement des Turcs! Lui,
Sacratif! Et ce nom de guerre, ou plutôt ce nom de piraterie, c'était le no=
m du
fils d'Andronika Starkos!
Sacratif -- il faut l'appeler ainsi maintenant=
--
Sacratif, depuis bien des années, avait établi le centre de ses opérations =
dans
l'île de Scarpanto. Là, au fond des criques inconnues de la côte orientale,=
on
eût trouvé les principales stations de sa flottille. Là, des compagnons, sa=
ns
foi ni loi, qui lui obéissaient aveuglément, auxquels il pouvait tout deman=
der
en fait de violence et d'audace, formaient les équipages d'une vingtaine de
bâtiments, dont le commandement lui appartenait sans conteste.
Après son départ de Corfou à bord de la Karysta , Sacratif avait directement fait
voile pour Scarpanto. Son dessein était de reprendre ses campagnes dans
l'Archipel, avec l'espoir de rencontrer la corvette, qu'il avait vue
appareiller pour prendre la mer et dont il connaissait la destination.
Cependant, tout en s'occupant de la Syphanta
, il ne renonçait pas à retrouver Hadjine Elizundo et ses millions, pas plus
qu'il ne renonçait à se venger d'Henry d'Albaret.
La flottille des pirates se mit donc à la
recherche de la corvette; mais, bien que Sacratif eût entendu souvent parle=
r d'elle
et des représailles qu'elle avait infligées aux écumeurs du nord de l'Archi=
pel,
il ne parvint pas à tomber sur ses traces. Ce n'était point lui, comme on
l'avait dit, qui commandait à ce combat de Lemnos, où le capitaine Stradena
trouva la mort; mais c'était bien lui qui s'était enfui du port de Thasos s=
ur
la sacolève, à la faveur de la bataille que la corvette livrait en vue du p=
ort.
Seulement, à cette époque, il ignorait encore que la Syphanta fût passée sous le commandement d'Henry
d'Albaret, et il ne l'apprit que lorsqu'il le vit sur le marché de Scarpant=
o.
Sacratif, en quittant Thasos, était venu relâc=
her
à Syra, et il n'avait quitté cette île que quarante-huit heures avant l'arr=
ivée
de la corvette. On ne s'était pas trompé en pensant que la sacolève avait dû
faire voile pour la Crète. Là, dans le port de Grabouse attendait le brick =
qui
devait ramener Sacratif à Scarpanto pour y préparer une nouvelle campagne. =
La
corvette l'aperçut peu après qu'il eut quitté Grabouse et lui donna la chas=
se,
sans pouvoir le rejoindre, tant sa marche était supérieure.
Sacratif, lui, avait bien reconnu la Syphanta. Courir sur elle, tenter de l'enlever à
l'abordage, satisfaire sa haine en la détruisant, telle avait été sa pensée
tout d'abord. Mais, réflexion faite, il se dit que mieux valait se laisser
poursuivre le long du littoral de la Crète, entraîner la corvette jusqu'aux=
parages
de Scarpanto, puis disparaître dans un de ces refuges que lui seul connaiss=
ait.
C'est ce qui fut fait, et le chef des pirates
s'occupait à mettre sa flottille en mesure d'attaquer la Syphanta , lorsque les circonstances
précipitèrent le dénouement de ce drame.
On sait ce qui s'était passé, on sait pourquoi
Sacratif était venu au marché d'Arkassa, on sait comment, après avoir retro=
uvé
Hadjine Elizundo parmi les prisonniers du batistan, il se vit en face d'Hen=
ry
d'Albaret, le commandant de la corvette.
Sacratif, croyant qu'Hadjine Elizundo était
toujours la riche héritière du banquier corfiote, avait voulu à tout prix en
devenir le maître... L'intervention d'Henry d'Albaret fit échouer sa tentat=
ive.
Plus décidé que jamais à s'emparer d'Hadjine
Elizundo, à se venger de son rival, à détruire la corvette, Sacratif entraî=
na
Skopélo et revint à la côte ouest de l'île. Qu'Henry d'Albaret eût la pensé=
e de
quitter immédiatement Scarpanto afin de rapatrier les prisonniers, cela ne
pouvait faire doute. La flottille avait donc été réunie presque au complet,=
et,
dès le lendemain, elle reprenait la mer. Les circonstances ayant favorisé sa
marche, la Syphanta était tombée en son pouvoir.
Lorsque Sacratif mit le pied sur le pont de la
corvette, il était trois heures du soir. La brise commençait à fraîchir, ce=
qui
permit aux autres navires de reprendre leur poste de manière à toujours
conserver la Syphanta sous le feu de leurs canons. Quant aux d=
eux
bricks, attachés à ses flancs, ils durent attendre que leur chef fût dispos=
é à
s'y embarquer.
Mais, en ce moment, il n'y songeait pas, et une
centaine de pirates restèrent avec lui à bord de la corvette.
Sacratif n'avait pas encore adressé la parole =
au
commandant d'Albaret. Il s'était contenté d'échanger quelques paroles avec =
Skopélo
qui fit conduire les prisonniers, officiers et matelots, vers les écoutille=
s.
Là, on les réunit à ceux de leurs compagnons qui avaient été pris dans la
batterie et dans l'entrepont; puis, tous furent contraints de descendre au =
fond
de la cale, dont les panneaux se refermèrent sur eux. Quel sort leur
réservait-on? Sans doute, une mort horrible qui les anéantirait en détruisa=
nt
la Syphanta !
Il ne restait plus alors sur la dunette qu'Hen=
ry
d'Albaret et le capitaine Todros, désarmés, attachés, gardés à vue. Sacrati=
f, entouré
d'une douzaine de ses plus farouches pirates, fit un pas vers eux.
«Je ne savais pas, dit-il, que la Syphanta fût commandée par Henry d'Albaret! Si je
l'avais su, je n'aurais pas hésité à lui offrir le combat dans les mers de
Crète, et il ne fût pas allé faire concurrence aux Pères de la Merci sur le
marché de Scarpanto.
-- Si Nicolas Starkos nous eût attendus dans l=
es
mers de Crète, répondit le commandant d'Albaret, il serait déjà pendu à la
vergue de misaine de la Syphanta !=
-- Vraiment? reprit Sacratif. Une justice
expéditive et sommaire...
-- Oui!... la justice qui convient à un chef de
pirates!
-- Prenez garde, Henry d'Albaret, s'écria
Sacratif, prenez garde! Votre vergue de misaine est encore au mât de la
corvette, et je n'ai qu'à faire un signe...
-- Faites!
-- On ne pend pas un officier! s'écria le
capitaine Todros, on le fusille! Cette mort infamante...
-- N'est-ce pas la seule que puisse donner un
infâme!» répondit Henry d'Albaret.
Sur ce dernier mot, Sacratif fit un geste dont=
les
pirates ne savaient que trop la signification. C'était un arrêt de mort.
Cinq ou six hommes se jetèrent sur Henry
d'Albaret, tandis que les autres retenaient le capitaine Todros qui essayai=
t de
briser ses liens.
Le commandant de la Syphanta fut entraîné vers l'avant, au milieu des=
plus
abominables vociférations. Déjà un cartahu avait été envoyé de l'empointure=
de
la vergue, et il ne s'en fallait plus que de quelques secondes que l'infâme
exécution se fût accomplie sur la personne d'un officier français, lorsque
Hadjine Elizundo parut sur le pont.
La jeune fille avait été amenée par ordre de
Sacratif. Elle savait que le chef de ces pirates, c'était Nicolas Starkos. =
Mais
ni son calme ni sa fierté ne devaient lui faire défaut.
Et d'abord, ses yeux cherchèrent Henry d'Albar=
et.
Elle ignorait s'il avait survécu au milieu de son équipage décimé. Elle l'a=
perçut!...
Il était vivant... vivant, au moment de subir le dernier supplice!
Hadjine Elizundo courut à lui en s'écriant:
«Henry!... Henry!...»
Les pirates allaient les séparer, lorsque
Sacratif, qui se dirigeait vers l'avant de la corvette, s'arrêta à quelques=
pas
d'Hadjine et d'Henry d'Albaret. Il les regarda tous deux avec une ironie
cruelle.
«Voilà Hadjine Elizundo entre les mains de Nic=
olas
Starkos! dit-il en se croisant les bras. J'ai donc en mon pouvoir l'héritiè=
re
du riche banquier de Corfou!
-- L'héritière du banquier de Corfou, mais non
l'héritage!» répondit froidement Hadjine. Cette distinction, Sacratif ne
pouvait la comprendre. Aussi reprit-il en disant:
«J'aime à croire que la fiancée de Nicolas Sta=
rkos
ne lui refusera pas sa main en le retrouvant sous le nom de Sacratif!
-- Moi! s'écria Hadjine.
-- Vous! répondit Sacratif avec plus d'ironie
encore. Que vous soyez reconnaissante envers le généreux commandant de la <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Syphanta de ce qu'il a fait en vous rachetant, c'=
est
bien. Mais ce qu'il a fait, j'ai tenté de le faire! C'était pour vous, non =
pour
ces prisonniers, dont je me soucie peu, oui! pour vous seule, que je sacrif=
iais
toute ma fortune! Un instant de plus, belle Hadjine, et je devenais votre m=
aître...
ou plutôt votre esclave!»
En parlant ainsi, Sacratif fit un pas en avant=
. La
jeune fille se pressa plus étroitement contre Henry d'Albaret.
«Misérable! s'écria-t-elle.
-- Eh oui! bien misérable, Hadjine, répondit
Sacratif. Aussi, est- ce sur vos millions que je compte pour m'arracher à la
misère!»
À ces mots, la jeune fille s'avança vers Sacra=
tif:
«Nicolas Starkos, dit-elle d'une voix calme,
Hadjine Elizundo n'a plus rien de la fortune que vous convoitiez! Cette
fortune, elle l'a dépensée à réparer le mal que son père avait fait pour l'=
acquérir!
Nicolas Starkos, Hadjine Elizundo est plus pauvre, maintenant, que le derni=
er
de ces malheureux que la Syphanta =
ramenait à leur pays!»
Cette révélation inattendue produisit un
revirement chez Sacratif. Son attitude changea subitement. Dans ses yeux br=
illa
un éclair de fureur. Oui! il comptait encore sur ces millions qu'Hadjine El=
izundo
eût sacrifiés pour sauver la vie d'Henry d'Albaret! Et de ces millions -- e=
lle
venait de le dire avec un accent de vérité qui ne pouvait laisser aucun dou=
te
-- il ne lui restait plus rien!
Sacratif regardait Hadjine, il regardait Henry
d'Albaret. Skopélo l'observait, le connaissant assez pour savoir quel serai=
t le
dénouement de ce drame. D'ailleurs, les ordres relatifs à la destruction de=
la
corvette lui avaient été déjà donnés, et il n'attendait qu'un signe pour les
mettre à exécution. Sacratif se retourna vers lui.
«Va, Skopélo!» dit-il.
Skopélo, suivi de quelques-uns de ses compagno=
ns,
descendit l'escalier qui conduisait à la batterie, et se dirigea du côté de=
la
soute aux poudres, située à l'arrière de la Syphanta .
En même temps, Sacratif ordonnait aux pirates =
de
repasser à bord des bricks, encore attachés aux flancs de la corvette.
Henry d'Albaret avait compris. Ce n'était plus=
par
sa mort seulement que Sacratif allait satisfaire sa vengeance. Des centaine=
s de
malheureux étaient condamnés à périr avec lui pour assouvir plus complèteme=
nt
la haine de ce monstre!
Déjà les deux bricks venaient de larguer leurs
grappins d'abordage, et ils commencèrent à s'éloigner en éventant quelques =
voiles
qu'aidaient leurs avirons de galère. De tous les pirates, il ne restait plus
qu'une vingtaine à bord de la corvette. Leurs embarcations attendaient le l=
ong
de la Syphanta que Sacratif leur ordonnât d'y descendre=
avec
lui.
En ce moment, Skopélo et ses hommes reparurent=
sur
le pont.
«Embarque! dit Skopélo.
-- Embarque! s'écria Sacratif d'une voix terri=
ble.
Dans quelques minutes, il ne restera plus rien de ce navire maudit! Ah! tu =
ne voulais
pas d'une mort infamante, Henry d'Albaret! Soit! L'explosion n'épargnera ni=
les
prisonniers, ni l'équipage, ni les officiers de la Syphanta! Remercie-moi de te donner une telle mort=
en si
bonne compagnie!
-- Oui, remercie-le, Henry, dit Hadjine,
remercie-le! Au moins, nous mourrons ensemble!
-- Toi, mourir, Hadjine! répondit Sacratif. No=
n!
Tu vivras et tu seras mon esclave... mon esclave!... entends-tu!
-- L'infâme!» s'écria Henry d'Albaret.
La jeune fille s'était plus étroitement attach=
ée à
lui. Elle au pouvoir de cet homme!
«Saisissez-la! ordonna Sacratif.
-- Et embarque! ajouta Skopélo. Il n'est que
temps!»
Deux pirates s'étaient jetés sur Hadjine. Ils
l'entraînèrent vers la coupée de la corvette.
«Et maintenant, s'écria Sacratif, que tous
périssent avec la Syphanta , tous.=
..
-- Oui!... tous... et ta mère avec eux!»
C'était la vieille prisonnière qui venait
d'apparaître sur le pont, le visage découvert, cette fois.
«Ma mère!... à bord!... s'écria Sacratif.
-- Ta mère, Nicolas Starkos! répondit Andronik=
a,
et c'est de ta main que je vais mourir!
-- Qu'on l'entraîne!... Qu'on l'entraîne!» hur=
la
Sacratif.
Quelques-uns de ses compagnons se précipitèrent
sur Andronika. Mais à ce moment, le pont fut envahi par les survivants de l=
a Syphanta . Ils étaient parvenus à briser=
les
panneaux de la cale où on les avait enfermés, et venaient de faire irruption
par le gaillard d'avant.
«À moi!... à moi!» s'écria Sacratif.
Les pirates qui étaient encore sur le pont,
entraînés par Skopélo, essayèrent de se porter à son secours. Les marins, a=
rmés
de haches et de poignards, en eurent raison jusqu'au dernier.
Sacratif se sentit perdu. Mais, du moins, tous
ceux qu'il haïssait, allaient périr avec lui!
«Saute donc, corvette maudite, s'écria-t-il, s=
aute
donc!
-- Sauter!... Notre Syphanta!... Jamais!»
C'était Xaris qui apparut, tenant une mèche
allumée, arrachée à l'un des tonneaux de la soute aux poudres. Puis, bondis=
sant
sur Sacratif, d'un coup de hache, il l'étendit sur le pont. Andronika pouss=
a un
cri. Tout ce qui peut survivre de sentiment maternel dans le coeur d'une mè=
re,
même après tant de crimes, avait réagi en elle. Ce coup, qui venait de frap=
per
son fils, elle eût voulu le détourner... On la vit alors s'approcher du cor=
ps
de Nicolas Starkos, s'agenouiller, comme pour lui donner un dernier pardon =
dans
un dernier adieu... Puis, elle tomba à son tour.
Henry d'Albaret s'élança vers elle...
«Morte! dit-il. Que Dieu pardonne au fils par
pitié pour la mère!»
Cependant quelques-uns des pirates, qui étaient
dans les embarcations, avaient pu accoster un des bricks. La nouvelle de la=
mort
de Sacratif se répandit aussitôt. Il fallait le venger, et les canons de la
flottille recommencèrent à tonner contre la Syphanta . Ce fut en vain, cette fois. H=
enry
d'Albaret avait repris le commandement de la corvette. Ce qui restait de so=
n équipage
-- une centaine d'hommes -- se remit aux pièces de la batterie et aux caron=
ades
du pont qui répondirent victorieusement aux bordées des pirates.
Bientôt, un des bricks -- celui-là même sur le=
quel
Sacratif avait arboré son pavillon noir -- fut atteint à la ligne de
flottaison, et il coula au milieu des horribles imprécations des bandits de=
son
bord.
«Hardi! garçons, hardi! cria Henry d'Albaret. =
Nous
sauverons notre Syphanta !»
Et le combat continua de part et d'autre; mais
l'indomptable Sacratif n'était plus là pour entraîner ses pirates, et ils n=
'osèrent
risquer les chances d'un nouvel abordage.
Il ne resta bientôt que cinq bâtiments de toute
cette flottille. Les canons de la =
Syphanta
pouvaient les couler à distance. A=
ussi,
la brise étant assez forte, ils firent servir et prirent la fuite.
«Vive la Grèce! cria Henry d'Albaret, pendant =
que
les couleurs de la Syphanta étaient hissées en tête du grand mât.
-- Vive la France!» répondit tout l'équipage, =
en
associant ces deux noms, qui avaient été si étroitement unis pendant la gue=
rre de
l'Indépendance.
Il était alors cinq heures du soir. Malgré tan=
t de
fatigues, pas un homme ne voulut se reposer avant que la corvette n'eût été
mise en état de naviguer. On envergua des voiles de rechange, on jumela les
bas-mâts, on établit un mât de fortune pour remplacer l'artimon, on passa de
nouvelles drisses, on capela de nouveaux haubans, on répara le gouvernail, =
et,
le soir même, la Syphanta reprenait sa route vers le nord-ouest.
Le corps d'Andronika Starkos, déposé sous la
dunette, fut gardé avec le respect que commandait le souvenir de son
patriotisme. Henry d'Albaret voulait rendre à sa terre natale la dépouille =
de cette
vaillante femme. Quant au cadavre de Nicolas Starkos, un boulet fut attaché=
à
ses pieds, et il disparut sous les eaux de cet Archipel, que le pirate Sacr=
atif
avait troublé par tant de crimes!
Vingt-quatre heures après, le 7 septembre, vers
les six heures du soir, la Syphant=
a avait connaissance de l'île d'Égine, et =
elle entrait
dans le port, après une année de croisière qui avait rétabli la sécurité da=
ns
les mers de la Grèce.
Là, les passagers firent retentir l'air de mil=
le
hurrahs. Puis, Henry d'Albaret fit ses adieux aux officiers de son bord, à =
son équipage,
et il remit au capitaine Todros le commandement de cette corvette, dont Had=
jine
faisait don au nouveau gouvernement.
Quelques jours après, au milieu d'un grand
concours de population, et en présence de l'état-major, de l'équipage et des
prisonniers rapatriés par la Sypha=
nta ,
on célébrait le mariage d'Hadjine Elizundo et d'Henry d'Albaret. Le lendema=
in,
tous deux partirent pour la France avec Xaris, qui ne devait plus les quitt=
er;
mais ils comptaient revenir en Grèce, dès que les circonstances le permettr=
aient.
D'ailleurs, déjà ces mers, si longtemps troubl=
ées,
commençaient à redevenir calmes. Les derniers pirates avaient disparu, et l=
a Syphanta , sous les ordres du commandant
Todros, ne trouva jamais trace de ce pavillon noir, englouti avec Sacratif.=
Ce
n'était plus l'Archipel en feu: c'était l'Archipel, après les dernières fla=
mmes
éteintes, réouvert au commerce de l'extrême Orient.
Le royaume hellénique, en effet, grâce à
l'héroïsme de ses enfants, ne devait pas tarder à prendre place parmi les É=
tats
libres de l'Europe. Le 22 mars 1829, le sultan signait une convention avec =
les
puissances alliées. Le 22 septembre, la bataille de Pétra assurait la victo=
ire
des Grecs. En 1832, le traité de Londres donnait la couronne au prince Otho=
n de
Bavière. Le royaume de Grèce était définitivement fondé.
Ce fut vers cette époque qu'Henry et Hadjine
d'Albaret revinrent se fixer en ce pays dans une modeste situation de fortu=
ne,
il est vrai; mais que leur fallait-il de plus pour être heureux, puisque le
bonheur était en eux-mêmes!
1 Depuis l'époque où se passe cette
histoire, l'île Santorin a été victime des feux souterrains. Vostitsa en 16=
61,
Thèbes en 1661, Sainte-Maure, ont été dévastées par des tremblements de ter=
re.
2
Depuis 1864, les îles Ioniennes ont recouvré leur indépendance, et,
divisées en trois nômachies, sont annexées au royaume hellénique.
3
Pagaille