MIME-Version: 1.0 Content-Type: multipart/related; boundary="----=_NextPart_01D5C24E.84E9F360" This document is a Single File Web Page, also known as a Web Archive file. If you are seeing this message, your browser or editor doesn't support Web Archive files. Please download a browser that supports Web Archive, such as Microsoft Internet Explorer. ------=_NextPart_01D5C24E.84E9F360 Content-Location: file:///C:/CC7BA2F5/LeTetu.htm Content-Transfer-Encoding: quoted-printable Content-Type: text/html; charset="us-ascii"
Le Tetu, Vol. I
By
Jules Verne
PREMIERE PARTIE
III =
- DANS
LEQUEL LE SEIGNEUR KÉRABAN EST TOUT SURPRIS DE SE RENCONTRER AVEC SON
AMI VAN MITTEN.
IX -=
DANS
LEQUEL IL S'EN FAUT BIEN PEU QUE LE PLAN DU CAPITAINE YARHUD NE
RÉUSSISSE.
XIII=
- DANS
LEQUEL ON TRAVERSE OBLIQUEMENT L'ANCIENNE TAURIDE, ET AVEC QUEL ATTELAGE ON=
EN
SORT.
Ce
jour-là, 16 août, à six heures du soir, la place de
Top-Hané,
à
brouhaha
de la foule, était silencieuse, morne, presque déserte. En le=
regardant
du haut de l'échelle qui descend au Bosphore, on eût encore
trouvé
le tableau charmant, mais les personnages y manquaient. A peine
quelques
étrangers passaient-ils pour remonter d'un pas rapide les
ruelles
étroites, sordides, boueuses, embarrassées de chiens
jaunes,
qui conduisent au faubourg de Péra. Là est le quartier plus
spécialement
réservé aux Européens, dont les maisons de pierre se
détachent
en blanc sur le rideau noir des cyprès de la colline.
C'est
qu'elle est toujours pittoresque, cette place,--même sans le
bariolage
de costumes qui en relève les premiers plans,--pittoresque
et
bien faite pour le plaisir des yeux, avec sa mosquée de Mahmoud,
aux
sveltes minarets, sa jolie fontaine de style arabe, maintenant
veuve
de son petit toit d'architecture célestienne, ses boutiques où=
;
se
débitent sorbets et confiseries de mille sortes, ses étalages=
,
encombrés
de courges, de melons de Smyrne, de raisins de Scutari,
qui
contrastent avec les éventaires des marchands de parfums et des
vendeurs de chapelets, son échelle à laquelle accostent des centaines<= o:p>
de
caïques peinturlurés, dont la double rame, sous les mains
croisées
des
caïdjis, caressent plutôt qu'elles ne frappent les eaux bleues d=
e
la
Corne-d'Or et du Bosphore.
Mais
où étaient donc, à cette heure, ces flâneurs
habitués de la place
de
Top-Hané; ces Persans, coquettement coiffés du bonnet d'astra=
can;
ces
Grecs balançant, non sans élégance, leur fustanelle
à mille plis;
ces
Circassiens, presque toujours en tenue militaire; ces Géorgiens,
restés
Russes par le costume, même au delà de leur frontière; =
ces
Arnautes,
dont la peau, gratinée au soleil, apparaît sous les
échancrures
de leurs vestes brodées, et ces Turcs, enfin, ces Turcs,
ces
Osmanlis, ces fils de l'antique Byzance et du vieux Stamboul, oui!
où
étaient-ils?
A
coup sûr, il n'aurait pas fallu le demander à deux
étrangers, deux
Occidentaux,
qui, l'oeil inquisiteur, le nez au vent, le pas indécis,
se promenaient, à cette heure, presque solitairement sur la place: ils<= o:p>
n'auraient
su que répondre.
Mais
il y avait plus. Dans la ville proprement dite, au delà du port,
un
touriste eût observé ce même caractère de silence=
et
d'abandon. De
l'autre côté de la Corne-d'Or,--profonde indentation ouverte entre le<= o:p>
vieux
Sérail et le débarcadère de Top-Hané,--sur la r=
ive
droite unie
à
la rive gauche par trois ponts de bateaux, tout l'amphithéâtre=
de
veillait
alors au palais de Seraï-Bournou? N'y avait-il plus de
croyants,
d'hadjis, de pèlerins, aux mosquées d'Ahmed, de
Bayezidièh,
de
Sainte-Sophie, de la Suleïmanièh? Faisait-il donc sa sieste, le=
nonchalant
gardien de la tour du Séraskierat, à l'exemple de son
collègue
de la tour de Galata, tous deux chargés d'épier les dé=
buts
d'incendie
si fréquents dans la ville? En vérité, il n'éta=
it
pas
jusqu'au
mouvement perpétuel du port, qui ne parût quelque peu
enrayé,
malgré
la flottille de steamers autrichiens, français, anglais, de
mouches,
de caïques, de chaloupes à vapeur, qui se pressent aux abords
des
ponts et au large des maisons, dont les eaux de la Corne d'Or
baignent
la base.
Était-ce
donc là cette
réalisé
par la volonté des Constantin et des Mahomet II? Voilà ce que=
se demandaient les deux étrangers qui erraient sur la place; et, s'ils<= o:p>
ne
répondaient pas à cette question, ce n'était pas faute=
de
connaître
la langue du pays. Ils savaient le turc très suffisamment: l'un, parce<= o:p>
qu'il
l'employait depuis vingt ans dans sa correspondance commerciale;
l'autre,
pour avoir souvent servi de secrétaire à son maître, bi=
en
qu'il
ne fût près de lui qu'en qualité de domestique.
C'étaient
deux Hollandais, originaires de
et
son valet Bruno, qu'une singulière destinée venait de pousser=
jusqu'aux
confins de l'extrême
Van
Mitten,--tout le monde le connaît,--un homme de quarante-cinq à=
;
quarante-six
ans, resté blond, oeil bleu céleste, favoris et barbiche
jaunes,
sans moustaches, joues colorées, nez un peu trop court par
rapport
à l'échelle du visage, tête assez forte, épaules
larges,
taille
au-dessus de la moyenne, ventre au début du bedonnement, pieds
mieux
compris au point de vue de la solidité que de
l'élégance,--en
réalité,
l'air d'un brave homme, qui était bien de son pays.
Peut-être
Van Mitten, au moral, semblait-il être un peu mou de
tempérament.
Il appartenait, sans conteste, à cette catégorie de gens
d'humeur douce et sociable, fuyant la discussion, prêts à céder<= o:p>
sur
tous les points, moins faits pour commander que pour obéir,
personnages
tranquilles, flegmatiques, dont on dit communément qu'ils
n'ont
pas de volonté, même lorsqu'ils s'imaginent en avoir. Ils n'en=
sont
pas plus mauvais pour cela. Une fois, mais une seule fois en sa
vie,
Van Mitten, poussé à bout, s'était engagé dans =
une
discussion
dont
les conséquences avaient été des plus graves. Ce
jour-là, il
était
radicalement sorti de son caractère; mais depuis lors, il y
était
rentré, comme on rentre chez soi. En réalité,
peut-être eût-il
mieux
fait de céder, et il n'aurait pas hésité, sans doute, =
s'il
avait
su ce
que lui réservait l'avenir. Mais il ne convient pas d'anticiper
sur les événements, qui seront l'enseignement de cette histoire.<= o:p>
«Eh
bien, mon maître? lui dit Bruno, quand tous deux arrivèrent su=
r la
place
de Top-Hané.
--Eh
bien, Bruno?
--Nous
voilà donc à
--Oui,
Bruno, à
--Trouverez-vous
enfin, demanda Bruno, que nous soyons assez loin de
la
Hollande?
--Je
ne saurais jamais en être trop loin!» répondit Van Mitte=
n,
en
parlant
à mi-voix, comme si la Hollande eût été assez
près pour
l'entendre.
Van
Mitten avait en Bruno un serviteur absolument dévoué. Ce brav=
e
homme,
au physique, ressemblait quelque peu à son maître,--autant, du=
moins,
que son respect le lui permettait: habitude de vivre ensemble
depuis
de longues années. En vingt ans, ils ne s'étaient peut-ê=
;tre
pas
séparés
un seul jour. Si Bruno était moins qu'un ami, dans la maison,
il était plus qu'un domestique. Il faisait son service intelligemment,<= o:p>
méthodiquement,
et ne se gênait pas de donner des conseils, dont Van
Mitten
aurait pu faire son profit, ou même de faire entendre des
reproches,
que son maître acceptait volontiers. Ce qui l'enrageait,
c'était
que celui-ci fût aux ordres de tout le monde, qu'il ne sût
pas
résister aux volontés des autres, en un mot, qu'il manqu&acir=
c;t
de
caractère.
«Cela
vous portera malheur! lui répétait-il souvent, et à mo=
i,
par la
même
occasion!»
Il
faut ajouter que Bruno, alors âgé de quarante ans, était
sédentaire
par
nature, qu'il ne pouvait souffrir les déplacements. A se fatiguer
de la
sorte, on compromet l'équilibre de son organisme, on s'éreint=
e,
on
maigrit, et Bruno, qui avait l'habitude de se peser toutes les
semaines,
tenait à ne rien perdre de sa belle prestance. Quand il
était
entré au service de Van Mitten, son poids n'atteignait pas cent
livres.
Il était donc d'une maigreur humiliante pour un Hollandais.
Or,
en moins d'un an, grâce à l'excellent régime de la mais=
on,
il
avait
gagné trente livres et pouvait déjà se présenter
partout. Il
devait
donc à son maître, avec cette honorable bonne mine, les cent
soixante-sept
livres qu'il pesait maintenant,--ce qui mettrait dans la
bonne
moyenne de ses compatriotes. Il faut être modeste, d'ailleurs,
et il
se réservait, pour ses vieux jours, d'arriver à deux cents
livres.
En
somme, attaché à sa maison, à sa ville natale, à
son pays,--ce pays
conquis
sur la mer du Nord,--jamais, sans de graves circonstances,
Bruno
ne se fût résigné à quitter l'habitation du cana=
l de
Nieuwe-Haven,
ni sa bonne ville de
la
première cité de la Hollande, ni sa Hollande, qui pouvait bien
être
le
plus beau royaume du monde.
Oui,
sans doute, mais il n'en est pas moins vrai que, ce jour-là,
Bruno
était à
Turcs,
la capitale de l'empire ottoman.
En
fin de compte, qu'était donc Van Mitten?--Rien moins qu'un riche
commerçant
de
des
meilleurs produits de la Havane, du Maryland, de la Virginie, de
Varinas,
de Porto-Rico, et plus spécialement de la Macédoine, de la
Syrie,
de l'Asie Mineure.
Depuis
vingt ans déjà, Van Mitten faisait des affaires
considérables
en ce
genre avec la maison Kéraban de Constantinople, qui expédiait=
ses
tabacs renommés et garantis, dans les cinq parties du monde. D'un
si
bon échange de correspondances avec cet important comptoir, il
était
arrivé que le négociant hollandais connaissait à fond =
la
langue
turque,
c'est-à-dire l'osmanli, en usage dans tout l'empire; qu'il
le
parlait comme un véritable sujet du Padichah ou un ministre de l'
«Émir-el-Moumenin»,
le Commandeur des Croyants. De là, par sympathie,
Bruno,
ainsi qu'il a été dit plus haut, très au courant des
affaires
de
son maître, ne le parlait pas moins bien que lui.
Il
avait été même convenu, entre ces deux originaux, qu'il=
s
n'emploieraient
plus que la langue turque dans leur conversation
personnelle,
tant qu'ils seraient en Turquie. Et, de fait, sauf leur
costume,
on aurait pu les prendre pour deux Osmanlis de vieille race.
Cela,
d'ailleurs, plaisait à Van Mitten, bien que cela déplût
à Bruno.
Et
cependant, cet obéissant serviteur se résignait à dire
chaque matin
à
son maître.
«Efendum,
emriniz nè dir?»
Ce
qui signifie: «Monsieur, que désirez-vous?» Et celui-ci =
de
lui
répondre
en bon turc:
«Sitrimi,
pantalounymi fourtcha.»
Ce
qui signifie: «Brosse ma redingote et mon pantalon!»
Par
ce qui précède, on comprendra donc que Van Mitten et Bruno ne=
devaient
point être embarrassés d'aller et de venir dans cette vaste
métropole
de
suffisamment
la langue du pays; ensuite, parce qu'ils ne pouvaient
manquer d'être amicalement accueillis dans la maison Kéraban, dont le<= o:p>
chef
avait déjà fait un voyage en Hollande et, en vertu de la loi =
des
contrastes,
s'était lié d'amitié avec son correspondant de Rotterd=
am.
C'était
même la principale raison pour laquelle Van Mitten, après
avoir
quitté son pays, avait eu la pensée de venir s'installer &agr=
ave;
à
l'y suivre, pourquoi enfin ils erraient tous deux sur la place de
Top-Hané.
Cependant,
à cette heure avancée, quelques passants commençaient
à se
montrer,
mais plutôt des étrangers que des Turcs. Toutefois, deux ou
trois
sujets du Sultan se promenaient en causant, et le maître d'un
café, établi au fond de la place, rangeait, sans trop se hâter, ses<= o:p>
tables
désertes jusqu'alors.
«Avant
une heure, dit l'un de ces Turcs, le soleil se sera couché dans
les
eaux du Bosphore, et alors....
--Et
alors, répondit l'autre, nous pourrons manger, boire et surtout
fumer
à notre aise!
--C'est
un peu long, ce jeûne du Ramadan!
--Comme
tous les jeûnes!»
D'autre
part, deux étrangers échangeaient les propos suivants en se
promenant
devant le café:
«Ils
sont étonnants, ces Turcs! disait l'un. Vraiment, un voyageur
qui
viendrait visiter
carême,
emporterait une triste idée de la capitale de Mahomet II!
--Bah!
répliquait l'autre, Londres n'est pas plus gai le dimanche! Si
les
Turcs jeûnent pendant le jour, ils se dédommagent pendant la n=
uit,
et,
au coup de canon qui annoncera le coucher du soleil, avec l'odeur
des
viandes rôties, le parfum des boissons, la fumée des chibouks =
et
des
cigarettes, les rues vont reprendre leur aspect habituel!»
Il
fallait que ces deux étrangers eussent raison, car, au même
moment,
le
cafetier appelait son garçon et lui criait:
«Que
tout soit prêt! Dans une heure, les jeûneurs afflueront, et on =
ne
saura
à qui entendre!»
Puis
les deux étrangers reprenaient leur conversation, en disant:
«Je
ne
observer
pendant cette période du Ramadan! Si la journée y est triste,=
maussade,
lamentable, comme un mercredi des Cendres, les nuits y sont
gaies,
bruyantes, échevelées, comme un mardi de carnaval!
--En
effet, c'est un contraste.»
Et
pendant que tous deux échangeaient leurs observations, les Turcs
les
regardaient, non sans envie.
«Sont-ils
heureux, ces étrangers! disait l'un. Ils peuvent boire,
manger
et fumer, s'il leur plaît!
--Sans
doute, répondait l'autre, mais ils ne trouveraient, en ce
moment,
ni un kébal de mouton, ni un pilaw de poulet au riz, ni
une
galette de baklava, pas même une tranche de pastèque ou de
concombre....
--Parce
qu'ils ignorent où sont les bons endroits! Avec quelques
piastres,
on trouve toujours des vendeurs accommodants, qui ont reçu
des
dispenses de Mahomet!
--Par
Allah, dit alors un de ces Turcs, mes cigarettes se dessèchent
dans
ma poche, et il ne sera pas dit que je perdrai bénévolement
quelques
paras de latakié!»
Et, au risque de se faire mal venir, ce croyant, peu gêné par ses<= o:p>
croyances,
prit une cigarette, l'alluma et en tira deux ou trois
bouffées
rapides.
«Fais
attention! lui dit son compagnon. S'il passe quelque uléma peu
endurant,
tu....
--Bon!
j'en serai quitte pour avaler ma fumée, et il n'y verra rien!»=
répondit
l'autre.
Et
tous deux continuèrent leur promenade, en flânant sur la place=
,
puis
dans les rues avoisinantes, qui remontent jusqu'aux faubourgs de
Péra
et de Galata.
«Décidément,
mon maître, s'écria Bruno, en regardant à droite et
à
gauche,
c'est là une singulière ville! Depuis que nous avons
quitté
notre
hôtel, je n'ai vu que des ombres d'habitants, des fantômes de
Constantinopolitains!
Tout dort dans les rues, sur les quais, sur les
places,
jusqu'à ces chiens jaunes et efflanqués, qui ne se
relèvent
même
pas pour vous mordre aux mollets! Allons! allons! en dépit de ce
que
racontent les voyageurs, on ne gagne rien à voyager! J'aime encore
mieux
notre bonne cité de
Hollande!
--Patience,
Bruno, patience! répondit le calme Van Mitten. Nous ne
sommes
encore arrivés que depuis quelques heures! Cependant, je
l'avoue,
ce n'est point là cette
s'imagine
qu'on va entrer en plein Orient, plonger dans un songe des
Mille
et une Nuits, et on se trouve emprisonné au fond....
--D'un
immense couvent, répondit Bruno, au milieu de gens tristes
comme
--Mon
ami Kéraban nous expliquera ce que tout cela signifie! répond=
it
Van
Mitten.
--Mais
où sommes-nous en ce moment? demanda Bruno. Quelle est cette
place?
Quel est ce quai?
--Si
je ne me trompe, répondit Van Mitten, nous sommes sur la place de
Top-Hané,
à l'extrémité même de la Corne-d'Or. Voici le
Bosphore qui
baigne
la côte d'Asie, et de l'autre côté du port, tu peux
apercevoir
la
pointe du Sérail et la ville turque qui s'étage au-dessus.
--Le
sérail! s'écria Bruno. Quoi! c'est là le palais du Sul=
tan,
où il
demeure
avec ses quatre-vingt mille odalisques!
--Quatre-vingt
mille, c'est beaucoup, Bruno! Je pense que c'est
trop,--même
pour un Turc! En Hollande, où l'on n'a qu'une femme, il
est
quelquefois bien difficile d'avoir raison dans son ménage!
--Bon!
bon! mon maître! Ne parlons pas de cela!... Parlons-en le moins
possible!»
Puis,
Bruno, se retournant vers le café toujours désert:
«Eh!
mais il me semble que voilà un café, dit-il. Nous nous sommes=
exténués
à descendre ce faubourg de Péra! Le soleil du la Turquie
chauffe comme une gueule de four, et je ne serais pas étonné que mon<= o:p>
maître
éprouvât le besoin de se rafraîchir!
--Une façon de dire que tu as soif! répondit Van Mitten.--Eh bien,<= o:p>
entrons
dans ce café.»
Et
tous deux allèrent s'asseoir à une petite table, devant la
façade
de
l'établissement.
«Cawadji?»
cria Bruno, en frappant à l'européenne.
Personne
ne parut.
Bruno
appela d'une voix forte.
Le
propriétaire du café se montra au fond de sa boutique, mais ne
mit
aucun
empressement à venir.
«Des
étrangers! murmura-t-il, dès qu'il aperçut les deux
clients
installés
devant la table! Croient-ils donc vraiment que....»
Enfin,
il s'approcha.
--Cawadji,
servez-nous un flacon d'eau de cerise, bien fraîche!
demanda
Van Mitten.
--Au
coup de canon! répondit le cafetier.
--Comment,
de l'eau de cerise au coup de canon? s'écria Bruno! Mais
non
à la menthe, cawadji, à la menthe!
--Si
vous n'avez pas d'eau de cerise, reprit Van Mitten, donnez-nous
un verre
de rahtlokoum rose! Il paraît que c'est excellent, si je m'en
rapporte
à mon guide!
--Au
coup de canon! répondit une seconde fois le cafetier, en haussant
les
épaules.
--Mais
à qui en a-t-il, avec son coup de canon? répliqua Bruno en
interrogeant
son maître.
--Voyons!
reprit celui-ci, toujours accommodant, si vous n'avez pas de
rahtlokoum,
donnez-nous une tasse de moka ... un sorbet ... ce qu'il
vous
plaira, mon ami!
--Au
coup de canon!
--Au
coup de canon? répéta Van Mitten.
--Pas
avant!» dit le cafetier.
Et,
sans plus de façons, il rentra dans son établissement.
«Allons,
mon maître, dit Bruno, quittons cette boutique! Il n'y a rien
à
faire ici! Voyez-vous, ce malotru de Turc, qui vous répond par des
coups
de canon!
--Viens,
Bruno, répondit Van Mitten. Nous trouverons, sans doute,
quelque
autre cafetier de meilleure composition!»
Et
tous deux revinrent sur la place.
«Décidément,
mon maître, dit Bruno, il n'est pas trop tôt que nous
rencontrions
votre ami le seigneur Kéraban. Nous saurions maintenant à
quoi
nous en tenir, s'il eût été à son comptoir!
--Oui,
Bruno, mais un peu de patience! On nous a dit que nous le
trouverions
sur cette place....
--Pas
avant sept heures, mon maître! C'est ici, à l'échelle d=
e
Top-Hané,
que son caïque doit venir le prendre pour le transporter, de
l'autre
côté du Bosphore, à sa villa de Scutari.
--En
effet, Bruno, et cet estimable négociant saura bien nous mettre
au
courant de ce qui se passe ici! Ah! celui-là, c'est un vérita=
ble
Osmanli,
un fidèle de ce parti des Vieux Turcs, qui ne veulent rien
admettre
des choses actuelles, pas plus dans les idées que dans les
usages,
qui protestent contre toutes les inventions de l'industrie
moderne,
qui prennent une diligence de préférence à un chemin de
fer,
et
une tartane de préférence à un bateau à vapeur!
Depuis vingt ans
que
nous faisons des affaires ensemble, je ne me suis jamais aperçu
que
les idées de mon ami Kéraban aient varié, si peu que ce
soit.
Quand,
voilà trois ans, il est venu me voir à
en
chaise de poste, et, au lieu de huit jours, il a mis un mois à s'y
rendre!
Vois-tu, Bruno, j'ai vu bien des entêtés dans ma vie, mais
d'un
entêtement comparable au sien, jamais!
--Il
sera singulièrement surpris de vous rencontrer ici, à
--Je
le crois, répondit Van Mitten, et j'ai préféré =
lui
faire cette
surprise!
Mais, au moins, dans sa société, nous serons en pleine
Turquie.
Ah! ce n'est pas mon ami Kéraban qui consentira jamais à
revêtir
le costume du Nizam, la redingote bleue et le fez rouge de ces
nouveaux
Turcs!...
--Lorsqu'ils
ôtent leur fez, dit en riant Bruno, ils ont l'air de
bouteilles
qui se débouchent.
--Ah! ce cher et immutable Kéraban! reprit Van Mitten. Il sera vêtu<= o:p>
comme
il l'était lorsqu'il est venu me voir là-bas, à l'autre
bout de
l'Europe,
turban évasé, cafetan jonquille ou cannelle....
--Un
marchand de dattes, quoi! s'écria Bruno.
--Oui,
mais un marchand de dattes qui pourrait vendre des dattes d'or
...
et même en manger à tous ses repas! Voilà! Il a fait le
vrai
commerce
qui convienne à ce pays! Négociant en tabac! Et comment ne
pas
faire fortune dans une ville où tout le monde fume du matin au
soir,
et même du soir au matin?
--Comment,
on fume? s'écria Bruno. Mais où voyez-vous donc ces gens
qui
fument, mon maître? Personne ne fume, au contraire, personne! Et
moi
qui m'attendais à rencontrer devant leur porte des groupes de
Turcs,
enroulés dans les serpentins de leurs narghilés, ou le long
tuyau
de cerisier à la main et le bouquin d'ambre à la bouche! Mais=
non!
Pas même un cigare! pas même une cigarette!
--C'est
à n'y rien comprendre, Bruno, répondit Van Mitten, et, en
vérité,
les rues de Rotterdam sont plus enfumées de tabac que les rues
de
Constantinople!
--Ah
ça! mon maître, dit Bruno, êtes-vous sûr que nous =
ne
nous soyons
pas
trompés de route? Est-ce bien ici la capitale de la Turquie?
Gageons
que nous sommes allés à l'opposé, que ceci n'est point=
la
Corne-d'Or,
mais la Tamise, avec ses mille bateaux à vapeur! Tenez,
cette
mosquée là-bas, ce n'est pas Sainte-Sophie, c'est Saint-Paul!=
--Modère-toi,
Bruno, répondit Van Mitten. Je te trouve beaucoup
trop
nerveux pour un enfant de la Hollande! Reste calme, patient,
flegmatique,
comme ton maître, et ne t'étonne de rien. Nous avons
quitté
--Oui!...
oui!... fit Bruno, en hochant la tête.
--Nous
sommes venus par
la
Méditerranée, et tu aurais mauvaise grâce à croi=
re
que le paquebot
des
Messageries nous a déposés à London-Bridge, aprè=
;s
huit jours de
traversée,
et non au pont de Galata!
--Cependant...
dit Bruno.
--Je
t'engage même, en présence de mon ami Kéraban, à=
ne
point faire
de
ces sortes de plaisanteries! Il pourrait bien les prendre
discuter,
s'entêter....
--On
y veillera, mon maître, répondit Bruno. Mais, puisqu'on ne
peut
se rafraîchir ici, il est bien permis, je suppose, de fumer sa
pipe!--Vous
n'y voyez aucun inconvénient?
--Aucun,
Bruno. En ma qualité de marchand de tabac, rien ne m'est plus
agréable
que de voir fumer les gens! Je regrette même que la nature
ne
nous ait donné qu'une bouche! Il est vrai que le nez est là p=
our
priser
le tabac....
--Et
les dents pour le mâcher!» répondit Bruno.
Et
tout en parlant, il bourrait son énorme pipe de porcelaine
peinturlurée;
puis, il l'alluma avec son briquet et en tira quelques
bouffées,
non sans une évidente satisfaction.
Mais,
en ce moment, les deux Turcs, qui avaient si singulièrement
protesté
contre les abstinences du Ramadan, reparurent sur la place.
Précisément,
celui qui ne se gênait point de fumer sa cigarette
aperçut
Bruno, flânant, la pipe à la bouche.
«Par
Allah! dit-il à son compagnon, voilà encore un de ces maudits=
étrangers
qui ose braver la défense du Koran! Je ne le souffrirai
pas....
--Éteins
au moins ta cigarette! lui répondit l'autre.
--Oui!»
Et,
jetant sa cigarette, il alla droit au digne Hollandais, qui ne
s'attendait
point à être interpellé de la sorte:
«Au
coup de canon,» dit-il!
Et il
lui arracha brusquement sa pipe.
«Eh!
ma pipe! s'écria Bruno, que son maître cherchait vainement
à
contenir.
--Au
coup de canon, chien de chrétien!
--Chien
de Turc toi-même!
--Du
calme, Bruno, dit Van Mitten.
--Qu'il
me rende ma pipe, au moins! répliqua Bruno.
--Au
coup de canon! répéta une dernière fois le Turc, en
faisant
disparaître
la pipe dans les plis de son cafetan.
--Viens,
Bruno, dit alors Van Mitten! Il ne faut jamais blesser les
usages
des pays que l'on visite!
--Des
usages de voleurs!
--Viens,
te dis-je. Mon ami Kéraban ne doit pas se trouver sur cette
place
avant sept heures. Continuons donc notre promenade, et nous le
rejoindrons
quand il en sera temps!»
Van
Mitten entraîna Bruno, tout dépité d'avoir
été si violemment
séparé
d'une pipe, à laquelle il tenait en véritable fumeur.
Et,
pendant qu'ils s'en allaient ainsi, les deux Turcs se disaient:
«En
vérité, ces étrangers se croient tout permis!...
--Même
de fumer avant le coucher du soleil!
--Veux-tu
du feu? ajouta l'un.
--Volontiers!»
répondit l'autre, en allumant une autre cigarette.
Au
moment où Van Mitten et Bruno suivaient le quai de Top-Hané, =
du
côté
de ce premier pont de bateaux de la Validèh-Sultane, qui
met
Galata en communication avec l'antique Stamboul à travers la
Corne-d'Or,
un Turc tournait rapidement le coin de la mosquée de
Mahmoud
et s'arrêtait sur la place.
Il
était six heures alors. Pour la quatrième fois de la
journée, les
muezzins
venaient de monter au balcon de ces minarets, dont le nombre
n'est
jamais inférieur à quatre pour les mosquées de fondati=
on
impériale.
Leur voix avait lentement retenti au-dessus de la ville,
appelant
les fidèles à la prière, et lançant dans l'espa=
ce
cette
formule
consacrée: «La Ilah il Allah vé Mohammed reçoul
Allah!»
(Il
n'y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu!)
Le
Turc se retourna un instant, regarda les rares passants de la
place,
s'avança dans l'axe des diverses rues qui y aboutissent,
cherchant
à voir, non sans quelques symptômes d'impatience, s'il ne
venait
pas une personne qu'il attendait.
«Ce
Yarhud n'arrivera donc pas! murmurat-il. Il sait pourtant qu'il
doit
être ici à l'heure convenue!»
Le Turc fit encore quelques tours sur la place, il s'avança même<= o:p>
jusqu'à
l'angle nord de la caserne de Top-Hané, regarda dans la
direction
de la fonderie de canons, frappa du pied en homme qui n'aime
pas
à attendre et revint devant le café, où Van Mitten et =
son
valet
avaient
demandé vainement à se rafraîchir.
Alors le Turc alla se placer à une des tables désertes et s'assit,<= o:p>
sans
rien réclamer du cawadji; scrupuleux observateur des jeûnes
boissons
si variées des distilleries ottomanes.
Ce
Turc n'était rien moins que Scarpante, l'intendant du seigneur
Saffar,
un riche Ottoman qui habitait Trébizonde, dans cette partie de
la
Turquie d'Asie, dont se forme le littoral sud de la mer Noire.
En ce
moment, le seigneur Saffar voyageait à travers les provinces
méridionales
de la Russie; puis, après avoir visité les districts
intendant
n'eût obtenu entier succès dans une entreprise dont il
l'avait
spécialement chargé. C'était en son palais, où
s'étalait tout
le
faste d'une fortune orientale, au milieu de cette ville où ses
équipages
étaient cités pour leur luxe, que Scarpante devait le
rejoindre,
après avoir accompli sa mission. Le seigneur Saffar n'eût
jamais
admis qu'un homme à lui eût échoué, quand il lui
avait ordonné
de
réussir. Il aimait à faire montre de la puissance que lui don=
nait
l'argent.
En tout et partout, il agissait avec une ostentation qui est
assez
dans les moeurs de ces nababs de l'Asie Mineure.
Cet
intendant était un homme audacieux, propre à tous les coups d=
e
main,
ne reculant devant aucun obstacle, décidé à satisfaire,
per fas
et
nefas, les moindres désirs de son maître. C'est à ce pr=
opos
qu'il
venait
d'arriver ce jour même à
rendez-vous
convenu un certain capitaine maltais, lequel ne valait pas
mieux
que lui.
Ce
capitaine, nommé Yarhud, commandait la tartane Guïdare, et
faisait
habituellement les voyages de la mer Noire. A son commerce
de
contrebande il joignait un autre commerce encore moins avouable
d'esclaves
noirs venus du Soudan, de l'Éthiopie ou de l'Égypte, et de
Circassiennes
ou de Géorgiennes, dont le marché se tient
précisément
dans
ce quartier de Top-Hané,--marché sur lequel le gouvernement f=
erme
trop
volontiers les yeux.
Cependant,
Scarpante attendait, et Yarhud n'arrivait pas. Bien que
l'intendant
restât impassible, que rien au dehors ne trahît ses
pensées, une sorte de colère intérieure lui faisait bouillir le sang.<= o:p>
«Où
est-il, ce chien? murmurait-il. Lui est-il survenu quelque
contre-temps?
Il a dû quitter
ici,
sur cette place, à ce café, à cette heure, où je
lui ai donné
rendez-vous!...»
En ce
moment, un marin maltais parut à l'angle du quai. C'était
Yarhud.
Il regarda à droite, à gauche, et aperçut Scarpante.
Celui-ci
se
leva aussitôt, quitta le café, et vint rejoindre le capitaine =
de
la
Guïdare,
tandis que quelques passants, plus nombreux mais toujours
silencieux,
allaient et venaient au fond de la place.
«Je
n'ai pas l'habitude d'attendre, Yarhud! dit Scarpante d'un ton
auquel
le Maltais ne pouvait se méprendre.
--Que
Scarpante me pardonne, répondit Yarhud, mais j'ai fait toute la
diligence
possible pour être exact à ce rendez-vous.
--Tu
arrives à l'instant?
--A
l'instant, par le chemin de fer de Ianboli à Andrinople, et, sans
un
retard du train....
--Quand
as-tu quitté
--Avant-hier.
--Et
ton navire?
--Il
m'attend à
--Ton
équipage, tu en es sûr?
--Absolument
sûr! Des Maltais, comme moi, dévoués à qui les p=
aye
généreusement.
--Ils
t'obéiront?...
--En
cela, comme en tout.
--Bien!
Quelles nouvelles m'apportes-tu, Yarhud?
--Des
nouvelles à la fois bonnes et mauvaises, répondit le capitain=
e,
en
baissant un peu la voix.
--Quelles
sont les mauvaises, d'abord? demanda Scarpante.
--Les
mauvaises, c'est que la jeune Amasia, la fille du banquier
Sélim,
d'Odessa, doit bientôt se marier! C'est que son enlèvement
présentera
plus de difficultés et demandera plus de hâte que si son
mariage
n'était ni décidé ni prochain!
--Ce
mariage ne se fera pas, Yarhud! s'écria Scarpante un peu plus
haut
qu'il ne convenait. Non, par Mahomet, il ne se fera pas!
--Je
n'ai pas dit qu'il se ferait, Scarpante, répondit Yarhud, j'ai
dit
qu'il devait se faire.
--Soit,
répliqua l'intendant, mais avant trois jours, le seigneur
Saffar entend que cette jeune fille soit embarquée pour Trébizonde;<= o:p>
et,
si tu le jugeais impossible....
--Je
n'ai pas dit que c'était impossible, Scarpante. Rien n'est
impossible
avec de l'audace et de l'argent. J'ai simplement dit que ce
serait
plus difficile, voilà tout.
--Difficile!
répondit Scarpante. Ce ne sera pas la première fois
qu'une
jeune fille turque ou russe aura disparu d'Odessa et manquera
au
logis paternel!
--Et
ce ne sera pas la dernière, répondit
Yarhud,
ou le capitaine de la Guïdare ne saurait plus son métier!
--Quel
est l'homme que doit prochainement épouser la jeune Amasia?
demanda
Scarpante.
--Un
jeune Turc, de même race qu'elle.
--Un
Turc d'Odessa?
--Non,
de Constantinople.
--Et
il se nomme?...
--Ahmet.
--Qu'est-ce
que cet Ahmet?
--Le
neveu et l'unique héritier d'un riche négociant de Galata, le=
seigneur
Kéraban.
--Que
fait ce Kéraban?
--Le
commerce des tabacs, dans lequel il a gagné une grande fortune.
Il a
pour correspondant à
d'importantes
affaires et se rendent souvent visite. C'est dans ces
circonstances
qu'Ahmet a connu Amasia. C'est de cette façon que le
mariage
a été décidé entre le père de la jeune f=
ille
et l'oncle du
jeune
homme.
--Où
le mariage doit-il se faire? demanda Scarpante. Est-ce ici, à
--Non,
à
--A
quelle époque?
--Je
ne
Ahmet,
il ne se fasse d'un jour à l'autre.
--Il
n'y a donc pas un instant à perdre?
--Pas
un!
--Où
est maintenant cet Ahmet?
--A
--Et
ce Kéraban?
--A
--As-tu vu ce jeune homme, Yarhud, pendant le temps qui s'est écoulé<= o:p>
entre
ton arrivée à
--J'avais
intérêt à le voir, à le connaître,
Scarpante... Je l'ai vu
et je
le connais.
--Comment
est-il?
--C'est
un jeune homme fait pour plaire, et qui plaît à la fille du
banquier
Sélim.
--Est-il
à redouter?
--On
le dit très brave, très résolu, et, dans cette affaire=
, il
faudra
compter
avec lui!
--Est-il
indépendant par sa position, par sa fortune? demanda
Scarpante,
en insistant sur les divers traits du caractère de ce jeune
Ahmet,
qui ne laissait pas de l'inquiéter.
--Non,
Scarpante, répondit Yarhud. Ahmet dépend de son oncle et
tuteur, le seigneur Kéraban, qui l'aime comme un fils et qui, bientôt<= o:p>
sans
doute, doit se rendre à
--Ne
pourrait-on retarder le départ de ce Kéraban?
--Ce
serait ce qu'il y aurait de mieux à faire, et cela nous donnerait
plus
de temps pour agir. Quant à la manière de s'y prendre?...
--C'est
à toi de l'imaginer, Yarhud, répondit Scarpante, mais il faut=
que
les volontés du seigneur Saffar s'accomplissent et que la jeune
Amasia
soit transportée à Trébizonde. Ce ne sera pas la
première fois
que
la tartane la Guïdare aura visité, pour son compte, le littoral=
de la
mer Noire, et tu
--Je
le
--Or,
le seigneur Saffar a vu cette jeune fille, rien qu'un instant,
dans
son habitation d'Odessa, sa beauté l'a séduit, et elle ne ser=
a
pas
à plaindre d'avoir échangé la maison du banquier
Sélim pour son
palais
de Trébizonde! Amasia sera donc enlevée, et si ce n'est pas p=
ar
toi,
Yarhud, ce sera par un autre!
--Ce
sera par moi, vous pouvez y compter! répondit simplement le
capitaine
maltais. Je vous ai dit les nouvelles mauvaises, voici
maintenant
quelles sont les bonnes.
--Parle,
répondit Scarpante, qui, après avoir fait quelques pas en
réfléchissant,
revint près de Yarhud.
--Si
le mariage projeté, reprit le Maltais, rend plus difficile
d'enlever
la jeune fille, puisque Ahmet ne la quitte pas, il me
fournit
l'occasion de pénétrer dans la maison du banquier Séli=
m.
En
effet,
je suis non seulement un capitaine, mais un trafiquant. La
Guïdare
a une riche cargaison, étoffes de soie de Brousse, pelisses
de
martre et de zibeline, brocarts diamantés, passementeries
travaillées
par les plus habiles trayeurs d'or de l'Asie Mineure, et
cent
objets qui peuvent exciter la convoitise d'une jeune fiancée. Au
moment
de son mariage, elle se laissera aisément tenter. Je pourrai
sans
doute l'attirer à bord, profiter d'un vent favorable et prendre
la
mer, avant qu'on ait eu connaissance de l'enlèvement.
--Cela
me paraît bien imaginé, Yarhud, répondit Scarpante, et =
je
ne
doute
pas que tu ne réussisses! Mais aie bien soin que tout ceci sa
fasse
dans le plus grand secret!
--Soyez
sans inquiétude, Scarpante, répondit Yarhud.
--L'argent
ne te manque pas?
--Non, et il ne manquera jamais avec un seigneur aussi généreux que<= o:p>
votre
maître.
--Ne
perds pas de temps! Le mariage fait, Amasia est la femme d'Ahmet,
répondit
Scarpante, et ce n'est pas la femme d'Ahmet que le seigneur
Saffar
compte trouver à Trébizonde!
--Cela
est compris.
--Ainsi
donc, dès que la fille du banquier Sélim sera à bord d=
e la
Guïdare,
tu feras route?...
--Oui,
car, avant d'agir, j'aurai eu soin d'attendre quelque brise
d'ouest
bien établie.
--Et
combien de temps te faut-il, Yarhud, pour aller directement
d'Odessa
à Trébizonde?
--En
comptant avec les retards possibles, les calmes de l'été ou l=
es
vents qui changent fréquemment sur la mer Noire, la traversée peut<= o:p>
durer
trois semaines.
--Bien!
répondit Scarpante. Je serai de retour à Trébizonde ve=
rs
cette
époque,
et mon maître ne tardera pas à y arriver.
--J'espère
y être avant vous.
--Les
ordres du seigneur Saffar sont formels et te prescrivent d'avoir
tous
les égards possibles pour cette jeune fille. Ni brutalité, ni=
violence,
quand elle sera à ton bord!...
--Elle
sera respectée comme le veut le seigneur Saffar, et comme il le
serait
lui-même!
--Je
compte sur ton zèle, Yarhud!
--Il
vous est tout acquis, Scarpante.
--Et
sur ton adresse!
--En
vérité, dit Yarhud, je serais plus certain de réussir =
si
ce
mariage
était retardé, et il pourrait l'être au cas où
quelque
obstacle
empêcherait le départ immédiat du seigneur
Kéraban!...
--Le
connais-tu, ce négociant?
--Il
faut toujours connaître ses ennemis, ou ceux qui doivent le
devenir,
répondit le Maltais. Aussi, mon premier soin, en arrivant
ici,
a-t-il été de me présenter à son comptoir de Ga=
lata
sous prétexte
d'affaires.
--Tu
l'as vu?...
--Un
instant, mais cela a suffi, et....»
En ce
moment, Yarhud se rapprocha vivement de Scarpante, et lui
parlant
à voix basse:
«Eh!
Scarpante, dit-il, voilà au moins un hasard singulier, et
peut-être
une heureuse rencontre!
--Qu'est-ce
donc?
--Ce
gros homme qui descend la rue de Péra, en compagnie de son
serviteur...
--Ce
serait lui?
--Lui-même,
Scarpante, répondit le capitaine. Tenons-nous à l'écar=
t,
et ne
le perdons pas de vue! Je
son
habitation de Scutari, et, s'il le faut, pour tacher de savoir
s'il compte bientôt partir, je le suivrai de l'autre côté du<= o:p>
Bosphore!»
Scarpante
et Yarhud, se mêlant aux passants, dont le nombre
s'accroissait sur la place de Top-Hané, se tinrent donc à portée de<= o:p>
voir
et d'entendre, chose facile, car le «seigneur
Kéraban»,--ainsi
l'appelait-on
le plus communément dans le quartier de Galata,--parlait
volontiers
à haute voix et ne cherchait jamais à dissimuler son
importante
personne.
Le
seigneur Kéraban, pour employer une expression moderne, était=
un
«homme
de surface», au physique comme au moral,--quarante ans par
sa
figure, cinquante au moins par sa corpulence, en réalité
quarante-cinq;
mais sa figure était intelligente, son corps
majestueux.
Une barbe, déjà grisonnante, à deux pointes, qu'il ten=
ait
plutôt courte que longue, des yeux noirs, fins, acérés, d'un regard<= o:p>
très
vif, aussi sensibles aux impressions les plus fugitives que le
plateau
d'une balance de précision à des différences d'un
dixième
de carat,
un menton carré, un nez en bec de perroquet, mais sans
exagération,
qui allait bien avec l'acuité des yeux, une bouche aux
lèvres
serrées, ne se desserrant que pour montrer des dents d'une
éclatante
blancheur, un front haut, bien encadré, avec un pli
vertical,
un vrai pli d'entêtement entre les deux sourcils d'un noir
de
jais, tout cet ensemble lui faisait une physionomie particulière,
la
physionomie d'un homme original, personnel, très en dehors, qu'on
ne
pouvait oublier, lorsqu'elle avait, ne fût-ce qu'une fois, attir&eacu=
te;
l'attention.
Quant
au costume du seigneur Kéraban, c'était celui des Vieux Turcs=
,
restés
fidèles à l'ancien habillement du temps des Janissaires: le
large
turban évasé, la vaste culotte flottante, tombant sur les
paboudj
en maroquin, le gilet sans manches, garni de gros boutons
coupés à facettes et passementé de soie, la ceinture de châle<= o:p>
contenant
l'expansion d'un ventre bien porté d'ailleurs, et enfin le
cafetan
jonquille, dont les plis se drapaient majestueusement. Donc,
rien
d'européanisant dans cette antique façon de s'habiller, qui
contrastait
avec le vêtement des Orientaux de la nouvelle époque.
C'était
une manière de repousser les invasions de l'industrialisme,
une
protestation en faveur de la couleur locale qui tend à
disparaître,
un défi porté aux arrêtés du sultan Mahmoud, don=
t la
toute-puissance
a décrété le moderne costume des Osmanlis.
Inutile d'ajouter que le serviteur du seigneur Kéraban, un garçon de<= o:p>
vingt-cinq
ans, nommé Nizib, maigre à désespérer le Hollan=
dais
Bruno,
avait
aussi le vieux costume turc. Comme il ne contrariait en rien
son
maître, le plus entêté des hommes, il ne l'eût poi=
nt
contrarié en
cela.
C'était un valet dévoué, mais absolument dépour=
vu
d'idées
personnelles.
Il disait toujours oui, d'avance, et, comme un écho,
répétait
inconsciemment les fins de phrase du redoutable négociant.
C'était
le plus sûr moyen d'être toujours de son avis, et de ne pas
s'attirer
quelque rebuffade, dont le seigneur Kéraban se montrait
volontiers
prodigue.
Tous
deux arrivaient sur la place de Top-Hané par une des rues
étroites
et ravinées qui descendent du faubourg de Péra. Suivant son
habitude,
le seigneur Kéraban parlait à haute voix, sans se soucier
aucunement
d'être ou de ne pas être entendu.
«Eh
bien, non! disait-il. Qu'Allah nous protège, mais du temps des
Janissaires,
chacun avait le droit d'agir à sa guise, lorsque le soir
était
venu! Non! je ne me soumettrai pas à leurs nouveaux règlement=
s
de police, et j'irai par les rues, sans lanterne à la main, si cela me<= o:p>
plaît,
quand je devrais tomber dans une fondrière, ou me faire happer
aux
mollets par quelque chien errant!
--Chien
errant!... répondit Nizib.
--Et
tu n'as pas besoin de me fatiguer les oreilles avec tes sottes
remontrances,
ou, par Mahomet, j'allongerai les tiennes à rendre
jaloux
un âne et son ânier!
--Et
son ânier!... répondit Nizib, qui, d'ailleurs, n'avait fait
aucune
remontrance, comme bien l'on pense.
--Et
si le maître de police me met à l'amende, reprit le têtu=
personnage,
je payerai l'amende! Et s'il me met en prison, j'irai en
prison!
Mais je ne céderai ni sur ce point ni sur aucun autre!»
Nizib
fit un signe d'assentiment. Il était prêt à suivre son
maître en
prison
si les choses en arrivaient la.
«Ah!
messieurs les nouveaux Turcs! s'écria le seigneur Kéraban, en=
voyant
passer quelques Constantinopolitains, vêtus de la redingote
droite
et coiffés du fez rouge. Ah! vous voulez nous faire la loi,
rompre
avec les anciens usages! Eh bien, quand je devrais être le
dernier
à protester!... Nizib, as-tu bien dit à mon caïdji de se=
trouver
avec son caïque à l'échelle de Top-Hané dès
sept heures?
--Dès
sept heures!
--Pourquoi
n'est-il pas là?
--Pourquoi
n'est-il pas là? répondit Nizib.
--En
vérité, c'est qu'il n'est pas encore sept heures.
--Il
n'est pas sept heures.
--Et
qu'en sais-tu?
--Je
le
--Et
si je disais qu'il est cinq heures?
--Il
serait cinq heures, répondit Nizib.
--On
n'est pas plus stupide!
--Non,
pas plus stupide.
--Ce
garçon-là, murmura Kéraban, à force de ne pas me
contredire,
finira
par me contrarier!»
En ce
moment, Van Mitten et Bruno reparaissaient sur la place, et
Bruno
répétait du ton d'un homme désappointé:
«Allons-nous-en,
mon maître, allons-nous-en, et repartons par le
premier
train! Ça,
Croyants?...
Jamais!
--Du
calme, Bruno, du calme!» répondait Van Mitten.
Le
soir commençait à se faire. Le soleil, caché
derrière les hauteurs
de
l'antique Stamboul, laissait déjà la place de Top-Hané
dans une
sorte
de pénombre. Van Mitten ne reconnut donc pas le seigneur
Kéraban,
qui se croisait avec lui, au moment où il se dirigeait
vers
les quais de Galata. Il arriva même que, suivant une direction
inverse,
tous deux se heurtèrent, cherchant en même temps à pass=
er
à
droite, puis à passer à gauche. De cette
contrariété de leurs
mouvements,
il se produisit là une demi-minute de balancements quelque
peu
ridicules.
«Eh!
monsieur, je passerai! dit Kéraban, qui n'était point homme
à
céder
le pas.
--Mais....
fit Van Mitten, en essayant, lui, de se ranger poliment,
sans
y parvenir.
--Je
passerai quand même!.,.
--Mais....»
répéta Van Mitten.
Puis,
tout à coup, reconnaissant à qui il avait affaire:
«Eh!
mon ami Kéraban! s'écria-t-il.
--Vous!...
vous!... Van Mitten!... répondit Kéraban, au comble de la
surprise.
Vous!... ici?... à
--Moi-même!
--Depuis
quand?
--Depuis
ce matin!
--Et
votre première visite n'a pas été pour moi ... moi?
--Elle
a été pour vous, au contraire, répondit le Hollandais.=
Je
me
suis
rendu à votre comptoir, mais vous n'y étiez plus, et l'on m'a=
dit
qu'à
sept heures je vous trouverais sur cette place....
--Et
on a eu raison, Van Mitten! s'écria Kéraban, en serrant, avec=
une
vigueur
qui touchait à la violence, la main de son correspondant de
serais
attendu à vous voir a
m'avoir
écrit?
--J'ai
quitté si précipitamment la Hollande!
--Un
voyage d'affaires?
--Non
... un voyage ... d'agrément! Je ne connaissais ni
que
vous m'aviez faite à
--C'est
bien, cela!... Mais il me semble que je ne vois pas avec vous
madame
Van Mitten?
--En
effet ... je ne l'ai point amenée! répondit le Hollandais, no=
n
sans une certaine hésitation. Madame Van Mitten ne se déplace pas<= o:p>
facilement!...
Aussi suis-je venu seul avec mon valet Bruno.
--Ah!
ce garçon? dit le seigneur Kéraban, en faisant un petit signe
à
Bruno,
qui crut devoir s'incliner à la turque, et ramener ses bras à=
son
chapeau, comme les deux anses d'une amphore.
--Oui,
reprit Van Milieu, ce brave garçon, qui voulait déjà
m'abandonner
et repartir pour....
--Repartir!
s'écria Kéraban. Repartir, sans que je lui en aie donné=
; la
permission!
--Oui,
ami Kéraban. Il ne la trouve pas trop gaie ni très vivante,
cette
capitale de l'empire ottoman!
--Un
mausolée! répondit Bruno! Personne dans les magasins!... Pas =
une
voiture
sur les places!... Des ombres qui passent dans les rues, et
qui
vous volent votre pipe!
--Mais
c'est le Ramadan, Van Mitten! répondit le seigneur Kéraban.
Nous
sommes en plein Ramadan!
--Ah!
c'est le Ramadan? reprit Bruno. Alors tout s'explique!--Eh, s'il
vous
plaît, qu'est-ce que cela, le Ramadan?
--Un
temps de jeûne et d'abstinence, répondit Kéraban. Penda=
nt
toute
sa
durée, il est défendu de boire, de fumer, de manger, entre le
lever
et le
coucher du soleil. Mais, dans une demi-heure, au coup de canon
qui
annoncera la fin du jour....
--Ah!
voilà donc ce qu'ils veulent dire avec leur coup de canon!
s'écria
Bruno.
--On
se dédommagera gaiement pendant toute la nuit des abstinences de
la
journée!
--Ainsi,
demanda Bruno à Nizib, vous n'avez encore rien pris depuis ce
matin,
parce que c'est le Ramadan?
--Parce
que c'est le Ramadan, répondit Nizib.
--Eh
bien, voilà qui me ferait maigrir! s'écria Bruno. Voilà
qui me
coûterait
une livre par jour ... au moins!
--Au
moins! répondit Nizib.
--Mais
vous allez voir cela, au coucher du soleil, Van Mitten, reprit
Kéraban,
et vous serez émerveillé! Ce sera comme une transformation
magique,
qui d'une ville morte fera une ville vivante! Ah! messieurs
les
nouveaux Turcs, vous n'avez pas encore pu modifier ces vieux
usages
avec toutes vos absurdes innovations! Le Koran tient bon contre
vos
sottises! Que Mahomet vous étrangle!
--Bon!
ami Kéraban, répondit Van Mitten, je vois que vous êtes=
toujours
fidèle aux anciennes coutumes?
--C'est
plus que de la fidélité, Van Mitten, c'est de
l'entêtement!--Mais,
dites-moi, mon digne ami, vous restez quelques
jours
à
--Oui...
et même...
--Eh
bien, vous m'appartenez! Je m'empare de votre personne! Vous ne
me
quitterez plus!
--Soit!...
Je vous appartiens!
--Et
toi, Nizib, tu t'occuperas de ce garçon-là, ajouta
Kéraban, en
montrant
Bruno. Je te charge spécialement de modifier ses idées sur
notre
merveilleuse capitale!»
Nizib
fit un signe d'assentiment et entraîna Bruno au milieu de la
foule,
qui devenait plus compacte.
«Mais,
j'y pense! s'écria tout à coup le seigneur Kéraban. Vo=
us
arrivez
à propos, ami Van Mitten! Six semaines plus tard, vous ne
m'eussiez
plus trouvé à
--Vous,
Kéraban?
--Moi!
j'aurais été parti pour
--Pour
--Eh
bien, si vous êtes encore ici, nous partirons ensemble! Au fait,
pourquoi
ne m'accompagneriez-vous pas?
--C'est
que... répondit Van Mitten.
--Vous
m'accompagnerez, vous dis-je!
--Je
comptais me reposer ici des fatigues d'un voyage, qui a été
quelque
peu rapide!...
--Soit!
Vous vous reposerez ici!... Puis, vous vous reposerez à
--Ami
Kéraban....
--Je
l'entends ainsi, Van Mitten! Vous n'allez pas, dès votre arriv&eacut=
e;e,
me
contrarier, je suppose? Vous le savez, quand j'ai raison, je ne
cède
pas facilement!
--Oui
... je
--D'ailleurs,
reprit Kéraban, vous ne connaissez pas mon neveu Ahmet,
el il
faut que vous fassiez connaissance avec lui!
--Vous
m'avez, en effet, parlé de votre neveu....
--Autant
dire mon fils, Van Mitten, puisque je n'ai pas d'enfant. Vous
savez,
les affaires!... les affaires!... Je n'ai jamais trouvé cinq
minutes
pour me marier!
--Une minute suffit! répondit gravement Van Mitten, et souvent même<= o:p>
...
une minute, c'est trop!
--Vous
rencontrerez donc Ahmet à
garçon!...
Il déteste les affaires, par exemple, un peu artiste, un
peu
poète, mais charmant ... charmant!... Il ne ressemble point à=
son
oncle
et lui obéit sans broncher.
--Ami
Kéraban....
--Oui!...
oui!... je m'entends!... C'est pour son mariage que nous
irons
à
--Son
mariage?...
--Sans
doute! Ahmet épouse une jolie personne...la jeune Amasia... la
fille
de mon banquier Sélim, un vrai Turc, comme moi! Nous aurons des
fêtes!
Ce sera superbe! Vous en serez!
--Mais... j'aurais préféré... dit Van Mitten, qui voulut encore<= o:p>
soulever
une dernière objection.
--C'est
convenu! répondit Kéraban. Vous n'avez pas la prétenti=
on
de me
résister,
n'est-ce pas?
--Je
le voudrais... répondit Van Mitten.
--Que
vous ne le pourriez pas!»
En ce
moment, Scarpante et le capitaine maltais, qui se promenaient au
fond
de la place, s'approchèrent. Le seigneur Kéraban disait alors
à
son
compagnon:
«C'est
entendu! Dans six semaines, au plus tard, nous partirons tous
les
deux pour
--Et
le mariage se fera?... demanda Van Mitten.
--Aussitôt
notre arrivée,» répondit Kéraban.
Yarhud
s'était penché à l'oreille de Scarpante:
«Six
semaines! Nous aurons le temps d'agir!»
--Oui,
mais le plus tôt sera le mieux! répondit Scarpante. N'oublie
pas,
Yarhud, qu'avant six semaines, le seigneur Saffar sera de retour
à
Trébizonde!»
Et
tous deux continuèrent à aller et venir, l'oeil aux aguets,
l'oreille
aux écoutes.
Pendant
ce temps, le seigneur Kéraban continuait de causer avec Van
Mitten
et disait:
«Mon
ami Sélim, toujours pressé, et mon neveu Ahmet, plus impatien=
t
encore,
voulaient conclure le mariage immédiatement. Ils ont un motif
pour
cela, je dois le dire. Il faut que la fille de Sélim soit mari&eacut=
e;e
avant
d'avoir atteint ses dix-sept ans, ou elle perdra quelque chose
comme
cent mille livres turques [note: Environ 2 225 000 francs]
qu'une
vieille folle de tante lui a léguées à cette condition.
Mais
ses
dix-sept ans, elle ne les aura que dans six semaines! Aussi je
leur
ai fait entendre raison, en disant: Que cela vous convienne ou
non,
le mariage ne se fera pas avant la fin du mois prochain.
--Et
votre ami Sélim s'est rendu?... demanda Van Mitten.
--Naturellement!
--Et
le jeune Ahmet?
--Moins
facilement, répondit Kéraban. Il adore cette jolie Amasia, et=
je
l'approuve! Il a le temps, lui! Il n'est pas dans les affaires,
lui!
Hein! vous devez comprendre cela, ami Van Mitten, vous qui avez
épousé
la belle madame Van....
--Oui,
ami Kéraban, dit le Hollandais.... Il y a si longtemps
déjà ...
que
c'est à peine si je me souviens!
--Mais
au fait, ami Van Mitten, si, en Turquie, il est malséant de
demander
à un Turc des nouvelles des femmes de son harem, il n'est pas
défendu
vis-à-vis d'un étranger.... Madame Van Mitten se porte?...
--Oh!
très bien ... très bien!... répondit Van Mitten, que c=
es
politesses
de son ami semblaient mettre mal à son aise. Oui ... très
bien!...
Toujours souffrante, par exemple!... Vous savez ... les
femmes....
--Mais
non, je ne
bon
rire. Les femmes! jamais! Les affaires tant qu'on voudra! Tabacs
de
Macédoine pour nos fumeurs de cigarettes, tabacs de Perse pour nos
fumeurs
de narghilés! Et mes correspondants de Salonique, d'Erzeroum,
de
Latakié, de Bafra, de Trébizonde, sans oublier mon ami Van
Mitten,
de
Rotterdam! Depuis trente ans, en ai-je expédié de ces ballots=
de
tabac
aux quatre coins de l'Europe!
--Et
fumé! dit Van Mitten.
--Oui,
fumé... comme une cheminée d'usine! Et je vous demande s'il e=
st
quelque
chose de meilleur au monde?
--Non,
certes, ami Kéraban.
--Voilà
quarante ans que je fume, ami Van Mitten, fidèle à mon
chibouk,
fidèle à mon narghilé! C'est là tout mon harem,=
et
il n'y a
pas
de femme qui vaille une pipe de tombéki!
--Je
suis bien de votre avis! répondit le Hollandais.
--A
propos, reprit Kéraban, puisque je vous tiens, je ne vous
abandonne
plus! Mon caïque va venir me prendre pour traverser le
Bosphore.
Je dine à ma villa de Scutari, et je vous emmène...
--C'est
que...
--Je
vous emmène, vous dis-je! Allez-vous faire des façons,
maintenant...
avec moi?
--Non,
j'accepte, ami Kéraban! répondit Van Mitten. Je vous appartie=
ns
corps
et âme!
--Vous
verrez, reprit le seigneur Kéraban, vous verrez quelle
charmante
habitation je me suis construite, sous les noirs cyprès, à
mi-colline
de Scutari, avec la vue du Bosphore et tout le panorama
de
Constantinople! Ah! la vraie Turquie est toujours sur cette côte
asiatique!
Ici, c'est l'Europe, mais là-bas, c'est l'Asie, et nos
progressistes
en redingote ne sont pas près d'y faire passer leurs
idées!
Elles se noieraient en traversant le Bosphore! Ainsi, nous
dînons
ensemble!
--Vous
faites de moi ce que vous voulez!
--Et
il faut vous laisser faire!» répondit Kéraban.
Puis,
se retournant:
«Où
donc est Nizib?--Nizib!... Nizib!...»
Nizib,
qui se promenait avec Bruno, entendit la voix de son maître, et
tous
deux accoururent.
«Eh
bien, demanda Kéraban, ce caïdji, il n'arrivera donc pas avec s=
on
caïque?
--Avec
son caïque?... répondit Nizib.
--Je le
ferai bastonner, bien sûr! s'écria Kéraban! Oui, cent c=
oups
de
bâton!
--Oh!
fit Van Milieu.
--Cinq
cents!
--Oh!
fit Bruno.
--Mille!...
si l'on me contrarie!
--Seigneur
Kéraban, répondit Nizib, je l'aperçois, votre caï=
dji.
Il
vient
de quitter la pointe du Sérail, et, avant dix minutes, il aura
accosté
l'échelle de Top-Hané.»
Et,
pendant que le seigneur Kéraban piétinait d'impatience au bra=
s de
Van
Mitten, Yarhud et Scarpante ne cessaient de l'observer.
Cependant,
le caïdji était arrivé et venait prévenir le seig=
neur
Kéraban
que son caïque l'attendait à l'échelle.
Les
caïdjis se comptent par milliers sur les eaux du Bosphore et de
la
Corne-d'Or. Leurs barques, à deux rames, pareillement effilée=
s de
l'avant
et de l'arrière, de manière à pouvoir se diriger dans =
les
deux
sens,
ont la forme de patins de quinze à vingt pieds de longueur,
faits
de quelques planches de hêtre ou de cyprès, sculptées ou
peintes
à
l'intérieur. C'est merveilleux de voir avec quelle rapidité c=
es
sveltes
embarcations se glissent, s'entrecroisent, se devancent dans
ce
magnifique détroit, qui sépare le littoral des deux continent=
s.
L'importante
corporation des caïdjis est chargée de ce service depuis
la
mer de Marmara jusqu'au delà du château d'Europe et du
château
d'Asie,
qui se font face dans le nord du Bosphore.
Ce
sont de beaux hommes, le plus généralement vêtus du
burudjuk, sorte
de
chemise de soie, d'un yelek à couleurs vives, soutaché de
broderies
d'or,
d'un caleçon de coton blanc, coiffés d'un fez, chaussé=
s de
yéménis,
jambes nues, bras nus.
Si le
caïdji du seigneur Kéraban,--c'était celui qui le condui=
sait
à
Scutari
chaque soir et l'en ramenait chaque matin,--si ce caïdji fut
mal
reçu pour avoir tardé de quelques minutes, il est inutile d'y=
insister.
Le flegmatique marinier ne s'en émut pas autrement,
d'ailleurs,
sachant bien qu'il fallait laisser crier une si excellente
pratique,
et il ne répondit qu'en montrant le caïque amarré &agrav=
e;
l'échelle.
Donc,
le seigneur Kéraban, accompagné de Van Mitten, suivi de Bruno=
et
de
Nizib, se dirigeait vers l'embarcation, lorsqu'il se fit un certain
mouvement
dans la foule sur la place de Top-Hané.
Le
seigneur Kéraban s'arrêta.
«Qu'y
a-t-il donc?» demanda-t-il.
Le
chef de police du quartier de Galata, entouré de gardes qui
faisaient
ranger le populaire, arrivait en ce moment sur la place.
Un
tambour et un trompette l'accompagnaient. L'un fit un roulement,
l'autre
un appel, et le silence s'établit peu à peu parmi cette foule=
,
composée
d'éléments assez hétérogènes, asiatiques=
et
européens.
«Encore
quelque proclamation inique, sans doute!» murmura le seigneur
Kéraban,
du ton d'un homme qui entend se maintenir dans son droit,
partout
et toujours.
Le
chef de police tira alors un papier, revêtu des sceaux
réglementaires,
et d'une voix haute, il lut l'arrêté suivant:
«Par
ordre du Muchir, présidant le Conseil de police, un impôt de d=
ix
paras,
à partir de ce jour, est établi sur toute personne qui voudra=
traverser
le Bosphore pour aller de
Scutari
à
autre
embarcation à voile ou à vapeur. Quiconque refusera d'acquitt=
er
cet
impôt sera passible de prison et d'amende.
«Fait
au palais, ce 16 présent mois
«Signé:
LE MUCHIR.»
Des
murmures de mécontentement accueillirent cette nouvelle taxe,
équivalant
environ à cinq centimes de
«Bon!
un nouvel impôt! s'écria un Vieux Turc, qui, cependant, aurait=
dû
être bien habitué à ces caprices financiers du Padischa=
h.
--Dix
paras! Le prix d'une demi-tasse de café!» répondit un
autre.
Le
chef de police, sachant bien qu'en Turquie, comme partout, on
payerait
après avoir murmuré, allait quitter la place, lorsque le
seigneur
Kéraban s'avança vers lui.
«Ainsi, dit-il, voilà une nouvelle taxe à l'adresse de tous ceux qui<= o:p>
voudront
traverser le Bosphore?
--Par
arrêté du Muchir», répondit le chef de police.
Puis,
il ajouta:
«Quoi!
C'est le riche Kéraban qui réclame?...
--Oui,
le riche Kéraban!
--Et
vous allez bien, seigneur Kéraban!
--Très
bien... aussi bien que les impôts!--Ainsi, cet arrêté es=
t
exécutoire?...
--Sans
doute... depuis sa proclamation.
--Et
si je veux me rendre ce soir ... à Scutari ... dans mon caïque,=
ainsi
que j'ai l'habitude de le faire?...
--Vous
payerez dix paras.
--Et
comme je traverse le Bosphore, matin et soir?...
--Cela
vous fera vingt paras par jour, répondit le chef de police. Une
bagatelle
pour le riche Kéraban!
--Vraiment?
--Mon
maître va se mettre une mauvaise affaire sur le dos! murmura
Nizib
à Bruno.
--Il
faudra bien qu'il cède!
--Lui!
Vous ne le connaissez guère!»
Le
seigneur Kéraban, qui venait de se croiser les bras, regarda bien
en
face le chef de police, les yeux dans les yeux, et, d'une voix
sifflante,
où l'irritation commençait à percer:
«Eh
bien, voici mon caïdji qui vient m'avertir que son caïque est
à ma
disposition,
dit-il, et comme j'emmène avec moi mon ami, monsieur Van
Mitten,
son domestique et le mien....
--Cela
fera quarante paras, répondit le maître de police. Je
répète
que
vous avez le moyen de payer!
--Que
j'aie le moyen de payer quarante paras, reprit Kéraban, et cent,
et
mille, et cent mille, et cinq cent mille, c'est possible, mais je
ne
payerai rien et je passerai tout de même!
--Je
suis fâché de contrarier le seigneur Kéraban,
répondit le chef de
police,
mais il ne passera pas sans payer!
--Il
passera sans payer!
--Non!
--Si!
--Ami
Kéraban.... dit Van Mitten, dans la louable intention de faire
entendre
raison au plus intraitable des hommes.
--Laissez-moi
tranquille, Van Mitten! répondit Kéraban avec l'accent
de la
colère. L'impôt est inique, il est vexatoire! On ne doit pas
s'y
soumettre! Jamais, non, jamais le gouvernement des Vieux Turcs
n'aurait
osé frapper d'une taxe les caïques du Bosphore!
--Eh
bien, le gouvernement des nouveaux Turcs, qui a besoin d'argent,
n'a
pas hésité à le faire! répondit le chef de poli=
ce.
--Nous
allons voir! s'écria Kéraban.
--Gardes,
dit le chef de police en s'adressant aux soldats qui
l'accompagnaient,
vous veillerez à l'exécution du nouvel arrêté.
--Venez,
Van Mitten, répliqua Kéraban, en frappant le sol du pied,
venez,
Bruno, et suis-nous, Nizib!
--Ce
sera quarante paras.... dit le chef de police.
--Quarante
coups de bâton!» s'écria le seigneur Kéraban, don=
t
l'irritation
était au comble.
Mais,
au moment où il se dirigeait vers l'échelle de Top-Hané=
;,
les
gardes
l'entourèrent, et il dut revenir sur ses pas.
«Laissez-moi!
criait-il, en se débattant. Que pas un de vous ne me
touche,
même du bout du doigt! Je passerai, par Allah! et je passerai
sans
qu'un seul para sorte de ma poche!
--Oui,
vous passerez, mais alors ce sera par
répondit
le chef de police, qui s'animait à son tour, et vous payerez
une
belle amende pour en sortir!
--J'irai
à Scutari!
--Jamais,
en traversant le Bosphore, et, comme il n'est pas possible
de
s'y rendre autrement... .
--Vous
croyez? répondit le seigneur Kéraban, les poings serré=
s,
le
visage
porté au rouge apoplectique. Vous croyez?... Eh bien, j'irai
à
Scutari, et je ne traverserai pas le Bosphore, et je ne payerai
pas....
--Vraiment!
--Quand
je devrais ... oui!... quand je devrais faire le tour de la
mer
Noire.
--Sept
cents lieues pour économiser dix paras! s'écria le chef de
police,
en haussant les épaules.
--Sept
cents lieues, mille, dix mille, cent mille lieues, répondit
Kéraban,
quand il ne s'agirait que de cinq, que de deux, que d'un seul
para!
--Mais,
mon ami.... dit Van Mitten.
--Encore
une fois, laissez-moi tranquille!... répondit Kéraban, en
repoussant
son intervention.
--Bon!
Le voilà emballé! se dit Bruno.
--Et
je remonterai la Turquie, je traverserai la Chersonèse, je
franchirai
le Caucase, j'enjamberai l'Anatolie, et j'arriverai à
Scutari,
sans avoir payé un seul para de votre inique impôt!
--Nous
verrons bien! riposta le chef de police.
--C'est
tout vu! s'écria le seigneur Kéraban, au comble de la fureur,=
et je
partirai dès ce soir!
--Diable!
fit le capitaine Yarhud, en s'adressant à Scarpante, qui
n'avait
pas perdu un mot de cette discussion si inattendue, voilà qui
pourrait
déranger notre plan!
--En
effet, répondit Scarpante. Pour peu que cet entêté pers=
iste
dans
son
projet, il va passer par
mariage
en passant!...
--Mais!...
dit encore une fois Van Mitten, qui voulut empêcher son ami
Kéraban
dû faire une telle folie.
--Laissez-moi,
vous dis-je!
--Et
le mariage de votre neveu Ahmet?
--Il
s'agit bien de mariage!»
Scarpante,
prenant alors Yarhud à part:
«Il
n'y a pas une heure à perdre!
--En
effet, répondit le capitaine maltais, et, dès demain matin, j=
e
pars
pour
Puis
tous deux se retirèrent.
En ce
moment, le seigneur Kéraban s'était brusquement retourn&eacut=
e;
vers
son
serviteur.
«Nizib?
dit-il.
--Mon
maître?
--Suis-moi
au comptoir!
--Au
comptoir! répondit Nizib.
--Vous
aussi, Van Mitten! ajouta Kéraban.
--Moi?
--Et
vous également, Bruno.
--Que
je....
--Nous
partirons tous ensemble.
--Hein!
fit Bruno, qui dressa l'oreille.
--Oui!
Je vous ai invités à dîner à Scutari, dit le
seigneur Kéraban à
Van
Milieu, et, par Allah! vous dinerez à Scutari ... à notre ret=
our!
--Mais
ce ne sera pas avant?... répondit le Hollandais, tout
interloqué
de la proposition.
--Ce
ne sera pas avant un mois, avant un an, avant dix ans! répliqua
Kéraban,
d'une voix qui n'admettait pas la moindre contradiction, mais
vous
avez accepté mon dîner, et vous mangerez mon dîner!
--Il
aura le temps de refroidir! murmura Bruno.
--Permettez,
ami Kéraban....
--Je
ne permets rien, Van Mitten. Venez!»
Et le
seigneur Kéraban fit quelques pas vers le fond de la place.
«Il
n'y a pas moyen de résister à ce diable d'homme! dit Van Mitt=
en
à
Bruno.
--Comment,
mon maître, vous allez céder à un pareil caprice?
--Que
je sois ici ou ailleurs, Bruno, du moment que je ne suis plus à
--Mais....
--Et,
puisque je suis mon ami Kéraban, tu ne peux faire autrement que
de me
suivre!
--Voilà
une complication!
--Partons,»
dit le seigneur Kéraban.
Puis,
s'adressant une dernière fois au chef de police, dont le sourire
narquois
était bien fait pour l'exaspérer:
«Je
pars, dit-il, et, en dépit de tous vos arrêtés, j'irai
à Scutari,
sans
avoir traversé le Bosphore!
--Je
me ferai un plaisir d'assister à votre arrivée, après =
un
si
curieux
voyage! répondit le chef de police.
--Et
ce sera pour moi une joie véritable de vous trouver à mon ret=
our!
répondit
le seigneur Kéraban.
--Mais
je vous préviens, ajouta le chef de police, que si la taxe est
encore
en vigueur....
--Eh
bien?...
--Je
ne vous laisserai pas repasser le Bosphore pour revenir à
--Et
si votre taxe inique est encore en vigueur, répondit le seigneur
Kéraban
sur le même ton, je saurai bien revenir à
qu'il
vous tombe un para de ma poche!»
Là-dessus,
le seigneur Kéraban, prenant Van Mitten par le bras, fit
signe
à Bruno et à Nizib de les suivre; puis, il disparut au milieu=
de la
foule, qui salua de ses acclamations ce partisan du vieux parti
turc,
si tenace dans la défense de ses droits.
A cet
instant, un coup de canon retentit au loin. Le soleil venait de
se
coucher sous l'horizon de la mer de Marmara, le jeûne du Ramadan
était
fini, et les fidèles sujets du Padischah pouvaient se dédomma=
ger
des
abstinences de cette longue journée.
Soudain,
comme au coup de baguette de quelque génie,
transforma.
Au silence de la place de Top-Hané succédèrent des cri=
s
de
joie, des hurrahs de plaisir. Les cigarettes, les chibouks, les
narghilés
s'allumèrent, et l'air s'emplit de leur vapeur odorante.
Les
cafés regorgèrent bientôt de consommateurs,
assoiffés et affamés.
Rôtisseries
de toute espèce, yaourth, de lait caillé, kaimak, sorte de
crème
bouillie, kebab, tranches de mouton coupées en petits morceaux,
galettes
de baklava sortant du four, boulettes de riz enveloppées de
feuilles
de vigne, râpes de maïs bouilli, barils d'olives noires,
caques
de caviar, pilaws de poulet, crêpes au miel, sirops, sorbets,
glaces,
café, tout ce qui se mange, tout ce qui se boit en Orient,
apparut
sur les tables des devantures, pendant que de petites lampes,
accrochées
à une spirale de cuivre, montaient et descendaient sous le
coup
de pouce des cawadjis, qui les mettaient en branle.
Puis,
la vieille ville et ses quartiers neufs s'illuminèrent comme par
magie.
Les mosquées, Sainte-Sophie, la Suleïmanièh, Sultan-Ahme=
d,
tous
les édifices religieux ou civils, depuis Seraï-Burnou jusqu'aux=
collines
d'Eyoub, se couronnèrent de feux multicolores. Des versets
lumineux,
tendus d'un minaret à l'autre, tracèrent les préceptes=
du
Koran
sur le fond sombre du ciel. Le Bosphore, sillonné de caïques au=
x
lanternes
capricieusement balancées par les lames, scintilla comme si,
en
vérité, les étoiles du firmament fussent tombées
dans son lit. Les
palais,
dressés sur ses bords, les villas de la rive d'Asie et de la
rive
d'Europe, Scutari, l'ancienne Chrysopolis et ses maisons étagé=
;es
en
amphithéâtre, ne présentaient plus que des lignes de fe=
ux,
doublées
par
la réverbération des eaux.
Au
loin, résonnaient le tambour de basque, la louta ou guitare, le
tabourka,
le rebel et la flûte, mélangés aux chants des
prières
psalmodiées
à la chute du jour. Et, du haut des minarets, les
muezzins, d'une voix qui se prolongeait sur trois notes, jetèrent à la<= o:p>
ville
en fête le dernier appel de la prière du soir, formée d=
'un
mot
turc
et de deux mots arabes: «Allah, hoekk kébir!» (Dieu, Die=
u
grand!)
La
Turquie d'Europe comprend actuellement trois divisions principales:
la
Roumélie (
province
tributaire, la Bulgarie. C'est depuis le traité de 1878
que
le royaume de Roumanie (Moldavie, Valachie et Dobroutc
les
principautés de Serbie et de
indépendants,
et que l'Autriche occupe la Bosnie, moins le sandjak de
Novi-Bazar.
Du
moment que le seigneur Kéraban prétendait suivre le
périmètre de la
mer
Noire, son itinéraire allait d'abord se développer sur le
littoral
de la
Roumélie, de la Bulgarie et de la Roumanie, pour atteindre la
frontière
russe.
De
là, à travers la Bessarabie, la Chersonèse, la Tauride=
ou
bien le
pays
des Tcherkesses, à travers le Caucase et la Transcaucasie, cet
itinéraire
contournerait la côte septentrionale et orientale de
l'ancien
Pont-Euxin jusqu'à la limite qui sépare la Russie de l'empire=
ottoman.
Puis
ensuite, par le littoral de l'Anatolie, au sud de la mer Noire,
le
plus têtu des Osmanlis rejoindrait le Bosphore à Scutari, sans=
avoir
rien payé de la taxe nouvelle.
En
réalité, c'était un parcours de six cent cinquante aga=
tchs
turcs,
qui
valent environ deux mille huit cents kilomètres, ou,--pour compter
par
lieue ottomane, c'est-à-dire la distance qu'un cheval de charge
fait
en une heure au pas ordinaire,--c'était un parcours de sept cents
lieues
de vingt-cinq au degré. Or, du 17 août au 30 septembre, il y
a quarante-cinq jours. Donc, c'était quinze lieues à faire par<= o:p>
vingt-quatre
heures, si l'on voulait être de retour le 30 septembre,
date
extrême à laquelle avait été fixé le mari=
age
d'Amasia; sinon elle
ne
serait plus dans les conditions déterminées pour toucher les =
cent
mille
livres de sa tante. En somme, quoi qu'il arrivât, son invité
et
lui ne s'asseoiraient pas à la table de la villa, où le
dîner les
attendait,
avant quarante-cinq jours.
Cependant,
à employer des moyens de transport rapides, tels que les
offrent
divers tronçons de railways, il eût été facile de
gagner du
temps
et d'abréger la longueur de ce voyage. Ainsi, en partant
de
Constantinople, un chemin de fer conduit à Andrinople et, par
embranchement,
à Ianboli. Plus au nord, le railway de
Roustchouk
se raccorde aux railways de la Roumanie, et ceux-ci, en
prolongeant
l'itinéraire à travers la Russie méridionale, par Iass=
i,
Kisscheneff
Kharkow,
la
chaîne du Caucase. Enfin un tronçon de Tinis à Poti se
dessine
jusqu'au
littoral de la mer Noire, presque à la frontière turco-russe.=
Ensuite,
il est vrai, à travers la Turquie d'Asie, il ne se trouve
plus
aucune voie ferrée avant Brousse; mais là, encore, un dernier=
tronçon
vient aboutir à Scutari.
Or,
de faire entendre raison là-dessus au seigneur Kéraban, il n'=
y
fallait
aucunement compter. S'introduire dans un wagon de chemin de
fer,
sacrifier ainsi aux progrès de l'industrie moderne, lui un Vieux
Turc,
qui, depuis quarante ans, résistait de tout son pouvoir à cet=
envahissement
des inventions européennes? Jamais! Il eût fait le
voyage
à pied plutôt que de céder sur ce point.
Aussi,
le soir même, lorsque Van Mitten et lui furent arrivés
au
comptoir de Galata, y eut-il à ce propos un commencement de
discussion.
Aux
premiers mots que le Hollandais dit des railways ottomans et
russes,
le seigneur Kéraban répondit d'abord par un haussement
d'épaules,
puis par un refus catégorique.
«Cependant!...
reprit Van Mitten, qui crut devoir insister pour la
forme,
mais sans espoir de convaincre son hôte.
--Quand
j'ai dit non, c'est non! répliqua le seigneur Kéraban. Vous
m'appartenez,
d'ailleurs, vous êtes mon invité, je me charge de vous,
et
vous n'avez qu'à vous laisser faire!
--Soit,
reprit Van Mitten. Cependant, à défaut de railways,
peut-être
y aurait-il un moyen très simple de nous rendre à Scutari sans<= o:p>
franchir
le Bosphore, mais aussi sans faire le tour de la mer Noire?
--Et
lequel? demanda Kéraban, en fronçant le sourcil. Si ce moyen =
est
bon,
je l'adopte; s'il est mauvais, je le repousse.
--Il
est excellent, répondit Van Mitten.
--Parlez
vite! Nous avons à faire nos préparatifs de départ! Il=
n'y
a
pas
une heure à perdre!
--Voici,
ami Kéraban: Gagnons un des ports les plus rapprochés de
--Un
bateau à vapeur! s'écria le seigneur Kéraban, que ce m=
ot
«vapeur»
avait
le don de mettre hors de lui.
--Non
... un bateau ... un simple bateau à voile, s'empressa d'ajouter
Van
Mitten, un chébec, une tartane, une caravelle, et faisons route
pour
un des ports de l'Anatolie, Kirpih, par exemple! Une fois sur
ce
point du littoral, en un jour, nous arriverons tranquillement par
terre
à Scutari, où nous boirons ironiquement à la sant&eacu=
te;
du Muchir!»
Le
seigneur Kéraban avait laissé parler son ami sans l'interromp=
re.
Peut-être
celui-ci se figurait-il déjà qu'on allait faire bon accueil
à
sa proposition, très acceptable d'ailleurs, et qui sauvegardait
toutes
les questions d'amour-propre.
Mais,
à l'énoncé de cette proposition, l'oeil du seigneur
Kéraban
s'anima,
ses doigts se replièrent et se déplièrent successiveme=
nt,
et,
de
ses deux mains tout à l'heure ouvertes, il fit deux poings d'un
aspect
que Nizib aurait trouvé peu rassurant.
«Ainsi,
Van Mitten, dit-il, ce que vous me conseillez, en somme, c'est
de
m'embarquer sur la mer Noire, pour ne point passer par le Bosphore?
--Ce
serait bien joué, à mon avis, répondit Van Mitten.
--Avez-vous
entendu parler, quelquefois, reprit Kéraban, d'un certain
genre
de mal qu'on appelle le mal de mer?
--Sans
doute, ami Kéraban.
--Et
vous ne l'avez jamais eu sans doute?
--Jamais!
D'ailleurs, pour une traversée aussi courte....
--Aussi
courte! reprit Kéraban. Vous dites, je crois, une traversée
«aussi
courte!»
--A
peine soixante lieues!
--Mais
n'y en eût-il que cinquante, que vingt, que dix, que cinq!
s'écria
le seigneur Kéraban, que la contradiction commençait, comme
toujours,
à surexciter, n'y en eût-il que deux, n'y en eût-il qu'u=
ne,
ce
serait encore trop pour moi!
--Veuillez
pourtant réfléchir....
--Vous
connaissez le Bosphore?
--Oui!
--Il
a à peine une demi-lieue de large devant Scutari?...
--En
effet.
--Eh
bien, Van Mitten, pour peu qu'il fasse une légère brise, j'ai=
le
mal
de mer quand je le traverse dans mon caïque!
--Le
mal de mer?
--Je
l'aurais sur un étang! Je l'aurais sur une baignoire! Osez donc,
maintenant,
me parler de prendre cette route! Osez me proposer de
fréter
un chebec, une tartane, une caravelle, ou tout autre machine
écoeurante
de cette espèce! Osez-le!»
Il va
sans dire que le digne Hollandais ne l'osa point, et que la
question
d'une traversée par mer fut abandonnée.
Alors,
comment voyagerait-on? Les communications sont assez
difficiles,--au
moins dans la Turquie proprement dite,--mais elles
ne
sont point impossibles. Sur les routes ordinaires, on trouve des
relais
de poste, et rien n'empêche de voyager à cheval, avec ses
provisions,
son campement, sa cantine, sous la conduite d'un guide, à
moins
qu'on ne se mette à la suite du tatar, c'est-à-dire du courri=
er
chargé
du service postal; mais, comme ce courrier ne doit employer
qu'un temps limité pour aller d'un point à un autre, le suivre est<= o:p>
très
fatigant, pour ne pas dire impraticable, à qui n'a pas l'habitude
de
ces longues traites.
Il va
de soi que le seigneur Kéraban ne comptait point faire de cette
façon
le tour de la mer Noire. Il irait vite, soit! mais il irait
confortablement.
Ce ne serait qu'une question d'argent, et cette
question
n'était pas pour arrêter le riche négociant du faubourg=
de
Galata.
«Eh
bien, dit Van Mitten, tout résigné, d'ailleurs, puisque nous =
ne
voyagerons
ni en chemin de fer, ni en bateau, comment voyagerons-nous,
ami
Kéraban?
--En
chaise de poste.
--Avec
vos chevaux?
--Avec
des chevaux de relais.
--Si
vous en trouvez de disponibles tout le long du parcours!...
--On
en trouvera.
--Cela
vous coûtera cher!
--Cela me coûtera ce que cela me coûtera! répondit le seigneur<= o:p>
Kéraban,
qui recommençait à s'animer.
--Et
bien, vous n'en serez pas quitte pour mille livres turques [note:
La
livre turque est une monnaie d'or qui vaut 23 fr. 55, soit environ
100
piastres, dont chacune équivaut à 22 centimes.], et
peut-être
quinze
cents!
--Soit!
Des milliers, des millions! s'écria Kéraban, oui! des
millions,
s'il le faut! Avez-vous fini vos objections?
--Oui!
répondit le Hollandais.
--Il
était temps!»
Ces
derniers mots furent dits d'un ton tel que Van Mitten prit le
parti
de se taire.
Toutefois, il fit observer à son impérieux hôte, qu'un tel voyage<= o:p>
nécessiterait
des dépenses assez considérables; qu'il attendait de
à
la banque de Constantinople; que, momentanément, il n'avait plus
d'argent,
et que....
A
cela, le seigneur Kéraban lui ferma la bouche, en lui disant que
toutes
les dépenses de ce voyage le regardaient; que Van Mitten étai=
t
son
invité; que le riche négociant du quartier de Galata n'avait =
pas
l'habitude
de faire payer à ses hôtes, et que ... etc.
Sur
cet et caetera, le Hollandais se tut et fit bien.
Si le
seigneur Kéraban n'eût pas été possesseur d'une
antique voiture
de
fabrication anglaise, qu'il avait déjà mise à
l'épreuve, il aurait
été
réduit, pour ce long et difficile parcours, à l'araba turque,=
attelée
le plus souvent avec des boeufs. Mais la vieille chaise de
poste,
avec laquelle il avait fait le voyage de
toujours
là, sous la remise, et dans un parfait état.
Cette
chaise était confortablement disposée pour trois voyageurs. E=
n
avant,
entre les ressorts en cols de cygne, l'avant-train supportait
un
énorme coffre à provisions et à bagages; derriè=
re
la caisse
principale
était également établi un second coffre, que surmontai=
t un
cabriolet,
dans lequel deux domestiques pouvaient être fort
Cette
voiture devant être conduite en poste, il n'y avait point de
siège
pour un cocher.
Tout cela
eût paru quelque peu vieux de forme et aurait prêté &agr=
ave;
rire,
sans
doute, aux connaisseurs en l'art de la carrosserie moderne; mais
le
véhicule était solide; porté par de bons essieux, des
roues à
larges
jantes et à rayons épais, suspendu sur des ressorts d'acier
de
premier choix, ni trop doux, ni trop durs, il pouvait défier les
cahots
de routes à peine tracées à travers champs.
Donc,
Van Mitten et son ami Kéraban, occupant le fond du confortable
coupé,
muni de glaces et de mantelets, Bruno et Nizib, juchés clans le
cabriolet,
devant lequel pouvait se rabattre un châssis vitré, tous
quatre
dans cet appareil de locomotion, ils auraient pu aller en
Chine.
littoral
du Pacifique, sans quoi Van Mitten aurait bien pu faire
connaissance
avec le Céleste-Empire.
Les
préparatifs commencèrent immédiatement. Si le seigneur
Kéraban ne
pouvait
partir le soir même, ainsi qu'il l'avait dit dans la chaleur
de la
discussion, au moins voulait-il se mettre en route le lendemain
matin,
dès l'aube naissante.
Or,
ce n'était pas trop d'une nuit pour toutes les mesures à pren=
dre,
les
affaires à régler. Aussi les employés du comptoir
furent-ils
réquisitionnés,
au moment où ils allaient se remettre en quelque
cabaret
des abstinences de cette longue journée de jeûne. En outre,
Nizib
était là, très expéditif en ces occasions.
Quant
à Bruno, il dut retourner à l'Hôtel de Pesth, Grande ru=
e de
Péra,
où son maître et lui étaient descendus dans la
matinée, afin
de
faire transporter immédiatement au comptoir tout le bagage de Van
Mitten
et le sien. L'obéissant Hollandais, que son ami ne perdait pas
de
vue, n'aurait point osé le quitter un seul instant.
«Ainsi,
c'est bien décidé, mon maître? dit Bruno, au moment
où il
allait
quitter le comptoir.
--Comment
pourrait-il en être autrement avec ce diable d'homme!
répondit
Van Mitten.
--Nous
allons faire le tour de la mer Noire?
--A
moins que mon ami Kéraban ne change d'avis en route, ce qui n'est
guère
probable!
--De
toutes les têtes de Turc sur lesquelles on tape dans les foires,
répondit
Bruno, je ne crois pas qu'il puisse jamais s'en trouver une
aussi
dure que celle-là!
--Ta
comparaison, si elle n'est pas respectueuse, est très juste,
Bruno,
répliqua Van Mitten. Aussi, comme je me briserais le poing sur
cette
tête, je me dispenserai, à l'avenir, de frapper dessus!
--J'espérais
pourtant me reposer à
Bruno!
Les voyages et moi....
--Ce
n'est point un voyage, Bruno, répondit Van Mitten, c'est tout
simplement
un autre chemin que prend mon ami Kéraban pour rentrer
dîner
chez lui!»
Cette
façon d'envisager les choses ne rendit pas le calme à Bruno. =
Il
n'aimait
pas les déplacements, et il allait se déplacer pendant des
semaines,
des mois peut-être, à travers quelques pays variés, ce =
qui
l'intéressait
assez peu, mais difficiles et même dangereux, ce dont il
se
préoccupait davantage. De plus, avec les fatigues inhérentes
à ces
longs
parcours, il arriverait à maigrir et, par conséquent, à
perdre
de ce
poids normal,--cent soixante-sept livres!--auquel il tenait
tant.
Et
alors son éternel et lamentable refrain de revenir à l'oreill=
e de
son
maître:
«Il
vous arrivera malheur, monsieur, je vous le répète, il vous
arrivera
malheur!
--Nous
le verrons bien, répondit le Hollandais; mais va toujours
chercher
mes bagages, pendant que j'achèterai un guide pour étudier
ces
divers pays, et un carnet pour noter mes impressions; puis, tu
reviendras
ici, Bruno, et tu te reposeras....
--Quand?...
--Quand
nous aurons fait le tour de la mer Noire, puisqu'il est dans
notre
destinée de le faire!»
Sur
cette réflexion fataliste, qu'un Musulman n'eût pas
désavouée,
Bruno,
hochant la tête, quitta le comptoir et se rendit à l'hôt=
el.
En
vérité,
ce voyage ne lui disait rien de bon!
Deux
heures après, Bruno revenait avec plusieurs portefaix, munis de
leurs
crochets sans montants, retenus au dos par de fortes bretelles.
C'étaient
de ces indigènes, vêtus d'une étoffe feutrée, de=
bas
de
laine
à côtes, coiffés d'un kalah brodé de soies multi=
colores,
et
chaussés de chaussures doubles, en un mot de ces hammals, que
Théophile
Gautier a si justement appelés «chameaux à deux pieds s=
ans
bosses».
La
gibbosité, cependant, ne manquait point à ceux-ci, grâce
aux
nombreux
colis qu'ils portaient sur leur dos. Tout cela fut déposé
dans
la cour du comptoir, et on commença à charger la chaise de po=
ste,
qui
avait été tirée de sa remise.
Pendant
ce temps, le seigneur Kéraban, en négociant soigneux, mettait=
ordre
à ses affaires. Il visitait l'état de sa caisse, il
vérifiait
son
journal, il donnait ses instructions au chef des employés, il
écrivait
quelques lettres, et prenait une grosse somme en or, le
papier-monnaie,
démonétisé en 1862, n'ayant plus cours. Kéraban
ayant
besoin
d'une certaine quantité de monnaie russe pour la partie du
parcours
qui longeait le littoral de l'empire moscovite, son intention
était
de changer ses livres ottomans chez son ami, le banquier Sélim,
puisque
cet itinéraire l'obligeait à passer par
Les
préparatifs furent rapidement achevés. Des provisions
s'entassèrent
dans les coffres de la chaise. Quelques armes furent
déposées
à l'intérieur,--on ne savait pas ce qui pouvait arriver, et
il
fallait être prêt à tout événement. En out=
re,
le seigneur Kéraban
n'eut
garde d'oublier deux narghilés, l'un pour Van Mitten, l'autre
pour
lui, ustensiles indispensables à un Turc, qui est en même temp=
s
un
négociant en tabacs.
Quant
aux chevaux, ils avaient été commandés le soir mê=
;me
et devaient
être
amenés dès l'aube. De minuit au lever du jour, il restait
quelques
heures qui furent consacrées d'abord au souper, puis au
repos.
Le lendemain, lorsque le seigneur Kéraban donna le signal du
réveil,
tous, sautant hors du lit, endossèrent leurs habits de
voyage. La chaise de poste attellée, chargée, le postillon en selle,<= o:p>
n'attendait
plus que les voyageurs.
Le
seigneur Kéraban renouvela ses dernières instructions aux
employés
du
comptoir. Il n'y avait plus qu'à partir.
Van
Mitten, Bruno, Nizib, attendaient silencieusement dans la vaste
cour
du comptoir.
«Ainsi,
c'est bien décidé!» dit une dernière fois Van Mi=
tten
à son ami
Kéraban.
Pour
toute réponse, celui-ci montra la voiture, dont la portière
était
ouverte.
Van
Mitten s'inclina, gravit le marchepied et s'installa dans le fond
du
coupé à gauche. Le seigneur Kéraban prit place
auprès de lui. Nizib
et
Bruno grimpèrent dans le cabriolet.
«Ah!
ma lettre!» dit Kéraban, au moment où le bruyant
équipage allait
quitter
le comptoir.
Et,
baissant la vitre, il tendit à l'un des employés une lettre q=
u'il
lui
ordonna de mettre, ce matin même, à la poste.
Cette
lettre était adressée au cuisinier de la villa de Scutari et =
ne
contenait
que ces mots;
«Dîner
remis à mon retour. Modifiez le menu: soupe au lait caillé,
épaule
de mouton aux épices. Surtout pas trop cuit.»
Puis,
la chaise s'ébranla, descendit les rues du faubourg, traversa la
Corne-d'Or
sur le pont de la Validèh-Sultane, et sortit de la ville
par
Ieni-Kapoussi, la «porte nouvelle».
Le
seigneur Kéraban est parti! Qu'Allah le protège!
Au
point de vue administratif, la Turquie d'Europe est divisée en
vilayets,
gouvernements ou départements, administrés par un vali,
gouverneur
général, sorte de préfet nommé par le Sultan. L=
es
vilayets
se subdivisent en sandjaks ou arrondissements, régis par un
moustesarif;
en kazas ou cantons, administrés par un caïmacan; en
nahiës
ou communes, avec un moudir ou maire élu. C'est donc, à peu
près,
le système administratif tel qu'il est institué en
En
somme, le seigneur Kéraban ne devait avoir que peu ou point de
rapport avec les autorités des vilayets de la Roumélie, que traverse<= o:p>
la
route de Constantinople à la frontière. Cette route ét=
ait
qui
s'écartait moins du littoral de la mer Noire et elle abrégeai=
t le
parcours
autant que possible.
Il
faisait un beau temps de voyage, une température rafraîchie pa=
r la
brise
de mer, qui courait sans obstacles à travers ce pays assez
plat.
C'étaient des champs de maïs, d'orge et de seigle, et de ces
vignobles,
qui prospèrent dans les parties méridionales de l'empire
ottoman;
puis, des forêts de chênes, de sapins, de hêtres, de
bouleaux;
puis, groupés ça et là, des platanes, des arbres de
Judée,
des
lauriers, des figuiers, des caroubiers, et plus particulièrement,
dans
les portions voisines de la mer, des grenadiers et des oliviers,
identiques
à ceux des mêmes latitudes de la basse
En
sortant par
Andrinople
par Kirk-Kilissé. Cette route suit latéralement et croise
même,
en plusieurs points, le railway qui met Andrinople, cette
seconde
capitale de la Turquie européenne, en communication avec la
métropole
de l'empire ottoman.
Précisément,
au moment où la chaise longeait le chemin de fer, le
train
vint à passer. Un voyageur mit rapidement la tête à la
portière
de son wagon, et put apercevoir l'équipage du seigneur Kéraban,<= o:p>
rapidement
enlevé par son vigoureux attelage.
Ce
voyageur n'était autre que le capitaine maltais Yarhud, en route
pour
beaucoup
plus tôt que l'oncle du jeune Ahmet.
Van
Mitten ne put se retenir de montrer à son ami le convoi filant &agra=
ve;
toute
vapeur.
Celui-ci,
suivant son habitude, haussa les épaules.
«Eh!
ami Kéraban, on arrive vite! dit Van Mitten.
--Quand
on arrive!» répondit le seigneur Kéraban.
Pendant
cette première journée de voyage, il faut dire que pas une
heure
ne fut perdue. L'argent aidant, il n'y eut jamais aucune
difficulté
aux relais de poste. Les chevaux ne se firent pas plus
prier
pour se laisser atteler que les postillons pour véhiculer un
seigneur
qui payait si généreusement.
On
passa par Tchalaldjé, par Bayuk-Khan, sur la limite des pentes
d'écoulement
pour les tributaires de la mer de Marmara, par la vallée
de Tchorlou, par le village de Yéni-Keui, puis par la vallée de<= o:p>
Galata,
à travers laquelle, si l'on en croit la légende, sont
forés
des
canaux souterrains, qui amenaient autrefois l'eau à la capitale.
Le
soir venu, la chaise s'arrêtait une heure seulement à la bourg=
ade
de
Seraï. Comme les provisions, emportées dans les coffres,
étaient
destinées
plus spécialement aux régions dans lesquelles il serait
difficile
de se procurer les éléments d'un repas, même
médiocre, il
convenait
de les réserver. On dîna donc à Seraï, passablement
même, et
la
route fut reprise.
Peut-être
Bruno trouva-t-il un peu dur de passer la nuit dans son
cabriolet;
mais Nizib regarda cette éventualité comme toute naturelle,
et il
dormit d'un sommeil contagieux, qui gagna son compagnon.
La
nuit s'acheva sans incidents, grâce à un long et sinueux lacet=
que
faisait
la route aux approches de Viza, pour éviter les rudes pentes
et les
terrains marécageux de la vallée. A son grand regret, Van
Mitten
ne vit donc rien de cette petite ville de sept mille habitants,
presque
entièrement occupée par une population grecque, et qui est
la
résidence d'un évêque orthodoxe. Il n'était pas =
venu
pour voir,
d'ailleurs,
mais bien pour accompagner l'impérieux seigneur Kéraban,
lequel
se souciait médiocrement de recueillir des impressions de
voyage.
Le soir, vers cinq heures, après avoir traversé les villages de<= o:p>
Bounar-Hissan,
d'Iéna, d'Uskup, les voyageurs contournèrent un petit
bois
semé de tombes, où reposent les restes des victimes
égorgées par
une
bande de brigands qui jadis opéraient en cet endroit; puis elle
atteignit
une ville assez importante, de seize mille habitants,
Kirk-Kilissé.
Son nom «Quarante Églises» est justifié par le gr=
and
nombre
de ses monuments religieux. C'est, à vrai dire, une sorte de
petite
vallée, dont les maisons occupent le fond et les flancs, que
Van
Mitten, suivi du fidèle Bruno, explora en quelques heures.
La
chaise fut remisée dans la cour d'un hôtel assez bien tenu,
où le
seigneur
Kéraban et ses compagnons passèrent la nuit, et d'où i=
ls
repartirent
au point du jour.
Pendant
la journée du 19 août, les postillons dépassèren=
t le
village
de
Karabounar, et arrivèrent le soir très tard au village de
Bourgaz,
bâti
sur le golfe de ce nom. Les voyageurs couchèrent, cette nuit-l&agrav=
e;,
dans
un «khani», espèce d'auberge fort rudimentaire, qui
certainement
ne
valait pas leur chaise de poste.
Le
lendemain au matin, la route, qui s'écarte du littoral de la
mer Noire, les ramena vers Aïdos, et, le soir, à Paravadi, une des<= o:p>
stations
du petit railway de Choumla à Varna. Ils traversaient alors
la
province de Bulgarie, à l'extrémité sud de la Dobroutc=
ha,
au pied
des
derniers contreforts de la chaîne des Balkans.
Là,
les difficultés furent grandes, pendant ce difficile passage,
tantôt
au milieu de vallées marécageuses, tantôt à trav=
ers
des forêts
de
plantes aquatiques, d'un développement extraordinaire, dans
lesquelles
la chaise avait bien de la peine à se glisser, troublant
dans
leurs retraites des milliers de pilets, de bécasses, de
bécassines,
remisés sur le sol de cette région si accidentée.
On
sait que les Balkans forment une chaîne importante. En courant
entre
la Roumélie et la Bulgarie vers la mer Noire, elle détache de=
son
versant septentrional de nombreux contreforts, dont le mouvement
se
fait sentir presque jusqu'au Danube.
Le
seigneur Kéraban eut là l'occasion de voir sa patience mise
à une
rude
épreuve.
Lorsqu'il
fallut franchir l'extrémité de la chaîne, afin de
redescendre
sur la Dobroutcha, des pentes d'une raideur presque
inabordable,
des tournants dont le coude brusque ne permettait pas
à
l'attelage de tirer d'ensemble, des chemins étroits, bordés d=
e
précipices,
plus faits pour le cheval que pour la voiture, tout cela
prit
du temps et ne se fit pas sans une grande dépense de mauvaise
humeur
et de récriminations. Plusieurs fois, on dut dételer, et il
fallut
caler les roues pour se tirer de quelque passe difficile,--et
les
caler surtout avec un grand nombre de piastres, qui tombaient dans
la
poche des postillons, menaçant de revenir sur leurs pas.
Ah!
le seigneur Kéraban eut beau jeu pour pester contre le
gouvernement
actuel, qui entretenait si mal les routes de l'empire,
et se
souciait si peu d'assurer une bonne viabilité à travers les
provinces!
Le Divan ne se gênait pas, pourtant, quand il s'agissait
d'impôts,
de taxes, de vexations de toutes sortes, et le seigneur
Kéraban
le savait de reste! Dix paras pour traverser le Bosphore! Il
en
revenait toujours là, comme obsédé par une idée
fixe! Dix paras!
dix
paras!
Van
Mitten se gardait bien de répondre quoi que ce soit à son
compagnon
de route. L'apparence d'une contradiction eût amené quelque
scène.
Aussi,
pour l'apaiser, daubait-il à son tour le gouvernement turc en
particulier,
et tous les gouvernements en général.
«Mais
il n'est pas possible, disait Kéraban, qu'en Hollande, il y ait
de
pareils abus!
--Il y en a, au contraire, ami Kéraban, répondait Van Mitten, qui<= o:p>
voulait,
avant tout, calmer son compagnon.
--Je
vous dis que non! reprenait celui-ci. Je vous dis qu'il n'y a que
Constantinople
où de pareilles iniquités soient possibles! Est-ce qu'à=
;
Rotterdam
on a jamais songé à mettre un impôt sur les caïque=
s?
--Nous
n'avons pas de caïques!
--Peu
importe!
--Comment,
peu importe?
--Eh!
vous en auriez, que jamais votre roi n'eût osé les taxer!
Allez-vous
maintenant me soutenir que le gouvernement de ces nouveaux
Turcs
n'est pas le pire gouvernement qu'il y ait au monde?
--Le
pire, à coup sûr!» répondait Van Mitten, pour cou=
per
court à une
discussion
qu'il sentait poindre.
Et,
pour mieux clore ce qui n'était encore qu'une simple conversation,
il
tira sa longue pipe hollandaise. Cela donna au seigneur Kéraban
l'envie
de s'étourdir, lui aussi, dans les fumées du narghilé.=
Le
coupé
ne tarda donc pas à s'emplir de vapeurs, et il fallut baisser
les
glaces pour leur donner issue. Mais, dans cet assoupissement
narcotique
qui finissait par s'emparer de lui, l'entêté voyageur
redevenait
muet et calme jusqu'au moment où quelque incident le
rappelait
à la réalité.
Cependant,
faute d'un lieu de halte dans ce pays demi sauvage, on
passa
la nuit du 20 au 2l août en chaise de poste. Ce fut vers
le
matin seulement que, les dernières ramifications des Balkans
dépassées,
on se retrouva, au delà de la frontière roumaine, sur les
terrains
plus carrossables de la Dobroutcha.
Cette
région est comme une presqu'île, formée par un large co=
ude
du
Danube,
qui, après s'être élevé au nord vers Galatz, rev=
ient
à l'est
sur
la mer Noire, dans laquelle il se jette par plusieurs bouches.
Au vrai, cette sorte d'isthme qui rattache cette presqu'île à la<= o:p>
péninsule
des Balkans, se trouve circonscrite par la portion de la
province
située entre Tchernavoda et Kustendjé, où court la lig=
ne
d'un
petit railway de quinze à seize lieues au plus, qui part de
Tchernavoda.
Mais, dans le sud du railway, la contrée étant
sensiblement
la même qu'au nord, au point de vue topographique, on
peut
dire que les plaines de la Dobroutcha prennent naissance à la
base
des derniers chaînons des Balkans.
«Le
bon pays», c'est ainsi que les Turcs appellent cette tranche
fertile,
dans laquelle la terre appartient au premier occupant. Elle
est,
sinon habitée, parcourue du moins par des Tatars pasteurs, et
peuplée
de Valaques, dans la partie qui avoisine le fleuve. L'empire
ottoman
possède là une immense contrée, dont les vallées
creusent à
peine
le sol, presque sans relief. Elle présente plutôt une successi=
on
de
plateaux, qui s'étendent jusqu'aux forêts semées aux
embouchures du
Danube.
Sur
ce sol, les routes, sans côtes abruptes ni pentes brusques,
permirent
à la chaise de rouler plus rapidement. Les maîtres de poste
n'avaient
plus le droit de maugréer en voyant atteler leurs chevaux,
ou,
s'ils le faisaient, c'était pour ne point en perdre l'habitude.
On
alla donc vite et bien. Ce jour, 2l août, à midi, la chaise
relayait
à Koslidcha, et, le soir même à Bazardjik.
Là,
le seigneur Kéraban se décida à passer la nuit, pour
donner
quelque
repos à tout son monde,--ce dont Bruno lui sut gré, sans en
rien
dire, par prudence.
Le
lendemain, dès la première aube, la chaise, attelée de
chevaux
frais,
courait dans la direction du lac Karasou, sorte de vaste
entonnoir,
dont le contenu, alimenté par des sources de fond, se
déverse
dans le Danube, à l'époque des basses eaux. Vingt-quatre
lieues
environ étaient enlevées en douze heures, et, vers huit heure=
s
du
soir, les voyageurs s'arrêtaient devant le railway de Kustendjé=
; a
Tchernavoda,
en face de la station de Medjidié, une ville toute neuve,
qui
compte déjà vingt mille âmes et promet de devenir plus
importante.
Là,
à son grand déplaisir, le seigneur Kéraban ne put
immédiatement
franchir
la voie pour rejoindre le khan, où il devait passer la nuit.
La
voie était occupée par un train, et il fallut attendre pendan=
t un
grand
quart d'heure que le passage fut libre.
De
là, des plaintes, des récriminations contre ces administratio=
ns
de
chemins
de fer, qui se croient tout permis, non seulement d'écraser
les
voyageurs qui ont la sottise de monter dans leurs véhicules, mais
de
retarder ceux qui se refusent à y prendre place.
«En
tout cas, dit-il à Van Mitten, ce n'est pas à moi qu'il arriv=
era
jamais
un accident de chemin de fer!
--On
ne sait! répondit, peut-être imprudemment, le digne Hollandais=
.
--Je
le sais, moi!» répliqua le seigneur Kéraban d'un ton qui
coupa
court
à toute discussion.
Enfin,
le train quitta la station de Modjidié, les barrières
s'ouvrirent,
la chaise passa, et les voyageurs se reposèrent dans un
khan
assez confortablement établi en cette ville, dont le nom fut
choisi
en l'honneur du sultan Abdul-Medjid.
Le
lendemain, tous arrivaient, sans encombre, à travers une sorte de
plaine
déserte, à Babadagh, mais tellement tard, qu'il parut plus
convenable
de continuer le voyage pendant la nuit. Le soir, vers cinq
heures,
on s'arrêtait à Toultcha, l'une des plus importantes villes de=
la
Moldavie.
En
cette cité de trente à quarante mille âmes, où se
confondent
Tcherkesses,
Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains, Grecs,
Arméniens,
Turcs
et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être embarrassé
pour
trouver
un hôtel à peu près confortable. C'est ce qui fut fait.=
Van
Mitten
eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter
Toultcha,
dont l'amphithéâtre, très pittoresque, se déploie
sur le
versant
nord d'une petite chaîne, au fond d'un golfe formé par un
élargissement
du fleuve, presque en face de la double ville d'Ismaïl.
Le
lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant
Toultcha, et s'aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux<= o:p>
grandes
branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur=
est
dite la branche de Toultcha; la seconde, plus au nord, passe à
Ismaïl,
puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après
s'être
ramifiée
en cinq chenaux. C'est ce qu'on appelle les bouches du
Danube.
Au
delà de Kilia et de la frontière, se développe la
Bessarabie,
qui,
pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et
emprunte
un morceau du littoral de la mer Noire.
Il va sans dire que l'origine du nom du Danube, qui a donné lieu à<= o:p>
nombre
de contestations scientifiques, amena une discussion purement
géographique
entre le seigneur Kéraban et Van Mitten.
Que
les Grecs, au temps d'Hésiode, l'aient connu sous le nom d'Istor
ou
Histor; que le nom de Danuvius ait été importé par les
armées
romaines,
et que César, le premier, l'ait fait connaître sous ce nom;
que
dans la langue des Thraces, il signifie «nuageux»; qu'il vienne=
du
celtique,
du sanscrit, du zend ou du grec; que le professeur Bupp ait
raison,
ou que le professeur Windishmann n'ait pas tort, lorsqu'ils
disputent
sur cette origine, ce fut le seigneur Kéraban qui, comme
toujours,
réduisit finalement son adversaire au silence, en faisant
venir
le mot Danube, du mot zend «asdanu», qui signifie: la
rivière
rapide.
Mais,
si rapide qu'elle soit, son cours ne suffit pas à entraîner la=
masse
de ses eaux, en les contenant dans les divers lits qu'elle s'est
creusés,
et il faut compter avec les inondations du grand fleuve.
Or,
par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dé=
;pit
des
observations
qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le
vaste
delta.
Il
n'était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de
canards,
d'oies sauvages, d'ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans,
semblaient
lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a
fait
de ces oiseaux aquatiques des êchassiers ou des palmipèdes, c'=
est
qu'il
faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette
région
trop
souvent submergée, à l'époque des grandes crues,
après la saison
pluvieuse.
Or,
les chevaux de la chaise étaient insuffisamment conformés, on=
en
conviendra, pour fouler du pied ces terrains détrempés par le=
s
dernières
inondations. Au delà de cette branche du Danube, qui va se
jeter
dans la mer Noire à Sulina, ce n'était plus qu'un vaste
marécage
au
travers duquel se dessinait une route à peu près impraticable=
.
Malgré
les conseils des postillons, auxquels se joignit Van Mitten,
le
seigneur Kéraban donna l'ordre de pousser plus avant, et il fallut
bien
lui obéir. Il arriva donc ceci: c'est que, vers le soir, la
chaise
fut bien et dûment embourbée, sans qu'il fût possible au=
x
chevaux
de la tirer de là.
«Les
routes ne sont pas suffisamment entretenues dans cette contrée!
crut
devoir faire observer Van Mitten.
--Elles
sont ce qu'elles sont! répondit Kéraban. Elles sont ce
qu'elles
peuvent être sous un pareil gouvernement!
--Nous
ferions peut-être mieux de revenir en arrière et de prendre un=
autre
chemin?
--Nous
ferons mieux, au contraire, de continuer à marcher en avant et
de ne
rien changer à notre itinéraire!
--Mais
le moyen?...
--Le
moyen, répondit le têtu personnage, consiste à envoyer
chercher
des
chevaux du renfort au village le plus voisin. Que nous couchions
dans
notre voiture ou dans une auberge, peu importe!»
Il
n'y avait rien à répliquer. Le postillon et Nizib furent
détachés
à
la recherche du plus prochain village, qui ne laissait pas d'être
assez
éloigné. Très probablement, ils ne pourraient êt=
re
de retour
qu'au
lever du soleil. Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno durent
donc
se résigner à passer la nuit au milieu de cette vaste steppe,=
aussi
abandonnés qu'ils l'eussent été au plus profond des
déserts de
l'Australie
centrale. Très heureusement, la chaise, enfoncée dans
les
vases jusqu'au moyeu des roues, ne menaçait pas de s'enliser
davantage.
Cependant,
la nuit était fort obscure. De gros nuages, très bas, en
voie
de condensation, chassés par les vents de la mer Noire, couraient
à
travers l'espace. S'il ne pleuvait pas, une forte humidité montait
du
sol imprégné d'eau, qui mouillait comme un brouillard polaire=
.
A dix
pas, on ne se voyait plus. Les deux lanternes de la voiture
projetaient
seules une lueur douteuse sous l'épaisse buée
évaporée du
marécage,
et peut-être eut-il mieux valu les éteindre.
En
effet, cette lueur pouvait attirer quelque importune visite. Mais
Van
Mitten ayant émis cette observation, son intraitable ami crut
devoir
la discuter, et de la discussion il résulta qu'il ne fut point
donné
suite à la proposition de Van Mitten.
Il
avait pourtant raison, le sage Hollandais, et avec un peu plus de
finesse,
il aurait proposé è son compagnon de laisser les lanternes
allumées:
très vraisemblablement, le seigneur Kéraban les eût fai=
t
éteindre.
Il
était dix heures du soir. Kéraban, Van Mitten et Bruno,
après
un
souper prélevé sur les provisions serrées dans le coff=
re
de la
voiture,
se promenèrent en fumant, pendant une demi-heure environ, le
long d'une étroite sente, dont le sol ne cédait pas sous le pied.<= o:p>
«Et
maintenant, dit Van Mitten, je pense, ami Kéraban, que vous ne
voyez
aucune objection à ce que nous allions dormir jusqu'au moment o&ugra=
ve;
arriveront
les chevaux de renfort?
--Je
n'en vois aucune, répondit Kéraban, après avoir
réfléchi, avant
de faire cette réponse un peu extraordinaire de la part d'un homme qui<= o:p>
n'était
jamais à court d'objections.
--Je
veux croire que nous n'avons rien à craindre? ajouta le
Hollandais,
au milieu de cette plaine absolument déserte?
--Je
veux le croire aussi.
--Aucune
attaque n'est à redouter?
--Aucune.
--Si
ce n'est, toutefois, l'attaque des moustiques!» répondit Bruno=
,
qui
venait de s'appliquer une claque formidable sur le front pour
écraser
une demi-douzaine de ces importuns diptères.
Et,
en effet, des nuées d'insectes très voraces, qu'attirait
peut-être
la
lueur des lanternes, commençaient à tourbillonner
effrontément
autour
de la chaise.
«Hum!
fit Van Mitten, il y a ici une fière quantité de ces moustiqu=
es,
et
une moustiquaire n'eût pas été de trop!
--Ce
ne sont point des moustiques, répondit le seigneur Kéraban, e=
n se
grattant
le bas de la nuque, et ce n'est point une moustiquaire qui
nous
manque!
--Qu'est-ce
donc? demanda le Hollandais.
--Une
cousiniaire, répondit Kéraban, car ces prétendus
moustiques sont
des
cousins!
--Du
diable si j'en ferais la différence! pensa Van Mitten, qui
ne
jugea pas à propos d'entamer une discussion sur cette question
purement
entomologique.
--Ce
qu'il y a de curieux, fit observer Kéraban; c'est que ce sont
uniquement
les femelles de ces insectes qui s'attaquent à l'homme.
--Je
les reconnais bien là, ces représentants du beau sexe!
répondit
Bruno,
en se frottant les mollets.
--Je
crois que nous ferons sagement de rentrer dans la voilure, dit
alors
Van Mitten, car nous allons être dévorés!
--En
effet, répondit Kéraban, les contrées que traverse le =
bas
Danube
sont
particulièrement infestées par ces cousins, et on ne les comb=
at
qu'en
semant son lit pendant la nuit, su chemise et ses bas pendant le
jour,
de poudre du pyrèthre....
--Dont
nous sommes absolument et malheureusement dépourvus! ajouta le
Hollandais.
--Absolument,
répondit Kéraban. Mais qui pouvait prévoir que nous
resterions
en détresse dans les marécages de la Dobroutcha?
--Personne,
ami Kéraban.
--J'ai
entendu parler, ami Van Mitten, d'une colonie de Tatars
criméens,
auxquels le gouvernement turc avait accordé une vaste
concession
dans ce delta du fleuve, et que des légions de ces cousins
forcèrent
à s'expatrier.
--D'après
ce que nous voyons, ami Kéraban, l'histoire n'est point
invraisemblable!
--Rentrons
donc dans la chaise!
--Nous
n'avons que trop tardé! répondit Van Mitten, qui s'agitait au=
milieu
d'un bourdonnement d'ailes, dont les frémissements se chiffrent
par
millions à la seconde.
Au
moment où le seigneur Kéraban et son compagnon allaient remon=
ter
dans
la voiture, le premier s'arrêta.
«Bien
qu'il n'y ait rien à craindre, dit-il, il serait bon que Bruno
veillât
jusqu'au retour du postillon.
--Il
ne s'y refusera pas, répondit Van Mitten.
--Je
ne m'y refuserai pas, dit Bruno, parce que mon devoir est de ne
pas
m'y refuser, mais je vais être dévoré vivant!
--Non!
répliqua Kéraban. Je me suis laissé dire que les cousi=
ns
ne
piquaient
pas deux fois à la même place, de sorte que Bruno sera
bientôt
à l'abri de leurs attaques.
--Oui!...
lorsque j'aurai été criblé de mille piqûres!
--C'est
ainsi que je l'entends, Bruno.
--Mais,
au moins, pourrai-je veiller dans le cabriolet?
--Parfaitement,
à la condition de ne point vous y endormir!
--Et
comment dormirais-je, au milieu de cet effroyable essaim de
moustiques?
--De
cousins, Bruno, répondit Kéraban, de simples cousins!... Ne
l'oubliez
pas!»
Sur
cette observation, le seigneur Kéraban et Van Mitten remontèr=
ent
dans
le coupé, laissant à Bruno le soin de veiller à la gar=
de
de son
maître, ou mieux de ses maîtres. Depuis la rencontre de Kéraban et de<= o:p>
Van
Mitten, ne pouvait-il se dire qu'il en avait deux?
Après
s'être assuré que les portières de la chaise éta=
ient
bien
fermées,
Bruno visita l'attelage. Les chevaux, épuisés de fatigue,
étaient
étendus sur le sol, respirant avec bruit, mêlant leur chaude
haleine
au brouillard de cette plaine marécageuse.
«Le
diable ne les tirerait pas de cette ornière! se dit Bruno. Il faut
convenir
que le seigneur Kéraban a eu là une fière idée =
de
prendre
cette
route! Après tout, cela le regarde!»
Et
Bruno remonta dans le cabriolet, dont il baissa le châssis vitr&eacut=
e;,
à
travers lequel il pouvait voir dans le rayon du faisceau lumineux
projeté
par les lanternes.
Que
pouvait faire de mieux le serviteur de Van Mitten, si ce n'est de
rêver,
les yeux ouverts, et de combattre le sommeil, en réfléchissan=
t
à
la série d'aventures, dans lesquelles l'entraînait son
maître, à la
suite
du plus têtu des Osmanlis?
Ainsi,
lui, un enfant de l'ancienne Batavie, un traîneur du pavé de
Rotterdam,
un habitué des quais de la Meuse, un pêcheur à la ligne=
émérite,
un musard des canaux qui sillonnent sa ville natale, il avait
été
transporté à l'autre extrémité de l'Europe! De =
la
Hollande à
l'empire
ottoman, il avait fait cette gigantesque enjambée! Et à peine=
débarqué
à Constantinople, la fatalité venait de le jeter à tra=
vers
les
steppes du bas Danube! Et il se voyait là, juché dans le
cabriolet
d'une
chaise de poste, au milieu des marais de la Dobroutcha, perdu
dans
une nuit profonde, et plus enraciné à ce sol que la tour goth=
ique
de
Zuidekerk! Et tout cela, parce qu'il était tenu d'obéir &agra=
ve;
son
maître, lequel, sans y être forcé, n'en obéissait pas moins au<= o:p>
seigneur
Kéraban.
«Oh!
bizarrerie des complications humaines!
se
répétait Bruno. Me voilà, en train de faire le tour de=
la
mer
Noire,
si nous le faisons jamais, et cela pour épargner dix paras que
j'eusse
volontiers payés de ma poche, si j'avais été assez
avisé pour
le
faire en cachette du moins endurant des Turcs! Ah! Le têtu! le
têtu!
Je suis sûr que, depuis le départ, j'ai déjà mai=
gri
de
deux
livres!... En quatre jours! .. Que sera-ce donc dans quatre
semaines!--Bon!
encore ces maudits insectes!».
Et,
si hermétiquement que Bruno eût fermé le châssis =
du
cabriolet,
quelques
douzaines de cousins avaient pu y pénétrer et s'acharnaient
contre
le pauvre homme. Aussi, que de tapes, que de grattements, et
comme
il s'en donnait de les traiter de moustiques, alors que le
seigneur
Kéraban ne pouvait l'entendre!
Une
heure se passa ainsi, puis une autre heure encore. Peut-être, sans
l'agaçante
attaque de ces insectes, Bruno, succombant à la fatigue,
se
serait-il enfin laissé aller au sommeil? Mais dormir dans ces
conditions
eût été impossible.
Il
devait être un peu plus de minuit, lorsque Bruno eut une idée.
Elle
eût
même dû lui venir plus tôt, à lui, un de ces
Hollandais pur sang,
qui,
en venant au monde, cherchent plutôt le tuyau d'une pipe que
le
sein de leur nourrice. Ce fut de se mettre à fumer, de combattre
l'envahissement
des cousins à coups de bouffées de tabac. Comment n'y
avait-il
pas déjà songé? S'ils résistaient à
l'atmosphère nicotique
qu'il
allait emprisonner dans son cabriolet, c'est que ces insectes
ont
la vie dure au milieu des marécages du bas Danube!
Bruno
tira donc de sa poche sa pipe de porcelaine à fleurs
émaillées,--une soeur de celle qui lui avait été si impudemment volée<= o:p>
à
Constantinople. Il la bourra comme il eût fait d'une arme à fe=
u
qu'il
comptait décharger sur les troupes ennemies; puis, il battit le
briquet,
alluma le fourneau, aspira à pleins poumons la fumée d'un
excellent
tabac de Hollande, et la rejeta en énormes volutes.
L'essaim
bourdonna tout d'abord en redoublant ses assourdissants coups
d'ailes,
et se dispersa peu à peu dans les angles les plus obscurs du
cabriolet.
Bruno
ne put que se féliciter de sa manoeuvre. La batterie qu'il
venait
de démasquer faisait merveille, les assaillants se
repliaient
en désordre; mais, comme il ne cherchait pas à faire de
prisonniers,--bien
au contraire,--il ouvrit rapidement le châssis,
afin
de donner une issue aux insectes du dedans, sachant bien que ses
bordées
de fumée interdiraient tout accès aux insectes du dehors.
Ainsi
fut-il fait. Bruno, débarrassé de cette importune légi=
on
de
diptères,
put même se hasarder à regarder à droite et à
gauche. La
nuit
était toujours aussi noire. Il passait de grands coups de brise,
qui
ébranlaient parfois la voiture; mais elle adhérait fortement =
au
sol,
trop fortement même. Donc, nulle crainte qu'elle fût
renversée.
Bruno
chercha à voir en avant, vers l'horizon du nord, si quelque
lumière ne se montrait pas, qui eût annoncé le retour du postillon et<= o:p>
des
chevaux de renfort. Obscurité complète, ténèbres
d'autant plus
profondes,
au lointain, que le devant de la chaise de poste se
découpait
dans le segment lumineux des lanternes. Cependant, en
portant
ses regards sur les côtés, à une distance de soixante p=
as
environ,
Bruno crut apercevoir quelques points brillants, qui se
déplaçaient
dans l'ombre, rapidement, sans bruit, tantôt au ras du
sol,
tantôt à deux ou trois pieds au-dessus.
Bruno
se demanda tout d'abord si ce n'étaient pas là quelques
phosphorescences
de feux follets, dont le dégagement se produisait à
la
surface d'un marais où ne manque pas l'hydrogène sulfur&eacut=
e;.
Mais
si, en sa qualité d'être raisonnant, sa raison risquait de
l'induire
en erreur, il ne pouvait en être ainsi des chevaux de
la
chaise, que leur instinct n'eût pas trompés sur la cause de ce=
phénomène.
En effet, ils commencèrent à donner quelques signes
d'agitation,
les naseaux éventés, renâclant d'une façon insol=
ite.
«Eh!
qu'est-ce cela? se dit Bruno. Quelque nouvelle complication, sans
doute!
Seraient-ce des loups?».
Que
ce fût là une bande de loups, attirée par l'odeur de
l'attelage, à
cela
rien d'impossible. Ces animaux, toujours affamés, sont nombreux
dans
le delta du Danube.
«Diable!
murmura Bruno, voilà qui serait encore plus malfaisant que
les
moustiques ou les cousins de notre entêté! La fumée de
tabac n'y
ferait
rien, cette fois!»
Cependant,
les chevaux ressentaient une vive inquiétude, à laquelle on
ne
pouvait se méprendre. Ils essayaient de ruer dans la boue épa=
isse,
ils
se cabraient, ils donnaient de violentes secousses à la voiture.
Les
points lumineux semblaient s'être rapprochés. Une sorte de
grognement
sourd se mêlait aux sifflements de la brise.
«Je
pense, se dit Bruno, qu'il est opportun de prévenir le seigneur
Kéraban
et mon maître!»
Cela
était urgent, en effet. Bruno se laissa donc lentement glisser
sur
le sol; il abaissa le marchepied de la chaise, ouvrit la portière,
puis
la referma, après s'être introduit dans le coupé, o&ugr=
ave;
les deux
amis
dormaient tranquillement l'un près de l'autre.
«Mon
maître?... dit Bruno à voix basse, en appuyant sa main sur
l'épaule
de Van Mitten.
--Au
diable l'importun qui me réveille! murmura le Hollandais en se
frottant
les yeux.
--Il
ne s'agit pas d'envoyer les gens au diable, surtout quand le
diable
est peut-être là! répondit Bruno.
--Mais
qui donc me parle?...
--Moi,
votre serviteur.
--Ah!
Bruno!... c'est toi?... Après tout, tu as bien fait de me
réveiller!
Je rêvais que madame Van Mitten....
--Vous
cherchait querelle!... répondit Bruno. Il est bien question de
cela
maintenant!
--Qu'y
a-t-il donc?
--Voudriez-vous,
s'il vous plaît, réveiller le seigneur Kéraban?
--Que
je réveille?...
--Oui!
Il n'est que temps!»
Sans
en demander davantage, le Hollandais, dormant encore à moitié=
,
secoua
son compagnon.
Rien
de tel qu'un sommeil de Turc, quand ce Turc a un bon estomac et
une
conscience nette. C'était le cas du compagnon de Van Mitten. Il
fallut
s'y prendre à plusieurs reprises.
Le
seigneur Kéraban, sans relever ses paupières, grommelait et
grognait,
en homme qui n'est pas d'humeur à se rendre. Pour peu qu'il
fût
aussi têtu dans l'état de sommeil que dans l'état de
veille, bien
certainement
il faudrait le laisser dormir.
Cependant,
les insistances de Van Mitten et de Bruno furent telles que
le
seigneur Kéraban se réveilla, détira ses bras, ouvrit =
les
yeux, et
d'une
voix encore brouillée d'assoupissement:
«Hum!
fit-il, les chevaux de renfort sont donc arrivés avec le
postillon
et Nizib?
--Pas
encore, répondit Van Mitten.
--Alors
pourquoi me réveiller?
--Parce
que, si les chevaux ne sont pas arrivés, répondit Bruno,
d'autres
animaux très suspects sont là, qui entourent la voiture et se=
préparent
à l'attaquer!
--Quels
sont ces animaux?
--Voyez!»
La
vitre de la portière fut abaissée, et Kéraban se pench=
a au
dehors.
«Allah
nous protège! s'écria-t-il. Voilà toute une bande de
sangliers
sauvages!»
Il
n'y avait pas à s'y tromper. C'étaient bien des sangliers. Ce=
s
animaux
sont très nombreux dans toute la contrée qui confine à=
l'estuaire
danubien; leur attaque est fort à redouter, et ils peuvent
être
rangés dans la catégorie des bêtes féroces.
«Et
qu'allons-nous faire? demanda le Hollandais.
--Rester
tranquilles, s'ils n'attaquent pas, répondit Kéraban. Nous
défendre,
s'ils attaquent!
--Pourquoi
ces sangliers nous attaqueraient-ils? reprit Van Mitten,
Ils
ne sont point carnassiers, que je sache!
--Soit,
répondit Kéraban, mais si nous ne courons pas la chance
d'être
dévorés,
nous courons la chance d'être éventrés!
--Cela
se vaut, fit tranquillement observer Bruno.
--Aussi,
tenons-nous prêts à tout événement!»
Cela
dit, le seigneur Kéraban fit mettre les armes en état. Van Mi=
tten
et
Bruno avaient chacun un revolver à six coups et un certain nombre
de
cartouches. Lui, Vieux Turc, ennemi déclaré de toute inventio=
n
moderne,
ne possédait que deux pistolets de fabrication ottomane,
au
canon damasquiné, à la crosse incrustée d'écail=
le
et de pierres
précieuses,
mais plus faits pour orner la ceinture d'un agha que pour
détonner
dans une attaque sérieuse. Van Mitten, Kéraban et Bruno
devaient
donc se contenter de ces seules armes, et ne les employer
qu'à
coup sûr.
Cependant,
les sangliers, au nombre d'une vingtaine, s'étaient
rapprochés
peu à peu et entouraient la voiture. A la lueur des
lanternes,
qui les avait sans doute attirés, on pouvait les voir se
démener
violemment et fouiller le sol à coups de défenses.
C'étaient
d'énormes
suiliens, de la taille d'un âne, d'une force prodigieuse,
capables
de découdre chacun toute une meute. La situation des
voyageurs,
emprisonnés dans leur coupé, ne laissait donc pas d'êtr=
e
très
inquiétante, s'ils venaient à être assaillis de part et
d'autre,
avant
le lever du jour.
Les
chevaux de l'attelage le sentaient bien. Au milieu des grognements
de la
bande, ils s'ébrouaient, ils se jetaient de côté, &agra=
ve;
faire
craindre
qu'ils ne rompissent ou leurs traits ou les brancards de la
chaise.
Soudain, plusieurs détonations éclatèrent. Van Mitten et Bruno<= o:p>
venaient
de décharger chacun deux coups de leur revolver sur ceux des
sangliers
qui se lançaient à l'assaut. Ces animaux, plus ou moins
blessés,
firent entendre des rugissements de rage, en se roulant sur
le
sol. Mais les autres, rendus furieux, se précipitèrent sur la=
voiture
et l'attaquèrent à coups de défenses. Les panneaux fur=
ent
percés
en maints endroits, et il devint évident qu'avant peu ils
seraient
défoncés.
«Diable!
diable! murmurait Bruno.
--Feu!
feu!» répétait le seigneur Kéraban, en
déchargeant ses
pistolets,
qui rataient généralement une fois sur quatre,--bien qu'il
n'en
voulût pas convenir.
Les
revolvers de Bruno et de Van Mitten blessèrent encore un certain
nombre
de ces terribles assaillants, dont quelques-uns foncèrent
directement
sur l'attelage.
De
là, épouvante bien naturelle des chevaux que menaçaient
les
défenses
des sangliers, et qui ne pouvaient répondre qu'à coups de
pied,
sans avoir la liberté de leurs mouvements. S'ils eussent
été
libres,
ils se seraient jetés à travers la campagne, et ce n'aurait
plus
été qu'une question de vitesse entre eux et la bande sauvage.=
Ils
essayèrent
donc, par d'effroyables efforts, de rompre leurs traits,
afin
de s'échapper. Mais les traits, faits d'une corde à torons
serrés,
résistèrent. Il fallait donc ou que l'avant-train de la chais=
e
se
rompit brusquement, ou que la chaise s'arrachât du sol sous ces
terribles
coups de collier.
Le
seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno le comprirent bien. Ce qui
leur
paraissait le plus à craindre, c'était que leur voiture ne
vînt à
chavirer.
Les sangliers, que les coups de feu n'auraient plus tenus
en
respect, se seraient jetés dessus, et c'en eût ét&eacut=
e;
fait de ceux
qu'elle
renfermait. Mais que faire pour conjurer une pareille
éventualité?
N'étaient-ils pas à la merci de cette troupe furieuse?
Leur
sang-froid ne les abandonna pas, pourtant, et ils n'épargnère=
nt
point
les coups de revolver.
Tout
à coup, une secousse plus violente ébranla la chaise, comme s=
i
l'avant-train
s'en fût détaché.
«Eh!
tant mieux! s'écria Kéraban. Que nos chevaux s'emportent &agr=
ave;
travers
la steppe! Les sangliers se mettront à leur poursuite, et ils
nous
laisseront en repos!»
Mais
l'avant-train tenait bon et résistait avec une solidité qui
faisait
honneur à cet antique produit de la carrosserie anglaise.
Donc,
il ne céda pas. Ce fut la chaise qui céda. Les secousses
devinrent
telles, qu'elle fut arrachée aux profondes ornières où
elle
plongeait
jusqu'aux essieux. Un dernier coup de collier de l'attelage,
fou
de terreur, l'enleva sur un sol plus ferme, et la voilà roulant au
galop
de ses chevaux emportés, que rien ne guidait au milieu de cette
nuit
profonde.
Cependant,
les sangliers n'avaient point abandonné la partie. Ils
couraient
sur les côtés, s'attaquant, les uns aux chevaux, les autres
à
la voiture, qui ne parvenait pas à les distancer.
Le
seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno s'étaient rejetés
dans le
fond
du coupé.
«Ou
nous verserons... dit Van Mitten.
--Ou
nous ne verserons pas, répondit Kéraban.
--Il
faudrait tâcher de ressaisir les guides!», fit judicieusement
observer
Bruno.
Et,
baissant les vitres de devant, il chercha avec la main si les
guides
étaient à sa portée; mais les chevaux, en se
débattant, les
avaient
rompues, sans doute, et il fallait maintenant s'abandonner au
hasard
de cette course folle à travers une contrée marécageus=
e.
Pour
arrêter
l'attelage, il n'y aurait eu qu'un moyen: arrêter, en même
temps,
la bande enragée qui le poursuivait. Or, les armes à feu, don=
t
les
coups se perdaient sur cette masse en mouvement, n'y auraient pu
suffire.
Les voyageurs, projetés les uns sur les autres, ou lancés
d'un
coin à l'autre du coupé à chaque cahot de la
route,--celui-ci
résigné
à son sort comme tout bon musulman, ceux-là, flegmatiques
comme
des Hollandais,--n'échangèrent plus une parole.
Une
grande heure s'écoula ainsi. La chaise roulait toujours. Les
sangliers
ne l'abandonnaient pas.
«Ami
Van Mitten, dit enfin Kéraban, je me suis laissé raconter qu'=
en
pareille
occurrence, un voyageur, poursuivi par une bande de loups à
travers
les steppes de la Russie, avait été sauvé, grâce=
au
sublime
dévouement
de son domestique.
--Et
comment? demanda Van Mitten.
--Oh!
rien de plus simple, reprit Kéraban. Le domestique embrassa son
maître,
recommanda son âme à Dieu, se jeta hors de la voiture et,
pendant
que les loups s'arrêtaient à le dévorer, son maît=
re
parvint à
les
distancer et il fut sauvé.
--Il
est bien regrettable que Nizib ne soit pas là!» répondi=
t
tranquillement
Bruno.
Puis,
sur cette réflexion, tous trois retombèrent dans le plus prof=
ond
silence.
Cependant
la nuit s'avançait. L'attelage ne perdait rien de son
effrayante
vitesse, et les sangliers ne gagnaient point assez pour
pouvoir
se jeter sur lui. Si quelque accident ne se produisait point,
si
une roue brisée, un heurt trop violent, ne faisaient pas verser la
chaise,
le seigneur Kéraban et Van Mitten gardaient quelque chance
d'être sauvés,--même sans un dévouement dont Bruno se sentait<= o:p>
incapable.
Il
faut dire, en outre, que les chevaux, guidés par leur instinct,
s'étaient
maintenus sur cette portion de la steppe qu'ils avaient
l'habitude
de parcourir. C'était en droite ligne, vers le relais de
poste
qu'ils s'étaient imperturbablement dirigés.
Aussi,
lorsque les premières lueurs du jour commencèrent à
dessiner
la
ligne d'horizon dans l'est, ils n'en étaient plus éloign&eacu=
te;s
que de
quelques
verstes.
La bande de sangliers lutta encore pendant une demi-heure; puis, peu à<= o:p>
peu,
elle resta en arrière; mais l'attelage ne ralentit pas sa course
un
seul instant, et il ne s'arrêta que pour tomber, absolument fourbu,
à
quelque centaine de pas de la maison de poste.
Le
seigneur Kéraban et ses deux compagnons étaient sauvés.
Aussi
le
Dieu des chrétiens ne fut-il pas moins remercié que le Dieu d=
es
infidèles,
pour la protection dont ils avaient couvert les voyageurs
hollandais
et turc pendant cette nuit périlleuse.
Au moment où la voiture arrivait au relais, Nizib et le postillon, qui<= o:p>
n'avaient
pu s'aventurer à travers ces profondes ténèbres, allai=
ent
en
partir avec les chevaux de renfort. Ceux-ci remplacèrent donc
l'attelage
que le seigneur Kéraban dut payer un bon prix; puis, sans
se
donner même une heure de repos, la chaise, dont les traits et le
timon
avaient été réparés, reprenait son train habitu=
el
et s'élançait
sur
la route de Kilia.
Cette
petite ville, dont les Russes ont détruit les fortifications
avant
de la rendre à la Roumanie, est aussi un port du Danube, situé=
;
sur
le bras qui porte son nom.
La
chaise l'atteignit, sans nouveaux incidents, dans la soirée du 25
août.
Les voyageurs, exténués, descendirent à l'un des
principaux
hôtels
de la ville, et se rattrapèrent, pendant douze heures d'un bon
sommeil,
des fatigues de la nuit précédente.
Le
lendemain, ils repartirent dès l'aube, et ils arrivèrent
rapidement
à
la frontière russe.
Là,
il y eut encore quelques difficultés. Les formalités assez
vexatoires
de la douane moscovite ne laissèrent pas de mettre à
une
rude épreuve la patience du seigneur Kéraban, qui, grâce
à ses
relations
d'affaires,--par malheur ou par bonheur, comme on
voudra,--parlait
assez la langue du pays pour se faire comprendre. Un
instant,
on put croire que son entêtement à contester les agissements
des
douaniers l'empêcherait de passer la frontière.
Cependant
Van Mitten, non sans peine, parvint à le calmer. Kéraban
consentit
donc à se soumettre aux exigences de la visite, à laisser
fouiller
ses malles, et il acquitta les droits de douane, non sans
avoir
à plusieurs reprises émis cette réflexion absolument
juste:
«Décidément,
les gouvernements sont tous les mêmes et ne valent pas
l'écorce
d'une pastèque!»
Enfin
la frontière roumaine fut franchie d'un trait, et la chaise
se
lançait à travers cette portion de la Bessarabie que dessine =
le
littoral
de la mer Noire vers le nord-est.
Le
seigneur Kéraban et Van Mitten n'étaient plus qu'à une
vingtaine de
lieues
d'Odessa.
La
jeune Amasia, fille unique du banquier Sélim, d'origine turque, et
sa
suivante, Nedjeb, se promenaient en causant dans la galerie d'une
habitation
charmante, dont les jardins s'étendaient en terrasses
jusqu'au
bord de la mer Noire.
De la
dernière terrasse, dont les marches se baignaient dans les
eaux,
calmes ce jour-là, mais souvent battues par les vents d'est de
l'antique
Pont-Euxin, Odessa se montrait, à une demi-lieue vers le
sud,
dans toute sa splendeur.
Cette
ville,--une oasis au milieu de l'immense steppe qui
l'entoure,--forme
un magnifique panorama de palais, d'églises,
d'hôtels,
de maisons, bâtis sur la falaise escarpée, dont la base
se
plonge à pic dans la mer. De l'habitation du banquier Sélim, =
on
pouvait même apercevoir la grande place ornée d'arbres, et l'escalier<= o:p>
monumental
que domine la statue du duc de Richelieu. Ce grand homme
d'État
fut le fondateur de cette cité et en resta l'administrateur
jusqu'à l'heure où il dut venir travailler à la libération du<= o:p>
territoire
français, envahi par l'Europe coalisée.
Si le
climat de la ville est desséchant, sous l'influence des vents
du
nord et de l'est, si les riches habitants de cette capitale de la
nouvelle
Russie sont forcés, pendant la saison brûlante, d'aller
chercher
la fraîcheur à l'ombrage des khoutors, cela suffit à
expliquer
pourquoi ces villas se sont multipliées sur le littoral,
pour
l'agrément de ceux auxquels leurs affaires interdisent quelques
mois
de villégiature sous le ciel de la Crimée méridionale.
Entre
ces
diverses villas, on pouvait remarquer celle du banquier Sélim, &agra=
ve;
laquelle
son orientation épargnait les inconvénients d'une
sécheresse
excessive.
Si l'on demande pourquoi ce nom d'Odessa, c'est-à-dire «la ville<= o:p>
d'Ulysse»
a été donné à une bourgade qui, au temps de
Potemkin,
s'appelait
encore Hadji-Bey, comme sa forteresse, c'est que les
colons,
attirés par les privilèges octroyés à la nouvel=
le
cité,
demandèrent
un nom à l'impératrice Catherine II. L'impératrice
consulta
l'Académie de Saint-Pétersbourg; les académiciens
fouillèrent
l'histoire
de la guerre de Troie; ces fouilles mirent à nu l'existence
plus
ou moins problématique d'une ville d'Odyssos, qui aurait
jadis
existé sur cette partie du littoral: d'où ce nom d'Odessa,
apparaissant
dans le second tiers du dix-huitième siècle.
Odessa
était une ville commerçante, elle l'est restée, on peut
croire
qu'elle
le sera toujours. Ses cent cinquante mille habitants
se
composent non seulement de Russes, mais de Turcs, de
Grecs,
d'Arméniens,--enfin une agglomération cosmopolite de gens qui=
ont
le goût des affaires. Or, si le commerce, et principalement le
commerce
d'exportation, ne se fait pas sans commerçants, il ne se fait
pas
sans banquiers non plus. De là, la création de maisons de ban=
que,
dès
l'origine de la ville nouvelle, et, parmi elles, modeste à ses
débuts,
maintenant classée à un rang estimable sur la place, celle du=
banquier
Sélim.
On le
connaîtra suffisamment, lorsqu'il aura été dit que
Sélim
appartenait
à la catégorie, plus nombreuse qu'on ne croit, des Turcs
monogames;
qu'il était veuf de la seule femme qu'il eût eue: qu'il
avait
pour fille unique Amasia, la fiancée du jeune Ahmet, neveu du
seigneur Kéraban; enfin qu'il était le correspondant et l'ami du plus<= o:p>
entêté
Osmanli dont la tête se soit jamais cachée sous les plis du
turban
traditionnel.
Le
mariage d'Ahmet et d'Amasia, on le sait, allait être
célébré à
Odessa.
La fille du banquier Sélim n'était point destinée &agr=
ave;
devenir la
première
femme d'un harem, partageant avec de plus ou moins nombreuses
rivales
le gynécée d'un Turc égoïste et capricieux. Non! =
Elle
devait,
seule
avec Ahmet, revenir à Constantinople, dans la maison de son
oncle
Kéraban. Seule et sans partage, elle était destinée &a=
grave;
vivre près
de ce
mari qu'elle aimait, qui l'aimait depuis son enfance. Dût cet
avenir
paraître singulier pour une jeune femme turque dans le pays de
Mahomet,
il en serait ainsi, cependant, et Ahmet n'était point homme à=
faire
exception aux usages de sa famille.
On
sait, en outre, qu'une tante d'Amasia, une soeur de son père, lui
avait
légué en mourant l'énorme somme de cent mille livres
turques, à
la
condition qu'elle fût mariée avant seize ans révolus,--=
un
caprice
de
vieille fille qui n'ayant jamais pu trouver un mari, s'était dit
que
sa nièce n'en trouverait jamais assez tôt,--et l'on sait aussi=
que
ce
délai expirait dans six semaines. Faute de quoi l'héritage, q=
ui
constituait
la plus grande partie de la fortune de la jeune fille,
s'en
irait à des collatéraux.
Au
reste, Amasia eût été charmante, même pour les ye=
ux
d'un Européen.
Si
son iachmak ou voile de mousseline blanche, si la coiffure en
étoffe
tissée d'or qui lui couvrait la tête, si le triple rang de
sequins
de son front se fussent dérangés, on aurait vu flotter les
tortils
d'une magnifique chevelure noire. Amasia n'empruntait point
aux
modes de son pays de quoi rehausser sa beauté. Ni le hanum ne
dessinait
ses sourcils, ni le khol ne teignait ses cils, ni le henné
n'estompait
ses paupières. Pas de blanc de bismuth ni de carmin pour
peindre
son visage. Pas de kermès liquide pour rougir ses lèvres. Une=
femme
d'Occident, arrangée à la déplorable mode du jour,
eût été plus
peinte
qu'elle. Mais son élégance naturelle, la flexibilité d=
e sa
taille,
la grâce de sa démarche, se devinaient sous le
féredjé, large
manteau
en cachemire, qui la drapait du cou jusqu'aux pieds comme une
dalmatique.
Ce
jour-là, dans la galerie ouverte sur les jardins de l'habitation,
Amasia
portait une longue chemise de soie de Brousse, que recouvrait
l'ample
chalwar, se rattachant à une petite veste brodée, et une
entari
à longue traîne de soie, tailladée aux manches et garnie
d'une
passementerie
d'oya, sorte de dentelle exclusivement fabriquée en
Turquie.
Une ceinture en cachemire lui retenait les pointes de la
traîne,
de manière à faciliter sa marche. Des boucles d'oreille et
une
bague étaient ses seuls bijoux. D'élégants padjoubs de
velours
cachaient
le bas de sa jambe, et ses petits pieds disparaissaient dans
une
chaussure soutachée d'or.
Sa
suivante Nedjeb, jeune fille vive, enjouée, sa dévouée=
compagne,--on
pourrait dire presque son amie,--était alors près
d'elle, allant, venant, causant, riant, égayant cet intérieur par sa<= o:p>
belle
humeur franche et communicative.
Nedjeb,
d'origine zingare, n'était point une esclave. Si l'on voit
encore
des Éthiopiens ou des noirs du Soudan mis en vente sur quelques
marchés
de l'empire, l'esclavage n'en est pas moins aboli, en
principe.
Bien que le nombre des domestiques soit considérable
pour les
besoins des grandes familles turques,--nombre qui, à
Constantinople,
comprend le tiers de la population musulmane,--ces
domestiques
ne sont point réduits à l'état de servitude, et il fau=
t
dire
que, limités chacun dans sa spécialité, ils n'ont pas
grand'chose
à
faire.
C'était
un peu sur ce pied qu'était montée la maison du banquier
Sélim;
mais Nedjeb, uniquement attachée au service d'Amasia, après
avoir
été recueillie tout enfant dans cette maison, occupait une
situation
spéciale, qui ne la soumettait à aucun des services de la
domesticité.
Amasia,
à demi étendue sur un divan recouvert d'une riche étof=
fe
persane,
laissait son regard parcourir la baie du côté d'Odessa.
«Chère
maîtresse, dit Nedjeb, en venant s'asseoir sur un coussin aux
pieds
de la jeune fille, le seigneur Ahmet n'est pas encore ici? Que
fait
donc le seigneur Ahmet?
--Il
est allé à la ville, répondit Amasia, et peut-êt=
re
nous
rapportera-t-il
une lettre de son oncle Kéraban?
--Une
lettre! une lettre! s'écria la jeune suivante. Ce n'est pas une
lettre
qu'il nous faut, c'est l'oncle lui-même, et, en vérité,
l'oncle
se
fait bien attendre!
--Un
peu de patience, Nedjeb!
--Vous
en parlez à votre aise, ma chère maîtresse! Si vous
étiez a ma
place,
vous ne seriez pas si patiente!
--Folle!
répondit Amasia. Ne dirait-on pas qu'il s'agit de ton
mariage,
non du mien!
--Et
croyez-vous donc que ce ne soit pas une chose grave, de passer au
service
d'une dame, après avoir été au service d'une jeune fil=
le?
--Je
ne t'en aimerai pas mieux, Nedjeb!
--Ni
moi, ma chère maîtresse! Mais, en vérité, je vous
verrai si
heureuse,
si heureuse, lorsque vous serez la femme du seigneur Ahmet,
qu'il
rejaillira sur moi un peu de votre bonheur!
--Cher
Ahmet! murmura la jeune fille, dont les beaux yeux se voilèrent
un instant, pendant qu'elle évoquait le souvenir de son fiancé.<= o:p>
--Allons!
vous voilà forcée de fermer les yeux pour le voir, ma
bien-aimée
maîtresse! s'écria malicieusement Nedjeb, tandis que, s'il
était
ici, il suffirait de les ouvrir!
--Je
te répète, Nedjeb, qu'il est allé prendre connaissance=
du
courrier
à la maison de banque, et que, sans doute, il nous rapportera
une
lettre de son oncle.
--Oui!...
une lettre du seigneur Kéraban, où le seigneur Kéraban=
répétera,
suivant son habitude, que ses affaires le retiennent à
Constantinople,
qu'il ne peut encore quitter son comptoir, que les
tabacs
sont en hausse, à moins qu'ils ne soient en baisse qu'il
arrivera
dans huit jours, sans faute, à moins que ce ne soit dans
quinze!...
Et cela presse! Nous n'avons plus que six semaines, et il
faut
que vous soyez mariée, sinon toute votre fortune...
--Ce
n'est pas pour ma fortune que je suis aimée d'Ahmet!
--Soit...
mais il ne faut pas compromettre par un retard!... Oh! ce
seigneur
Kéraban... si c'était mon oncle!
--Et
que ferais-tu, si c'était ton oncle?
--Je
n'en ferais rien, chère maîtresse, puisqu'il paraît qu'on
n'en
peut
rien faire!... Et cependant, s'il était ici, s'il arrivait
aujourd'hui
même... demain, au plus tard, nous irions faire
enregistrer
le contrat chez le juge, et, après-demain, une fois la
prière
dite par l'imam, nous serions mariés, et bien mariés, et
les
fêtes se prolongeraient pendant quinze jours à la villa, et le=
seigneur
Kéraban repartirait avant la fin, si cela lui faisait plaisir
de
s'en retourner là-bas!»
Il
est certain que les choses pourraient se passer ainsi, à la
condition
que l'oncle Kéraban ne tarderait pas davantage à quitter
Constantinople.
Le contrat enregistré chez le mollah, qui remplit la
fonction
d'officier ministériel,--contrat par lequel, en principe, le
futur s'oblige à donner à sa femme l'ameublement, l'habillement et<= o:p>
la
batterie de cuisine,--puis, la cérémonie religieuse, toutes c=
es
formalités,
rien n'empêcherait de les accomplir en aussi peu de temps
que
le disait Nedjeb. Mais encore fallait-il que le seigneur Kéraban,
dont
la présence était indispensable pour la validation du mariage=
,
en sa qualité de tuteur du fiancé, pût prendre sur ses affai<= o:p>
les
quelques jours que réclamait, au nom de sa jolie maîtresse,
l'impatiente
Zingare.
En ce
moment, la jeune suivante s'écria:
«Ah!
voyez!... voyez donc ce petit bâtiment qui vient de jeter l'ancre
au
pied des jardins!
--En
effet!» répondit Amasia.
Et les deux jeunes filles se dirigèrent vers l'escalier qui descendait<= o:p>
à
la mer, afin de mieux apercevoir le léger navire, gracieusement
mouillé
en cet endroit.
C'était
une tartane, dont la voile pendait maintenant sur ses cargues.
Une
petite brise lui avait permis de traverser la baie d'Odessa. Sa
chaîne
la maintenait à moins d'une encâblure du rivage, et elle se
balançait
doucement sur les dernières lames, qui venaient mourir au
pied
de l'habitation. Le pavillon turc,--une étamine rouge avec un
croissant
d'argent,--flottait à l'extrémité de son antenne.
«Peux-tu
lire son nom? demanda Amasia à Nedjeb.
--Oui,
répondit la jeune fille. Voyez! Elle se présente par
l'arrière.
Son
nom est Guïdare.»
La
Guïdare, en effet, capitaine Yarhud, venait de mouiller en cette
partie
de la baie. Mais il ne semblait pas qu'elle dût y séjourner
longtemps,
car ses voiles ne furent point serrées, et un marin aurait
reconnu
qu'elle restait en appareillage.
«Vraiment,
dit Nedjeb, ce serait délicieux de se promener sur cette
jolie
tartane, par une mer bien bleue, avec un peu de vent, qui la
ferait
incliner sous ses grandes ailes blanches!»
Puis,
grâce à la mobilité de son imagination, la jeune Zingar=
e,
apercevant
un coffret, déposé sur une petite table en laque de Chine,
près
du divan, alla l'ouvrir et en tira quelques bijoux.
«Et
ces belles choses que le seigneur Ahmet a fait apporter pour vous,
s'écria-t-elle.
Il me semble que voilà bien une grande heure que nous
ne
les avons regardées!
--Le
penses-tu? murmura Amasia, en prenant un collier et des
bracelets,
qui scintillèrent sous ses doigts.
--Avec
ces bijoux, le seigneur Ahmet espère vous rendre encore plus
belle,
mais il n'y réussira pas!
--Que
dis-tu, Nedjeb? répondit Amasia. Quelle femme ne gagnerait pas &agra=
ve;
s'orner
de ces magnifiques parures? Vois ces diamants de Visapour! Ce
sont
des joyaux de feu, et ils semblent me regarder comme les beaux
yeux
de mon fiancé!
--Eh!
chère maîtresse, lorsque les vôtres le regardent, ne lui=
faites-vous
pas un cadeau qui vaut le sien?
--Folle!
reprit Amasia. Et ce saphir d'Ormuz, et ces perles d'Ophir,
et
ces turquoises de Macédoine!...
--Turquoise
pour turquoise! répondit Nedjeb, avec un joyeux rire, il
n'y
perd pas, le seigneur Ahmet?
--Heureusement,
Nedjeb, il n'est pas là pour t'entendre!
--Bon!
s'il était là, chère maîtresse, c'est lui-m&ecir=
c;me
qui vous dirait
toutes
ces vérités, et, de sa bouche, elles auraient un bien autre
prix
que de la mienne!»
Puis,
prenant une paire de pantoufles, déposées près du coff=
ret,
Nedjeb
se prit à dire:
«Et
ces jolies babouches, toutes pailletées et passementées, avec=
des
houppes
de cygne, faites pour deux petits pieds que je connais!...
Voyons
laissez-moi vous les essayer!
--Essaye-les
toi-même, Nedjeb.
--Moi?
--Ce
ne serait pas la première fois que, pour me faire plaisir...
--Sans
doute! sans doute! répondit Nedjeb. Oui! j'ai déjà
essayé vos
belles
toilettes... et j'allais me montrer sur les terrasses de la
villa...
et l'on risquait de me prendre pour vous, chère maîtresse!
C'est
que j'étais bien belle ainsi!... Mais non! cela ne doit pas
être,
et aujourd'hui moins que jamais.
--Voyons,
essayez ces jolies pantoufles!
--Tu
le veux?»
Et
Amasia se prêta complaisamment au caprice de Nedjeb, qui la chaussa
de
pantoufles dignes d'être mises en évidence derrière que=
lque
vitrine
de
bibelots précieux.
«Ah!
comment ose-t-on marcher avec cela! s'écria la jeune Zingare. Et
qui
va être jalouse, maintenant? Votre tête, chère
maîtresse, jalouse
de
vos petits pieds!
--Tu
me fais rire, Nedjeb, répondit Amasia, et pourtant....
--Et
ces bras, ces jolis bras, que vous laissez tout nus! Que vous
ont-il
donc fait? Le seigneur Ahmet ne les a pas oubliés, lui! Je vois
là
des bracelets qui leur iront à merveille! Pauvres petits bras,
comme
on vous traite!... Heureusement, je suis la!»
Et
tout en riant, Nedjeb passait aux poignets de la jeune fille deux
magnifiques
bracelets, plus resplendissants sur cette peau blanche et
chaude
que sur le velours de leur écrin.
Amasia
se laissait faire. Tous ces bijoux lui parlaient d'Ahmet, et,
à
travers l'incessant babil de Nedjeb, ses yeux, allant de l'un à
l'autre,
lui répondaient en silence.
«Chère
Amasia!»
La
jeune fille, à cette voix, se leva précipitamment.
Un
jeune homme, dont les vingt-deux ans allaient bien aux seize ans
de sa
fiancée, était près d'elle. Taille au-dessus de la
moyenne,
tournure
élégante, à la fois fière et gracieuse, yeux no=
irs
d'une
grande
douceur, que la passion pouvait emplir d'éclairs, chevelure
brune,
dont les boucles tremblaient sous le puckul de soie, qui
pendait
à son fez, fines moustaches tracées à la mode albanais=
e,
dents
blanches,--enfin un air très aristocratique, si cette épithète pouvait<= o:p>
avoir
cours dans un pays où, le nom n'étant pas transmissible, il
n'existe
aucune aristocratie héréditaire.
Ahmet
était consciencieusement vêtu à la turque, et pouvait-i=
l en
être autrement du neveu d'un oncle qui se serait cru déshonoré en<= o:p>
s'européanisant
comme un simple fonctionnaire? Sa veste brodée d'or,
son
chalwar d'une coupe irréprochable, que ne surchargeait aucune
passementerie
de mauvais goût, sa ceinture qui l'enroulait d'un pli
gracieux,
son fez entouré d'un saryk en coton de Brousse, ses bottes
de
maroquin, lui faisaient un costume tout à son avantage.
Ahmet
s'était avancé près de la jeune fille, il lui avait pr=
is
les
mains,
il l'avait doucement obligée à se rasseoir, tandis que Nedjeb=
s'écriait:
«Eh
bien, seigneur Ahmet, avons-nous ce matin une lettre de
Constantinople?
--Non,
répondit Ahmet, pas même une lettre d'affaires de mon oncle
Kéraban!
--Oh!
le vilain homme! s'écria la jeune Zingare.
--Je
trouve même assez inexplicable, reprit Ahmet, que le courrier
n'ait
apporté aucune correspondance de son comptoir. C'est le jour o&ugrav=
e;,
d'habitude,
sans y manquer jamais, il règle ses opérations avec son
banquier
d'Odessa, et votre père n'a point reçu de lettre à ce
sujet!
--En
effet, mon cher Ahmet, de la part d'un négociant aussi réguli=
er
dans ses affaires que votre oncle Kéraban, cela a lieu d'étonner!<= o:p>
Peut-être
une dépêche?...
--Lui?
envoyer une dépêche? Mais, chère Amasia, vous savez bien
qu'il
ne
correspond pas plus par le télégraphe qu'il ne voyage par le
chemin
de
fer! Utiliser ces inventions modernes, même pour ses relations
commerciales!
Il aimerait mieux, je crois, recevoir une mauvaise
nouvelle
par lettre, qu'une bonne par dépêche! Ah! l'oncle
Kéraban!...
--Vous
lui aviez écrit pourtant, cher Ahmet? demanda la jeune fille,
dont
les regards se levèrent doucement sur son fiancé.
--Je
lui ai écrit dix fois pour presser son arrivée à Odess=
a,
pour
le
prier de fixer à une date plus rapprochée la
célébration de notre
mariage!
Je lui ai répété qu'il était un oncle barbare..=
..
--Bien!
s'écria Nedjeb.
--Un
oncle sans coeur, tout en étant le meilleur des hommes!...
--Oh!
fit Nedjeb, en secouant la tête.
--Un
oncle sans entrailles, tout en étant un père pour son neveu!.=
..
Mais
il m'a répondu que, pourvu qu'il arrivât avant six semaines, o=
n
ne
pouvait rien lui demander de plus!
--Il
nous faudra donc attendre son bon vouloir Ahmet!
--Attendre,
Amasia, attendre!... répondit Ahmet! Ce sont autant de
jours
de bonheur qu'il nous vole!
--Et
on arrête des voleurs, oui! des voleurs, qui n'ont jamais fait
pis!
s'écria Nedjeb, en frappant du pied.
--Que
voulez-vous? reprit Ahmet. J'essayerai encore d'attendrir mon
oncle
Kéraban. Si demain il n'a pas répondu à ma lettre, je =
pars
pour
Constantinople,
et....
--Non,
cher Ahmet, répondit Amasia, qui saisit la main du jeune homme,
comme
si elle eût voulu le retenir. Je souffrirais plus de votre
absence
que je ne me réjouirais de quelques jours gagnés pour notre
mariage!
Non! restez! Qui sait si quelque circonstance ne changera pas
les
idées de votre oncle?
--Changer
les idées de l'oncle Kéraban! répondit Ahmet. Autant
vaudrait
essayer de changer le cours des astres, faire lever la lune à
la
place du soleil, modifier les lois du ciel!
--Ah!
si j'étais sa nièce! dit Nedjeb.
--Et
que ferais-tu, si tu étais sa nièce? demanda Ahmet.
--Moi!...
J'irais si bien le saisir par son cafetan, répondit la jeune
Zingare,
que...
--Que
tu déchirerais son cafetan, Nebjeb, et rien de plus!
--Eh
bien, je le tirerais si vigoureusement par sa barbe....
--Que
sa barbe te resterait dans la main!
--Et
pourtant, dit Amasia, le seigneur Kéraban est le meilleur des
hommes!
--Sans
doute, sans doute, répondit Ahmet, mais tellement entêté=
;,
que
s'il
luttait d'entêtement avec un mulet, ce n'est pas pour le mulet
que
je parierais!»
En ce
moment, un des serviteurs de l'habitation,--celui qui, d'après
les
usages ottomans, était uniquement destiné à annoncer l=
es
visiteurs,--parut
à l'une des portes latérales de la galerie.
«Seigneur
Ahmet, dit-il en s'adressant au jeune homme, un étranger est
là,
qui désirerait vous parler.
--Quel
est-il? demanda Ahmet.
--Un
capitaine maltais. Il insiste vivement pour que vous vouliez bien
le
recevoir.
--Soit!
Je vais.... répondit Ahmet.
--Mon
cher Ahmet, dit Amasia, recevez ici ce capitaine, s'il n'a rien
de
particulier à vous dire.
--C'est
peut-être celui qui commande cette charmante tartane? fit
observer
Nedjeb, en montrant le petit bâtiment mouillé dans les eaux
mêmes
de l'habitation.
--Peut-être!
répondit Ahmet. Faites entrer.»
Le
serviteur se retira, et, un instant après, l'étranger se
présentait
à
la porte de la galerie.
C'était
bien le capitaine Yarhud, commandant la tartane Guïdare,
rapide
navire d'une centaine de tonneaux, aussi propre au cabotage de
la
mer Noire qu'à la navigation des Échelles du Levant.
A son
grand déplaisir, Yarhud avait éprouvé quelque retard a=
vant
d'avoir
pu jeter l'ancre à portée de la villa du banquier Séli=
m.
Sans
perdre
une heure, après sa conversation avec Scarpante, l'intendant du
seigneur
Saffar, il s'était transporté de Constantinople à Odes=
sa
par
les
railways de la Bulgarie et de la Roumanie. Yarhud devançait ainsi
de
plusieurs jours l'arrivée du seigneur Kéraban, qui, dans sa
lenteur
de
Vieux Turc, ne se déplaçait que de quinze à seize lieu=
es
par
vingt-quatre
heures; mais, à Odessa, il trouva le temps si mauvais,
qu'il
n'osa se hasarder à faire sortir la Guïdare du port, et dut
attendre
que le vent de nord-est eût hâlé un peu la terre d'Europ=
e.
Ce
matin, seulement, sa tartane avait pu mouiller en vue de la villa.
Donc,
de ce chef, un retard qui ne lui donnait plus que peu d'avance
sur
le seigneur Kéraban et pouvait être préjudiciable &agra=
ve;
ses intérêts.
Yarhud
devait maintenant agir sans perdre un jour. Son plan était tout
indiqué:
la ruse d'abord, la force ensuite, si la ruse échouait;
mais
il fallait que, le soir même, la Guïdare eût quitté=
la
rade
d'Odessa,
ayant Amasia à son bord. Avant que l'éveil ne fût
donné et
qu'on
pût la poursuivre, la tartane serait hors de portée avec ces
brises
de nord-ouest.
Les
enlèvements de ce genre s'opèrent encore, et plus
fréquemment
qu'on
ne saurait le croire, sur les divers points du littoral. S'ils
sont
assez fréquents dans les eaux turques, aux environs des parages
de
l'Anatolie, on doit également les redouter même sur les portio=
ns
du
territoire,
directement soumis à l'autorité moscovite. Il y a quelques
années
à peine, Odessa avait été précisément
éprouvée par une série
de
rapts, dont les auteurs sont demeurés inconnus. Plusieurs jeunes
filles,
appartenant à la haute société odessienne, disparurent=
, et
il
n'était que trop certain qu'elles avaient été
enlevées à bord de
bâtiments
destinés à cet odieux commerce d'esclaves pour les march&eacu=
te;s
de
l'Asie Mineure.
Or,
ce que des misérables avaient fait dans cette capitale de la
Russie
méridionale, Yarhud comptait le refaire au profit du seigneur
Saffar.
La Guïdare n'en était plus à son coup d'essai en pareill=
e
matière,
et son capitaine n'eût pas cédé à dix pour cent =
de
perte les
profits
qu'il espérait retirer de cette entreprise «commerciale»=
.
Voici
quel était le plan de Yarhud: attirer la jeune fille à bord d=
e
la
Guïdare, sous prétexte de lui montrer et de lui vendre diverses=
étoffes
précieuses, achetées aux principales fabriques du littoral.
Très
probablement, Ahmet accompagnerait Amasia à sa première visit=
e;
mais
peut-être y reviendrait-elle seule avec Nedjeb? Ne serait-il pas
possible
alors de prendre la mer, avant qu'on pût lui porter secours.
Si,
au contraire, Amasia ne se laissait pas tenter par les offres
de
Yarhud, si elle refusait de venir à bord, le capitaine maltais
essayerait
de l'enlever de vive force. L'habitation du banquier Sélim
était
isolée dans une petite anse, au fond de la baie, et ses gens
n'étaient
point en état de résister à l'équipage de la
tartane. Mais,
dans
ce cas, il y aurait lutte. On ne tarderait pas à savoir en
quelles
conditions se serait fait l'enlèvement. Donc, dans
l'intérêt
des
ravisseurs, mieux valait qu'il s'accomplit sans éclat.
«Le
seigneur Ahmet? dit en se présentant le capitaine Yarhud, qui
était
accompagné d'un de ses matelots, portant sous son bras quelques
coupons
d'étoffes.
--C'est
moi, répondit Ahmet. Vous êtes?...
--Le
capitaine Yarhud, commandant la tartane Guïdare, qui est
mouillée
là, devant l'habitation du banquier Sélim.
--Et
que voulez-vous?
--Seigneur
Ahmet, répondit Yarhud, j'ai entendu parler de votre
prochain
mariage....
--Vous
avez entendu parler là, capitaine, de la chose qui me tient le
plus
au coeur!
--Je
le comprends, seigneur Ahmet, répondit Yarhud en se retournant
vers
Amasia. Aussi ai-je eu la pensée de venir mettre à votre
disposition
toutes les richesses que contient ma tartane.
--Eh! capitaine Yarhud, vous n'avez point eu là une mauvaise idée!<= o:p>
répondit
Ahmet.
--Mon
cher Ahmet, en vérité, que me faut-il donc de plus? dit la je=
une
fille.
--Que
sait-on? répondit Ahmet. Ces capitaines levantins ont souvent un
choix
d'objets précieux, et il faut voir....
--Oui!
il faut voir et acheter, s'écria Nedjeb, quand nous devrions
ruiner
le seigneur Kéraban pour le punir de son retard!
--Et
de quels objets se compose votre cargaison, capitaine? demanda
Ahmet.
--D'étoffes
de prix que j'ai été chercher dans les lieux de
production,
répondit Yarhud, et dont je fais habituellement le
commerce.
--Eh
bien, il faudra montrer cela à ces jeunes femmes! Elles s'y
connaissent
beaucoup mieux que moi, et je serai heureux, ma chère
Amasia,
si le capitaine de la Guïdare a dans sa cargaison quelques
étoffes
qui puissent vous plaire!
--Je
n'en doute pas, répondit Yarhud, et, d'ailleurs, j'ai eu soin
d'apporter
divers échantillons que je vous prie d'examiner, avant même
de
venir à bord.
--Voyons!
voyons! s'écria Nedjed. Mais je vous préviens, capitaine,
que
rien ne peut être trop beau pour ma maîtresse!
---Rien,
en effet!» répondit Ahmet.
Sur
un signe de Yarhud, le matelot avait étalé plusieurs
échantillons,
que
le capitaine de la tartane présenta à la jeune fille.
«Voici
des soies de Brousse, brodées d'argent, dit-il, et qui viennent
de
faire leur apparition dans les bazars de Constantinople.
--Cela
est vraiment d'un beau travail, répondit Amasia, en regardant
ces
étoffes, qui, sous les doigts agiles de Nedjeb, scintillaient
comme
si elles eussent été tissues de rayons lumineux.
--Voyez!
voyez! répétait la jeune Zingare. Nous n'aurions pas
trouvé
mieux
chez les marchands d'Odessa!
--En
vérité, cela semble avoir été fabriqué
exprès pour vous, ma chère
Amasia!
dit Ahmet.
--Je
vous engage aussi, reprit Yarhud, à bien examiner ces mousselines
de Scutari et de Tournovo. Vous pourrez juger, sur cet échantillon, de<= o:p>
la
perfection du travail; mais c'est à bord que vous serez
émerveillés
par
la variété des dessins et l'éclat des couleurs de ces
tissus.
--Eh
bien, c'est entendu, capitaine, nous irons rendre visite a la
Guïdare!
s'écria Nedjeb.
--Et
vous ne le regretterez pas, reprit Yarhud. Mais permettez-moi
de
vous montrer encore quelques autres articles. Voici des brocarts
diamantés,
des chemises de soie crêpée à rayures diaphanes, des ti=
ssus
pour
féredjés, des mousselines pour iachmaks, des châles de
Perse pour
ceinture,
des taffetas pour pantalons...»
Amasia
ne se lassait pas d'admirer ces magnifiques étoffes que le
capitaine
maltais faisait chatoyer sous ses yeux avec un art infini.
Pour peu qu'il fût aussi bon marin qu'il était habile marchand, la<= o:p>
Guïdare
devait être habituée aux navigations heureuses. Toute femme,
--et
les jeunes dames turques ne font point exception,--se fût laiss&eacut=
e;
tenter à la vue de ces tissus empruntés aux meilleures fabriques de<= o:p>
l'Orient.
Ahmet
vit aisément combien sa fiancée les regardait avec admiration=
.
Certainement,
ainsi que l'avait dit Nedjeb, ni les bazars d'Odessa, ni
ceux
de Constantinople,--pas même les magasins de Ludovic, le
célèbre
marchand
arménien,--n'eussent offert un choix plus merveilleux.
«Chère
Amasia, dit Ahmet, vous ne voudriez pas que ce honnête
capitaine
se fût dérangé pour rien? Puisqu'il vous montre de si
belles
étoffes,
et puisque sa tartane en apporte de plus belles encore, nous
irons
visiter sa tartane.
--Oui!
oui! s'écria Nedjeb, qui ne tenait plus en place et courait
déjà
vers la mer.
--Et
nous trouverons bien, ajouta Ahmet, quelque soierie qui plaise à
cette
folle de Nedjeb!
--Eh!
ne faut-il point qu'elle fasse honneur à sa maîtresse,
répondit
Nedjeb,
le jour où l'on célébrera son mariage avec un seigneur
aussi
généreux
que le seigneur Ahmet?
--Et,
surtout, aussi bon! ajouta la jeune fille, en tendant la main à
son
fiancé.
--Voilà
qui est convenu, capitaine, dit Ahmet. Vous nous recevrez à
bord
de votre tartane.
--A
quelle heure? demanda Yarhud, car je veux être là pour vous
montrer
toutes mes richesses?
--Eh
bien... dans l'après-midi.
--Pourquoi
pas tout de suite? s'écria Nedjeb.
--Oh!
l'impatiente! répondit en riant Amasia. Elle est encore plus
pressée
que moi de visiter ce bazar flottant! On voit bien qu'Ahmet
lui a
promis quelque cadeau, qui la rendra plus coquette encore!
--Coquette,
s'écria Nedjeb, de sa voix caressante, coquette pour vous
seule,
ma bien-aimée maîtresse!
--Il
ne tient qu'à vous, seigneur Ahmet, dit alors le capitaine
Yarhud,
de venir dès à présent visiter la Guïdare. Je puis
héler
mon
canot, il accostera au pied de la terrasse, et, en quelques coups
d'avirons,
il vous aura déposé à bord.
--Faites
donc, capitaine, répondit Ahmet.
--Oui...
à bord! s'écria Nedjeb.
--A
bord, puisque Nedjeb le veut!» ajouta la jeune fille.
Le
capitaine Yarhud ordonna à son matelot de réemballer tous les=
échantillons
qu'il avait apportés.
Pendant
ce temps, il se dirigea vers la balustrade, à l'extrémit&eacu=
te;
de
la
terrasse, et lança un long hélement.
On
put aussitôt voir quelque mouvement se faire sur le pont de la
tartane.
Le grand canot, hissé sur les pistolets de bâbord, fut
lestement
descendu à la mer; puis, moins de cinq minutes après,
une
embarcation, effilée et légère, sous l'impulsion de ses
quatre
avirons,
venait accoster les premiers degrés de la terrasse.
Le
capitaine Yarhud fit alors signe au seigneur Ahmet que le canot
était
à sa disposition.
Yarhud,
malgré tout l'empire qu'il possédait sur lui-même, ne f=
ut
pas
sans
éprouver une vive émotion. N'était-ce pas là une
occasion qui
se
présentait d'accomplir cet enlèvement? Le temps pressait, car=
le
seigneur
Kéraban pouvait arriver d'une heure à l'autre. Rien ne
prouvait,
d'ailleurs, qu'avant d'opérer ce voyage insensé autour de
la
mer Noire, il ne voudrait pas célébrer dans le plus bref
délai le
mariage
d'Amasia et d'Ahmet. Or, Amasia, femme d'Ahmet, ne serait plus
la
jeune fille qu'attendait le palais du seigneur Saffar!
Oui!
le capitaine Yarhud se sentit tout soudainement poussé à quel=
que
coup
de force. C'était bien dans sa nature brutale, qui ne connaissait
aucun
ménagement. Au surplus, les circonstances étaient propices, l=
e
vent
favorable pour se dégager des passes. La tartane serait en
pleine
mer, avant qu'on eût pu songer à la poursuivre, au cas o&ugrav=
e;
la
disparition
de la jeune fille se fût subitement ébruitée.
Certainement,
Ahmet absent, si Amasia et Nedjeb seules eussent rendu
visite
à la Guïdare, Yarhud n'aurait pas hésité à=
se
mettre en
appareillage
et à prendre la mer, dès que les deux jeunes filles, sans
défiance,
auraient été occupées à faire un choix dans la
cargaison.
Il
eût été facile de les retenir prisonnières dans
l'entrepont,
d'étouffer
leurs cris, jusqu'au sortir de la baie. Ahmet présent,
c'était
plus difficile, non impossible cependant. Quanta se
débarrasser
plus tard de ce jeune homme, si énergique qu'il fût, mêm=
e
au
prix d'un meurtre, cela n'était pas pour gêner le capitaine de=
la
Guïdare.
Le meurtre serait porté sur la note, et le rapt payé plus
cher
par le seigneur Saffar, voilà tout.
Yarhud
attendait donc sur les marches de la terrasse, tout en
réfléchissant
à ce qu'il convenait de faire, que le seigneur Ahmet et
ses
compagnes se fussent embarqués dans le canot de la Guïdare.
Le
léger bâtiment se balançait avec grâce sur ces ea=
ux
légèrement
gonflées
par la brise, à moins d'une encablure.
Ahmet,
se tenant sur la dernière marche, avait déjà aid&eacut=
e;
Amasia à
prendre
place sur le banc d'arrière de l'embarcation, lorsque la
porte
de la galerie s'ouvrit. Puis, un homme, âgé d'une cinquantaine=
d'années
au plus, dont l'habillement turc se rapprochait du vêtement
européen,
entra précipitamment, en criant:
«Amasia?...
Ahmet?»
C'était
le banquier Sélim, le père de la jeune fiancée, le
correspondant
et l'ami du seigneur Kéraban.
«Ma
fille?... Ahmet?» répéta Sélim.
Amasia, reprenant la main que lui tendait Ahmet, débarqua aussitôt et<= o:p>
s'élança
sur la terrasse.
«Mon
père, qu'y a-t-il? demanda-t-elle. Quel motif vous ramène si =
vite
de la
ville?
--Une
grande nouvelle!
--Bonne?...
demanda Ahmet.
--Excellente!
répondit Sélim. Un exprès, envoyé par mon ami
Kéraban,
vient
de se présenter à mon comptoir!
--Est-il
possible? s'écria Nedjeb.
--Un
exprès, qui m'annonce son arrivée, répondit Sél=
im,
et ne le
précède
même que de peu d'instants!
--Mon
oncle Kéraban! répétait Ahmet... mon oncle Kéra=
ban
n'est plus à
Constantinople?
--Non,
et je l'attends ici!»
Fort
heureusement pour le capitaine de la Guïdare, personne ne
vit
le geste de colère qu'il ne put retenir. L'arrivée
immédiate de
l'oncle
d'Ahmet était la plus grave éventualité qu'il pût
redouter
pour
l'accomplissement de ses projets.
«Ah!
le bon seigneur Kéraban! s'écria Nedjeb.
--Mais
pourquoi vient-il? demanda la jeune fille.
--Pour
votre mariage, chère maîtresse! répondit Nedjeb. Sans c=
ela,
que
viendrait-il
faire à Odessa?
--Cela
doit être, dit Sélim.
-Je
le pense! répondit Ahmet, Pourquoi aurait-il quitté
Constantinople,
sans ce motif? Il se sera ravisé, mon digne oncle! Il
a
abandonné son comptoir, ses affaires, brusquement, sans
prévenir!...
C'est
une surprise qu'il a voulu nous faire!
--Comme
il va être reçu! s'écria Nedjeb, et quel bon accueil
l'attend
ici!
--Et
son exprès ne vous a rien dit de ce qui l'amène, mon pè=
;re?
demanda
Amasia.
--Rien,
répondit Sélim. Cet homme a pris un cheval à la maison=
de
poste
de Majaki, où la voiture de mon ami Kéraban s'était ar=
rêtée
pour
relayer.
Il est arrivé au comptoir, afin de m'annoncer que mon ami
Kéraban
viendrait directement ici, sans s'arrêter à Odessa, et par
conséquent,
d'un instant à l'autre, mon ami Kéraban va
apparaître!»
Si
l'ami Kéraban pour le banquier Sélim, l'oncle Kéraban =
pour
Amasia
et
Ahmet, le seigneur Kéraban pour Nedjeb, fut «par contumace&raq=
uo;
salué
en
cet instant des qualifications les plus aimables, il est inutile
d'y
insister. Cette arrivée, c'était la célébration=
du
mariage à bref
délai!
C'était le bonheur des fiancés à courte
échéance! L'union tant
souhaitée
n'attendrait même plus le délai fatal pour s'accomplir! Ah!
si le
seigneur Kéraban était le plus entêté,
c'était aussi le meilleur
des
hommes!
Yarhud,
impassible, assistait à toute cette scène de famille.
Cependant,
il n'avait point renvoyé son canot. Il lui importait de
savoir quels étaient, au juste, les projets du seigneur Kéraban. Ne<= o:p>
pouvait-il craindre, en effet, que celui-ci ne voulût célébrer le<= o:p>
mariage
d'Amasia et d'Ahmet, avant de continuer son voyage autour de
la
mer Noire?
En ce
moment, des voix que dominait une voix plus impérieuse se firent
entendre
au dehors. La porte s'ouvrit, et, suivi de Van Mitten, de
Bruno,
de Nizib, apparut le seigneur Kéraban.
«Bonjour,
ami Sélim! bonjour! Qu'Allah te protège, toi et toute ta
maison!»
Et,
cela dit, le seigneur Kéraban serra solidement la main de son
correspondant
d'Odessa.
«Bonjour,
neveu Ahmet!»
Et le
seigneur Kéraban pressa sur sa poitrine, dans une vigoureuse
étreinte,
son neveu Ahmet.
«Bonjour,
ma petite Amasia!»
Et le
seigneur Kéraban embrassa sur les deux joues la jeune fille qui
allait
devenir sa nièce.
Tout
cela fut fait si rapidement, que personne n'avait encore eu le
temps
de répondre.
«Et
maintenant, au revoir et en route!» ajouta le seigneur Kéraban=
, en
se
retournant vers Van Mitten.
Le
flegmatique Hollandais, qui n'avait point été
présenté, semblait
être,
avec son impassible figure, quelque étrange personnage,
évoqué
dans
la scène capitale d'un drame.
Tous,
à voir le seigneur Kéraban distribuer avec tant de
prodigalité
ses
baisers et ses poignées de main, ne doutaient plus qu'il ne fû=
t
venu
pour hâter le mariage; mais, lorsqu'ils l'entendirent s'écrier=
«En
route!», ils tombèrent dans le plus parfait ahurissement.
Ce
fut Ahmet qui intervint le premier en disant:
«Comment,
en route!
--Oui!
en route, mon neveu!
--Vous
allez repartir, mon oncle?
--A
l'instant!» Nouvelle stupéfaction générale, tand=
is
que Van Mitten
disait
à l'oreille de Bruno:
«En
vérité, ces façons d'agir sont bien dans le
caractère de mon ami
Kéraban!
--Trop
bien!» répondit Bruno.
Cependant,
Amasia regardait Ahmet, qui regardait Sélim, tandis que
Nedjeb
n'avait d'yeux que pour cet oncle invraisemblable,--un homme
capable
de partir avant même d'être arrivé!
«Allons,
Van Mitten, reprit le seigneur Kéraban, en se dirigeant vers
la
porte.
--Monsieur,
me direz-vous?... dit Ahmet à Van Mitten.
--Que
pourrais-je vous dire?» répliqua le Hollandais, qui marchait
déjà
sur les talons de son ami.
Mais
le seigneur Kéraban, au moment de sortir, venait de s'arrêter,=
et,
s'adressant au banquier:
«A
propos, ami Sélim, lui demanda-t-il, vous me changerez bien
quelques
milliers de piastres pour leur valeur en roubles?
--Quelques
milliers de piastres?... répondit Sélim, qui n'essayait
même
plus de comprendre.
--Oui
... Sélim ... de l'argent russe, dont j'ai besoin pour mon
passage
sur le territoire moscovite.
--Mais,
mon oncle, nous direz-vous enfin?... s'écria Ahmet, auquel se
joignit
la jeune fille.
--A
quel taux le change aujourd'hui? demanda le seigneur Kéraban.
--Trois
et demi pour cent, répondit Sélim, chez qui le banquier
reparut
un instant.
--Quoi!
trois et demi?
--Les
roubles sont en hausse! répondit Sélim. On les demande sur le=
marché....
--Allons,
pour moi, ami Sélim, ce sera trois un quart seulement! Vous
entendez!...
Trois un quart!
--Pour
vous, oui!... pour vous ... ami Kéraban, et même sans aucune
commission!»
Le
banquier Sélim ne savait évidemment plus ni ce qu'il disait n=
i ce
qu'il
faisait.
Il va
sans dire que, du fond de la galerie où il se tenait à
l'écart,
Yarhud
observait toute cette scène avec une extrême attention.
Qu'allait-il
se produire de favorable ou de nuisible à ses projets?
En ce
moment, Ahmet vint saisir son oncle par le bras; il l'arrêta sur
le
seuil de la porte qu'il allait franchir, et il le força, non sans
peine,
étant donné le caractère de l'entêté,
à revenir sur ses pas.
«Mon
oncle, lui dit-il, vous nous avez tous embrassés au moment où=
vous
arriviez....
--Mais
non! mais non! mon neveu, répondit Kéraban, au moment o&ugrav=
e;
j'allais
repartir!
--Soit,
mon oncle!... je ne veux pas vous contrarier.... Mais, au
moins,
dites-nous pourquoi vous êtes venu à Odessa!
--Je
ne suis venu à Odessa, répondit Kéraban, que parce
qu'Odessa
était
sur ma route. Si Odessa n'avait point été sur ma route, je ne=
serais
pas venu à Odessa!--N'est-il pas vrai, Van Mitten?»
Le
Hollandais se contenta de faire un signe affirmatif, en abaissant
lentement
la tête.
«Ah!
au fait, vous n'avez pas été présenté, et il fa=
ut
que je vous
présente!»
dit le seigneur Kéraban.
Et,
s'adressant à Sélim:
«Mon
ami Van Mitten, lui dit-il, mon correspondant de Rotterdam, que
j'emmène
dîner à Scutari!
--A
Scutari? s'écria le banquier.
--Il
paraît!... dit Van Mitten.
--Et
son valet Bruno, ajouta Kéraban, un brave serviteur, qui n'a pas
voulu
se séparer de son maître!
--Il
paraît!... répondit Bruno, comme un écho fidèle.=
--Et maintenant,
en route!»
Ahmet
intervint de nouveau:
«Soit,
mon oncle, dit-il, et croyez bien que personne ici n'a l'envie
de
vous résister.... Mais si vous n'êtes venu à Odessa que
parce
qu'Odessa
est sur votre route, quelle route voulez-vous donc suivre
pour
aller de Constantinople à Scutari?
--La
route qui fait le tour de la mer Noire!
--Le
tour de la mer Noire!» s'écria Ahmet.
Et il
y eut un instant de silence.
«Ah
ça! reprit Kéraban, qu'y a-t-il d'étonnant,
d'extraordinaire,
s'il
vous plaît, à ce que je me rende de Constantinople à
Scutari en
faisant
le tour de la mer Noire?»
Le
banquier Sélim et Ahmet se regardèrent. Est-ce que le riche
négociant
de Galata était devenu fou?
«Ami
Kéraban, dit alors Sélim, nous ne songeons point à vou=
s
contrarier....»
C'était
la phrase habituelle par laquelle on commençait prudemment
toute
conversation avec le têtu personnage.
«...
Nous ne voulons pas vous contrarier, mais il nous semble que,
pour aller directement de Constantinople à Scutari, il n'y a qu'à<= o:p>
traverser
le Bosphore!
--Il
n'y a plus de Bosphore!
--Plus
de Bosphore?... répéta Ahmet.
--Pour
moi, du moins! Il n'y en a que pour ceux qui veulent se
soumettre
à payer un impôt inique, un impôt de dix paras par perso=
nne,
un
impôt dont le gouvernement des nouveaux Turcs vient de frapper ces
eaux
libres de tout droit jusqu'à ce jour!
--Quoi!...
un nouvel impôt! s'écria Ahmet, qui comprit en un instant
dans
quelle aventure un entêtement indéracinable venait de lancer s=
on
oncle.
--Oui,
reprit le seigneur Kéraban en s'animant de plus belle. Au
moment
où j'allais m'embarquer dans mon caïque ... pour aller dî=
ner
à
Scutari ... avec mon ami Van Mitten, cet impôt de dix paras venait
d'être
établi!... Naturellement, j'ai refusé de payer!... On a
refusé
de me
laisser passer!... J'ai dit que je saurais bien aller à Scutari
sans
traverser le Bosphore!... On m'a répondu que cela ne serait
pas!...
J'ai répondu que cela serait!... Et cela sera! Par Allah! je
me
serais plutôt coupé la main que de la porter à ma poche
pour en
tirer
ces dix paras! Non! par Mahomet! par Mahomet! ils ne connaissent
pas
Kéraban!»
Évidemment,
ils ne connaissaient pas Kéraban! Mais son ami Sélim, son
neveu
Ahmet, Van Mitten, Amasia, le connaissaient, et ils virent
bien,
après ce qui s'était passé, qu'il serait impossible de=
le
faire
revenir sur sa résolution. Il n'y avait donc pas à discuter,--ce qui<= o:p>
aurait
compliqué les choses,--mais à accepter la situation.
C'était
tellement indiqué que cela se fit d'un commun accord, sans
même
entente préalable.
«Après
tout, mon oncle, vous avez raison! dit Ahmet.
--Absolument
raison! ajouta Sélim.
--Toujours
raison! répondit Kéraban.
--Il
faut résister aux prétentions iniques, reprit Ahmet,
résister,
quand
il devrait vous en coûter la fortune....
--Et
la vie! ajouta Kéraban.
--Vous
avez donc bien fait de vous refuser au payement de cet impôt,
et de
montrer que vous saurez aller de Constantinople à Scutari, sans
franchir
le Bosphore....
--Et
sans débourser dix paras, ajouta Kéraban, dût-il m'en
coûter cinq
cent
mille!
--Mais
vous n'êtes pas absolument pressé de partir, je suppose?...
demanda
Ahmet.
--Absolument pressé, mon neveu, répondit Kéraban. Il faut, tu sais<= o:p>
pourquoi,
que je sois de retour avant six semaines!
--Bon!
mon cher oncle, vous pourriez bien nous donner quelque huit
jours
à Odessa?...
--Pas
cinq jours, pas quatre, pas un, répondit Kéraban, pas mê=
;me
une
heure!»
Ahmet,
voyant que le naturel allait reprendre le dessus, fit signe à
Amasia
d'intervenir.
«Et
notre mariage, monsieur Kéraban? dit la jeune fille, en lui
prenant
la main.
--Ton
mariage, Amasia? répondit Kéraban, il ne sera en aucune
façon
reculé.
Il faut qu'il soit fait avant la fin du mois prochain!... Eh
bien,
il le sera!... Mon voyage ne le retardera pas d'un jour ... à la
condition
que je parte, sans perdre un instant!»
Ainsi
tombait cet échafaudage d'espérances que tous avaient
édifié sur
l'arrivée
inattendue du seigneur Kéraban. Le mariage ne serait pas
hâté,
mais il ne serait pas reculé non plus! disait-il. Eh! qui
pouvait
en répondre? Comment prévoir les éventualités d=
'un
si long et
si
pénible voyage, fait dans ces conditions?
Ahmet
ne put retenir un mouvement de dépit, que son oncle ne vit pas,
heureusement,--pas
plus qu'il n'aperçut le nuage qui obscurcit le
front
d'Amasia,--pas plus qu'il n'entendit Nedjeb murmurer:
«Ah!
le vilain oncle!
--D'ailleurs,
ajouta celui-ci du ton d'un homme qui fait une
proposition
à laquelle il n'est pas d'objection possible, d'ailleurs,
je
compte bien qu'Ahmet m'accompagnera!
--Diable!
voilà un coup droit, difficile à parer! dit à mi-voix =
Van
Mitten.
--On
ne le parera pas!» répondit Bruno.
Ahmet,
en effet, avait reçu ce coup en plein coeur. De son côté=
;,
Amasia,
vivement atteinte par l'annonce du départ de son fiancé,
demeurait
immobile, près de Nedjeb, qui aurait arraché les yeux au
seigneur
Kéraban.
Au
fond de la galerie, le capitaine de la Guïdare ne perdait pas
un
mot de cette conversation. Cela prenait évidemment une tournure
favorable
à ses projets.
Sélim,
bien qu'il eût peu d'espoir de modifier la résolution de son
ami,
crut devoir intervenir, pourtant, et dit:
«Est-il donc nécessaire, Kéraban, que votre neveu fasse avec vous le<= o:p>
tour
de la mer Noire?
--Nécessaire,
non! répondit Kéraban, mais je ne pense pas qu'Ahmet
hésite
à m'accompagner!
--Cependant!...
reprit Sélim.
--Cependant?...»
répondit l'oncle, dont les dents se serrèrent, ainsi
qu'il
lui arrivait au début de toute discussion.
Une
minute de silence, qui parut interminable, suivit le dernier mot
prononcé par le seigneur Kéraban. Mais Ahmet avait énergiquement pris<= o:p>
son
parti. Il parlait bas à la jeune fille. Il lui faisait comprendre
que,
quelque chagrin qu'ils dussent ressentir tous deux de ce départ,
mieux
valait ne pas résister; que, sans lui, ce voyage pourrait
éprouver
des retards de toutes sortes; qu'avec lui, au contraire,
ce
voyage s'accomplirait plus rapidement; qu'avec sa parfaite
connaissance
de la langue russe, il ne laisserait perdre ni un jour
ni
une heure; qu'il saurait bien obliger son oncle à faire les pas
doubles,
comme on dit, cela dût-il lui coûter le triple; qu'enfin,
avant
la fin du prochain mois, c'est-à-dire avant la date à laquell=
e
Amasia
devait être mariée pour sauvegarder un intérêt de
fortune
considérable,
il aurait ramené Kéraban sur la rive gauche du Bosphore.
Amasia
n'avait pas eu la force de dire oui, mais elle comprenait que
c'était
le meilleur parti à prendre.
«Eh
bien, c'est convenu, mon oncle! dit Ahmet. Je vous accompagnerai,
et je
suis prêt à partir, mais....
--Oh!
pas de conditions, mon neveu!
--Soit,
sans conditions!» répondit Ahmet.
Et,
mentalement, il ajouta:
«Je
saurai bien te faire courir, quand tu devrais t'y époumonner, oh!
le
plus têtu des oncles!
--En
route donc,» dit Kéraban.
Et se
retournant vers Sélim:
«Ces
roubles en échange de mes piastres?...
--Je
vous les donnerai à Odessa, où je vais vous accompagner,
répondit
Sélim.
--Vous
êtes prêt, Van Mitten? demanda Kéraban.
--Toujours
prêt.
--Eh
bien, Ahmet, reprit Kéraban, embrasse ta fiancée, embrasse-la=
bien,
et partons!»
Ahmet serrait déjà la jeune fille dans ses bras. Amasia ne pouvait<= o:p>
retenir
ses larmes.
«Ahmet,
mon cher Ahmet!... répétait-elle.
--Ne
pleurez pas, chère Amasia! disait Ahmet. Si notre mariage n'est
pas
avancé, il ne sera pas retardé non plus, je vous le promets!.=
..
Ce ne
sont que quelques semaines d'absence!...
--Ah!
chère maîtresse, dit Nedjeb, si le seigneur Kéraban pou=
vait
seulement
se casser une jambe ou deux avant de sortir d'ici!
Voulez-vous
que je m'occupe de cela?»
Mais
Ahmet ordonna à la jeune Zingare de se tenir tranquille, et il
fit
bien. Certainement, Nedjeb était femme à tout tenter pour
arrêter
cet
oncle intraitable.
Les
adieux étaient faits, les derniers baisers étaient
échangés. Tous
se
sentaient émus. Le Hollandais lui-même éprouvait comme =
un
serrement
de
coeur. Seul, le seigneur Kéraban ne voyait rien ou ne voulait rien
voir
de l'attendrissement général.
«La
chaise est-elle prête? demanda-t-il à Nizib, qui entrait &agra=
ve;
ce
moment
dans la galerie.
--La
chaise est prête, répondit Nizib.
--En
route! dit Kéraban. Ah! messieurs les modernes Ottomans, qui vous
habillez
à l'européenne! Ah! messieurs les nouveaux Turcs, qui ne
savez
plus même être gras!...»
C'était
évidemment là une impardonnable décadence aux yeux du
seigneur
Kéraban.
«...
Ah! messieurs les renégats, qui vous soumettez aux prescriptions
de
Mahmoud, je vous montrerai qu'il y a encore de Vieux Croyants, dont
vous
n'aurez jamais raison!»
Personne
ne le contredisait alors, le seigneur Kéraban, et pourtant il
s'animait
de plus belle.
«Ah!
vous prétendez monopoliser le Bosphore à votre profit! Eh
bien,
je m'en passerai, de votre Bosphore! Je m'en moque, de votre
Bosphore!--Vous
dites, Van Mitten?...
--Je
ne dis rien, répondit Van Mitten, qui, de fait, n'avait pas mê=
me
ouvert
la bouche et s'en fût bien gardé!
--Votre
Bosphore! Leur Bosphore! reprit la seigneur Kéraban, en
tendant
son poing vers le sud. Heureusement, la mer Noire est là! Elle
a un
littoral, la mer Noire, et il n'est pas uniquement fait pour les
conducteurs
de caravanes! Je le suivrai, je le contournerai! Hein!
mes
amis, voyez-vous d'ici la figure que feront ces employés du
gouvernement,
quand ils me verront apparaître sur les hauteurs de
Scutari, sans avoir jeté même un demi-para dans leur sébille de<= o:p>
mendiants
administratifs!»
Il
faut bien en convenir, le seigneur Kéraban, tout débordant de=
menaces
en cette suprême imprécation, était magnifique.
«Allons,
Ahmet! allons, Van Mitten! s'écria-t-il. En route! en route!
en
route!»
Il
était déjà sur la porte, lorsque Sélim
l'arrêta d'un mot:
«Ami
Kéraban, dit-il, une simple observation.
--Pas
d'observations!
--Eh
bien, une simple remarque que je désirerais vous faire, reprit le
banquier.
--Eh!
avons-nous le temps?...
--Écoutez-moi,
ami Kéraban. Une fois arrivé à Scutari, après a=
voir
achevé
ce tour de la mer Noire, que ferez-vous?
--Moi?...
Eh bien, je ... je....
--Vous
n'allez pas, je suppose, vous fixer à Scutari, sans jamais
revenir
à Constantinople, où est le siège de votre maison de
commerce?
--Non....
répondit Kéraban, en hésitant un peu.
--Au
fait, mon oncle, fit observer Ahmet, pour peu que vous vous
obstiniez
à ne plus passer le Bosphore, notre mariage....
--Ami
Sélim, rien n'est plus simple! répondit Kéraban, en
éludant la
première
question, qui ne laissait pas de l'embarrasser. Qui vous
empêche
de venir avec Amasia à Scutari? Cela vous coûtera dix paras
par
tête, il est vrai, pour franchir leur Bosphore, mais votre honneur
n'est
pas engagé comme le mien dans l'affaire!
--Oui! oui! Venez à Scutari, dans un mois! s'écria Ahmet. Vous nous<= o:p>
attendrez
là, ma chère Amasia, et nous ferons en sorte de ne pas trop
vous
faire attendre!
--Soit!
Rendez-vous à Scutari! répondit Sélim. C'est là=
que
nous
célébrerons
le mariage!--Mais enfin, ami Kéraban, le mariage fait, ne
reviendrez
vous pas à Constantinople?
--J'y
reviendrai, s'écria Kéraban, certes, j'y reviendrai!
--Et
comment?
--Eh
bien, ou cet impôt vexatoire sera aboli, et je passerai le
Bosphore
... sans payer....
--Et
s'il ne l'est pas?
--S'il
ne l'est pas?... répondit le seigneur Kéraban avec un geste
superbe.
Par Allah! je reprendrai le même chemin, et je referai le
tour
de la mer Noire!»
Ils
étaient tous partis! Ils avaient quitté la villa, le seigneur=
Kéraban
pour accomplir ce voyage, Van Mitten pour accompagner son ami,
Ahmet
pour suivre son oncle, Nizib et Bruno, parce qu'ils ne pouvaient
faire
autrement! L'habitation était maintenant déserte, à ne
point
compter
cinq ou six serviteurs, qui s'occupaient de leur besogne
dans
les communs. Le banquier Sélim, lui-même, venait de se rendre
à
Odessa,
afin de remettre aux voyageurs les roubles échangés contre
leurs
piastres ottomanes.
La
villa ne comptait plus parmi ses hôtes que les deux jeunes filles,
Amasia
et Nedjeb.
Le
capitaine maltais le savait bien. Toutes les péripéties de ce=
tte
scène
d'adieux, il les avait suivies avec un intérêt facile à=
comprendre.
Le seigneur Kéraban remettrait-il à son retour le mariage
d'Amasia
et d'Ahmet? Il l'avait remis: première bonne carte dans son
jeu.
Ahmet consentirait-il à accompagner son oncle?... Il y avait
consenti:
seconde bonne carte dans le jeu d'Yarhud.
Eh
bien, le Maltais en avait une troisième: Amasia et Nedjeb éta=
ient
maintenant
seules dans la villa, ou, tout au moins, dans la
galerie
qui s'ouvrait sur la mer. Sa tartane se trouvait là, à une
demi-encâblure....
Son canot l'attendait au bas des degrés.... Ses
matelots
étaient gens à lui obéir sur un signe.... Il n'avait q=
u'à
vouloir!
Le
capitaine fut vivement tenté d'employer la violence pour s'emparer
d'Amasia.
Mais, au fond, comme c'était un homme prudent, ne
voulant
rien donner au hasard, décidé à ne laisser aucune trac=
e de
l'enlèvement,
il se mit à réfléchir.
Or,
il faisait grand jour alors. S'il tentait d'agir par force, Amasia
appellerait
à son aide. Nedjeb joindrait ses cris aux siens. Peut-être
seraient-elles
entendues de quelque serviteur! Peut-être verrait-on la
Guïdare
appareillant en toute hâte pour sortir de la baie d'Odessa!
Ce
serait là un indice, un commencement de preuve.... Non! mieux
valait
opérer avec plus de circonspection et attendre la nuit pour
agir.
L'important était qu'Ahmet ne fût plus là..., et il n'y
était
plus.
Le
Maltais resta donc à l'écart, assis à l'arrière=
de
son canot que
dissimulait
en partie la balustrade, et il observait les deux jeunes
filles.
Elles ne songeaient guère à la présence de ce dangereu=
x
personnage.
Toutefois,
si, par suite de la visite convenue, Amasia et Nedjeb
consentaient
à venir à bord de la tartane, soit pour examiner les
articles
dont elles devaient faire emplette, soit pour tout autre
motif,--et
Yarhud avait une idée à cet égard,--il verrait s'il se=
rait
opportun
de se décider, sans attendre la nuit.
Après
le départ d'Ahmet, Amasia, frappée de ce coup subit, é=
tait
restée
silencieuse, pensive, regardant le lointain horizon qui
se
déroulait vers le nord. Là se dessinait ce littoral, dont les=
voyageurs
allaient obstinément suivre le contour; là, cette route o&ugr=
ave;
les
retards, les dangers peut-être, mettraient à l'épreuve =
le
soigneur
Kéraban
et tous ceux qu'il entraînait malgré eux! Si son mariage
eût
été fait, elle n'aurait pas hésité à
accompagner Ahmet! Comment
l'oncle
s'y serait-il opposé? Il ne l'eût pas voulu. Non! Devenue sa
nièce,
il lui semblait qu'elle aurait eu quelque influence sur lui,
qu'elle
l'aurait arrêté sur cette pente dangereuse, où son
obstination
pouvait
le pousser encore! Et maintenant, elle était seule, et il lui
fallait
attendre bien des semaines avant de se retrouver avec Ahmet
dans
cette villa de Scutari, où leur union devait s'accomplir!
Mais
si Amasia était triste, Nedjeb était furieuse, elle, furieuse=
contre
l'entêté, cause de toutes ces déceptions! Ah! s'il se
fût agi
de
son propre mariage, la jeune Zingare ne se fût point laissé
enlever
ainsi
son fiancé! Elle aurait tenu tête au têtu! Non! cela ne =
se
serait
pas passé de la sorte!
Nedjeb
s'approcha de la jeune fille. Elle la prit par la main; elle
la
ramena vers le divan; elle la força de s'y reposer, et, prenant un
coussin,
s'assit à ses pieds.
«Chère
maîtresse, dit-elle, à votre place, au lieu de penser au
seigneur
Ahmet pour le plaindre, je penserais au seigneur Kéraban pour
le
maudire à mon aise!
--A
quoi bon? répondit Amasia.
--Il
me semble que ce serait moins triste! reprit Nedjeb. Si vous le
voulez,
nous allons accabler cet oncle de toutes nos malédictions! Il
les
mérite, et je vous assure que je lui ferai bonne mesure!
--Non,
Nedjeb, répondit Amasia. Parlons plutôt d'Ahmet! C'est à
lui
seul
que je dois penser! c'est à lui seul que je pense!
--Parlons-en
donc, chère maîtresse, dit Nedjeb. En vérité, c'=
est
bien
le
plus charmant fiancé que puisse rêver une jeune fille, mais qu=
el
oncle
il a! Ce despote, cet égoïste, ce vilain homme, qui n'avait
qu'un
mot à dire et qui ne l'a pas dit, qui n'avait qu'à nous donne=
r
quelques
jours et qui les a refusés! Vraiment! il mériterait....
--Parlons
d'Ahmet! reprit Amasia.
--Oui,
chère maîtresse! Comme il vous aime! Combien vous serez
heureuse
avec lui! Ah! il serait parfait s'il n'avait pas un pareil
oncle!
Mais en quoi est-il bâti, cet homme-là? Savez-vous qu'il a
bien
fait de ne point prendre de femme, ni une ni plusieurs! Avec ses
entêtements,
il aurait fait révolter jusqu'aux esclaves de son harem!
--Voilà
que tu parles encore de lui, Nedjeb! dit Amasia, dont les
pensées
suivaient un tout autre cours.
--Non!...
non!... je parle du seigneur Ahmet! Comme vous, je ne songe
qu'au
seigneur Ahmet!
Eh,
tenez! à sa place, je ne me serais pas rendue! J'aurais
insisté!...
Je lui croyais plus d'énergie!
--Qui
te dit, Nedjeb, qu'il n'a pas montré plus d'énergie à
céder aux
ordres
de son oncle qu'à lui résister? Ne vois-tu pas, quelque doule=
ur
que
cela me cause, que mieux valait qu'il fût de ce voyage, pour le
hâter
par tous les moyens possibles, pour prévenir peut-être des
dangers
dans lesquels le seigneur Kéraban risque de se jeter avec son
entêtement
habituel. Non! Nedjeb, non! En partant, Ahmet a fait preuve
de courage! En partant, il m'a donné une nouvelle preuve de son amour!<= o:p>
--Il
faut que vous ayez raison, ma chère maîtresse! répondit
Nedjeb,
qui,
emportée par la vivacité de son sang de Zingare, ne pouvait s=
e
rendre!
Oui! le seigneur Ahmet s'est montré énergique en partant! Mai=
s
n'eût-il
pas été plus énergique encore s'il eût
empêché son oncle de
partir!
--Était-ce
possible, Nedjeb? reprit Amasia. Je te le demande, était-ce
possible?
--Oui ... non!... peut-être! répondit Nedjeb. Il n'y a pas de barre<= o:p>
de
fer qu'on ne puisse faire plier ... ou briser, au besoin! Ah! cet
oncle
Kéraban! C'est bien à lui seul qu'il faut s'en prendre! Et s'=
il
arrive
quelque accident, c'est lui seul qui en sera responsable! Et
quand
je pense que c'est pour ne pas payer dix paras qu'il fait le
malheur
du seigneur Ahmet, le vôtre ... et, par conséquent, le mien.
Je
voudrais, oui!... je voudrais que la mer Noire débordât jusqu'=
aux
dernières
limites du monde, pour voir s'il s'obstinerait encore à en
faire
le tour!
--Il
le ferait! répondit Amasia d'un ton de conviction profonde. Mais
parlons
d'Ahmet, Nedjeb, et ne parlons que de lui!»
En ce
moment, Yarhud venait de quitter son canot, et, sans être vu, il
s'avançait
vers les deux jeunes filles. Au bruit de ses pas, toutes
deux
se retournèrent. Leur surprise, mêlée d'un peu de crain=
te,
fut
grande
en l'apercevant près d'elles.
Nedjeb
s'était relevée la première.
«Vous,
capitaine? dit-elle. Que venez-vous faire ici? Que voulez-vous
donc?...
--Je
ne veux rien, répondit Yarhud, en feignant quelque étonnement=
de
se
voir accueilli de la sorte, je ne veux rien, si ce n'est me mettre
à
votre disposition pour....
--Pour?...
répéta Nedjeb.
--Pour
vous conduire à bord de la tartane, répondit le capitaine.
N'avez-vous
pas décidé de venir visiter sa cargaison et de faire un
choix
de ce qui pourrait vous convenir?
--C'est
vrai, chère maîtresse, s'écria Nedjeb. Nous avions prom=
is
au
capitaine....
--Nous
avions promis, quand Ahmet était encore là, répondit la
jeune
fille,
mais Ahmet est parti, et il n'y a plus lieu de nous rendre à
bord
de la Guïdare!»
Les
sourcils du capitaine se froncèrent un instant; puis, du ton le
plus
calme:
«La
Guïdare, dit-il, ne peut faire un long séjour dans la baie
d'Odessa,
et il est possible que j'appareille demain ou après-demain
au
plus tard. Si donc la fiancée du seigneur Ahmet veut faire
acquisition
de quelques-unes de ces étoffes dont les échantillons ont
paru
lui plaire, il faudrait profiter de cette occasion. Mon canot est
là,
et, en quelques instants, nous pourrons être à bord.
--Nous
vous remercions, capitaine, répondit froidement Amasia, mais
j'aurais
peu de goût à m'occuper de pareilles fantaisies en l'absence
du
seigneur Ahmet! Il devait nous accompagner dans cette visite à la
Guïdare,
il devait nous aider de ses conseils... Il n'est plus là,
et,
sans lui, je ne peux et ne veux rien faire!
--Je
le regrette, répondit Yarhud, d'autant plus que le seigneur
Ahmet,
je n'en doute pas, serait agréablement surpris, à son retour,=
si
vous aviez fait ces acquisitions! C'est une occasion qui ne se
retrouvera
plus, et que vous regretterez!
--Cela
est possible, capitaine, répondit Nedjeb, mais, en ce moment,
vous
ferez mieux, je pense, de ne point insister à ce sujet!
--Soit,
reprit Yarhud, en s'inclinant. Toutefois, laissez-moi
espérer
que si, dans quelques semaines, les hasards de ma navigation
ramenaient
la Guïdare à Odessa, vous voudriez bien ne point oublier
que
vous aviez promis de lui rendre visite.
--Nous
ne l'oublierons pas, capitaine,» répondit Amasia, en faisant
comprendre
au Maltais qu'il pouvait se retirer.
Yarhud
salua donc les deux jeunes filles; il fit quelques pas vers
la
terrasse; puis, s'arrêtant, comme si quelque idée lui fût
venue
soudain,
il revint vers Amasia, au moment où la jeune fille allait
quitter
la galerie.
«Un
mot encore, dit-il, ou plutôt une proposition, qui ne peut qu'ê=
tre
agréable
à la fiancée du seigneur Ahmet.
--De
quoi s'agit-il? demanda Amasia, un peu impatientée de cette
obstination
du capitaine maltais à lui imposer sa présence et cette
conversation
dans la villa.
--Le
hasard m'a fait assister à toute cette scène, qui a
précédé le
départ
du seigneur Ahmet.
--Le
hasard? répondit Amasia, devenue méfiante, comme par un
pressentiment.
--Le
hasard seul! répondit Yarhud. J'étais la, dans mon canot, qui=
était
resté à votre disposition....
--Quelle
proposition avez-vous à nous faire, capitaine? demanda la
jeune
fille.
--Une
proposition très naturelle, répondit Yarhud. J'ai vu combien =
la
fille
du banquier Sélim avait été affectée de ce brus=
que
départ, et,
s'il
lui plaisait de revoir encore une fois le seigneur Ahmet?...
--Revoir
encore une fois!... Que voulez-vous dire? répondit Amasia,
dont
le coeur battit à cette pensée.
--Je
veux dire, reprit Yarhud, que, dans une heure, l'équipage du
seigneur
Kéraban passera nécessairement à la pointe de ce petit=
cap
que
vous apercevez là-bas!»
Amasia
s'était avancée et regardait, la légère courbur=
e de
la côte à
l'endroit
indiqué par le capitaine.
«Là?...
là?... fit-elle.
--Oui.
--Chère
maîtresse, s'écria Nedjeb, si nous pouvions nous rendre &agrav=
e;
cette
pointe?
--Rien
n'est plus facile, répondit Yarhud. En une demi-heure, avec
le
vent portant, la Guïdare peut avoir atteint ce cap, et, si vous
voulez
vous embarquer, nous appareillerons immédiatement.
--Oui!...
oui!...» s'écria Nedjeb, qui ne voyait, dans cette promenade
en
mer, qu'une occasion pour Amasia de revoir encore une fois son
fiancé.
Mais
Amasia avait réfléchi. Devant cette hésitation, le
capitaine
n'avait
pu retenir un mouvement, qui ne lui avait point échappé. Il
lui
sembla alors que la physionomie de Yarhud ne prévenait guère =
en
sa
faveur.
Elle redevint défiante.
Quittant la balustrade, sur laquelle elle s'était accoudée pour mieux<= o:p>
apercevoir
la prolongation du littoral, Amasia rentra dans la galerie
avec
Nedjeb, dont elle avait saisi la main.
«J'attends
vos ordres? dit le capitaine.
--Non,
capitaine, répondit Amasia. En revoyant mon fiancé dans ces
conditions,
je crois que je lui ferais moins de plaisir que de peine!»
Yarhud,
comprenant que rien ne ferait revenir la jeune fille sur son
refus,
se retira froidement.
Un
instant après, l'embarcation débordait, emmenant le capitaine=
maltais
et ses hommes; puis, elle accostait la tartane, et restait
élongée
sur son flanc de bâbord, tourné au large.
Les
deux jeunes filles demeurèrent seules dans la galerie, pendant
une
heure encore. Amasia revint s'accouder sur la balustrade. Elle
regardait
obstinément ce point du littoral, indiqué par Yarhud, que
devait
franchir la chaise du seigneur Kéraban.
Nedjeb
observait, comme elle, ce retour de la côte, qui se développai=
t
à
près d'une lieue dans l'est.
Au
bout d'une heure, en effet, la jeune Zingare de s'écrier:
«Ah!
chère maîtresse, voyez! voyez! N'apercevez-vous pas une voitur=
e
qui
suit la route, là-bas, au sommet de la falaise?
--Oui!
oui! répondit Amasia! Ce sont eux! C'est lui, lui!
--Il
ne peut vous voir!...
--Qu'importe!
Je sens qu'il me regarde!
--N'en
doutez pas, chère maîtresse! répondit Nedjeb. Ses yeux
auront
bien
su découvrir la villa au milieu des arbres, au fond de la baie,
et
peut-être nous.
--Au revoir, mon Ahmet! au revoir!» dit une dernière fois la jeune<= o:p>
fille, comme si cet adieu eût pu parvenir jusqu'à son fiancé.<= o:p>
Amasia
et Nedjeb, lorsque la chaise de poste eut disparu au tournant
de la
route, sur l'extrême pente de la falaise, quittèrent la galeri=
e
et
regagnèrent l'intérieur de l'habitation.
Du
pont de la tartane, Yarhud les vit se retirer, et il donna l'ordre
aux
hommes de quart de guetter leur retour, si elles revenaient,
lorsque
la nuit commencerait à tomber. Alors, il agirait par la force,
puisque
la ruse n'avait pu lui réussir.
Sans
doute, depuis le départ d'Ahmet, avec cette heureuse circonstance
que
le mariage ne se ferait pas avant six semaines, l'enlèvement de la
jeune
fille ne demandait plus à être accompli aussi hâtivement.
Mais
il
fallait compter avec les impatiences du seigneur Saffar, dont la
rentrée
à Trébizonde était peut-être prochaine. Or,
étant données les
incertitudes
d'une navigation sur la mer Noire, un bâtiment à voile
peut
éprouver des retards de quinze à vingt jours. Il importait do=
nc
de
partir le plus tôt possible, si Yarhud voulait arriver à
l'époque
fixée
dans son entretien avec l'intendant Scarpante. Sans doute,
Yarhud
était un coquin, mais c'était un coquin qui tenait à f=
aire
honneur
à ses engagements. De là, son projet d'opérer sans per=
dre
un
seul
instant.
Les
circonstances ne devaient que trop le servir. En effet, vers le
soir,
avant même que son père fût revenu de la maison de banqu=
e,
Amasia
rentra dans la galerie. Elle était seule, cette fois. Sans
attendre
que la nuit fût complète, la jeune fille voulait revoir
encore
une fois ce lointain panorama de falaises qui fermait l'horizon
dans le nord. C'était par là que s'en allait tout son coeur. Elle<= o:p>
reprit
donc cette place, à laquelle elle reviendrait souvent, sans
doute,
elle s'accouda sur la balustrade, et demeura pensive, ayant
dans
les yeux un de ces regards qui vont au delà du possible, et
qu'aucune
distance ne peut arrêter.
Mais
aussi, perdue dans ses réflexions, Amasia n'aperçut pas une
embarcation
qui se détachait de la Guïdare, déjà à pei=
ne
visible
dans
l'ombre. Elle ne la vit pas s'approcher sans bruit, longer en
les
contournant les degrés de la terrasse, et s'arrêter aux
premières
marches
que baignaient les eaux de la baie.
Cependant,
Yarhud, suivi de trois matelots, s'était glissé en rampant
sur
les gradins.
La
jeune fille, absorbée dans sa rêveuse pensée, ne l'avait
pas
aperçu.
Soudain,
Yarhud, bondissant sur elle, la saisit avec tant de force et
d'à-propos
qu'elle fut dans l'impossibilité de lui résister.
«A
moi! à moi!» put cependant crier la malheureuse enfant.
Ses
cris furent aussitôt étouffés; mais ils avaient
été entendus de
Nedjeb,
qui venait chercher sa maîtresse.
A
peine la jeune Zingare eut-elle franchi la porte de la galerie,
que
deux des matelots, se jetant sur elle, comprimaient aussitôt ses
mouvements
et ses cris.
«A
bord!» dit Yarhud.
Les
deux jeunes filles, irrésistiblement emportées, furent
déposées
dans
l'embarcation, qui déborda pour rallier la tartane.
La
Guïdare, son ancre à pic, ses voiles hautes, n'avait plus
qu'à
déraper
pour appareiller.
C'est
ce qui fut fait, dès qu'Amasia et Nedjeb eurent été
enfermées
à
bord, dans une cabine de l'arrière, ne pouvant plus rien voir, ne
pouvant
plus se faire entendre.
Cependant,
la tartane, ayant pris le vent, s'inclinait sous ses
grandes
antennes, de manière à sortir de la petite anse qui bordait
les
murs de la villa. Mais, si rapidement qu'eut été fait ce coup=
de
force,
il avait éveillé l'attention de quelques serviteurs,
occupés
dans
les jardins.
L'un
d'eux avait entendu le cri poussé par Amasia: il donna aussitô=
t
l'alarme.
A ce
moment, le banquier Sélim rentrait à son habitation. Il fut m=
is
au
courant de ce qui venait de se passer. Dans une angoisse dont il
ne
pouvait sa rendre compte, il chercha sa fille ... Sa fille avait
disparu.
Mais,
en voyant la tartane évoluer pour doubler l'extrémité =
sud
de la
petite
anse, Sélim comprit tout. Il courut, à travers les jardins,
vers
une pointe que devait raser d'assez près la Guïdare, afin
d'éviter
les dernières roches du littoral.
«Misérables!
criait-il. On enlève ma fille! ma fille! Amasia!
Arrêtez-les!...
arrêtez!...»
Un
coup de feu, parti du pont de la Guïdare, fut l'unique réponse
à
son
appel.
Sélim
tomba frappé d'une balle à l'épaule. Un instant
après, la
tartane,
toutes voiles dessus, enlevée par la fraîche brise du soir,
avait
disparu au large de l'habitation.
La
chaise de poste, attelée de chevaux frais, avait quitté Odessa
vers
une
heure de l'après-midi. Le seigneur Kéraban occupait le coin d=
e
gauche
du coupé, Van Mitten, le coin de droite, Ahmet, la place du
milieu.
Bruno et Nizib étaient remontés dans le cabriolet, où =
le
temps
se
passait pour eux moins à causer qu'à dormir.
Un
soleil assez vif égayait la campagne, et les eaux de la mer se
détachaient
en bleu sombre sur les falaises grisâtres du littoral.
Dans
le coupé, on commença par être tout aussi silencieux que
dans
le
cabriolet, à cela près que, si l'on sommeillait en haut, on
réfléchissait
en bas.
Le
seigneur Kéraban s'enfonçait avec délices dans ses
rêves
d'entêtement,
et ne songeait qu'au «bon tour» qu'il prétendait jouer
aux
autorités ottomanes.
Van
Mitten pensait à ce voyage imprévu, et ne cessait de se deman=
der
pourquoi
lui, citoyen des provinces bataves, il était lancé sur les
routes
littorales de la mer Noire, lorsqu'il pouvait tranquillement
rester
dans le faubourg de Péra, à Constantinople.
Ahmet,
lui, avait franchement pris son parti de ce départ. Mais il
était
bien décidé à ne point épargner la bourse de son
oncle, dans
tous
les cas où un retard devrait être évité ou un
obstacle franchi
à
prix d'argent. On irait par le plus court, mais aussi par le plus
vite.
Le
jeune homme ruminait tout cela dans sa tête, quand, au tournant du
petit
cap, il aperçut au fond de la baie la villa du banquier Sélim=
.
Ses
yeux se fixèrent sur ce point,--sans doute au moment où les y=
eux
d'Amasia
se portaient vers lui,--et il est probable que leurs regards
se
croisèrent sans avoir pu s'atteindre.
Puis,
s'adressant à son oncle, Ahmet, résolu à toucher une
question
des
plus délicates, lui demanda s'il avait arrêté
minutieusement tous
les
détails de l'itinéraire.
«Oui,
mon neveu, répondit Kéraban. Nous suivrons, sans jamais
l'abandonner,
la route qui contourne le littoral.
--Et
nous nous dirigeons, en ce moment?...
--Sur
Koblewo, à une douzaine de lieues d'Odessa, et je compte bien y
arriver
ce soir.
--Et
une fois à Koblewo? demanda Ahmet....
--Nous
voyagerons toute la nuit, mon neveu, afin d'arriver à Nikolaief
demain,
vers midi, après avoir franchi les dix-huit lieues qui
séparent
cette ville de la bourgade.
--Très
bien, oncle Kéraban, il s'agit d'aller vite, en effet!... Mais,
arrivé
à Nikolaief, ne songerez-vous pas à atteindre, en quelques
jours
seulement, les districts du Caucase?
--Et
comment?
--En
usant des chemins de fer de la Russie méridionale, qui, par
Alexandroff
et Rostow, nous permettront d'accomplir ainsi un bon tiers
de
notre voyage.
--Les
chemins de fer?» s'écria Kéraban.
En ce
moment, Van Mitten poussa légèrement le coude de son jeune
compagnon:
«Inutile!
lui dit-il à mi-voix.... Discussion inutile!... Horreur des
chemins
de fer!»
Ahmet
n'était pas sans savoir quelles étaient les idées de s=
on
oncle
sur
ces moyens de locomotion trop modernes pour un fidèle du vieux
parti
turc; mais enfin, en ces conjonctures, il lui semblait que le
seigneur
Kéraban pourrait bien, pour une fois, se départir de ses
déplorables
préventions.
Céder,
même un instant, sur un point quelconque!... Kéraban n'eû=
;t
plus
été
Kéraban.
«Tu
parles de chemin de fer, je crois?... dit-il.
--Sans
doute, mon oncle.
--Tu
veux que moi, Kéraban, je consente à faire ce que je n'ai jam=
ais
fait
encore?
--Il
me semble que....
--Tu
veux que moi, Kéraban, je me fasse stupidement traîner par une=
machine
à vapeur?
--Quand
vous aurez essayé....
--Ahmet,
il est évident que tu ne réfléchis pas à ce que=
tu
as
l'audace
de me proposer!
--Mais,
mon oncle!...
--Je
dis que tu ne réfléchis pas, puisque tu te permets de formule=
r
cette
proposition!
--Je
vous assure, mon oncle, que dans ces wagons....
--Wagons?...
dit Kéraban, en répétant ce mot d'importation
étrangère
avec
un intonation difficile à rendre.
--Oui
... ces wagons, qui glissent sur des rails....
--Rails?...
fit Kéraban. Quels sont ces horribles mots, et quelle
langue
parlons-nous, s'il te plait?
--Mais
la langue des voyageurs modernes!
--Dis
donc, mon neveu, répondit l'entêté personnage, en
s'animant,
est-ce
que j'ai l'air d'un voyageur moderne, qui consente jamais à
monter
en wagon et à se faire tirer par une mécanique? Est-ce que j'=
ai
besoin
de glisser sur des rails, quand je puis rouler sur une route?
--Lorsqu'on
est pressé, mon oncle....
--Ahmet,
regarde-moi bien en face et retiens ceci: il n'y aurait plus
de
voitures, que j'irais en charrette; plus de charrettes, que j'irais
à
cheval; plus de cheval, que j'irais à âne; plus d'âne, q=
ue
j'irais
à
pied; plus de pieds, que j'irais à genoux; plus de genoux, que
j'irais....
--Ami
Kéraban, arrêtez-vous, de grâce! s'écria Van Mitt=
en.
--...Que j'irais sur le ventre! répliqua le seigneur Kéraban. Oui!...<= o:p>
sur
le ventre!»
Et
saisissant le bras d'Ahmet:
«Est-ce
que tu as jamais entendu dire que Mahomet ait pris le chemin
de
fer pour aller à la Mecque?»
A ce
dernier argument, il n'y avait évidemment rien à répon=
dre.
Aussi,
Ahmet,
qui aurait pu répliquer que, s'il y avait eu des chemins de fer
de
son temps, Mahomet les eût pris, sans doute, se tut-il, pendant
que le seigneur Kéraban continuait à grommeler dans son coin, en<= o:p>
dénaturant
à plaisir tous les mots de l'argot railwayen.
Cependant,
si la chaise ne pouvait prétendre à lutter de rapidité
avec
un
express, elle marchait bien. Son attelage, sur une route assez
bonne,
l'enlevait au petit galop, et il n'y avait pas à se plaindre.
Les
chevaux ne manquaient point aux relais. Ahmet, qui s'était charg&eac=
ute;
du
règlement de toutes les dépenses,--son oncle y avait volontie=
rs
consenti,--payait
des surtaxes et soldait les bakhchichs ou pourboires
des
postillons avec une générosité impériale. Les
billets s'envolaient
de sa
poche. On eût dit d'un cavalier semant des roubles sur les
chemins
d'un «rallie-paper»!
Tant
et si bien que, le jour même, la chaise, en longeant le littoral,
passa
par les bourgades de Schumirka, d'Alexandrowka, et, le soir,
arriva
à la bourgade de Koblewo.
De
là, pendant la nuit, remontant dans l'intérieur de la provinc=
e,
de
manière
à franchir le Bug, à la hauteur de Nikolaief, à traver=
s le
gouvernement
de Kherson, les voyageurs atteignirent facilement cette
ville,
vers le midi du 28 août.
Trois
heures de halte retinrent la chaise devant un hôtel passable,
qui
fournit un déjeûner de même qualité, dont Bruno p=
rit
sa bonne
part.
Ahmet profita de ce répit pour écrire au banquier Sélim
que le
voyage
se faisait dans des conditions acceptables, en ajoutant de
bien
douces choses pour Amasia. Le seigneur Kéraban, lui, ne crut pas
pouvoir
mieux passer ces heures d'attente qu'en prolongeant le dessert
entre
les suaves absorptions du moka et les odorantes aspirations de
son
narghilé.
Quant
à Van Mitten, d'accord avec Bruno sur ce point qu'il valait
autant
que ce singulier voyage servit à leur instruction, il alla
visiter cette ville de Nikolaief, dont la prospérité s'accroît<= o:p>
visiblement
aux dépens de sa rivale Kherson et menace même de
substituer
son nom au sien dans l'appellation géographique du
gouvernement.
Ahmet
fut le premier à donner le signal du départ. Le Hollandais n'=
eut
garde
de le faire attendre.
Le
seigneur Kéraban lança la dernière bouffée de s=
on
narghilé, au
moment
où le postillon se mettait en selle, et la chaise prit la route
qui
descend vers Kherson.
Il y avait dix-sept lieues à faire à travers un pays peu fertile.<= o:p>
Ça
et là, des mûriers, des peupliers, des saules. Aux approches d=
u
Dnieper,
dont le cours de près de quatre cents lieues se termine à
Kherson,
s'étendent de longues plaines de roseaux, qui semblaient
tachetées
de bleuets; mais ces bleuets s'envolaient à tire d'ailes au
bruit
de la chaise: c'étaient des geais azurés, et leurs piaulement=
s
causaient
plus de déplaisir aux oreilles que leurs chatoyantes
couleurs
ne causaient de plaisir aux yeux.
Le 29
août, dès l'aube, le seigneur Kéraban et ses compagnons=
,
après
une nuit sans incidents, arrivaient à Kherson, chef-lieu du
gouvernement,
dont la fondation est due à Potemkin. Les voyageurs ne
purent
que se féliciter de cette création de l'impérieux favo=
ri
de
Catherine
II. Là, en effet, se trouvaient un bon hôtel, dans lequel
ils
firent halte pendant quelques heures, et des magasins suffisamment
approvisionnés
pour refaire les réserves comestibles de la
chaise,--tâche
dont Bruno, infiniment plus débrouillard que Nizib,
s'acquitta
à merveille.
Quelques
heures plus tard, ils relayaient à l'importante bourgade
d'Aleschki
et se dirigeaient en redescendant vers l'isthme de Pérékop,
qui
rattache la Crimée au littoral de la Russie méridionale.
Ahmet
n'avait point négligé d'adresser à Odessa une lettre
datée de
la
bourgade d'Aleschki. Quand ils eurent repris place dans la chaise,
lorsque
l'attelage fut lancé à fond de train sur la route de
Pérékop,
le
seigneur Kéraban demanda à son neveu s'il avait eu l'attentio=
n
d'envoyer
ses meilleurs «allahs», en même temps que les siens, &agr=
ave;
son
ami
Sélim.
«Oui,
sans doute, je ne l'ai point oublié, mon oncle, répondit Ahme=
t,
et
j'ai même ajouté que nous faisions toute diligence pour attein=
dre
Scutari
le plus tôt possible.
--Tu
as bien fait, mon neveu, et il ne faudra pas négliger de donner
de nos nouvelles, toutes les fois que nous aurons un bureau de poste à<= o:p>
notre
disposition.
--Malheureusement,
comme nous ne savons jamais d'avance où nous nous
arrêterons,
fit observer Ahmet, nos lettres resteront toujours sans
réponse!
--En
effet, ajouta Van Mitten.
--Mais, à ce propos, dit Kéraban, en s'adressant à son ami de<= o:p>
Rotterdam,
il me semble que vous n'êtes pas très empressé de
correspondre
avec madame Van Mitten? Que pensera cette excellente
femme
de votre négligence à son égard?
--Madame
Van Mitten?... répondit le Hollandais.
--Oui!
--Madame
Van Mitten est, à coup sûr, une fort honnête dame! Comme=
femme,
je n'ai jamais eu un seul reproche à lui adresser, mais, comme
compagne
de ma vie.... Au fait, ami Kéraban, pourquoi parlons-nous de
madame
Van Mitten?
--Eh!
parce que, autant qu'il m'en souvient, c'était une très aimab=
le
personne!
--Ah?...
fit Van Mitten, comme si on lui eût appris une chose toute
nouvelle
pour lui.
--Ne
t'en ai-je pas parlé dans les meilleurs termes, neveu Ahmet,
lorsque
je suis revenu de Rotterdam?
--En
effet, mon oncle.
--Et
pendant mon voyage, n'ai-je pas été particulièrement
charmé de
l'accueil
qu'elle me fit?
--Ah?...
répéta Van Mitten.
--Cependant,
reprit Kéraban, elle avait bien parfois, j'en conviens,
quelques
idées singulières, des caprices ... des vapeurs!... Mais cela=
est
inhérent au caractère des femmes, et, si l'on ne peut leur pa=
sser
cela,
mieux vaut n'en jamais prendre! C'est précisément ce que j'ai=
fait.
--Et
vous avez fait sagement, répondit Van Mitten.
--Elle
aime toujours passionnément les tulipes, en vraie Hollandaise
qu'elle
est? demanda Kéraban.
--Passionnément.
--Voyons,
Van Mitten, parlons avec franchise! Je vous trouve froid
pour
votre femme!
--Froid
serait une expression encore trop chaude pour ce que j'éprouve
à
son égard!
--Vous
dites?... s'écria Kéraban.
--Je
dis, répondit le Hollandais, que je ne vous aurais peut-être
jamais
parlé de madame Van Mitten; mais, puisque vous m'en parlez, et
puisque
l'occasion s'en présente, je vais vous faire un aveu.
--Un
aveu?
--Oui,
ami Kéraban! Madame Van Mitten et moi, nous sommes présenteme=
nt
séparés!
--Séparés,
s'écria Kéraban ... d'un commun accord?...
--D'un
commun accord!
--Et
pour toujours?...
--Pour
toujours!
--Contez-moi
donc cela, à moins que l'émotion....
--L'émotion?
répondit le Hollandais. Et pourquoi voulez-vous que je
ressente
de l'émotion?
--Alors, parlez, parlez, Van Mitten! reprit Kéraban. En ma qualité de<= o:p>
Turc,
j'aime les histoires, et en ma qualité de célibataire, j'ador=
e
surtout
les histoires de ménage!
--Eh
bien, ami Kéraban, reprit le Hollandais, du ton dont il eût
conté
les
aventures d'un autre, depuis quelques années, la vie était
devenue
intolérable
entre madame Van Mitten et moi. Discussions incessantes
sur
toutes choses, sur l'heure de se lever, sur l'heure de se coucher,
sur
l'heure des repas, sur ce qu'on mangerait, sur ce qu'on ne
mangerait
pas, sur ce qu'on boirait, sur ce qu'on ne boirait pas, sur
le
temps qu'il faisait, sur le temps qu'il allait faire, sur le temps
qu'il
avait fait, sur les meubles que l'on placerait ici ou que l'on
placerait
là, sur le feu qu'il fallait allumer dans une chambre plutôt
que
dans l'autre, sur la fenêtre qu'il convenait d'ouvrir, sur la
porte
qu'il convenait de fermer, sur les plantes que l'on planterait
dans
le jardin, sur celles qu'on arracherait, enfin....
--Enfin,
ça allait bien! dit Kéraban.
--Comme
vous voyez, mais ça allait surtout en empirant, parce qu'au
fond,
je suis d'un caractère doux, d'un tempérament docile, et que =
je
cédais
sur tout pour n'avoir de querelle sur rien!
--C'était
peut-être le plus sage! dit Ahmet.
--C'était,
au contraire, le moins sage! répondit Kéraban, prêt
à
soutenir
une discussion sur ce sujet.
--Je
n'en sais rien, reprit Van Mitten; mais, quoi qu'il en soit, dans
notre
dernière dispute, j'ai voulu résister.... J'ai
résisté, oui,
comme
un véritable Kéraban!
--Par
Allah! cela n'est pas possible! s'écria l'oncle d'Ahmet, qui se
connaissait
bien.
--Plus
qu'un Kéraban, ajouta Van Mitten!
--Mahomet
me protège! répondit Kéraban. Mais prétendre que
vous êtes
plus
entêté que moi!...
--C'est
évidemment improbable! répondit Ahmet, avec un accent de
conviction
qui alla jusqu'au coeur de son oncle.
--Vous
allez voir, reprit tranquillement Van Mitten, et....
--Nous
ne verrons rien! s'écria Kéraban.
--Veuillez
m'entendre jusqu'au bout. C'était à propos de tulipes,
cette
discussion qui s'éleva entre madame Van Mitten et moi, de ces
belles
tulipes d'amateurs, de ces Genners, qui montent droit sur
leur
tige, et dont il y a plus de cent variétés. Je n'en avais pas=
qui
me
coûtassent moins de mille florins l'oignon!
--Huit
mille piastres, dit Kéraban, habitué à tout chiffrer en
monnaie
turque.
--Oui,
huit mille piastres environ! répondit le Hollandais. Or, ne
voilà-t-il
pas que madame Van Mitten s'avise, un jour, de faire
arracher
une Valentia pour la remplacer par un Oeil de Soleil!
Cela
passait les bornes! Je m'y oppose.... Elle s'entête!... Je
veux
la saisir.... Elle m'échappe!... Elle se précipite sur la
Valentia...
Elle l'arrache...
--Coût:
huit mille piastres! dit Kéraban.
--Alors,
reprit Van Mitten, je me jette à mon tour sur son Oeil de
Soleil,
que j'écrase!
--Coût:
seize mille piastres! dit Kéraban.
--Elle
tombe sur une seconde Valentia.... dit Van Mitten.
--Coût:
vingt-quatre mille piastres! répondit Kéraban, comme s'il
eût
passé
les écritures de son livre de caisse.
--Je
lui réponds par un second Oeil de Soleil!...
--Coût:
trente-deux mille piastres.
--Et
alors la bataille s'engage, reprit Van Mitten. Madame Van Mitten
ne se
possédait plus. Je reçois deux magnifiques
«caïeux» du plus
grand
prix par la tête....
--Coût:
quarante-huit mille piastres!
--Elle
en reçoit trois autres en pleine poitrine!...
--Coût:
soixante-douze mille piastres!
--C'était
une véritable pluie d'oignons de tulipes, comme on n'en a
peut-être
jamais vu! Cela a duré une demi-heure! Tout le jardin y a
passé,
puis la serre après le jardin!... Il ne restait plus rien de ma
collection!
--Et,
finalement, ça vous a coûté?... demanda Kéraban.=
--Plus
cher que si nous ne nous étions jetés que des injures à=
; la
tête,
comme les économes héros d'Homère, soit environ vingt-=
cinq
mille
florins.
--Deux
cent mille piastres [note: Environ 50,000 francs.]! dit
Kéraban.
--Mais
je m'étais montré!
--Ça
valait bien cela!
--Et
là-dessus, reprit Van Mitten, je suis parti, après avoir
donné
des
ordres pour réaliser ma part de fortune et la verser à la ban=
que
de
Constantinople. Puis, j'ai fui Rotterdam avec mon fidèle Bruno,
bien
décidé à ne rentrer dans ma maison que lorsque madame =
Van
Mitten
l'aura
quittée ... pour un monde meilleur....
--Où
il ne pousse pas de tulipes! dit Ahmet.
--Eh
bien, ami Kéraban, reprit Van Mitten, avez-vous eu beaucoup
d'entêtements
qui vous aient coûté deux cent mille piastres?
--Moi?
répondit Kéraban, légèrement piqué par c=
ette
observation de son
ami.
--Mais
certainement, dit Ahmet, mon oncle en a eu, et, pour ma part,
j'en
connais au moins un!
--Et
lequel, s'il vous plaît? demanda le Hollandais.
--Mais
cet entêtement qui le pousse, pour ne pas payer dix paras, à
faire
le tour de la mer Noire! Ça lui coûtera plus cher que votre
averse
de tulipes!
--Ça
coûtera ce que ça coûtera! riposta le seigneur
Kéraban, d'un ton
sec.
Mais je trouve que l'ami Van Mitten n'a pas payé sa liberté d=
'un
trop
haut prix! Voilà ce que c'est de n'avoir affaire qu'à une
seule
femme! Mahomet connaissait bien ce sexe enchanteur, quand il
permettait
à ses adeptes d'en prendre autant qu'ils le pouvaient!
--Certes!
répondit Van Mitten. Je pense que dix femmes sont moins
difficiles
à gouverner qu'une seule!
--Et
ce qui est moins difficile encore, ajouta Kéraban en manière =
de
moralité,
c'est pas de femme du tout!»
Sur
cette observation, la conversation fut close.
La
chaise arrivait alors à une maison de poste. On relaya, on courut
toute
la nuit. Le lendemain, à midi, les voyageurs, assez fatigués,=
mais
sur les instances d'Ahmet, décidés à ne pas perdre une
heure,
après
avoir passé par Bolschoi-Kopani et Kalantschak, arrivaient à =
la
bourgade
de Pérékop, au fond du golfe de ce nom, à l'amorce
même de
l'isthme
qui rattache la Crimée à la Russie méridonale.
La
Crimée! cette Chersonèse taurique des anciens, un
quadrilatère,
ou
plutôt un losange irrégulier, qui semble avoir ét&eacut=
e;
enlevé au plus
enchanteur
des rivages de l'Italie, une presqu'île dont M. Ferdinand
de
Lesseps ferait une île en deux coups de canif, un coin de terre
qui
fut l'objectif de tous les peuples jaloux de se disputer l'empire
d'Orient,
un ancien royaume du Bosphore, que soumirent successivement
les
Héracléens, six cents ans avant l'ère chrétienn=
e,
puis,
Mithridate,
les Alains, les Goths, les Huns, les Hongrois, les
Tartares,
les Génois, une province enfin dont Mahomet II fit une riche
dépendance
de son empire, et que Catherine II rattacha définitivement
à
la Russie en 1791!
Comment
cette contrée, bénie des dieux et disputée des mortels=
,
eût-elle
pu échapper à l'enlacement des légendes mythologiques?=
N'a-t-on
pas voulu retrouver dans les marécages du Sivach des traces
des
gigantesques travaux de ce problématique peuple des Atlantes? Les
poètes
de l'antiquité n'ont-ils pas placé une entrée des Enfe=
rs
près
du
cap Kerberian, dont les trois môles formaient le Cerbère aux t=
rois
têtes?
Iphigénie, la fille d'Agamemnon et de Clytemnestre, devenue
prêtresse
de Diane, en Tauride, ne fut-elle pas sur le point d'immoler
à
la chaste déesse son frère Oreste, jeté par les vents =
aux
rivages du
cap
Parthenium?
Et
maintenant, la Crimée, dans sa partie méridionale, qui vaut p=
lus
à
elle seule que toutes les arides îles de l'archipel, avec ce
Tchadir-Dagh,
qui montre à quinze cents mètres d'altitude sa table où=
;
l'on
pourrait dresser un festin pour tous les dieux de l'Olympe, ses
amphithéâtres
de forêts, dont le manteau de verdure s'étend jusqu'à
la
mer, ses bouquets de marronniers sauvages, de cyprès, d'oliviers,
d'arbres
de Judée, d'amandiers, de cythises, ses cascades chantées par=
Pouschkine,
n'est-elle point le plus beau joyau de cette couronne de
provinces,
qui s'étendent de la mer Noire à la mer Arctique? N'est-ce
pas
sous ce climat vivifiant et tempéré, que les Russes du nord,
aussi
bien
que les Russes du sud, viennent chercher, les uns un refuge
contre
les âpretés de l'hiver hyperboréen, les autres un abri
contre
les
desséchantes brises de l'été? N'est-ce pas là,
autour de ce cap
Aïa,
ce front de bélier, qui fait tête aux flots du Pont-Euxin,
à
l'extrême
pointe sud de la Tauride, que se sont fondées ces colonies
de
châteaux, de villas, de cottages, Yalta, Aloupka, qui appartient au
prince
Woronsow, manoir féodal à l'extérieur, rêve d'une
imagination
orientale
à l'intérieur, Kisil-Tasch, au comte Poniatowski, Arteck,
au
prince André Galitzine, Marsanda, Orcanda, Eriklik,
propriétés
impériales,
Livadia, palais admirable, avec ses sources vives, ses
torrents
capricieux, ses jardins d'hiver, retraite favorite de
l'impératrice
de toutes les Russies?
Il
semble, en outre, que l'esprit le plus curieux, le plus
sentimental,
le plus artiste, le plus romantique, trouverait à
satisfaire
ses aspirations dans ce coin de terre,--un vrai microcosme,
dans
lequel l'Europe et l'Asie se donnent rendez-vous. Là, sont ré=
unis
des
villages tartares, des bourgades grecques, des villes orientales
avec
mosquées et minarets, muezzins et derviches, des monastères
du
rite russe, des seraïs de khans, des thébaïdes où s=
ont
venues
s'ensevelir
quelques romanesques aventures, des lieux saints vers les
quels
rayonnent les pèlerinages, une montagne juive qui appartient à=
;
la
tribu des Karaïtes, et une vallée de Josaphat, creusée c=
omme
une
succursale de la célèbre vallée du Cédron,
où des milliards de
justiciables
doivent se réunir au son des trompettes du jugement
dernier.
Que
de merveilles aurait eu à visiter Van Mitten! Que d'impressions &agr=
ave;
noter
en ce pays où l'entraînait son étrange destinée!
Mais son
ami
Kéraban ne voyageait pas pour voir, et Ahmet, qui, d'ailleurs,
connaissait
toutes ces splendeurs de la Crimée, ne lui eût pas accord&eacu=
te;
une
heure pour en prendre un aperçu sommaire.
«Peut-être,
après tout, peut-être, se disait Van Mitten, me sera-t-il
possible, en passant, de saisir une légère impression de cette antique<= o:p>
Chersonèse,
si justement vantée?»
Il ne
devait point en être ainsi. La chaise allait se lancer par le
plus
court, suivant une ligne oblique du nord au sud-ouest, sans
atteindre
ni le centre ni la côte méridionale de l'ancienne Tauride.
En
effet, l'itinéraire tel qu'il suit avait été
arrêté en un conseil,
où
le Hollandais n'avait pas eu même voix consultative. Si, en
traversant
la Crimée, on économisait le tour de la mer d'Azof,--qui
eût
allongé de cent cinquante lieues, au moins, ce voyage
circulaire,--on
gagnait encore une partie du parcours, en coupant
droit
de Pérékop sur la presqu'île de Kertsch. Puis, de l'aut=
re
côté
du
détroit d'Iénikalé, la presqu'île de Taman offri=
rait
un passage
régulier
jusqu'au littoral caucasien.
La
chaise roula donc sur l'étroit isthme, auquel la Crimée pend
comme
une
magnifique orange à la branche d'un oranger. D'un côté,
c'était la
baie
de Pérékop, de l'autre les marais de Sivach, plus connus sous=
le
nom
de mer Putride, vaste étang de deux milliards de mètres
carrés,
alimenté
par les eaux de la Tauride et par les eaux de la mer d'Azof,
auxquelles
la coupure de Ghénitché sert de canal.
En
passant, les voyageurs purent observer ce Sivach, qui n'a guère
qu'un
mètre de profondeur en moyenne, et dont le degré de salure es=
t
presque
au point de saturation, en de certains endroits. Or, comme
c'est
dans ces conditions que le sel cristallisé commence à se
déposer
naturellement,
on pourrait faire de cette mer Putride l'une des plus
productives
salines du globe.
Mais
il faut le dire, à longer ce Sivach, il n'y a rien de bien
agréable
pour l'odorat. L'atmosphère s'y mélange d'une certaine
quantité d'acide sulfhydrique, et les poissons, qui pénètrent dans ce<= o:p>
lac,
y trouvent presque aussitôt la mort. Ce serait donc là comme u=
n
équivalent
du lac Asphaltite de la Palestine.
C'est
au milieu de ces marais que se dessine le railway, qui descend
d'Alexandroff
à Sébastopol. Aussi, le seigneur Kéraban put-il entend=
re
avec
horreur les sifflets assourdissants que lançaient, dans la nuit,
les
locomotives hennissantes, en courant sur ces rails auxquels
viennent
se heurter parfois les lourdes eaux de la mer Putride.
Le
lendemain, 31 août, pendant la journée, le chemin se
déroula au
milieu
d'une campagne verdoyante. C'étaient des bouquets d'oliviers,
dont
les feuilles, en se retournant sous la brise, semblaient
frétiller
comme une pluie de vif-argent, des cyprès d'un vert qui
touchait
au noir, des chênes magnifiques, des arbousiers de haute
taille.
Partout, sur les coteaux, s'étageaient des lignes de ceps, qui
produisent,
sans trop d'infériorité, quelques crus des vignobles de
France.
Cependant,
sous l'instigation d'Ahmet, grâce à ces poignées de rou=
bles
qu'il
prodiguait, les chevaux étaient toujours prêts à s'atte=
ler
à la
chaise,
et les postillons, stimulés, coupaient par le plus court. Le
soir,
on avait dépassé la bourgade de Dorte, et quelques lieues plu=
s
loin,
on retrouvait les bords de la mer Putride.
En
cet endroit, la curieuse lagune n'est séparée de la mer d'Azof
que
par
une langue de sable peu élevée, faite d'un bourrelet de
coquilles,
dont
la largeur moyenne peut être évaluée à un quart =
de
lieue.
Cette
langue s'appelle flèche d'Arabat. Elle s'étend depuis le
village
de ce nom, au sud, jusqu'à Ghénitché, au nord,--en ter=
re
ferme,--coupée
seulement en cet endroit par une saignée de trois cents
pieds,
par laquelle entrent les eaux de la mer d'Azof, ainsi qu'il a
été
dit plus haut.
Avec
le lever du jour, le seigneur Kéraban et ses compagnons furent
entourés
de vapeurs humides, épaisses, malsaines, qui se dissipèrent
peu
à peu sous l'action des rayons solaires.
La
campagne était moins boisée, plus déserte aussi. On y
voyait paître
en
liberté des dromadaires de grande taille,--ce qui faisait de cette
contrée
comme une annexe du désert arabique. Les charrettes qui
passaient,
construites en bois, sans un seul morceau de fer,
assourdissaient
l'air en grinçant sur leurs essieux frottés de bitume.
Tout
cet aspect est assez primitif; mais, dans les maisons des
villages,
dans les fermes isolées, se retrouve encore la
générosité de
l'hospitalité
tartare. Chacun peut y entrer, s'asseoir à la table du
maître,
puiser aux plats qui y sont incessamment servis, manger à sa
faim,
boire à sa soif, et s'en aller avec un simple «merci» po=
ur
toute
rétribution.
Il va
sans dire que les voyageurs n'abusèrent jamais de la simplicit&eacut=
e;
de
ces vieilles coutumes, qui ne tarderont pas à disparaître. Ils=
laissèrent
toujours et partout, sous forme de roubles, des marques
suffisantes
de leur passage. Le soir, l'attelage, épuisé par une
longue
course, s'arrêtait à la bourgade d'Arabat, à
l'extrémité sud de
la
flèche.
Là,
sur le sable, s'élève une forteresse, au pied de laquelle les=
maisons
sont bâties pêle-mêle. Partout des massifs de fenouil,
qui
sont de véritables réceptacles à couleuvres, et des ch=
amps
de
pastèques,
dont la récolte est extrêmement abondante.
Il
était neuf heures du soir, lorsque la chaise fit halte devant une
auberge
d'assez mince apparence. Mais, il faut en convenir, c'était
encore
la meilleure de l'endroit. En ces régions perdues de la
Chersonèse,
il ne convenait pas de se montrer trop difficile.
«Neveu
Ahmet, dit le seigneur Kéraban, voilà plusieurs nuits et
plusieurs
jours que nous courons sans stationner ailleurs qu'aux
relais
de poste. Or, je ne serais pas fâché de m'étendre quelq=
ues
heures
dans un lit, fut-ce même dans un lit d'auberge.
--Et
moi, j'en serais enchanté, ajouta Van Mitten, en se redressant
sur
les reins.
--Quoi!
perdre douze heures! s'écria Ahmet. Douze heures sur un voyage
de
six semaines!
--Veux-tu
que nous entamions une discussion à ce sujet? demanda
Kéraban,
de ce ton quelque peu agressif qui lui allait si bien.
--Non,
mon oncle, non! répondit Ahmet. Du moment que vous avez besoin
de
repos....
--Oui!
j'en ai besoin, Van Mitten aussi, et Bruno, je suppose, et même
Nizib,
qui ne demandera pas mieux!
--Seigneur
Kéraban, répondit Bruno, directement interpellé, je
regarde
cette
idée comme une des meilleures que vous ayez jamais eues, surtout
si un
bon souper nous prépare à bien dormir!»
L'observation
de Bruno venait très à propos. Les provisions de la
chaise
étaient presque épuisées. Ce qui en restait, dans les
coffres,
il
importait de n'y point toucher, avant d'être arrivé à
Kertsch,
ville
importante de la presqu'île de ce nom, où elles pourraient
être
abondamment
renouvelées.
Malheureusement,
si les lits de l'auberge d'Arabat étaient à peu près
convenables,
même pour des voyageurs de cette importance, l'office
laissait
à désirer. Ils ne sont pas nombreux, les touristes qui,
n'importe
à quelle époque de l'année, s'aventurent vers les
extrêmes
confins
de la Tauride. Quelques marchands ou négociants sauniers,
dont
les chevaux ou les charrettes fréquentent la route de Kertsch &agrav=
e;
Pérékop,
tels sont les principaux chalands de l'auberge d'Arabat,
gens
peu difficiles, sachant coucher à la dure et manger ce qui se
rencontre.
Le
seigneur Kéraban et ses compagnons durent donc se contenter d'un
assez
maigre menu, c'est à dire un plat de pilaw, qui est toujours le
mets
national, mais avec plus de riz que de poulet et plus d'os de
carcasse
que de blancs d'ailes. En outre, ce volatile était si vieux,
et,
par suite, si dur, qu'il faillit résister à Kéraban
lui-même;
mais
les solides molaires de l'entêté personnage eurent raison de s=
a
coriacité,
et, en cette circonstance, il ne céda pas plus que
d'habitude.
A ce
plat réglementaire succéda une véritable terrine de
yaourtz ou
lait
caillé, qui arriva fort à propos pour faciliter la
déglutition du
pilaw;
puis, apparurent des galettes assez appétissantes, connues sous
le
nom de katlamas dans le pays.
Bruno
et Nizib furent un peu moins bien, ou un peu plus mal partagés,
comme on voudra, que leurs maîtres. Certes, leurs mâchoires auraient<= o:p>
eu
raison du plus récalcitrant des poulets; mais ils n'eurent pas
l'occasion
de les exercer. Le pilaw fut remplacé sur leur table par
une
sorte de substance noirâtre, fumée comme une plaque de
cheminée,
après
un long séjour au fond de l'âtre.
«Qu'est-ce
que cela? demanda Bruno.
--Je
ne saurais le dire, répliqua Nizib.
--Comment,
vous qui êtes du pays?...
--Je
ne suis pas du pays.
--A
peu près, puisque vous êtes turc! répondit Bruno. Eh bi=
en,
mon
camarade,
goûtez un peu à cette semelle desséchée, et vous=
me
direz ce
qu'il
faut en penser!»
Et
Nizib, toujours docile, mordit à belles dents dans le morceau de
ladite
semelle.
«Eh
bien?... demanda Bruno.
--Eh
bien, ça n'est pas bon, certes! mais ça se laisse manger tout=
de
même!
--Oui,
Nizib, quand on meurt de faim et qu'on n'a pas autre chose à se
mettre
sous la dent!»
Et
Bruno y goûta à son tour, en homme décidé, pour =
ne
pas maigrir, à
risquer
le tout pour le tout.
En
somme, cela pouvait passer, en l'aidant de quelques verres d'une
sorte
de bière alcoolisée,--ce que firent les deux convives.
Mais,
soudain, Nizib de s'écrier:
«Eh!
Allah me vienne en aide!
--Qu'est-ce
qui vous prend, Nizib?
--Si
ce que j'ai mangé là était du porc?...
--Du
porc! répliqua Bruno. Ah! c'est juste, Nizib! Un bon musulman
comme
vous ne peut se nourrir de cet excellent mais immonde animal! Eh
bien!
il me semble que, si ce mets inconnue est du porc, vous n'avez
plus
qu'une chose à faire!
--Et
laquelle?
--C'est
de le digérer tout tranquillement, maintenant qu'il est
mangé!»
Cela
ne laissait pas d'inquiéter Nizib, très observateur des lois =
du
Prophète, et, comme il se sentait la conscience profondément troublée,<= o:p>
Bruno
dut aller aux informations près du maître de l'auberge.
Nizib
fut alors rassuré et put laisser sa digestion s'accomplir sans
aucun
remords. Ce n'était même pas de la viande, c'était du
poisson,
du
shebac, une sorte de Saint-Pierre, que l'on fend en deux comme
une
morue, que l'on sèche au soleil, que l'on fume, en le suspendant
au-dessus
de l'âtre, que l'on mange cru ou à peu près, et dont il=
se
fait
une exportation considérable pour tout le littoral du port de
Rostow,
situé au fond de la pointe nord-est de la mer d'Azof.
Maîtres
et serviteurs durent donc se contenter de ce maigre souper de
l'auberge
d'Arabat. Les lits leur parurent plus durs que les coussins
de la
voiture; mais, enfin, ils n'étaient point soumis aux cahoteuses
secousses
d'une route, ils ne remuaient pas, et le sommeil qu'ils
trouvèrent
dans ces chambres peu confortables, fut suffisant pour les
remettre
de leurs précédentes fatigues.
Le
lendemain, 2 septembre, dès le soleil levant, Ahmet était sur
pied,
et
s'occupait de chercher la maison de poste, pour y prendre des
chevaux
de relais. L'attelage de la veille, surmené par une étape,
longue
et dure, n'aurait pu se remettre en route, sans avoir pris au
moins
vingt-quatre heures de repos.
Ahmet
comptait amener la chaise toute attelée à l'auberge, de mani&=
egrave;re
que
son oncle et Van Mitten n'eussent plus qu'à y monter pour suivre
le
chemin de la presqu'île de Kertsch.
La
maison de poste était bien là, à l'extrémit&eac=
ute;
du village, avec son
toit
agrémenté de ces crosses de bois qui ressemblent à des
manches
de contrebasse;
mais, de chevaux frais, il n'y avait point apparence.
L'écurie
était vide et, même à prix d'or, le maître n'aura=
it
pu en
fournir.
Ahmet,
très désappointé de ce contre-temps, revint donc &agra=
ve;
l'auberge.
Le
seigneur Kéraban, Van Mitten, Bruno et Nizib, prêts à
partir,
attendaient
que la chaise arrivât. Déjà même, l'un d'eux,--il=
est
inutile
de le nommer,--commençait à donner de visibles signes
d'impatience.
«Eh
bien, Ahmet, s'écria-t-il, tu reviens seul? Faut-il donc que nous
allions
chercher la chaise au relais?
--Ce
serait malheureusement inutile, mon oncle! répondit Ahmet. Il n'y
a
plus un seul cheval!
--Pas
de chevaux?... dit Kéraban.
--Et
nous ne pourrons en avoir que demain!
--Que
demain?...
--Oui!
C'est vingt-quatre heures à perdre!
--Vingt-quatre
heures à perdre! s'écria Kéraban, mais j'entends ne pa=
s
en
perdre dix, pas même cinq, pas même une!
--Cependant,
fit observer le Hollandais à son ami, qui se montait
déjà,
s'il n'y a pas de chevaux?...
--Il
y en aura!» répondit le seigneur Kéraban. Et sur un sig=
ne,
tous
le
suivirent.
Un
quart d'heure plus tard, ils atteignaient le relais et s'arrêtaient
devant
la porte.
Le
maître de poste se tenait sur le seuil, dans la nonchalante
attitude
d'un homme qui sait parfaitement qu'on ne pourra l'obliger à
donner
ce qu'il n'a pas.
«Vous
n'avez plus de chevaux? demanda Kéraban, d'un ton peu
accommodant
déjà.
--Je
n'ai que ceux qui vous ont amenés hier soir, répondit le
maître
de
poste, et ils ne peuvent marcher.
--Eh
pourquoi, s'il vous plaît, n'avez-vous pas de chevaux frais dans
vos
écuries?
--Parce
qu'ils ont été pris par un seigneur turc, qui se rend à=
;
Kertsch,
d'où il doit gagner Poti, après avoir traversé le Cauc=
ase.
--Un
seigneur turc, s'écria Kéraban! Un de ces Ottomans à la
mode
européenne,
sans doute! Vraiment! ils ne se contentent pas de vous
embarrasser
dans les rues de Constantinople, il faut encore qu'on les
rencontre
sur les routes de la Crimée!
--Et
quel est-il?
--Je sais qu'il se nomme le seigneur Saffar, voilà tout, répondit<= o:p>
tranquillement
le maître de poste.
--Eh
bien, pourquoi vous êtes-vous permis de donner ce qui vous
restait
de chevaux à ce seigneur Saffar? demanda Kéraban, avec
l'accent
du plus parfait mépris.
--Parce
que ce voyageur est arrivé au relais, hier matin, douze heures
avant
vous, et que les chevaux étant disponibles, je n'avais aucune
raison
pour les lui refuser.
--Il
y en avait, au contraire!...
--Il
y en avait?... répéta le maître de poste.
--Sans
doute, puisque je devais arriver!»
Que peut-on répondre à des arguments de cette valeur? Van Mitten<= o:p>
voulut
intervenir: il en fut pour une bourrade de son ami. Quant au
maître
de poste, après avoir regardé le seigneur Kéraban d'un=
air
goguenard,
il allait rentrer dans sa maison, lorsque celui-ci
l'arrêta,
en disant:
«Peu
importe, après tout! Que vous ayez des chevaux ou non, il faut
que
nous partions à l'instant!
--A
l'instant?... répondit le maître de poste. Je vous
répète que je
n'ai
pas de chevaux.
--Trouvez-en!
--Il
n'y en a pas à Arabat.
--Trouvez-en
deux, trouvez-en un, répondit Kéraban, qui commençait
à
ne
plus se posséder, trouvez-en la moitié d'un ... mais trouvez-=
en!
--Cependant,
s'il n'y en a pas?... crut devoir répéter doucement le
conciliant
Van Mitten.
--Il
faut qu'il y en ait!
--Peut-être
pourriez-vous nous procurer un attelage de mules ou
mulets?
demanda Ahmet au maître de poste.
--Soit!
des mules ou des mulets! ajouta le seigneur Kéraban. Nous
nous
en contenterons!--Je n'ai jamais vu ni mules ni mulets dans la
province!
répondit le maître de poste.
--Eh
bien, il en voit un aujourd'hui, murmura Bruno à l'oreille de son
maître,
en désignant Kéraban, et un fameux!
--Des
ânes alors?... dit Ahmet.
--Pas
plus d'ânes que de mulets!
--Pas
plus d'ânes!... s'écria le seigneur Kéraban. Ah ç=
;a!
vous
moquez-vous
de moi, monsieur le maître de poste! Comment, pas d'ânes
dans
le pays! Pas de quoi faire un attelage, quel qu'il soit? Pas de
quoi
relayer une voiture?»
Et
l'obstiné personnage, en parlant ainsi, jetait des regards
courroucés,
à droite et à gauche, sur une douzaine d'indigènes, qu=
i
s'étaient
assemblés à la porte du relais.
«Il
serait capable de les faire atteler à sa chaise! dit Bruno.
Oui!...
eux ou nous!» répondit Nizib, en homme qui connaissait bien
son
maître.
Cependant,
puisqu'il n'y avait ni chevaux, ni mulets, ni ânes, il
devenait
évident qu'on ne pourrait partir. Donc, nécessité de
se résigner à un retard de vingt-quatre heures. Ahmet, que cela<= o:p>
contrariait
autant que son oncle, allait pourtant essayer de lui faire
entendre
raison en présence de cette impossibilité absolue, lorsque le=
seigneur
Kéraban de s'écrier:
«Cent
roubles à qui me procurera un attelage!»
Un
certain frémissement courut parmi les indigènes d'Arabat. L'u=
n
d'eux
s'avança résolument.
«Seigneur
Turc, dit-il, j'ai deux dromadaires à vendre!
--Je
les achète!» répondit Kéraban.
Atteler
des dromadaires à une chaise de poste, cela ne s'était jamais=
vu.
Cela se vit cette fois.
En
moins d'une heure le marché fut conclu, et pour un bon prix. Peu
importait!
Le seigneur Kéraban en eût payé le double. Les deux
bêtes
furent
donc harnachées tant bien que mal, attelées aux brancards, et=
,
sous
la promesse d'un pourboire exceptionnel, leur ex-propriétaire,
transformé
en postillon, se campa en avant de la bosse de l'un de ces
ruminants;
puis, la chaise, au grand ébahissement de la population
d'Arabat,
mais à l'extrême satisfaction des voyageurs, descendit la
route
de Kertsch au trot allongé de son étrange attelage.
Le
soir, on arrivait sans encombre au village d'Argin, à douze lieues
d'Arabat.
Pas
de chevaux au relais, et toujours, par suite du passage du
seigneur
Saffar. Il fallut se résoudre à coucher à Argin, afin =
de
donner
quelque repos aux dromadaires.
Le
lendemain matin, 3 septembre, la chaise repartait dans les mêmes
conditions,
franchissant dans la journée la distance qui sépare Argin
du
village de Marienthal, soit dix-sept lieues, y passait la nuit,
le
quittait dès l'aube, et, dans la soirée, après une
étape de douze
lieues,
arrivait à Kertsch, sans accidents, mais non sans rudes
secousses,
dues aux coups de colliers de ces robustes bêtes, mal
dressées
à ce genre de service.
En
somme, le seigneur Kéraban et ses compagnons, partis depuis le
17
août, après dix-neuf jours de marche, avaient accompli les tro=
is
septièmes
de leur voyage,--trois cents lieues environ sur sept cents.
Ils
étaient donc dans une bonne moyenne, et, s'ils s'y maintenaient
pendant
vingt-six jours encore, jusqu'au 30 septembre courant, ils
devaient avoir achevé le tour de la mer Noire dans les délais voulus.<= o:p>
«Et
pourtant, répétait souvent Bruno à son maître, j=
'ai
la
pressentiment
que cela finira mal!
--Pour
mon ami Kéraban?
--Pour
votre ami Kéraban ... ou pour ceux qui l'accompagnent!
La
ville de Kertsch est située sur la presqu'île qui porte son no=
m,
à
l'extrémité
orientale de la Tauride. Elle est assise en croissant sur
la
côte nord de cette langue de terre. Un mont, sur lequel s'élev=
ait
autrefois
l'acropole, la domine majestueusement. C'est le mont
Mithridate.
Le nom de ce terrible et implacable ennemi des Romains,
qui
faillit les chasser de l'Asie, ce général audacieux, ce
polyglotte
émérite,
ce toxicologue légendaire, a justement sa place au front
d'une
cité qui fut la capitale du royaume du Bosphore. C'est là que=
ce
roi
de Pont, ce terrible Eupator, se fit percer de l'épée d'un so=
ldat
gaulois,
après avoir vainement tenté d'empoisonner ce corps de fer,
qu'il
avait habitué aux poisons.
Tel fut
le petit cours d'histoire que Van Mitten, pendant une
demi-heure
de halte, crut devoir faire à ses compagnons. Ce qui lui
attira
cette réponse de son ami Kéraban:
«Mithridate
n'était qu'un maladroit!
--Et
pourquoi? demanda Van Mitten.
--S'il
voulait s'empoisonner sérieusement, il n'avait qu'a aller dîne=
r
à
notre auberge d'Arabat!»
Là-dessus,
le Hollandais ne crut pas devoir continuer l'éloge de
l'époux
de la belle Monime; mais il se promit bien de visiter sa
capitale,
pendant les quelques heures qui lui seraient laissées.
La chaise traversa la ville, avec son singulier équipage, pour la plus<= o:p>
grande surprise d'une population hybride, composée de juifs en très<= o:p>
grand
nombre, de Tatars, de Grecs et même de Russes,--en tout une
douzaine
de mille habitants.
Le
premier soin d'Ahmet, en arrivant à l'Hôtel Constantin, fut de=
s'enquérir
s'il pourrait se procurer des chevaux pour le lendemain
matin.
A son extrême satisfaction, ils ne manquaient point, cette
fois,
aux écuries de la maison de poste.
«Il
est heureux, fit observer Kéraban, que le seigneur Saffar n'ait
pas
tout pris à ce relais!»
Mais
le peu endurant oncle d'Ahmet n'en garda pas moins une vive
rancune
à l'égard de cet importun, qui se permettait de le devancer
sur
les routes et de lui prendre ses chevaux.
En
tout cas, comme il n'avait plus l'emploi des dromadaires, il
les
revendit à un chef de caravane, qui partait pour le détroit
d'Iénikalé;
mais il ne les vendit vivants que pour la prix qu'on les
eût
achetés morts. De là, une perte assez sensible que le rancuni=
er
Kéraban
porta, in petto, au passif du seigneur Saffar.
Il va
sans dire que ce Saffar n'était point à Kertsch,--ce qui
lui
évita sans doute une discussion des plus sérieuses avec son
concurrent.
Depuis deux jours, il avait quitté la ville, pour prendre
le
chemin du Caucase. Circonstance heureuse, puisqu'il ne
précéderait
plus
des voyageurs décidés à suivre la route du littoral.
Un
bon souper à l'Hôtel Constantin, une bonne nuit dans des chamb=
res
assez
confortables, firent oublier les ennuis passés aux maîtres
aussi
bien qu'aux serviteurs. Aussi, une lettre, adressée par Ahmet &agrav=
e;
Odessa,
put-elle dire que le voyage s'accomplissait régulièrement.
Comme
le départ n'avait été décidé pour le
lendemain, 5 septembre,
qu'à
dix heures du matin, le consciencieux Van Mitten se leva en même
temps
que le soleil, afin de visiter la ville. Il trouva, cette fois,
Ahmet
prêt à l'accompagner.
Tous
deux s'en allèrent donc à travers les larges rues de Kertsch,=
bordées
de trottoirs dallés, où fourmillaient des chiens vagabonds,
qu'un
bohémien, exécuteur patenté de ces basses oeuvres, est
chargé
d'assommer
à coups de bâton. Mais, sans doute, le bourreau avait pass&eac=
ute;
une
partie de la nuit à boire, car Ahmet et le Hollandais eurent
quelque
peine à échapper aux crocs de ces dangereuses bêtes.
Le quai de pierre, construit sur la mer, au fond de la baie formée par<= o:p>
un
retour de la côte, qui se prolonge jusqu'aux rives du détroit,=
leur
permit de se promener plus aisément. Là s'élève=
nt
le palais du
gouverneur
et la maison de la douane. Un peu au large, par suite du
manque
d'eau, sont mouillés les navires, auxquels le port de Kertsch
offre
un bon ancrage, non loin du lazaret. Ce port est devenu assez
commerçant,
depuis la cession de la ville à la Russie en 1774, et on
y trouve
un vaste entrepôt de ce sel que fournissent les salines de
Pérékop.
«Avons-nous
le temps de monter là? dit Van Mitten, en désignant le
mont
Mithridate, sur lequel se dresse actuellement un temple grec,
enrichi
des dépouilles de ces tumuli, si nombreux dans la province de
Kertsch,--temple
qui a remplacé l'antique acropole.
--Hum!
fit Ahmet, il ne faudrait pas risquer de faire attendre l'oncle
Kéraban!
--Ni
son neveu! répondit en souriant Van Mitten.
--Il
est bien vrai, reprit Ahmet, que pendant tout ce voyage, je ne
songe
guère qu'à notre prochain retour à Scutari!--Vous me
comprenez,
monsieur
Van Mitten?
--Oui...,
je comprends, mon jeune ami, répondit le Hollandais, et
pourtant
le mari de madame Van Mitten aurait bien le droit de ne pas
vous
comprendre!»
Sur
cette réflexion, trop justifiée par les épreuves du
ménage de
Rotterdam,
tous deux commencèrent à gravir le mont Mithridate, ayant
encore
deux heures devant eux avant le départ.
De ce
point élevé, une vue magnifique s'étend sur la baie de=
Kertsch.
Dans le sud se dessine l'angle extrême de la presqu'île. Vers l'est<= o:p>
s'arrondissent
les deux langues de terre qui entourent la baie de
Taman,
au delà du détroit d'Iénikalé. Le ciel, assez p=
ur,
permettait
d'apercevoir
alors les divers accidents de la contrée, et ces
khourghans,
ou tombeaux anciens, dont la campagne est couverte
jusqu'en
ses moindres collines de corallites.
Lorsque
Ahmet jugea que le moment était venu de regagner l'hôtel, il
montra
à Van Mitten un escalier monumental, orné de balustres, qui
descend
du mont Mithridate à la ville et aboutit à la place du
marché.
Un
quart d'heure plus tard, tous deux rejoignaient le seigneur
Kéraban,
lequel essayait vainement de discuter avec son hôte, un Tatar
des
plus placides. Il était temps d'arriver, car il eût fini par s=
e
fâcher
en ne trouvant point l'occasion de se mettre en colère.
La
chaise était là, attelée de bons chevaux d'origine
persane, dont il
se
fait un important commerce à Kertsch. Chacun reprit sa place, et
on
partit au galop d'un attelage qui ne fit point regretter le trot
fatigant
des dromadaires.
Ahmet
n'était pas sans éprouver une certaine inquiétude en
approchant
du
détroit. On se rappelle, en effet, ce qui s'était passé=
;,
lorsque
l'itinéraire
fut modifié à Kherson. Sur les instances de son neveu,
le
seigneur Kéraban avait consenti à ne point faire le tour de la
mer
d'Azof,
afin de couper au plus court par la Crimée. Mais, ce faisant,
il
devait penser que la terre ferme ne lui manquerait en aucun point
du
parcours. Il se trompait, et Ahmet n'avait rien fait pour dissiper
son
erreur.
On
peut être un très bon Turc, un excellent négociant en
tabacs, et
ne
pas connaître à fond la géographie. L'oncle d'Ahmet dev=
ait
probablement
ignorer que l'écoulement de la mer d'Azof dans la mer
Noire
se fait par un large sund, cet antique Bosphore cimmérien, qui
porte
le nom de détroit d'Iénikalé, et que, par
conséquent, il lui
faudrait forcément traverser ce détroit, entre la presqu'île de<= o:p>
Kertsch
et la presqu'île de Taman.
Or, le seigneur Kéraban avait pour la mer une répugnance que son<= o:p>
neveu
connaissait de longue date. Que dirait-il donc, lorsqu'il se
trouverait
en face de cette passe, si, à cause des courants ou du peu
de
profondeur des eaux, il fallait la franchir dans sa plus grande
largeur, qui peut être estimée à vingt milles? Et s'il refusait<= o:p>
obstinément
de s'y aventurer? Et s'il prétendait remonter toute la
côte
orientale de la Crimée pour suivre le littoral de la mer d'Azof
jusqu'aux
premiers contreforts du Caucase? Quelle prolongation
de voyage! Que de temps perdu! Que d'intérêts compromis! Comment<= o:p>
serait-on
à Scutari pour la date du 30 septembre?
Voilà
quelles réflexions se faisait Ahmet, pendant que la chaise
roulait
à travers la presqu'île. Avant deux heures, elle aurait
atteint
le détroit, et l'oncle saurait à quoi s'en tenir.
Convenait-il,
dès à présent, de le préparer à cette gr=
ave
éventualité?
Mais,
alors, que d'adresse à déployer pour que la conversation ne
dégénérât
pas en discussion, et de discussion en dispute! Si le
seigneur
Kéraban s'entêtait, rien ne le ferait démordre de son
idée,
et,
bon gré, mal gré, il obligerait la chaise de poste à
reprendre le
chemin
de Kertsch.
Ahmet
ne savait donc à quel parti s'arrêter. S'il avouait sa ruse, i=
l
risquait
de mettre son oncle hors de lui! Ne vaudrait-il pas mieux,
dût-il
passer lui-même pour un ignorant, feindre la plus parfaite
surprise,
en trouvant un détroit là où l'on croyait trouver la t=
erre
ferme?
«Qu'Allah
me vienne en aide! se dit Ahmet.
Et il
attendit avec résignation que le Dieu des musulmans voulût bie=
n
le
tirer d'affaire.
La
presqu'île de Kertsch est divisée par une longue tranché=
;e,
faite
aux
temps antiques, qu'on appelle le rempart d'Akos. La route, qui
la
suit en partie, est assez bonne depuis la ville jusqu'au lazaret;
puis,
elle devient difficile et glissante, en descendant les pentes
vers
le littoral.
L'attelage
ne put donc marcher très rapidement pendant la matinée,--ce
qui
permit à Van Mitten de prendre un aperçu plus complet de cett=
e
portion
de la Chersonèse.
En
somme, c'était la steppe russe, dans toute sa nudité. Quelque=
s
caravanes
la traversaient et venaient chercher abri le long du rempart
d'Akos,
campant avec tout le pittoresque d'une halte orientale.
D'innombrables
khourghans couvraient la campagne et lui donnaient
l'aspect
peu récréatif d'un immense cimetière. C'étaient
autant de
tombeaux
que les antiquaires avaient fouillés jusque dans leurs
profondeurs,
et dont les richesses, vases étrusques, pierres de
cénotaphes,
bijoux anciens, ornent maintenant les murs du temple et
les
salles du musée de Kertsch.
Vers
midi, apparut à l'horizon une grosse tour carrée, flanqu&eacu=
te;e
de
quatre
tourelles: c'était le fort qui s'élève au nord de la
bourgade
d'Iénikalé.
Dans
le sud, à l'extrémité de la baie de Kertsch, se dessin=
ait
le cap
Au-Bouroum,
dominant le littoral de la mer Noire. Puis, le détroit
s'ouvrait
avec les deux pointes, qui forment le liman ou baie de
Taman.
Au lointain, les premiers profils du Caucase, sur la côte
asiatique,
faisaient comme un cadre gigantesque au Bosphore cimmérien.
Il
est bien certain que ce détroit ressemblait à un bras de mer,
à
ce
point que Van Mitten, qui connaissait les antipathies de son ami
Kéraban,
regarda Ahmet d'un air très étonné.
Ahmet
lui fit signe de se taire. Très heureusement, l'oncle
sommeillait
alors, et ne voyait rien des eaux de la mer Noire et de
la
mer d'Azof, qui se confondent dans ce sund, dont la partie la plus
étroite
mesure de cinq à six milles de large.
«Diable!»
se dit Van Mitten.
Il
était vraiment fâcheux que le seigneur Kéraban ne f&uci=
rc;t
pas né
quelque
cent ans plus tard! Si son voyage s'était fait à cette
époque,
Ahmet
n'aurait pas eu sujet d'être inquiet, comme il l'était en ce
moment.
En
effet, ce détroit tend à s'ensabler, et finira, avec
l'agglomération
des sables coquilliers, par ne plus être qu'un étroit
chenal
à courant rapide. Si, il y a cent cinquante ans, les vaisseaux
de
Pierre le Grand avaient pu le franchir pour aller assiéger Azof,
maintenant,
les bâtiments de commerce sont forcés d'attendre que les
eaux,
refoulées par les vents du sud, leur donnent une profondeur de
dix
à douze pieds.
Mais
on était en l'an 1882 et non en l'un 2000, et il fallait accepter
les
conditions hydrographiques telles qu'elles se présentaient.
Cependant,
la chaise avait descendu les pentes, qui aboutissent à
Iénikalé, faisant partir d'assourdissantes volées d'outardes, remisées<= o:p>
dans
les grandes herbes. Elle s'arrêta à la principale auberge de l=
a
bourgade,
et le seigneur Kéraban se réveilla.
«Nous
sommes au relais? demanda-t-il.
--Oui!
au relais d'Iénikalé,» répondit simplement Ahmet=
.
Tous
mirent pied à terre et entrèrent dans l'auberge, pendant que =
la
voiture
regagnait la maison de poste. De là, elle devait se rendre au
quai
d'embarquement, où se trouve le bac, destiné au transport des=
voyageurs à pied, à cheval, en charrette, et même au passage des<= o:p>
caravanes
qui vont d'Europe en Asie ou d'Asie en Europe.
Iénikalé
est une bourgade où se fait un lucratif commerce de sel, de
caviar,
de suif, de laine. Les pêcheries d'esturgeons et de turbots
occupent
une partie de sa population, qui est presque entièrement
grecque.
Les marins s'adonnent au petit cabotage du détroit et du
littoral
voisin sur de légères embarcations, gréées de d=
eux
voiles
latines. Iénikalé se trouve dans une importante situation
stratégique,--ce
qui explique pourquoi les Russes l'ont fortifiée,
après
l'avoir enlevée aux Turcs en 4771. C'est une des portes de
la mer Noire, qui, sur ce point, a deux clefs de sûreté: la clef<= o:p>
d'Iénikalé,
d'un côté, la clef de Taman, de l'autre.
Après
une demi-heure de halte, le seigneur Kéraban donna à ses
compagnons
le signal du départ, et ils se dirigèrent vers le quai o&ugra=
ve;
les
attendait le bac.
Tout
d'abord, les regards de Kéraban se portèrent à droite,
à gauche,
et
une exclamation lui échappa.
«Qu'avez-vous,
mon oncle? demanda Ahmet, qui ne se sentait point à
l'aise.
--C'est
une rivière, cela? dit Kéraban, en montrant le détroit=
.
--Une
rivière, en effet! répondit Ahmet, qui crut devoir laisser so=
n
oncle
dans l'erreur.
--Une
rivière!...» s'écria Bruno.
Un
signe de son maître lui fit comprendre qu'il devait ne pas insister
sur
ce point.
«Mais
non! C'est un....» dit Nizib.
Il ne
put achever. Un violent coup de coude de son camarade Bruno
lui
coupa la parole, au moment où il allait qualifier, comme elle le
méritait,
cette disposition hydrographique.
Cependant,
le seigneur Kéraban regardait toujours cette rivière, qui
lui
barrait la route.
«Elle
est large! dit-il.
--En
effet ... assez large ... par suite de quelque crue,
probablement!
répondit Ahmet.
--Crue
... due à la fonte des neiges!, ajouta Van Mitten, pour appuyer
son
jeune ami.
--La
fonte des neiges ... au mois de septembre? dit Kéraban, en se
retournant
vers le Hollandais.
--Sans
doute ... la fonte des neiges ... des vieilles neiges ... les
neiges
du Caucase! répondit Van Mitten, qui ne savait plus trop ce
qu'il
disait.
--Mais
je ne vois pas de pont qui permette de franchir cette rivière?
reprit
Kéraban.
--En
effet, mon oncle, il n'y en a plus! répondit Ahmet, en se faisant
une
longue-vue de ses deux mains à demi fermées, comme pour mieux=
apercevoir
le prétendu pont de la prétendue rivière.
--Cependant,
il devrait y avoir un pont ... dit Van Mitten. Mon guide
mentionne
l'existence d'un pont....
--Ah!
votre guide mentionne l'existence d'un pont?... répliqua
Kéraban,
qui, fronçant les sourcils, regardait en face son ami Van
Mitten.
--Oui
... ce fameux pont ... dit en balbutiant le Hollandais.... Vous
savez
bien ... le Pont-Euxin ... Pontus Axenos des anciens....
--Tellement
ancien, répliqua Kéraban, dont les paroles sifflaient
entre
ses lèvres à demi serrées, qu'il n'aura pu rési=
ster
à la crue
produite
par la fonte des neiges ... des vieilles neiges....
--Du Caucase!» put ajouter Van Mitten, mais il était à bout<= o:p>
d'imagination.
Ahmet
se tenait un peu à l'écart. Il ne savait plus que répo=
ndre
à son
oncle,
ne voulant pas provoquer une discussion qui aurait évidemment
mal
tourné.
«Eh
bien, mon neveu, dit Kéraban d'un ton sec, comment ferons-nous
pour
passer cette rivière, puisqu'il n'y a pas ou puisqu'il n'y a plus
de
pont?--Oh! nous trouverons bien un gué! dit négligemment Ahme=
t.
Il
y a
si peu d'eau!...
--A
peine de quoi se mouiller les talons!... ajouta le Hollandais, qui
certainement
aurait mieux fait de se taire.
--Eh
bien, Van Mitten, s'écria Kéraban, retroussez votre pantalon,=
entrez
dans cette rivière, et nous vous suivons!
--Mais
... je....
--Allons!...
retroussez!... retroussez!»
Le
fidèle Bruno crut devoir intervenir pour tirer son maître de c=
ette
mauvaise
passe.
«C'est
inutile, seigneur Kéraban, dit-il. Nous passerons sans nous
mouiller
les pieds. Il y a un bac.
--Ah!
il y a un bac? répondit Kéraban. Il est vraiment heureux qu'o=
n
ait
songé à installer un bac sur cette rivière ... pour
remplacer le
pont
emporté ... ce fameux Pont-Euxin!... Pourquoi ne pas avoir dit
plus
tôt qu'il y avait un bac?--Et où est-il, ce bac?
--Le
voici, mon oncle, répondit Ahmet, en montrant le bac amarré a=
u
quai.
Notre voiture est déjà dedans!
--Vraiment!
Notre voiture est déjà...?
--Oui!
tout attelée!
--Tout
attelée?--Et qui a donné l'ordre?
--Personne,
mon oncle! répondit Ahmet. Le maître de poste l'y a
conduite
lui-même ... comme il fait toujours....
--Depuis
qu'il n'y a plus de pont, n'est-ce pas?
--D'ailleurs,
mon oncle, il n'y avait pas d'autre moyen de continuer
notre
voyage!
--Il
y en avait un autre, neveu Ahmet! Il y avait à revenir sur ses
pas
et à faire le tour de la mer d'Azof par le nord!
--Deux
cents lieues de plus, mon oncle! Et mon mariage? Et la date du
trente?
Avez-vous donc oublié le trente?...
--Point!
mon neveu, et avant cette date, je saurai bien être de
retour!
Partons!»
Ahmet
eut un instant d'émotion bien vive. Son oncle allait-il mettre
à
exécution ce projet insensé de revenir sur ses pas à
travers la
presqu'île?
Allait-il, au contraire, prendre place dans le bac et
traverser
le détroit d'Iénikalé?
Le
seigneur Kéraban s'était dirigé vers le bac. Van Mitte=
n,
Ahmet,
Nizib et Bruno le suivaient, ne voulant donner aucun prétexte à la<= o:p>
violente
discussion qui menaçait d'éclater.
Kéraban,
pendant une longue minute, s'arrêta sur le quai a regarder
autour
de lui.
Ses
compagnons s'arrêtèrent.
Kéraban
entra dans le bac.
Ses
compagnons y entrèrent à sa suite.
Kéraban
monta dans la chaise de poste.
Les
autres y montèrent à sa suite.
Puis
le bac fut démarré, il déborda, et le courant le porta
vers la
côte
opposée.
Kéraban
ne parlait pas, et chacun imitait son silence.
Les
eaux étaient heureusement fort calmes, et les bateliers n'eurent
aucune
peine à diriger leur bac, tantôt au moyen de longues gaffes,
tantôt
avec de larges pelles, suivant les exigences du fond.
Cependant,
il y eut un moment où l'on put craindre que quelque
accident
se produisit.
En
effet, un léger courant, détourné par la flèche=
sud
de la baie de
Taman,
avait saisi obliquement le bac. Au lieu d'atterrir à cette
pointe,
il fut menacé d'être entraîné jusqu'au fond de la
baie. C'eût
été
cinq lieues à franchir au lieu d'une, et le seigneur Kéraban,=
dont
l'impatience se manifestait visiblement, allait peut-être donner
l'ordre
de revenir en arrière.
Mais
les bateliers, auxquels Ahmet, avant l'embarquement, avait dit
quelques
mots,--le mot rouble plusieurs fois
répété,--manoeuvrèrent si
adroitement,
qu'ils se rendirent maîtres du bac.
Aussi,
une heure après avoir quitté le quai d'Iénikalé,
voyageurs,
chevaux
et voiture accostaient-ils l'extrémité de cette flèche=
méridionale,
qui prend en russe le nom de Ioujnaïa-Kossa.
La
chaise débarqua sans difficulté, et les mariniers reçu=
rent
un
nombre
respectable de roubles.
Autrefois,
la flèche formait deux îles et une presqu'île,
c'est-à-dire
qu'elle
était coupée en deux endroits par un chenal, et il eût
été
impossible
de la traverser en voiture. Mais ces coupures sont comblées
maintenant.
Aussi, l'attelage put-il enlever d'un trait les quatres
verstes
qui séparent la pointe de la bourgade de Taman.
Une
heure après, il faisait son entrée dans cette bourgade, et le=
seigneur
Kéraban se contentait de dire, en regardant son neveu:
«Décidément,
les eaux de la mer d'Azof et les eaux de la mer Noire ne
font
pas trop mauvais ménage dans le détroit
d'Iénikalé!»
Et ce
fut tout, et plus jamais il ne fut question ni de la rivière du
neveu
Ahmet, ni du Pont-Euxin de l'ami Van Mitten.
peu
confortables, ses chaumes décolorés par l'action du temps, so=
n
église
de bois, dont le clocher est incessamment enveloppé dans un
épais
tournoiement de faucons.
La
chaise ne fit que traverser
ni le
poste militaire, qui est important, ni la forteresse de
Phanagorie,
ni les ruines de Tmoutarakan.
Si
Kertsch est grecque par sa population et ses coutumes, Taman, elle,
est
cosaque. De là, un contraste que le Hollandais ne put observer
qu'au
passage.
La
chaise, prenant invariablement par les routes les plus courtes,
suivit,
pendant une heure, le littoral sud de la baie de Taman. Ce fut
assez
pour que les voyageurs pussent reconnaître que c'était l&agrav=
e;
un
extraordinaire
pays de chasse,--tel qu'il ne s'en rencontre peut-être
pas
de pareil en aucun autre point du globe.
En
effet, pélicans, cormorans, grèbes, sans compter des bandes
d'outardes,
se remisaient dans ces marécages en quantités vraiment
incroyables.
«Je
n'ai jamais tant vu de gibier d'eau! fit justement observer Van
Mitten.
On pourrait tirer un coup de fusil au hasard sur ces marais!
Pas
un grain de plomb ne serait perdu!»
Cette
observation du Hollandais n'amena aucune discussion. Le seigneur
Kéraban
n'était point chasseur, et, en vérité, Ahmet songeait
à tout
autre
chose.
Il
n'y eut un commencement de contestation qu'à propos d'une volé=
;e
de
canards que l'attelage fit partir, au moment où il laissait le
littoral
sur la gauche pour obliquer vers le sud-est.
«En
voilà une compagnie! s'écria Van Mitten. Il y a même,
là tout un
régiment!
--Un
régiment? Vous voulez dire une armée! répliqua
Kéraban, qui
haussa
les épaules.
--Ma
foi, vous avez raison! reprit Van Mitten. Il y a bien là cent
mille
canards!
--Cent
mille canards! s'écria Kéraban. Si vous disiez deux cent mill=
e?
--Oh!
deux cent mille!
--Je
dirais même trois cent mille, Van Mitten, que je serais encore
au-dessous
de la vérité!
--Vous
avez raison, ami Kéraban,» répondit prudemment le
Hollandais,
qui
ne voulut pas exciter son compagnon à lui jeter un million de
canards
à la tête.
Mais,
en somme, c'était lui qui disait vrai. Cent mille canards,
c'est
déjà une belle passée, mais il n'y en avait pas moins =
dans
ce
prodigieux
nuage de volatiles qui promena une immense ombre sur la
baie
en se développant devant le soleil.
Le
temps était assez beau, la route suffisamment carrossable.
L'attelage
marcha rapidement, et les chevaux des divers relais ne se
firent
point attendre. Il n'y avait plus de seigneur Saffar, devançant
les
voyageurs sur le chemin de la presqu'île.
Il va
sans dire que la nuit qui venait, on la passerait tout entière
à
courir vers les premiers contreforts du Caucase, dont la masse
apparaissait
confusément à l'horizon. Puisque la nuitée avait
été
complète
à l'hôtel de Kertsch, c'était bien le moins que personn=
e ne
songeât
à quitter la chaise avant trente-six heures.
Cependant,
vers le soir, à l'heure du souper, les voyageurs
s'arrêtèrent
devant un des relais, qui était en même temps une
auberge.
Ils ne savaient trop ce que seraient les ressources du
littoral
caucasien, et si l'on trouverait aisément a s'y nourrir.
Donc,
c'était prudence que d'économiser les provisions faites &agra=
ve;
Kertsch.
L'auberge
était médiocre, mais les vivres n'y manquaient pas. A ce
sujet,
il n'y eut point à se plaindre.
Seulement,
détail caractéristique, l'hôtelier, soit défianc=
e
naturelle,
soit habitude du pays, voulut faire tout payer au fur et à
mesure
de la consommation.
Ainsi,
lorsqu'il apporta du pain:
«C'est
dix kopeks» dit-il. [note: Le kopek est une monnaie de cuivre
qui
vaut quatre centimes.]
Et
Ahmet dut donner dix kopeks.
Et,
lorsque les oeufs furent servis:
«C'est
quatre-vingts kopeks!»
Et
Ahmet dut payer les quatre-vingts kopeks demandés.
Pour
le kwass, tant! pour les canards, tant! pour le sel, oui! pour le
sel,
tant!
Et
Ahmet de s'exécuter.
Il n'y eut pas jusqu'à la nappe, jusqu'aux serviettes, jusqu'aux bancs<= o:p>
qu'il
fallut régler séparément et d'avance, même les
couteaux, les
verres,
les cuillers, les fourchettes, les assiettes.
On le
comprend, cela ne pouvait tarder à agacer le seigneur Kéraban=
,
si
bien qu'il finit par acheter en bloc les divers ustensiles
nécessaires
à son souper, mais non sans de vives objurgations, que
l'hôtelier reçut, d'ailleurs, avec une impassibilité qui eût fait<= o:p>
honneur
à Van Mitten.
Puis,
le repas acheté, Kéraban retrocéda ces objets, qui lui
furent
repris
avec cinquante pour cent de perte.
«Il
est encore heureux qu'il ne vous fasse pas payer la digestion!
dit-il.
Quel homme! Il serait digne d'être ministre des finances de
l'empire
ottoman! En voilà un qui saurait taxer chaque coup de rames
des
caïques du Bosphore!»
Mais,
on avait assez convenablement soupe, c'était l'important, ainsi
que
le fit observer Bruno, et l'on partit, lorsque la nuit était
déjà
faite,--une
nuit sombre et sans lune.
C'est
une impression toute particulière, mais qui n'est pas sans
charme,
que de se sentir emporté au trot soutenu d'un attelage, au
milieu
d'une obscurité profonde, à travers un pays inconnu, où
les
villages
sont très éloignés les uns des autres, les rares ferme=
s
disséminées
dans la steppe à de grandes distances. Le grelot des
chevaux,
le cadencement irrégulier de leurs sabots sur le sol, le
grincement
des roues à la surface des terrains sablonneux, leur choc
aux
ornières de chemins fréquemment ravinés par les pluies,
les
claquements
de fouet du postillon, les lueurs des lanternes, qui se
perdent
dans l'ombre, lorsque la route est plane, ou s'accrochent
vivement
aux arbres, aux blocs de pierre, aux poteaux indicateurs,
dressés
sur les remblais de la chaussée, tout cela constitue un
ensemble
de bruits divers et de visions rapides, auxquels peu de
voyageurs
sont insensibles. On les entend, ces bruits, on les voit,
ces
visions, à travers une demi-somnolence, qui leur prête un
éclat
quelque
peu fantastique.
Le
seigneur Kéraban et ses compagnons ne pouvaient échapper &agr=
ave;
ce
sentiment,
dont l'intensité est par instant très grande. A travers les
vitres
antérieures du coupé, les yeux à demi fermés, i=
ls
regardaient
les
grandes ombres de l'attelage, ombres capricieuses, démesurées=
,
mouvantes,
qui se développaient en avant sur la route vaguement
éclairée.
Il
devait être environ onze heures du soir, quand un bruit singulier
les
tira de leur rêverie. C'était une sorte de sifflement, compara=
ble
à
celui que produit l'eau de Seltz en s'échappant de la bouteille,
mais
décuplé. On eût dit plutôt que quelque
chaudière laissait
échapper
sa vapeur comprimée par son tuyau de vidange.
L'attelage
s'était arrêté. Le postillon éprouvait de la pei=
ne
à
maîtriser
ses chevaux. Ahmet, voulant savoir à quoi s'en tenir, baissa
rapidement
les vitres et se pencha au dehors.
«Qu'y
a-t-il donc? Pourquoi ne marchons-nous plus? demanda-t-il. D'où
vient
ce bruit?
--Ce
sont les volcans de boue, répondit le postillon.
--Des
volcans de boue? s'écria Kéraban. Qui a jamais entendu parler=
de
volcans de boue? En vérité, c'est une plaisante route que tu nous as<= o:p>
fait
prendre là, neveu Ahmet!
Seigneur
Kéraban, vous et vos compagnons, vous feriez bien de
descendre,
dit alors le postillon.
--Descendre!
descendre!
--Oui!...
Je vous engage à suivre la chaise à pied, pendant que nous
traverserons
cette région, car je ne suis pas maître de mes chevaux,
et
ils pourraient s'emporter.
--Allons,
dit Ahmet, cet homme a raison. Il faut descendre.
--Ce
sont cinq ou six verstes à faire, ajouta le postillon, peut êt=
re
huit,
mais pas plus!
--Vous
décidez-vous, mon oncle? reprit Ahmet.
--Descendons,
ami Kéraban, dit Van Mitten. Des volcans de boue?... Il
faut
voir ce que cela peut être!»
Le
seigneur Kéraban se décida, non sans protester. Tous mirent p=
ied
à
terre;
puis, marchant derrière la chaise qui n'avançait qu'au pas, i=
ls
la
suivirent à la lueur des lanternes.
La
nuit était extrêmement sombre. Si le Hollandais espérait
voir, si
peu
que ce fût, des phénomènes naturels signalés par=
le
postillon, il
se trompait; mais, quant à ces sifflements singuliers qui emplissaient<= o:p>
parfois
l'air d'une rumeur assourdissante, il eût été difficile=
de
ne
pas
les entendre, à moins d'être sourd.
En
somme, s'il avait fait jour, voici ce qu'on aurait vu: une steppe
boursouflée,
sur une grande étendue, de petits cônes d'éruption,
semblables
à ces fourmilières énormes qui se rencontrent en certa=
ines
parties
de l'Afrique équatoriale. De ces cônes s'échappent des
sources
gazeuses
et bitumineuses, effectivement désignées sous le nom de
«volcans
de boue», bien que l'action volcanique n'intervienne en
aucune
façon dans la production du phénomène. C'est uniquemen=
t un
mélange
de vase, de gypse, de calcaire, de pyrite, de pétrole même,
qui,
sous la poussée du gaz hydrogène carboné, parfois
phosphoré,
s'échappe
avec une certaine violence. Ces tumescences qui s'élèvent
peu
à peu, se découronnent pour laisser fuir la matière
éruptive, et
s'affaissent
ensuite, quand ces terrains tertiaires de la presqu'île
se
sont vidés dans un espace de temps plus ou moins long.
Le
gaz hydrogène, qui se produit dans ces conditions, est dû &agr=
ave;
la
décomposition
lente mais permanente du pétrole, mélangé à ces
diverses
substances.
Les parois rocheuses, dans lesquelles il est renfermé,
finissent
par se briser sous l'action des eaux, eaux de pluie ou
eaux
de sources, dont les infiltrations sont continues. Alors,
l'épanchement
se fait, ainsi qu'on l'a très bien dit, à la manière
d'une
bouteille emplie d'un liquide mousseux, que l'élasticité du g=
az
vide
complètement.
Ces
cônes de déjections s'ouvrent en grand nombre à la surf=
ace
de
la
presqu'île de Taman. On les rencontre aussi sur les terrains
semblables
de la presqu'île de Kertsch, mais non dans le voisinage de
la
route suivie par la chaise de poste,--ce qui explique pourquoi les
voyageurs
n'en avaient rien aperçu.
Cependant,
ils passaient entre ces grosses loupes, empanachées de
vapeurs,
au milieu de ces jaillissements de boue liquide, dont le
postillon
leur avait tant bien que mal expliqué la nature. Ils en
étaient
si rapprochés parfois, qu'ils recevaient en plein visage ces
souffles
de gaz, d'une odeur caractéristique, comme s'ils se fussent
échappés
du gazomètre d'une usine.
«Eh,
dit Van Mitten, en reconnaissant la présence du gaz d'éclaira=
ge,
voilà
un chemin qui n'est pas sans danger! Pourvu qu'il ne se produise
pas
quelque explosion.
--Mais
vous avez raison, répondit Ahmet. Il faudrait, par précaution=
,
éteindre...»
L'observation
que faisait Ahmet, le postillon, habitué à traverser
cette
région, se l'était faite aussi, sans doute, car les lanternes=
de
la
chaise s'éteignirent soudain.
«Attention
à ne pas fumer, vous autres! dit Ahmet, en s'adressant à
Bruno
et à Nizib.
--Soyez
tranquille, seigneur Ahmet! répondit Bruno. Nous ne tenons
point
à sauter!
--Comment,
s'écria Kéraban, voilà maintenant qu'il n'est pas perm=
is de
fumer
ici?
--Non,
mon oncle, répondit vivement Ahmet, non..., pendant quelques
verstes
du moins!
--Pas
même une cigarette? ajouta l'entêté, qui roulait
déjà entre ses
doigts
une bonne pincée de tombéki avec l'adresse d'un vieux fumeur.=
--Plus
tard, ami Kéraban, plus tard ... dans notre intérêt
à tous! dit
Van
Mitten. Il serait aussi dangereux de fumer sur cette steppe qu'au
milieu
d'une poudrière.
--Joli
pays! murmura Kéraban. Je serais bien étonné si les
marchands
de
tabac y faisaient fortune! Allons, neveu Ahmet, quitte à se
retarder
de quelques jours, mieux eût valu contourner la mer d'Azof!»
Ahmet
ne répondit rien. Il ne voulait point recommencer une discussion
à
ce sujet. Son oncle, tout grommelant, remit la pincée de tombé=
;ki
dans
sa poche, et ils continuèrent à suivre la chaise, dont la mas=
se
informe
se dessinait à peine au milieu de cette profonde obscurité.
Il
importait donc de ne marcher qu'avec une extrême précaution, a=
fin
d'éviter
les chutes. La route, ravinée par places, n'était pas sû=
;re
au
pied. Elle montait légèrement en gagnant vers l'est. Heureusement,<= o:p>
à
travers cette atmosphère embrumée, il n'y avait pas un souffl=
e de
vent.
Aussi, les vapeurs s'élevaient-elles droit dans l'air, au lieu
de se
rabattre sur les voyageurs,--ce qui les eût fort incommodés.
On
alla ainsi pendant une demi-heure environ, à très petits pas.=
En
avant,
les chevaux hennissaient et se cabraient toujours. Le postillon
avait
peine à les tenir. Les essieux de la chaise criaient, lorsque
les
roues glissaient dans quelque ornière; mais elle était solide=
,
on le
sait, et avait déjà fait ses preuves dans les marécage=
s du
bas
Danube.
Un
quart d'heure encore, et la région des cônes d'éruption
serait
certainement
franchie.
Tout
à coup, une vive lueur se produisit sur le côté gauche =
de
la
route.
Un des cônes venait de s'allumer et projetait une flamme
intense.
La steppe en fut éclairée dans le rayon d'une verste.
«On
fume donc!» s'écria Ahmet, qui marchait un peu en avant de ses=
compagnons
et recula précipitamment.
Personne
ne fumait.
Soudain,
les cris du postillon se firent entendre en avant. Les
claquements
de son fouet s'y joignirent. Il ne pouvait plus maîtriser
son
attelage. Les chevaux épouvantés s'emportèrent, la cha=
ise
fut
entraînée
avec une extrême vitesse.
Tous
s'étaient arrêtés. La steppe présentait, au mili=
eu
de cette nuit
sombre,
un aspect terrifiant.
En
effet, les flammes, développées par le cône, venaient d=
e se
communiquer
aux cônes voisins. Ils faisaient explosion les uns après
les
autres, éclatant avec violence, comme les batteries d'un feu
d'artifice,
dont les jets de feu s'entre-croisent.
Maintenant,
une immense illumination emplissait la plaine. Sous cet
éclat
apparaissaient des centaines de grosses verrues ignivomes, dont
le
gaz brûlait au milieu des déjections de matières liquid=
es,
les uns
avec
la lueur sinistre du pétrole, les autres diversement colorés =
par
la
présence du soufre blanc, des pyrites ou du carbonate de fer.
En
même temps, des grondements sourds couraient à travers les mar=
nes
du
sol. La terre allait-elle donc s'entr'ouvrir et se changer en un
cratère
sous la poussée d'un trop-plein de matières éruptives?=
Il y
avait là un danger imminent. Instinctivement, le seigneur Kér=
aban
et
ses compagnons s'étaient écartés les uns des autres, a=
fin
de
diminuer
les chances d'un engloutissement commun. Mais il ne fallait
pas
s'arrêter. Il fallait marcher rapidement. Il importait de
traverser au plus vite cette zone dangereuse. La route, bien éclairée,<= o:p>
semblait
être praticable. Tout en sinuant au milieu des cônes, elle
traversait
cette steppe en feu.
«En
avant! en avant!» criait Ahmet.
On ne
lui répondait pas, mais on lui obéissait. Chacun
s'élançait dans
la
direction de la chaise de poste, qu'on ne pouvait plus apercevoir.
Au delà de l'horizon, il semblait que l'obscurité de la nuit se<= o:p>
refaisait sur cette partie de la steppe.... Là était donc la limite de<= o:p>
cette
région des cônes qu'il fallait dépasser.
Tout
à coup, une plus vive explosion éclata sur la route mêm=
e.
Un jet
de
feu avait jailli d'une énorme loupe, qui venait de boursoufler le
sol
en un instant.
Kéraban
fut renversé, et on put l'apercevoir se débattant à
travers la
flamme.
C'en était fait de lui, s'il ne parvenait pas à se relever...=
D'un
bond, Ahmet se précipita au secours de son oncle. Il le saisit,
avant
que les gaz enflammés n'eussent pu l'atteindre. Il l'entraîna
à
demi
suffoqué par les émanations de l'hydrogène.
«Mon
oncle!... mon oncle!» s'écriait-il.
Et
tous, Van Mitten, Bruno, Nizib, après l'avoir porté sur le bo=
rd
d'un
talus, essayèrent de rendre un peu d'air à ses poumons.
Enfin,
un «brum! brum!» vigoureux et de bon augure se fit entendre. La=
poitrine
du solide Kéraban commença à s'abaisser et à se
soulever
par
intervalles précipités, en chassant les gaz
délétères qui
l'emplissaient.
Puis il respira longuement, il revint au sentiment, à
la
vie, et ses premières paroles furent celles-ci:
«Oseras-tu
encore me soutenir, Ahmet, qu'il ne valait pas mieux faire
le
tour de la mer d'Azof?
--Vous
avez raison, mon oncle!
--Comme
toujours, mon neveu, comme toujours!»
Le
seigneur Kéraban avait à peine achevé sa phrase, qu'une
profonde
obscurité
remplaçait l'intense lueur dont s'était illuminée tout=
e la
steppe.
Les cônes s'étaient éteints subitement et
simultanément. On
eût
dit que la main d'un machiniste venait de fermer le compteur
d'un
théâtre. Tout redevint noir, et d'autant plus noir que les yeu=
x
conservaient
encore sur leur rétine l'impression de cette violente
lumière,
dont la source s'était instantanément tarie.
Que
s'était-il donc passé? Pourquoi ces cônes avaient-ils p=
ris
feu,
puisque
aucune lumière n'avait été approchée de leur
cratère?
En
voici l'explication probable: sous l'influence d'un gaz qui brûle
de
lui-même au contact de l'air, il s'était produit un
phénomène
identique
à celui qui incendia les environs de Taman en 1840. Ce gaz,
c'est
l'hydrogène phosphoré, dû à la présence de
produits phosphatés,
provenant
des cadavres d'animaux marins enfouis dans ces couches
marneuses.
Il s'enflamme et communique le feu à l'hydrogène carbon&eacut=
e;,
qui
n'est autre chose que le gaz d'éclairage. Donc, à tout instan=
t,
sous
l'influence peut-être de certaines conditions climatériques, c=
es
phénomènes
d'ignition spontanée peuvent se produire, sans que rien les
puisse
faire prévoir.
A ce
point de vue, les routes des presqu'îles de Kertsch et de Taman
présentent
donc des dangers sérieux, auxquels il est difficile de
parer,
puisqu'ils peuvent être subits.
Le
seigneur Kéraban n'avait donc pas tort, quand il disait que
n'importe
quelle autre route eût été préférable
à celle que les
impatiences
d'Ahmet lui avaient fait suivre.
Mais
enfin, tous avaient échappé au péril,--l'oncle et le
neveu, un
peu
roussis sans doute, leurs compagnons, sans même avoir eu la plus
légère
brûlure.
A
trois verstes de là, le postillon, maître de ses chevaux,
s'était
arrêté.
Aussitôt les flammes éteintes, il levait rallumé les
lanternes
de la
chaise, et, guidés par cette lueur, les voyageurs purent la
rejoindre
sans danger, sinon sans fatigue.
Chacun
reprit sa place. On repartit, et la nuit s'acheva
tranquillement.
Mais Van Mitten devait conserver un émouvant souvenir
de ce
spectacle. Il n'eût pas été plus émerveill&eacut=
e;,
si les hasards de
sa
vie l'eussent conduit dans ces régions de la Nouvelle-Zélande=
, au
moment
où s'enflamment les sources étagées sur
l'amphithéâtre de ses
collines
éruptives.
Le
lendemain, 6 septembre, à dix-huit lieues de Taman, la chaise,
après
avoir contourné la baie de Kisiltasch, traversait la bourgade
d'Anapa,
et le soir, vers huit heures, elle s'arrêtait à la bourgade
de
Rajewskaja, sur la limite de la région caucasienne.
Le
Caucase est cette partie de la Russie méridionale, faite de hautes
montagnes
et de plateaux immenses, dont le système orographique se
dessine
à peu près de l'ouest à l'est, sur une longueur de tro=
is
cent
cinquante
kilomètres. Au nord s'étendent le pays des Cosaques du Don,
le
gouvernement de
Nogaïs
nomades; au sud, les gouvernements de
Géorgie,
de Koutaïs, de Bakou, d'Élisabethpol, d'Érivan, plus les=
provinces
de la Mingrélie, de l'Iméréthie, de l'Abkasie, du Gour=
iel.
A
l'ouest du Caucase, c'est la mer Noire; à l'est, c'est la mer
Caspienne.
Toute
la contrée, située au sud de la principale chaîne du
Caucase, se
nomme
aussi la Transcaucasie, et n'a d'autres frontières que celles de
la
Turquie et de la Perse, au point de contact de ce mont
suivant
la Bible, l'arche de Noé vint atterrir après le déluge=
.
Les
tribus diverses sont nombreuses, qui habitent ou parcourent cette
importante
région. Elles appartiennent aux races kaztevel, arménienne,
tscherkesse,
tschetschène, lesghienne. Au nord, il y a des Kalmouks,
des
Nogaïs, des Tatars de race mongole; au sud, il y a des Tatars de
race
turque, des Kurdes et des Cosaques.
S'il
faut en croire les savants les plus compétents en pareille
matière,
c'est de cette contrée demi-européenne, demi-asiatique,
que
serait sortie la race blanche, qui peuple aujourd'hui l'Asie et
l'Europe.
Aussi lui ont-ils donné le nom de «race caucasienne».
Trois
grandes routes russes traversent cette énorme barrière, que
dominent
les cimes du Chat-Elbrouz à quatre mille mètres, du Kazbek
à
quatre mille huit cents,--altitude du mont Blanc,--de l'Elbrouz à
cinq
mille six cents mètres.
La
première de ces routes, d'une double importance stratégique e=
t
commerciale,
va de
la
deuxième, de Mosdok A Tiflis, en passant par le col du Darial; la
troisième,
de Kizliar à Bakou, par Derbend.
Il va
sans dire que, de ces trois routes, le seigneur Kéraban,
d'accord
avec son neveu Ahmet, devait prendre la première. A quoi
bon
s'engager dans le dédale du groupe caucasien, s'exposer à des=
difficultés,
et par suite à des retards? Un chemin s'ouvre jusqu'au
port
de Poti, et ni bourgades ni villages ne manquent sur le littoral
est
de la mer Noire.
Il y
avait bien le railway de Rostow à Vladi-Caucase, puis celui de
puisque
une distance de cent verstes à peine sépare leurs deux lignes=
;
mais
Ahmet évita sagement de proposer ce mode de locomotion, auquel
son
oncle avait fait un trop mauvais accueil, lorsqu'il fut question
des
chemins de fer de la Tauride et de la Chersonèse.
Tout
étant bien convenu, la chaise de poste, l'indestructible chaise,
à
laquelle on fit seulement quelques réparations peu importantes,
quitta
la bourgade de Rajewskaja, dès le matin du 7 septembre, et se
lança
sur la route du littoral.
Ahmet
était résolu à marcher avec la plus grande
rapidité.
Vingt-quatre
jours lui restaient encore pour achever son itinéraire,
pour
atteindre Scutari à la date fixée. Sur ce point, son oncle
était
d'accord
avec lui. Sans doute, Van Mitten eût préféré voy=
ager
à son
aise,
recueillir des impressions plus durables, n'être point tenu
d'arriver
à un jour près; mais on ne consultait pas Van Mitten.
C'était
un convive, pas autre chose, qui avait accepté de dîner chez
son
ami Kéraban. Eh bien, on le conduisait à Scutari. Qu'aurait-i=
l pu
vouloir
de plus?
Cependant,
Bruno, par acquit de conscience, au moment de s'aventurer
dans
la Russie caucasienne, avait cru devoir lui faire quelques
observations.
Le Hollandais, après l'avoir écouté, lui demanda de
conclure.
«Eh
bien, mon maître, dit Bruno, pourquoi ne pas laisser le seigneur
Kéraban
et le seigneur Ahmet courir tous les deux, sans repos ni
trêve,
le long de cette mer Noire?
--Les
quitter, Bruno? avait répondu Van Mitten.
--Les
quitter, oui, mon maître, les quitter, après leur avoir
souhaité
bon
voyage!
--Et
rester ici?...
--Oui,
rester ici, afin de visiter tranquillement le Caucase, puisque
notre
mauvaise étoile nous y a conduits! Après tout, nous serons,
aussi
bien là qu'à
madame
Van....
--Ne
prononce pas ce nom, Bruno!
--Je
ne le prononcerai pas, mon maître, pour ne point vous être
désagréable!
Mais, c'est à elle, en somme, que nous devons d'être
embarqués
dans une pareille aventure! Courir jour et nuit en chaise de
poste, risquer de s'embourber dans les marécages ou de se rôtir dans<= o:p>
des
provinces en combustion, franchement, c'est trop, c'est beaucoup
trop!
Je vous propose donc, non point de discuter cela avec le
seigneur
Kéraban,--vous n'aurez pas le dessus!--mais de le laisser
partir
en le prévenant, par un petit mot bien aimable, que vous le
retrouverez
à
--Ce
ne serait pas convenable, répondit Van Mitten.
--Ce
serait prudent, répliqua Bruno.
--Tu
te trouves donc bien à plaindre?
--Très
à plaindre, et d'ailleurs, je ne
apercevez,
mais je commence à maigrir!
--Pas
trop, Bruno, pas trop!
--Si!
je le sens bien, et, à continuer un pareil régime, j'arrivera=
i
bientôt
à l'état de squelette!
--T'es-tu
pesé, Bruno?
--J'ai
voulu me peser à Kertsch, répondit Bruno, mais je n'ai
trouvé
qu'un
pèse-lettre....
--Et
cela n'a pu suffire?... répondit en riant Van Mitten.
--Non,
mon maître, répondit gravement Bruno, mais avant peu, cela
suffira
pour peser votre serviteur!--Voyons! laissons-nous le seigneur
Kéraban
continuer sa route?»
Certes,
cette manière de voyager ne pouvait plaire à Van Mitten, brav=
e
homme
d'un tempérament rassis, jamais pressé en rien. Mais la
pensée
de
désobliger son ami Kéraban, en l'abandonnant, lui eût
été si
désagréable
qu'il refusa de se rendre.
«Non,
Bruno, non, dit-il, je suis son invité....
--Un
invité, s'écria Bruno, un invité qu'on oblige à
faire sept cents
lieues
au lieu d'une!
--N'importe!
--Permettez-moi
de vous dire que vous avez tort, mon maître! répliqua
Bruno.
Je vous le répète pour la dixième fois! Nous ne sommes=
pas
au
bout
de nos misères, et j'ai comme un pressentiment que vous, plus que
nous
peut-être, vous en aurez votre bonne part!»
Les
pressentiments de Bruno se réaliseraient-ils? L'avenir devait
l'apprendre.
Quoi qu'il en soit, à prévenir son maître, il avait
rempli
son devoir de serviteur dévoué, et, puisque Van Mitten
était
résolu
à continuer ce voyage, aussi absurde que fatigant, il n'avait
plus
qu'à le suivre.
Cette
route littorale longe presque invariablement les contours de la
mer
Noire. Si elle s'en éloigne quelquefois, pour éviter un obsta=
cle
du
terrain ou desservir quelque bourgade en arrière, ce n'est jamais
que
de quelques verstes au plus. Les dernières ramifications de la
chaîne
du Caucase, qui court alors presque parallèlement à la
côte,
viennent
mourir à la lisière de ces rivages peu fréquenté=
;s.
A
l'horizon,
dans l'est, se dessine, comme une arête à dents inégale=
s
qui
mordent le ciel, cette cime éternellement neigeuse.
A une
heure de l'après-midi, on commença à contourner la pet=
ite
baie
de
Zèmes, à sept lieues de Rajewskaja, de manière à
gagner, huit
lieues
plus loin, le village de Gélendschik.
Ces
bourgades, on le voit, sont peu éloignées les unes des autres=
.
Sur
le littoral des districts de la mer Noire, on en compte à peu
près
une
à cette moyenne distance; mais, en dehors de ces ensembles de
maisons,
pas plus importants quelquefois qu'un village ou un hameau,
le
pays est à peu près désert, et le commerce se fait
plutôt par les
caboteurs
de la côte.
Cette
bande de terre, entre le pied de la chaîne et la mer, est d'un
aspect
plaisant. Le sol y est boisé. Ce sont des groupes de chênes, d=
e
tilleuls,
de noyers, de châtaigniers, de platanes, que les capricieux
sarments
de la vigne sauvage enguirlandent comme les lianes d'une
forêt
tropicale. Partout, rossignols et fauvettes s'échappent en
gazouillant
de champs d'azélias, que la seule nature a semés sur ces
terrains
fertiles.
Vers
midi, les voyageurs rencontrèrent tout un clan de Kalmouks
nomades,
de ceux qui sont divisés en oulousses, comprenant plusieurs
khotonnes.
Ces khotonnes sont de véritables villages ambulants,
composés
d'un certain nombre de kibitkas ou tentes, qui vont se
planter
ça et là, tantôt dans la steppe, tantôt dans les
vallées
verdoyantes,
tantôt sur le bord des cours d'eau, au gré des chefs.
On
sait que ces Kalmouks sont d'origine mongole. Ils étaient fort
nombreux
autrefois dans la région caucasienne; mais les exigences de
l'administration
russe, pour ne pas dire ses vexations, ont provoqué
une
forte émigration vers l'Asie.
Les
Kalmouks ont gardé des moeurs à part et un costume
spécial. Van
Mitten
put noter, sur ses tablettes, que les hommes portaient un large
pantalon,
des bottes de maroquin, une khalate, sorte de douillette
très
ample, et un bonnet carré qu'entoure une bande d'étoffe,
fourrée
de
peau de mouton. Pour les femmes, c'est à peu de chose près le
même
habillement,
moins la ceinture, plus un bonnet, d'où sortent des
tresses
de cheveux agrémentées de rubans de couleur. Quant aux
enfants,
ils vont presque nus, et, l'hiver, pour se réchauffer, ils
se
blottissent dans l'âtre de la kibitka et dorment sous la cendre
chaude.
Petits
de taille, mais robustes, excellents cavaliers, vifs, adroits,
alertes,
vivant d'un peu de bouillie de farine cuite à l'eau avec
des
morceaux de viande de cheval, mais ivrognes endurcis, voleurs
émérites,
ignorants au point de ne savoir lire, superstitieux a
l'excès,
joueurs incorrigibles, tels sont ces nomades qui courent
incessamment
les steppes du Caucase. La chaise de poste traversa un
de
leurs khotonnes, sans presque attirer leur attention. A peine se
dérangèrent-ils
pour regarder ces voyageurs, dont l'un, tout au moins,
les
observait avec intérêt. Peut-être jetèrent-ils des
regards d'envie
à
ce rapide attelage qui galopait sur la route. Mais, heureusement
pour
le seigneur Kéraban, ils s'en tinrent là. Les chevaux purent =
donc
arriver
au prochain relais, sans avoir échangé le box de leur
écurie
pour
le piquet d'un campement kalmouk.
La
chaise, après avoir contourné la baie de Zèmes, trouva=
une
route
étroitement
resserrée entre les premiers contreforts de la chaîne et
le
littoral; mais, au delà, cette route s'élargissait sensibleme=
nt
et
devenait
plus aisément praticable.
A
huit heures du soir, la bourgade de Gélendschik était atteint=
e.
On y
relayait,
on y soupait sommairement, on en repartait à neuf heures, on
courait
toute la nuit sous un ciel parfois nuageux, parfois étoile, au
bruit du ressac d'une côte battue par les mauvais temps d'équinoxe,<= o:p>
on
atteignait le lendemain, à sept heures du matin, la bourgade de
Beregowaja,
à midi, la bourgade de Dschuba, à six heures du soir, la
bourgade
de Tenginsk, à minuit la bourgade de Nebugsk, le lendemain,
à huit heures, la bourgade de Golowinsk, à onze heures la bourgade de<= o:p>
Lachowsk,
et, deux heures après, la bourgade de Ducha.
Ahmet
aurait eu mauvaise grâce à se plaindre. Le voyage
s'accomplissait
sans accidents,--ce qui lui agréait fort, mais sans
incidents,--ce
qui ne laissait pas de contrarier Van Mitten. Ses
tablettes
ne se surchargeaient, en effet, que de fastidieux noms
géographiques.
Pas un aperçu nouveau, pas une impression digne de
fixer
le souvenir!
A Ducha,
la chaise dut stationner deux heures, pendant que le maître
de
poste allait quérir ses chevaux, envoyés au pâturage.
«Eh
bien, dit Kéraban, dînons aussi confortablement et aussi
longuement
que le comportentles circonstances.
--Oui,
dînons, répondit Van Mitten.
--Et
dînons bien, si c'est possible! murmura Bruno, en regardant son
ventre
amaigri.
--Peut-être
cette
peu
de l'imprévu qui manque à notre voyage! Je pense que mon jeune
ami
Ahmet
nous permettra de respirer?...
--Jusqu'à
l'arrivée des chevaux, répondit Ahmet.
Nous
sommes déjà an neuvième jour du mois!
--Voilà
une réponse comme je les aime! répliqua Kéraban. Voyon=
s ce
qu'il
y a à l'office!»
C'était une assez médiocre auberge, que l'auberge de Ducha, bâtie sur<= o:p>
le
bords de la petite rivière de Mdsymta, qui coule torrentiellement
des
contreforts du voisinage.
Cette
bourgade ressemblait beaucoup à ces villages cosaques, qui
portent
le nom de stamisti, avec palissade et portes que surmonte
une tourelle
carrée, où veille nuit et jour quelque sentinelle. Les
maisons,
à hauts toits de chaume, aux murs de bois emplâtres
de
glaise, abritées sous l'ombrage de beaux arbres, logent une
population,
sinon aisée, du moins au-dessus de l'indigence.
Du
reste, les Cosaques ont presque entièrement perdu leur
originalité
native
à ce contact incessant avec les ruraux de la Russie orientale.
Mais
ils sont restés braves, alertes, vigilants, gardiens excellents
des
lignes militaires confiées à leur surveillance, et passent av=
ec
raison
pour les premiers cavaliers du monde, aussi bien dans les
chasses
qu'ils donnent aux montagnards dont la rébellion est à
l'état
chronique,
que dans les joutes ou tournois où ils se montrent écuyers
émérites.
Ces
indigènes sont d'une belle race, reconnaissable à son
élégance, à
la
beauté de ses formes, mais non à son costume, qui se confond =
avec
celui
du montagnard caucasien. Cependant, sous le haut bonnet fourré,
il
est encore facile de retrouver ces faces énergiques qu'une
épaisse
barbe
recouvre jusqu'aux pommettes.
Lorsque
le seigneur Kéraban, Ahmet et Van Mitten s'assirent a la table
de
l'auberge, on leur servit un repas dont les éléments avaient
été
pris
au doukhan voisin, sorte d'échoppe où le charcutier, le
boucher,
l'épicier, se confondent le plus souvent en un seul et mémo
industriel.
Il y avait un dindon rôti, un de ces gâteaux de farine de
maïs
piqués de languettes d'un fromage de buffle, qui portent le nom
de
gatschapouri, l'inévitable plat national, le blini, sorte de cr&ecir=
c;pe
au
lait acide; puis, pour boisson, quelques bouteilles d'une bière
épaisse,
et des flacons de vadka, eau-de-vie très forte, dont les
Russes
font une incroyable consommation.
Franchement,
on ne pouvait exiger mieux dans l'auberge d'une petite
bourgade
perdue sur les extrêmes confins de la mer Noire, et,
l'appétit
aidant, les convives firent honneur à ce repas qui variait
l'ordinaire
de leurs provisions de voyage.
Le
dîner achevé, Ahmet quitta la table, pendant que Bruno et Nizi=
b
prenaient
largement leur part du dindon rôti et des crêpes nationales.
Suivant
son habitude, il allait lui-même au relais de poste, afin
de
presser l'arrivée de l'attelage, bien décidé à
décupler, s'il le
fallait,
les cinq kopeks par verste et par cheval que les règlements
accordent
aux maîtres de poste, sans parler du pourboire des
postillons.
En
l'attendant, le seigneur Kéraban et son ami Van Mitten vinrent
s'établir
dans une sorte de gloriette verdoyante, dont la rivière
baignait
en grondant les pilotis moussus.
C'était
ou jamais l'occasion de s'abandonner aux douceurs de ce
farniente,
de cette rêverie délicieuse, à laquelle les Orientaux
donnent
le nom de kief.
En
outre, le fonctionnement des narghilés s'imposait de lui-même,=
comme
complément d'un repas si digne d'être convenablement
digéré.
Aussi,
les deux ustensiles furent-ils retirés de la chaise et apporté=
;s
aux
fumeurs, qui s'accordaient si bien sur les douceurs de ce
passe-temps,
auquel ils devaient leur fortune.
Le
fourneau des narghilés fut aussitôt empli de tabac; mais il va=
sans
dire que, si le seigneur Kéraban fit bourrer le sien de tombé=
ki
d'origine
persane, suivant son invariable coutume, Van Mitten s'en
tint
à son ordinaire, qui était du latakié de l'Asie Mineur=
e.
Puis,
les fourneaux furent allumés; les fumeurs s'étendirent sur un=
banc,
l'un près de l'autre; le long serpenteau, entouré de fil d'or=
et
terminé
par un bouquin d'ambre de la Baltique, trouva place entre les
lèvres
des deux amis.
Bientôt l'atmosphère fut saturée de cette fumée odorante, qui<= o:p>
n'arrivait
à la bouche qu'après avoir été délicatem=
ent
rafraîchie par
l'eau
limpide du narghilé.
Pendant quelques instants, le seigneur Kéraban et Van Mitten, tout à<= o:p>
cette
infinie jouissance que procure le narghilé, bien
préférable au
chibouk,
au cigare ou à la cigarette, demeurèrent silencieux, les yeux=
à
demi fermés, et comme appuyés sur les volutes de vapeurs qui =
leur
faisaient
un édredon aérien.
«Ah!
voilà qui est de la volupté pure! dit enfin le seigneur
Kéraban,
et je
ne
intime
avec son narghilé!
--Causerie
sans discussion! répondit Van Mitten, et qui n'en est que
plus
agréable!
--Aussi,
reprit Kéraban, le gouvernement turc a-t-il été
avisé,
comme toujours, en frappant le tabac d'un impôt qui en a
décuplé le prix! C'est grâce à cette sotte idée que l'usage du<= o:p>
narghilé
tend peu à peu à disparaître et disparaîtra un jo=
ur!
--Ce
serait regrettable, en effet, ami Kéraban!
--Quant
à moi, ami Van Mitten, j'ai pour le tabac une telle
prédilection,
que j'aimerais mieux mourir que d'y renoncer. Oui!
mourir!
Et si j'avais vécu au temps d'Amurat IV, ce despote qui voulut
en
proscrire l'usage sous peine de mort, on aurait vu tomber ma tête
de
mes épaules avant ma pipe de mes lèvres!
--Je
pense comme vous, ami Kéraban, répondit le Hollandais, en hum=
ant
deux
ou trois bonnes bouffées coup sur coup.
--Pas
si vite, Van Mitten, de grâce, n'aspirez pas si vite! Vous
n'avez
pas le temps de goûter à cette fumée savoureuse, et vou=
s me
faites
l'effet d'un glouton qui avale les morceaux sans les mâcher!
--Vous avez toujours raison, ami Kéraban, répondit Van Mitten, qui,<= o:p>
pour
rien au monde, n'aurait pas voulu troubler si douce quiétude par
les
éclats d'une discussion.
--Toujours
raison, ami Van Mitten!
--Mais
ce qui m'étonne, en vérité, ami Kéraban, c'est =
que
nous, des
négociants
en tabac, nous éprouvions tant de plaisir à utiliser notre
propre
marchandise!
--Et
pourquoi donc? demanda Kéraban, qui ne cessait de se tenir un peu
sur
l'oeil.
--Mais
parce que, s'il est vrai que les pâtissiers sont
généralement
dégoûtés
de la pâtisserie, et les confiseurs des sucreries qu'ils
confisent,
il me semble qu'un marchand de tabac devrait avoir horreur
de....
--Une
seule observation, Van Mitten, répondit Kéraban, une seule, j=
e
vous
prie!
--Laquelle?
--Avez-vous
jamais entendu dire qu'un marchand de vin ait fait fi des
boissons
qu'il débite?
--Non,
certes!
--Eh
bien, marchands de vin ou marchands de tabac, c'est exactement la
même
chose.
--Soit!
répondit le Hollandais. L'explication que vous donnez là me
paraît
excellente!
--Mais,
reprit Kéraban, puisque vous semblez me chercher noise à ce
sujet....
--Je
ne vous cherche pas noise, ami Kéraban! répondit vivement Van=
Mitten.
--Si!
--Non,
je vous assure!
--Enfin,
puisque vous me faites une observation quelque peu aggressive
sur
mon goût pour le tabac....
--Croyez-bien....
--Mais
si ... mais si! répondit Kéraban, en s'animant.... Je
comprendre
les insinuations....
--Il
n'y a pas eu la moindre insinuation de ma part, répondit Van
Mitten,
qui, sans trop savoir pourquoi,--peut-être sous l'influence du
bon
dîner qu'il venait de faire,--commençait à s'impatiente=
r de
cette
insistance.
--Il
y en a eu, répliqua Kéraban, et, à mon tour de vous fa=
ire
une
observation!
--Faites
donc!
--Je
ne comprends pas, non! je ne comprends pas que vous vous
permettiez
de fumer du latakié dans un narghilé! C'est un manque de
goût
indigne d'un fumeur qui se respecte!
--Mais
il me semble que j'en ai bien le droit, répondit Van Mitten,
puisque
je préfère le tabac de l'Asie Mineure....
--L'Asie
Mineure! Vraiment! L'Asie Mineure est loin de valoir la
Perse,
quand il s'agit de tabac à fumer!
--Cela
dépend!
--Le
tombéki, même lorsqu'il a subi un double lavage, possède
encore
des
propriétés actives, infiniment supérieures à ce=
lles
du latakié!
--Je
le crois bien! s'écria le Hollandais. Des propriétés t=
rop
actives,
qui sont dues à la présence de la belladone!
--La
belladone, en proportions convenables, ne peut qu'accroître les
qualités
du tabac!...
--Pour
les gens qui veulent tout doucement s'empoisonner! répartit Van
Mitten.
--Ce
n'est point un poison!
--C'en
est un, et des plus énergiques!
--Est-ce
que j'en suis mort! s'écria Kéraban, qui, dans
l'intérêt de
sa
cause, avala sa bouffée tout entière!
--Non,
mais vous en mourrez!
--Eh
bien, même à l'heure de ma mort, répéta
Kéraban, dont la voix
prit
une intensité inquiétante, je soutiendrais encore que le
tombéki
est
préférable à ce foin desséché qu'on appe=
lle
du latakié!
--Il
est impossible de laisser passer, sans protestation, une telle
erreur!
dit Van Mitten, qui s'emballait à son tour.
--Elle
passera, cependant!
--Et
vous osez dire cela à un homme, qui, pendant vingt ans, a achet&eacu=
te;
des
tabacs!
--Et
vous osez soutenir le contraire à un homme qui, pendant trente
ans,
en a vendu!
--Vingt
ans!
--Trente
ans!»
Sur
cette nouvelle phase de la discussion, les deux contradicteurs
s'étaient
redressés au même instant. Mais, pendant qu'ils
gesticulaient
avec vivacité, les bouquins s'échappèrent de leurs
lèvres,
les tuyaux tombèrent sur le sol. Aussitôt, tous deux de les
ramasser,
en continuant de se disputer, au point d'en arriver aux
personnalités
les plus désagréables.
«Décidément, Van Mitten, dit Kéraban, vous êtes bien le plus fieffé<= o:p>
têtu
que je connaisse!
--Après
vous, Kéraban, après vous!
--Moi?
--Vous!
s'écria le Hollandais, qui ne se maîtrisait plus. Mais
regardez
donc la fumée du latakié, qui s'échappe de mes
lèvres!
--Et
vous, riposta Kéraban, la fumée du tombéki, que je rej=
ette
comme
un
nuage odorant!»
Et
tous deux tiraient sur leurs bouts d'ambre à en perdre haleine! Et
tous
deux s'envoyaient cette fumée au visage!
«Mais
sentez donc, disait l'un, l'odeur de mon tabac!
--Sentez
donc, répétait l'autre, l'odeur du mien!--Je vous forcerai
bien
d'avouer, dit enfin Van Mitten, qu'en fait de tabac, vous n'y
connaissez
rien!
--Et
vous, répliqua Kéraban, que vous êtes au-dessous du der=
nier
des
fumeurs!»
Tous
deux parlèrent si haut alors, sous l'impression de la colère,=
qu'on
les entendait du dehors Très certainement, ils en étaient
arrivés
à ce point que de grosses injures allaient éclater entre eux,=
comme
des obus sur un champ de bataille....
Mais,
à ce moment, Ahmet parut. Bruno et Nizib, attirés par le brui=
t,
le
suivaient. Tous trois s'arrêtèrent sur le seuil de la gloriett=
e.
«Tiens!
s'écria Ahmet, en éclatant de rire, mon oncle Kéraban =
qui
fume
le narghilé de monsieur Van Mitten, et monsieur Van Mitten qui fume le<= o:p>
narghilé
de mon oncle Kéraban!»
Et
Nizib et Bruno de faire chorus.
En effet,
en ramassant leurs bouquins, les deux disputeurs s'étaient
trompés
et avaient pris le tuyau l'un de l'autre, ce qui faisait que,
sans
s'en apercevoir, et tout en continuant à proclamer les qualité=
;s
supérieures
de leurs tabacs de prédilection, Kéraban fumait du
latakié,
pendant que Van Mitten fumait du tombéki!
En
vérité, ils ne purent s'empêcher de rire, et, finalemen=
t,
ils
se
donnèrent la main de bon coeur, comme deux amis, dont aucune
discussion,
même sur un sujet aussi grave, ne pouvait altérer
l'amitié.
«Les
chevaux sont à la chaise, dit alors Ahmet. Nous n'avons plus qu'&agr=
ave;
partir!
--Partons
donc!» répondit Kéraban.
Van
Mitten et lui remirent à Bruno et à Nizib les deux
narghilés, qui
avaient
failli se transformer en engins de guerre, et tous eurent
bientôt
repris place dans leur voiture de voyage.
Mais
en y montant, Kéraban ne put s'empêcher de dire tout bas &agra=
ve;
son
ami:
«Puisque
vous y avez goûté, Van Mitten, avouez maintenant que le
tombéki
est bien supérieur au latakié!
--J'aime
mieux l'avouer! répondit le Hollandais, qui s'en voulait
d'avoir
osé tenir tête à son ami.
--Merci,
ami Van Mitten, répondit Kéraban, ému par tant de
condescendance,
voila un aveu que je n'oublierai jamais!»
Et
tous deux cimentèrent par une vigoureuse poignée de main un
nouveau
pacte
d'amitié qui ne devait jamais se rompre.
Cependant,
la chaise, emportée au galop de son attelage, roulait avec
rapidité
sur la route du littoral.
A
huit heures du soir, la frontière de l'Abkasie était atteinte=
, et
les
voyageurs y faisaient halte au relais de poste, où ils dormirent
jusqu'au
lendemain matin.
L'Abkasie est une province à part, au milieu de la région caucasienne,<= o:p>
dans
laquelle le régime civil n'a pas encore été introduit =
et
qui ne
relève
que du régime militaire. Elle a pour limite au sud le fleuve
Ingour,
dont les eaux forment la lisière de la Mingrélie, l'une des
principales
divisions du gouvernement de Koutaïs.
C'est
une belle province, une des plus riches du Caucase, mais le
système
qui la régit n'est pas fait pour mettre ses richesses
en
valeur. C'est à peine si ses habitants commencent à devenir
propriétaires
d'un sol qui appartenait tout entier aux princes
régnants,
descendant d'une dynastie persane. Aussi l'indigène y est-il
encore
à demi sauvage, ayant à peine la notion du temps, sans langue=
écrite,
parlant une sorte de patois que ses voisins ne peuvent
comprendre,--un
patois si pauvre même, qu'il manque de mots pour
exprimer
les idées les plus élémentaires.
Van
Mitten ne fut point sans remarquer, au passage, le vif contraste
de
cette contrée avec les districts plus avancés en civilisation
qu'il
venait
de traverser.
A la
gauche de la route, développement de champs de maïs, rarement d=
e
champs
de blé, des chèvres et des moutons, très surveill&eacu=
te;s
et gardés,
des
buffles, des chevaux et des vaches, vaguant en liberté dans les
pâturages,
de beaux arbres, des peupliers blancs, des figuiers, des
noyers,
des chênes, des tilleuls, des platanes, de longs buissons de
buis
et de houx, tel est l'aspect de cette province de l'Abkasie.
Ainsi
que l'a justement fait observer une intrépide voyageuse, madame
Caria
Serena, «si l'on compare entre elles ces trois provinces
limitrophes
l'une de l'autre, la Mingrélie, le Samourzakan, l'Abkasie,
on
peut dire que leur civilisation respective est au même degré
d'avancement
que la culture des monts qui les environnent: la
Mingrélie,
qui, socialement, marche en tête, a des hauteurs boisées et
mises
en valeur; le Samourzakan, déjà plus arriéré,
présente un
relief
à moitié sauvage; l'Abkasie, enfin, demeurée presque
à l'état
primitif,
n'a qu'un écheveau de montagnes incultes, que n'a pas encore
touché
la main de l'homme. C'est donc l'Abkasie qui, de tous les
districts
caucasiens, sera le plus tard entré en jouissance des
bienfaits
de la liberté individuelle.»
La
première halte que firent les voyageurs après avoir franchi
la
frontière, fut à la bourgade de Gagri, joli village, avec une=
charmante
église de Sainte-Hypata, dont la sacristie sert maintenant
de
cellier, un fort, qui est en même temps un hôpital militaire, u=
n
torrent,
sec alors, le Gagrinska, la mer d'un côté, de l'autre, toute
une
campagne fruitière, plantée de grands accacias, semée =
de
bosquets
de
roses odorantes. Au loin, mais à moins de cinquante verstes, se
développe
la chaîne limitrophe entre l'Abkasie et la Circassie, dont
les
habitants, défaits par les Russes, après la sanglante campagn=
e de
1859,
ont abandonné ce beau littoral.
La
chaise, arrivée là, à neuf heures du soir, y passa la
nuit. Le
seigneur Kéraban et ses compagnons reposèrent dans un des doukhans de<= o:p>
la
bourgade, et en repartirent le lendemain matin.
A
midi, six lieues plus loin, Pizunda leur offrait des chevaux de
rechange.
Là, Van Mitten eut une demi-heure pour admirer l'église o&ugr=
ave;
résidèrent
les anciens patriarches du Caucase occidental; cet édifice,
avec
sa coupole de briques, autrefois coiffée de cuivre, l'agencement
de
ses nefs suivant le plan de la croix grecque, les fresques de ses
murailles,
sa façade ombragée par des ormes séculaires, mé=
rite
d'être
compté
parmi les plus curieux monuments de la période byzantine au
sixième
siècle.
Puis,
dans la même journée, ce furent les petites bourgades de
Goudouati
et de Gounista, et, à minuit, après une rapide étape d=
e
dix-huit
lieues, les voyageurs venaient prendre quelques heures de
repos
à la bourgade Soukhoum-Kalé, bâtie sur une large baie
foraine,
qui
s'étend dans le sud jusqu'au cap Kodor.
Soukhoum-Kalé
est le principal port de l'Abkasie; mais la dernière
guerre
du Caucase a en partie détruit la ville, où se pressait une
population
hybride de Grecs, d'Arméniens, de Turcs, de Russes, encore
plus
que d'Abkases. Maintenant, l'élément militaire y domine, et
les
steamers d'Odessa ou de Poti envoient de nombreux visiteurs aux
casernes,
construites près de l'ancienne forteresse, qui fut élev&eacut=
e;e
au
seizième siècle, sous le règne d'Amurah, époque=
de
la domination
ottomane.
Un
repas, d'un menu très géorgien, composé d'une soupe ai=
gre
au
bouillon
de poule, d'un ragoût de viande farcie, assaisonné de lait
acide
au safran,--repas qui ne pouvait être que médiocrement
apprécié
par
deux Turcs et un Hollandais,--précéda le départ, &agra=
ve;
neuf heures du
matin.
Après
avoir laissé en arrière la jolie bourgade de Kélasouri,
bâtie
dans
l'ombreuse vallée de Kélassur, les voyageurs franchirent le
Kodor
à vingt-sept verstes de Soukhoum-Kalé. La chaise longea ensui=
te
d'énormes
futaies, que l'on pouvait comparer à de véritables forê=
ts
vierges,
avec lianes inextricables, broussailles touffues, dont on
n'a
raison que par le fer ou le feu, et auxquelles ne manquent ni les
serpents,
ni les loups, ni les ours, ni les chacals,--un coin de
l'Amérique
tropicale, jeté sur le littoral de la mer Noire. Mais déj&agr=
ave;
la
hache des exploitants se promène à travers ces forêts q=
ue
tant de
siècles
ont respectées, et ces beaux arbres disparaîtront avant peu
pour
les besoins de l'industrie, charpentes de maisons ou charpentes
de
navires.
Otchemchiri,
chef-lieu du district qui comprend le Kodor et le
Samourzakan,
importante bourgade maritime, assise sur deux cours
d'eau,
Hori, dont le sanctuaire byzantin mérite d'être visité,
mais,
faute
de temps, ne put l'être en cette circonstance, Gajida et
Anaklifa,
furent dépassés dans cette journée,--une des plus long=
ues
par
les heures employées à courir, une des plus rapides par l'esp=
ace
qui
fut dévoré au galop de l'attelage. Mais aussi, le soir, vers =
onze
heures,
les voyageurs arrivaient à la frontière de l'Abkasie, ils
franchissaient
à gué le fleuve Ingour, et, vingt-cinq verstes plus
loin,
ils s'arrêtaient a Redout-Kalé, chef-lieu de la Mingrél=
ie,
l'une
des
provinces du gouvernement de Koutaïs.
Les
quelques heures de nuit qui restaient furent consacrées au
sommeil.
Cependant, si fatigué qu'il fut, Van Mitten se leva de grand
matin,
afin de faire au moins une excursion profitable avant son
départ.
Mais il trouva Ahmet levé aussi tôt que lui, tandis que le
seigneur
Kéraban dormait encore dans une assez bonne chambre de la
principale
auberge.
«Déjà
hors du lit? dit Van Mitten, en apercevant Ahmet, qui allait
sortir!
Est-ce que mon jeune ami a l'intention de m'accompagner dans
ma
promenade matinale?
--En
ai-je le temps, monsieur Van Mitten? répondit Ahmet. Ne faut-il
pas
que je m'occupe de renouveler nos provisions de voyage? Nous ne
tarderons
pas à franchir la frontière russo-turque, et il ne sera pas
aisé
de se ravitailler dans les déserts du Lazistan et de l'Anatolie!
Vous
voyez donc bien que je n'ai pas un instant à perdre!
--Mais,
cela fait, répondit le Hollandais, ne pourrez-vous disposer de
quelques
heures?...
--Cela
fait, monsieur Van Mitten, j'aurai à visiter notre chaise de
poste,
à m'entendre avec un charron pour qu'il en resserre les écrou=
s,
qu'il
graisse les essieux, qu'il voie si le frein n'a pas joué,
et
qu'il change la chaîne du sabot. Il ne faut pas, au delà de la=
frontière,
que nous ayons besoin de nous réparer! J'entends donc
remettre
la chaise en parfait état, et je compte bien qu'elle finira
avec
nous cet étonnant voyage!
--Bien!
Mais cela fait?... répéta Van Mitten.
--Cela
fait, j'aurai à m'occuper du relais, et j'irai à la maison de=
poste
pour régler tout cela!
--Très
bien! Mais cela fait?... dit encore Van Mitten, qui ne
démordait
pas de son idée.
--Cela
fait, répondit Ahmet, il sera temps de partir, et nous
partirons!
Donc, je vous laisse.
--Un
instant, mon jeune ami, reprit le Hollandais, et permettez-moi de
vous
adresser une question.
--Parlez,
mais vite, monsieur Van Mitten.
--Vous
savez, sans doute, ce que c'est que cette curieuse province de
Mingrélie?
--A
peu près.
--C'est
la contrée, arrosée par le poétique Phase, dont les
paillettes
d'or
venaient jadis s'accrocher aux degrés de marbre des palais
élevés
sur
ses bords?
--En
effet.
--Ici
s'étend cette légendaire Colchide, où Jason et ses
Argonautes,
aidés
de la magicienne Médée, vinrent conquérir la
précieuse toison,
que
gardait un formidable dragon, sans parler de terribles taureaux
qui
vomissaient des flammes fantastiques!
--Je
ne dis pas non.
--Enfin,
c'est ici, dans ces montagnes, qui se pressent à l'horizon,
sur
ce rocher de Khomli, dominant la cité moderne de Koutaïs, que
Prométhée,
fils de Japet et de Clymène, après avoir audacieusement
ravi
le feu du ciel, fut enchaîné par ordre de Jupiter, et c'est
là
qu'un
vautour lui ronge éternellement le coeur!
--Rien
de plus vrai, monsieur Van Mitten; mais, je vous le répète, j=
e
suis
pressé! Où voulez-vous en venir?
--A
ceci, mon jeune ami, repondit le Hollandais, en prenant son air le
plus
aimable: c'est que quelques jours passés dans cette partie de la
Mingrélie
et jusque dans le Koutaïs pourraient être bien employés a=
u
profit
de ce voyage, et que....
--Ainsi,
répondit Ahmet, vous nous proposez de demeurer quelque temps
à
Redout-Kalé?
--Oh!
quatre ou cinq jours suffiraient....
--Proposeriez-vous
cela à mon oncle Kéraban? demanda Ahmet non sans
quelque
malice.
--Moi!...
jamais, mon jeune ami! répondit le Hollandais. Ce serait
matière
à discussion, et depuis la regrettable scène des
narghilés,
il ne
m'arrivera plus, je vous l'assure, d'entamer une discussion
quelconque
avec cet excellent homme!
--Et
vous ferez sagement!
--Mais,
en ce moment, ce n'est point au terrible Kéraban que je
m'adresse,
c'est à mon jeune ami Ahmet.
--C'est
ce qui vous trompe, monsieur Van Mitten, répondit Ahmet, en
lui
prenant la main. Ce n'est point à votre jeune ami que vous parlez
en ce
moment!
--Et
à qui donc?...
--Au
fiancé d'Amasia, monsieur Van Mitten, et vous savez bien que le
fiancé
d'Amasia n'a pas une heure à perdre!
Là-dessus,
Ahmet se sauva pour s'occuper des préparatifs du départ.
Van
Mitten, tout dépité, n'eut que la ressource de faire une
promenade
peu
instructive dans la bourgade du Redout-Kalé en compagnie du
fidèle
mais
décourageant Bruno.
A
midi, tous les voyageurs étaient prêts à partir. La cha=
ise,
examinée
avec
soin, revue en quelques parties, promettait de fournir encore de
longues
étapes dans d'excellentes conditions. La caisse aux provisions
remplie,
plus rien à craindre sous ce rapport, pendant un nombre
considérable
de verstes ou plutôt d'agatchs, puisque les provinces de
la
Turquie asiatique allaient être traversées pendant cette secon=
de
partie
de l'itinéraire; mais Ahmet, en homme avisé, ne pouvait que
s'applaudir
d'avoir pourvu à toutes les éventualités de l'alimenta=
tion
et de
la locomotion.
Le
seigneur Kéraban ne voyait pas, sans une satisfaction extrême,=
le
parcours
s'accomplir sans incidents ni accidents. Combien il serait
satisfait
dans son amour-propre de Vieux Turc, au moment où il
apparaîtrait
sur la rive gauche du Bosphore, narguant les autorités
ottomanes
et les décréteurs de taxes injustes, il serait oiseux d'y
insister.
Enfin,
Redout-Kalé n'étant plus qu'à quatre-vingt-dix verstes
environ
de la
frontière turque, avant vingt-quatre heures, le plus entêt&eac=
ute;
des
Osmanlis
comptait bien avoir remis le pied sur la terre ottomane. Là,
enfin,
il serait chez lui.
«En
route, mon neveu, et qu'Allah continue à nous protéger!
s'écria-t-il
d'un ton de bonne humeur.
--En route, mon oncle!» répondit Ahmet. Et tous deux prirent place<= o:p>
dans
le coupé, suivis de Van Mitten, qui essayait, mais en vain,
d'apercevoir
cette mythologique cime du Caucase, sur laquelle
Prométhée
expiait sa tentative sacrilège!
On
partit au claquement du fouet du iemschik et aux hennissements d'un
vigoureux
attelage.
Une
heure après, la chaise passait cette frontière du Gouriel, qu=
i
est
annexé à la Mingrélie depuis 1801. Il a pour chef-lieu
Poti, port
assez
important de la mer Noire, qu'une voie ferrée rattache à Tifl=
is,
la capitale
de la Géorgie.
La
route remontait un peu à l'intérieur d'une campagne fertile.
Çà et
là,
des villages, où les maisons ne sont point groupées, mais
éparses
au
milieu des champs de maïs. Rien de singulier comme l'aspect de ces
constructions,
qui ne sont plus en bois, mais en paille tressée, comme
un
ouvrage de vannier. Van Mitten n'oublia pas de mentionner cette
particularité
sur son carnet de voyage. Et pourtant ce n'étaient
point
ces insignifiants détails qu'il s'attendait à noter pendant s=
on
passage
à travers l'ancienne Colchide! Enfin, peut-être serait-il plus=
heureux,
quand il arriverait sur les rives du Rion, ce fleuve de Poti,
qui
n'est autre que le célèbre Phase de l'antiquité, et, s=
'il
faut en
croire
quelques savants géographes, l'un des quatre cours d'eau de
l'Éden!
Une
heure plus tard, les voyageurs s'arrêtaient devant la ligne du
railway
de Poti-Tiflis, à un point où le chemin coupe la voie
ferrée,
une
verste au-dessous de la station de Sakario. Là s'ouvrait un
passage
à niveau qu'il fallait nécessairement franchir, si l'on
voulait,
en abrégeant la route, rejoindre Poti par la rive gauche du
fleuve.
Les
chevaux vinrent donc s'arrêter devant la barrière du railway, =
qui
était
fermée.
Les
glaces du coupé avaient été baissées, de telle
sorte que le
seigneur
Kéraban et ses deux compagnons étaient à même de
voir ce qui
se
passait devant eux.
Le
postillon commença par héler le garde-barrière, qui ne
parut point
tout
d'abord.
Kéraban
mit la tête à la portière.
«Est-ce
que cette maudite compagnie de chemin de fer, s'écria-t-il, va
encore
nous faire perdre notre temps? Pourquoi cette barrière est-elle
fermée
aux voitures?
--Sans
doute parce qu'un train va bientôt passer! fit simplement
observer
Van Mitten.
--Pourquoi
viendrait-il un train?» répliqua Kéraban.
Le
postillon continuait d'appeler, sans résultat. Personne ne
paraissait
à la porte de la maisonnette du gardien.
«Qu'Allah
lui torde le cou! s'écria Kéraban. S'il ne vient pas, je
saurai
bien ouvrir moi-même!...
--Un
peu de calme, mon oncle! dit Ahmet, en retenant Kéraban, qui se
préparait
à descendre.
--Du
calme?...
--Oui!
voici ce gardien!»
En
effet, le garde-barrière, sortant de sa maisonnette, se dirigeait
tranquillement
vers l'attelage.
«Pouvons-nous
passer, oui ou non? demanda Kéraban d'un ton sec.
--Vous
le pouvez, répondit le gardien. Le train de Poti n'arrivera pas
avant
dix minutes.
--Ouvrez
votre barrière, alors, et ne nous retardez pas inutilement!
Nous
sommes pressés!
--Je
vais vous ouvrir,» répondit le garde.
Et,
ce disant, il alla d'abord repousser la barrière placée de
l'autre
côté
de la voie, puis, il revint manoeuvrer celle devant laquelle
l'attelage
s'était arrêté, mais tout cela posément, en homme
qui n'a
pour
les exigences des voyageurs qu'une indifférence parfaite.
Le
seigneur Kéraban bouillait déjà d'impatience.
Enfin,
le passage fut libre des quatre côtés, et la chaise s'engagea
à
travers
la voie.
À
ce moment, à l'opposé, parut un groupe de voyageurs. Un seign=
eur
turc,
monté sur un magnifique cheval, suivi de quatre cavaliers qui
lui
faisaient escorte, se disposait à franchir le passage à nivea=
u.
C'était
évidemment un personnage considérable. Agé de trente-c=
inq
ans
environ, sa taille élevée se dégageait avec cette nobl=
esse
particulière
aux races asiatiques. Figure assez belle, avec des yeux
qui
ne s'animaient qu'au feu de la passion, front d'un ton mat, barbe
noire,
dont les volutes s'étageaient jusqu'à mi-poitrine, bouche
ornée
de
dents très blanches, lèvres qui ne savaient pas sourire: en
somme,
la
physionomie d'un homme impérieux, puissant par sa situation et
sa
fortune, habitué à la réalisation de tous ses
désirs, à
l'accomplissement
de toutes ses volontés, et que la résistance eût
poussé
aux plus grands excès. Il y avait encore du sauvage dans cette
nature,
où le type turc confinait au type arabe.
Ce
seigneur portait un simple costume de voyage, taillé à la mode
des
riches
Osmanlis, qui sont plus Asiatiques qu'Européens. Sans doute,
sous
son cafetan de couleur sombre, il tenait à dissimuler le riche
personnage
qu'il était.
Au
moment où l'attelage atteignait le milieu de la voie, le groupe
des
cavaliers l'atteignait aussi. Comme l'étroitesse des barrière=
s ne
permettait
pas à la chaise et au groupe de passer en même temps, il
fallait
bien que l'un ou l'autre reculât.
L'attelage
s'était donc arrêté, tandis que les cavaliers en faisai=
ent
autant; mais il ne semblait pas que le seigneur étranger fût d'humeur<= o:p>
à
céder passage au seigneur Kéraban. Turc contre Turc, cela pou=
vait
amener
quelque complication.
«Rangez-vous!
cria Kéraban aux cavaliers, dont les chevaux faisaient
tête
à ceux de l'attelage.
--Rangez-vous
vous-mêmes! répondit le nouveau venu, qui semblait
décidé
à ne pas faire un pas en arrière.
--Je
suis arrivé le premier!
--Eh
bien, vous passerez le second!
--Je
ne céderai pas!
--Ni
moi!»
Montée
sur ce ton, la discussion menaçait de prendre une assez
mauvaise
tournure.
«Mon
oncle!... dit Ahmet, que nous importe....
--Mon
neveu, il importe beaucoup!
--Mon
ami!... dit Van Mitten.
--Laissez-moi
tranquille!» répondit Kéraban d'un ton qui cloua le
Hollandais
dans son coin.
Cependant,
le garde-barrière, intervenant, s'écriait:
«Hâtez-vous!
bâtez-vous!... Le train de Poti ne peut tarder à
arriver!...
Hâtez-vous!»
Mais
le seigneur Kéraban ne l'écoutait guère! Après
avoir ouvert la
portière
de la chaise, il était descendu sur la voie, suivi d'Ahmet
et de
Van Mitten, tandis que Bruno et Nizib se précipitaient hors du
cabriolet.
Le
seigneur Kéraban alla droit au cavalier, et saisissant son cheval
par
la bride:
«Voulez-vous
me livrer passage? s'écria-t-il, avec une violence qu'il
ne
pouvait plus contenir.
--Jamais!
--Nous
allons bien voir!
--Voir?...
--Vous
ne connaissez pas le seigneur Kéraban!
--Ni
vous le seigneur Saffar?»
En
effet, c'était le seigueur Saffar, qui se dirigeait vers Poti,
après
une rapide excursion dans les provinces du Caucase méridional.
Mais
ce nom de Saffar, ce nom du personnage qui avait accaparé les
chevaux
du relais de Kertsch, voilà qui ne pouvait que surexciter la
colère
de Kéraban! Céder à cet homme contre lequel il avait t=
ant
pesté
déjà!
Jamais! Il se fût plutôt fait écraser sous les pieds de =
son
cheval.
«Ah!
c'est vous le seigneur Saffar? s'écria-t-il. Eh bien, arrière=
, le
seigneur
Saffar!
--En
avant,» dit Saffar, en faisant signe aux cavaliers de son escorte
de
forcer le passage.
Ahmet
et Van Mitten, comprenant que rien ne ferait céder Kéraban se=
préparaient
à lui venir en aide.
«Mais
passez! passez donc! répétait le gardien. Passez donc!... Voi=
ci
le
train!»
Et,
en effet, on entendait le sifflet de la locomotive, que cachait
encore
un coude du railway.
«Arrière!
cria Kéraban.
--Arrière!»
cria Saffar.
En ce
moment, les hennissements de la locomotive s'accentuèrent. Le
gardien,
éperdu, agitait son drapeau, afin d'arrêter le train.... Il
était
trop tard.... Le train débouchait de la courbe....
Le
seigneur Saffar, voyant qu'il n'avait plus le temps de franchir la
voie,
recula précipitamment. Bruno et Nizib s'étaient jetés =
de
côté.
Ahmet
et Van Mitten, saisissant Kéraban, venaient de l'entraîner
précipitamment,
pendant que le postillon, enlevant son attelage, le
poussait
tout entier hors de la barrière.
A ce
moment même, le train passait avec la rapidité d'un express. M=
ais
en
passant, il heurta l'arrière-train de la chaise, qui n'avait pu
être
entièrement dégagée, il le mit en pièces, et
disparut, sans que
ses
voyageurs eussent seulement ressenti le choc de ce léger obstacle.
Le
seigneur Kéraban, hors de lui, voulut se jeter sur son adversaire;
mais
celui-ci, poussant son cheval, traversa la voie, dédaigneusement,
sans
même l'honorer d'un regard, et, suivi de ses quatre cavaliers, il
disparut
au galop sur cette autre route, qui suit la rive droite du
fleuve.
«Le
lâche! le misérable!... s'écriait Kéraban, que
retenait son ami
Van
Mitten, si jamais je le rencontre!
--Oui,
mais en attendant, nous n'avons plus de chaise de poste!
répondit
Ahmet, en regardant les restes informes de la voiture rejetés
hors
de la voie.
--Soit!
mon neveu, soit! mais je n'en ai pas moins passé, et passé le=
premier!»
Cela,
c'était du Kéraban tout pur.
En ce
moment, quelques Cosaques, de ceux qui sont chargés en Russie
de
surveiller les routes, s'approchèrent. Ils avaient vu tout ce qui
était
arrivé à la barrière du railway.
Leur
premier mouvement fut de rejoindre le seigneur Kéraban et de
lui mettre la main au collet. De là, protestation dudit Kéraban,<= o:p>
intervention
inutile de son neveu et de son ami, résistance plus
violente
du plus têtu des hommes, qui, après une contravention aux
règlements
de police des chemins de fer, menaçait d'empirer sa
situation
par une rébellion aux ordres de l'autorité.
On ne
raisonne pas plus avec des Cosaques qu'avec des gendarmes. On
ne
leur résiste pas davantage. Quoiqu'il fit, le seigneur Kéraba=
n,
au
comble
de la fureur, fut emmené à la station de Sakario, pendant
qu'Ahmet,
Van Mitten, Bruno et Nizib restaient abasourdis devant leur
chaise
brisée.
«Nous
voilà dans un joli embarras! dit le Hollandais.
--Et
mon oncle donc! répondit Ahmet. Nous ne pouvons pourtant par
l'abandonner!»
Vingt
minutes après, le train de Tiflis, descendant sur Poti, passait
devant
eux. Ils regardèrent....
A la
fenêtre d'un compartiment, apparaissait la tête
ébouriffée du
seigneur
Kéraban, rouge de fureur, les yeux injectés, hors de lui, non=
moins
parce qu'il avait été arrêté que parce que, pour=
la
première
fois
de sa vie, ces féroces Cosaques l'obligeaient à voyager en ch=
emin
de
fer!
Mais
il importait de ne pas le laisser seul dans cette situation.
Il
fallait au plus vite le tirer de ce mauvais pas, où son seul
entêtement
l'avait conduit, et ne pas compromettre le retour à Scutari
par
un retard qui pouvait peut-être se prolonger.
Laissant
donc les débris de la chaise dont on ne pouvait plus faire
usage,
Ahmet et ses compagnons louèrent une charrette, le postillon y
attela
ses chevaux, et, aussi rapidement que cela était possible, ils
s'élancèrent
sur la route de Poti.
C'étaient
six lieues à faire. Elles furent franchies en deux heures.
Ahmet
et Van Mitten, dès qu'ils eurent atteint la bourgade, se
dirigèrent
vers la maison de police, afin d'y réclamer l'infortuné
Kéraban
et lui faire rendre la liberté.
Là,
ils apprirent une chose, qui ne laissa pas de les rassurer dans
une
certaine mesure, aussi bien sur le sort réservé au
délinquant que
sur
l'éventualité de nouveaux retards.
Le
seigneur Kéraban, après avoir payé une forte amende po=
ur
la
contravention
d'abord, pour la résistance aux agents ensuite, avait
été
remis entre les mains des Cosaques, puis dirigé sur la frontiè=
;re.
Il
s'agissait donc de l'y rejoindre au plus tôt, et, dans ce but, de
se
procurer un moyen de transport.
Quant
au seigneur Saffar, Ahmet voulut s'informer de ce qu'il était
devenu.
Le
seigneur Saffar avait déjà quitté Poti. Il venait de
s'embarquer
sur
le steamer qui fait escale aux diverses échelles de l'Asie
Mineure.
Mais Ahmet ne put apprendre où allait ce hautain personnage,
et il
ne vit plus à l'horizon que la dernière traînée =
de
vapeur du
bâtiment
qui l'emportait vers Trébizonde.
FIN
DE LA PREMIÈRE PARTIE.