MIME-Version: 1.0 Content-Type: multipart/related; boundary="----=_NextPart_01D5C24E.9E712330" This document is a Single File Web Page, also known as a Web Archive file. If you are seeing this message, your browser or editor doesn't support Web Archive files. Please download a browser that supports Web Archive, such as Microsoft Internet Explorer. ------=_NextPart_01D5C24E.9E712330 Content-Location: file:///C:/4ED962B3/TourduMondeen80Jours.htm Content-Transfer-Encoding: quoted-printable Content-Type: text/html; charset="us-ascii"
Tour du Monde en 80 Jours=
By
Jules Verne
TABLE
DES MATIERES
LE TOUR DU MONDE EN QUATRE-VINGTS JOURS
DANS
LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S'ACCEPTENT
RECIPROQUEMENT
L'UN COMME MAITRE, L'AUTRE COMME DOMESTIQUE
En l'année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row, <= o:p>
1814
--, était habitée par Phileas Fogg, esq. , l'un des
membres
les plus singuliers et les plus remarqués du Reform-Club
de
Londres, bien qu'il semblât prendre à tâche de ne rien f=
aire
qui
pût attirer l'attention.
A
l'un des plus grands orateurs qui honorent l'Angleterre,
succédait
donc ce Phileas Fogg, personnage énigmatique, dont on
ne
savait rien, sinon que c'était un
des
plus beaux gentlemen de la haute société anglaise.
On
disait qu'il ressemblait à Byron -- par la tête, car il
était
irréprochable
quant aux pieds --, mais un Byron à moustaches et
à
favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans
vieillir.
Anglais,
à coup sûr, Phileas Fogg n'était peut-être pas
Londonner. On ne l'avait jamais vu ni à=
; la
Bourse, ni à la
Banque,
ni dans aucun des comptoirs de la Cité. Ni les bassins
ni
les docks de Londres n'avaient jamais reçu un navire ayant
pour
armateur Phileas Fogg. Ce gen=
tleman
ne figurait dans aucun
comité
d'administration. Son nom n'a=
vait
jamais retenti dans un
collège
d'avocats, ni au
Gray's-inn. Jamais il ne plaida ni à la=
Cour
du chancelier, ni
au
Banc de la Reine, ni à l'Echiquier, ni en Cour
ecclésiastique. Il n'était ni industriel, ni
négociant, ni
marchand,
ni agriculteur. Il ne faisait
partie ni de
l'Institution
royale de la Grande-
l'Institution
de Londres, ni de l'Institution des Artisans,
ni de
l'Institution Russell, ni de l'Institution littéraire
de
l'Ouest, ni de l'Institution du Droit, ni de cette
Institution
des Arts et des Sciences réunis, qui est placée
sous
le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté. Il
n'appartenait
enfin à aucune des nombreuses sociétés qui
pullulent
dans la capitale de l'Angleterre, depuis la Société
de
l'Armonica jusqu'à la Société entomologique, fond&eacu=
te;e
principalement
dans le but de détruire les insectes nuisibles.
Phileas
Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.
A qui
s'étonnerait de ce qu'un gentleman aussi mystérieux
comptât
parmi les membres de cette honorable association, on
répondra
qu'il passa sur la recommandation de MM. Baring frères,
chez
lesquels il avait un crédit ouvert.=
De là une certaine
"surface",
due à ce que ses chèques étaient
régulièrement payés
à
vue par le débit de son compte courant invariablement
créditeur.
Ce
Phileas Fogg était-il riche? Incontestablement. Mais comment
il
avait fait fortune, c'est ce que les mieux informés ne
pouvaient
dire, et Mr. Fogg était le dernier auquel il convînt
de
s'adresser pour l'apprendre. =
En
tout cas, il n'était
prodigue
de rien, mais non avare, car partout où il manquait un
appoint
pour une chose noble, utile ou généreuse, il l'apportait
silencieusement
et même anonymement.
En
somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il
parlait
aussi peu que possible, et semblait d'autant plus
mystérieux
qu'il était silencieux.
Cependant sa vie était à
jour,
mais ce qu'il faisait était si mathématiquement toujours
la
même chose, que l'imagination, mécontente, cherchait
au-delà.
Avait-il
voyagé? C'était probable, car personne ne possédait
mieux
que lui la carte du monde. Il
n'était endroit si reculé
dont
il ne parût avoir une connaissance spéciale. Quelquefois,
mais
en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille
propos
qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs
perdus
ou égarés; il indiquait les vraies probabilités, et se=
s
paroles
s'étaient trouvées souvent comme inspirées par une
seconde
vue, tant l'événement finissait toujours par les
justifier. C'était un homme qui avait
dû voyager partout, -- en
esprit,
tout au moins.
Ce
qui était certain toutefois, c'est que, depuis de longues
années,
Phileas Fogg n'avait pas quitté Londres. Ceux qui
avaient
l'honneur de le connaître un peu plus que les autres
attestaient
que -- si ce n'est sur ce chemin direct qu'il
parcourait
chaque jour pour venir de sa maison au club --
personne
ne pouvait prétendre l'avoir jamais vu ailleurs. Son
seul
passe-temps était de lire les journaux et de jouer au
whist. A ce jeu du silence, si bien
approprié à sa nature, il
gagnait
souvent, mais ses gains n'entraient jamais dans sa
bourse
et figuraient pour une somme importante à son budget de
charité.
D'ailleurs,
il faut le remarquer, Mr. Fogg jouait évidemment
pour
jouer, non pour gagner. Le jeu
était pour lui un combat,
une
lutte contre une difficulté, mais une lutte sans mouvement,
sans
déplacement, sans fatigue, et cela allait à son caractè=
;re.
On ne
connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants, -- ce qui
peut
arriver aux gens les plus honnêtes, -- ni parents ni amis,
-- ce
qui est plus rare en vérité.=
Phileas Fogg vivait seul
dans
sa maison de Saville-row, où personne ne pénétrait.
intérieur,
jamais il n'était question.
Un seul domestique
suffisait
à le servir.
Déjeunant,
dînant au club à des heures chronométriquement
déterminées,
dans la même salle, à la même table, ne traitant
point
ses collègues, n'invitant aucun étranger, il ne rentrait
chez
lui que pour se coucher, à minuit précis, sans jamais user
de
ces chambres confortables que le Reform-Club tient à la
disposition
des membres du cercle. Sur
vingt-quatre heures, il
en
passait dix à son domicile, soit qu'il dormît, soit qu'il
s'occupât
de sa toilette. S'il se prome=
nait,
c'était
invariablement,
d'un pas égal, dans la salle d'entrée parquetée
en
marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de
laquelle
s'arrondit un dôme à vitraux bleus, que supportent
vingt
colonnes ioniques en porphyre rouge.
S'il dînait ou
déjeunait,
c'étaient les cuisines, le garde-manger, l'office, la
poissonnerie,
la laiterie du club, qui fournissaient à sa table
leurs
succulentes réserves ; c'étaient les domestiques du club,
graves
personnages en habit noir, chaussés de souliers à
semelles
de molleton, qui le servaient dans une porcelaine
spéciale
et sur un admirable linge en toile de Saxe ; c'étaient
les
cristaux à moule perdu du club qui contenaient son sherry,
son porto ou son claret mélangé de cannelle, de capillaire et de<= o:p>
cinnamome
; c'était enfin la glace du club -- glace venue à
grands
frais des lacs d'Amérique -- qui entretenait ses boissons
dans
un satisfaisant état de fraîcheur.
Si
vivre dans ces conditions, c'est être un excentrique, il faut
convenir
que l'excentricité a du bon!
La
maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait
par
un extrême confort.
D'ailleurs, avec les habitudes
invariables
du locataire, le service s'y réduisait à peu.
Toutefois,
Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une
ponctualité,
une régularité extraordinaires. Ce jour-là même, 2
octobre, Phileas Fogg avait donné son congé à James Forster --<= o:p>
ce
garçon s'étant rendu coupable de lui avoir apporté pou=
r sa
barbe
de l'eau à quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu
de
quatre-vingt-six --, et il attendait son successeur, qui
devait
se présenter entre onze heures et onze heures et demie.
Phileas
Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds
rapprochés
comme ceux d'un soldat à la parade, les mains
appuyées
sur les genoux, le corps droit, la tête haute,
regardait
marcher l'aiguille de la pendule, -- appareil
compliqué
qui indiquait les heures, les minutes, les secondes,
les
jours, les quantièmes et l'année. A onze heures et demie
sonnant,
Mr. Fogg devait, suivant sa quotidienne habitude,
quitter
la maison et se rendre au Reform-Club.
En ce
moment, on frappa à
tenait
Phileas Fogg.
James
Forster, le congédié, apparut.
"Le
nouveau domestique", dit-il.
Un
garçon âgé d'une trentaine d'années se montra et
salua.
"Vous
êtes Français et vous vous nommez John? lui demanda
Phileas
Fogg.
"Jean,
n'en déplaise à monsieur," répondit le nouveau ve=
nu,
"Jean
Passepartout, un surnom qui m'est resté, et que justifiait
mon
aptitude naturelle à me tirer d'affaire. Je crois être un
honnête
garçon, monsieur, mais, pour être franc, j'ai fait
plusieurs
métiers.
J'ai
été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant =
de
la
voltige
comme Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin ;
puis
je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre
mes
talents plus utiles, et, en dernier lieu, j'étais sergent de
pompiers,
à
J'ai
même dans mon dossier des incendies remarquables. Mais
voilà
cinq ans que j'ai quitté la
de la
vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre.
Or,
me trouvant sans place et ayant appris que M. Phileas Fogg
était
l'homme le plus exact et le plus sédentaire du
Royaume-Uni,
je me suis présenté chez monsieur avec l'espérance
d'y
vivre tranquille et d'oublier jusqu'à ce nom de
Passepartout..."
"Passepartout
me convient," répondit le gentleman. "Vous m'êtes
recommandé. J'ai de bons renseignements sur vo=
tre
compte. Vous
connaissez
mes conditions?"
"Oui,
monsieur."
"Bien. Quelle heure avez-vous?"
"Onze
heures vingt-deux," répondit Passepartout, en tirant des
profondeurs
de son gousset une énorme montre d'argent.
"Vous
retardez," dit Mr. Fogg.
"Que
monsieur me pardonne, mais c'est impossible."
"Vous
retardez de quatre minutes.
N'importe. Il suffit d=
e
constater
l'écart. Donc, à
partir de ce moment, onze heures
vingt-neuf
du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon
service."
Cela
dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main
gauche,
le plaça sur sa tête avec un mouvement d'automate et
disparut
sans ajouter une parole.
Passepartout
entendit
fois: c'était son nouveau ma&icir=
c;tre
qui sortait; puis une seconde
fois: c'était son
prédécesseur, James Forster, qui s'en allait
à
son tour.
Passepartout
demeura seul dans la maison de Saville-row.
OU
PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU'IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL
"Sur
ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d'abord,
j'ai
connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon
nouveau
maître!"
Il
convient de dire ici que les "bonshommes" de Mme Tussaud sont
des
figures de cire,
ne
manque vraiment que la parole.
Pendant
les quelques instants qu'il venait d'entrevoir Phileas
Fogg,
Passepartout avait rapidement, mais soigneusement examiné
son
futur maître. C'é=
;tait
un homme qui pouvait avoir quarante
ans,
de figure noble et belle, haut de taille, que ne déparait
pas
un léger embonpoint, blond de cheveux et de favoris, front
uni
sans apparences de rides aux tempes, figure plutôt pâle que
colorée,
dents magnifiques. Il paraiss=
ait
posséder au plus haut
degré
ce que les physionomistes appellent "le repos dans
l'action",
faculté commune à tous ceux qui font plus de besogne
que
de bruit. Calme, flegmatique,
l'oeil pur, la paupière
immobile,
c'était le type achevé de ces Anglais à sang-froid qui=
se
rencontrent assez fréquemment dans le Royaume-Uni, et dont
Angelica
Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau
l'attitude
un peu académique. Vu =
dans
les divers actes de son
existence,
ce gentleman donnait l'idée d'un être bien équilibr&eac=
ute;
dans
toutes ses parties, justement pondéré, aussi parfait qu'un
chronomètre
de Leroy ou de Earnshaw. C'est
qu'en effet, Phileas
Fogg
était l'exactitude personnifiée, ce qui se voyait
clairement
à "l'expression de ses pieds et de ses mains", car
chez
l'homme, aussi bien que chez les animaux, les membres
eux-mêmes
sont des organes expressifs des passions.
Phileas
Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui,
jamais
pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas e=
t
de
leurs mouvements. Il ne faisa=
it pas
une enjambée de trop,
allant
toujours par le plus court. I=
l ne
perdait pas un regard
au
plafond. Il ne se permettait =
aucun
geste superflu. On ne
l'avait
jamais vu ému ni troublé.&nb=
sp;
C'était l'homme le moins hâté
du
monde, mais il arrivait toujours à temps. Toutefois, on
comprendra
qu'il vécût seul et pour ainsi dire en dehors de
toute
relation sociale. Il savait q=
ue
dans la vie il faut faire
la
part des frottements, et comme les frottements retardent, il
ne se
frottait à personne.
Quant
à Jean, dit Passepartout, un vrai Parisien de Paris,
depuis
cinq ans qu'il habitait l'Angleterre et y faisait à
Londres
le métier de valet de chambre, il avait cherché
vainement
un maître auquel il pût s'attacher.
Passepartout
n'était point un de ces Frontins ou Mascarilles
qui,
les épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré,
l'oeil
sec, ne sont que d'impudents drôles.=
Non. Passepartout
était
un brave garçon, de physionomie aimable, aux lèvres un peu
saillantes,
toujours prêtes à goûter ou à caresser, un ê=
;tre
doux
et
serviable, avec une de ces bonnes têtes rondes que l'on aime
à
voir sur les épaules d'un ami.
Il avait les yeux bleus, le
teint
animé, la figure assez
les
pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte,
une
musculature vigoureuse, et il possédait une force
herculéenne
que les exercices de sa jeunesse avaient
admirablement
développée. Ses
cheveux bruns étaient un peu
rageurs. Si les sculpteurs de l'Antiquit&ea=
cute;
connaissaient
dix-huit
façons d'arranger la chevelure de Minerve, Passepartout
n'en
connaissait qu'une pour disposer la sienne : trois coups de
démêloir,
et il était coiffé.
De
dire si le caractère expansif de ce garçon s'accorderait avec=
celui
de Phileas Fogg, c'est ce que la prudence la plus
élémentaire
ne permet pas. Passepartout
serait-il ce domestique
foncièrement
exact qu'il fallait à son maître? On ne le verrait
qu'a
l'user. Après avoir eu=
, on
le sait, une jeunesse assez
vagabonde,
il aspirait au repos. Ayant e=
ntendu
vanter le
méthodisme
anglais et la froideur proverbiale des gentlemen, il
vint
chercher fortune en Angleterre.
Mais,
jusqu'alors, le sort l'avait mal servi.&nb=
sp;
Il n'avait pu
prendre
toutes,
on était fantasque, inégal, coureur d'aventures ou
coureur
de pays, -- ce qui ne pouvait plus convenir à
Passepartout. Son dernier maître, le jeune=
Lord
Longsferry,
membre
du Parlement, après avoir passé ses nuits dans les
"oysters-rooms"
d'Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur
les
épaules des policemen.
Passepartout, voulant avant tout
pouvoir
respecter son maître, risqua quelques respectueuses
observations
qui furent mal reçues, et il rompit. Il apprit,
sur
les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un
domestique. Il prit des renseignements sur ce
gentleman. Un
personnage
dont l'existence était si régulière, qui ne
découchait
pas, qui ne voyageait pas, qui ne s'absentait jamais,
pas
même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta
et
fut admis dans les circonstances que l'on sait.
Passepartout
-- onze heures et demie étant sonnées -- se
trouvait
donc seul dans la maison de Saville-row.&n=
bsp;
Aussitôt il
en
commença l'inspection. Il la
parcourut de la cave au
grenier. Cette maison propre, rangée=
, sévère,
puritaine, bien
organisée
pour le service, lui plut. El=
le lui
fit l'effet d'une
belle
coquille de colimaçon, mais d'une coquille éclairée et=
chauffée
au gaz, car l'hydrogène carburé y suffisait à tous les=
besoins
de lumière et de chaleur.
Passepartout trouva sans
peine,
au second étage, la chambre qui lui était destinée.
Elle
lui convint. Des timbres
électriques et des tuyaux
acoustiques
la mettaient en communication avec les appartements
de
l'entresol et du premier étage.&nbs=
p;
Sur la cheminée, une pendule
électrique
correspondait avec la pendule de la chambre à coucher
de
Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au même
instant,
la même seconde.
"Cela
me va, cela me va!" se dit Passepartout.
Il
remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée
au-dessus
de la pendule. C'était=
le
programme du service
quotidien. Il comprenait -- depuis huit heure=
s du
matin, heure
réglementaire
à laquelle se levait Phileas Fogg, jusqu'à onze
heures
et demie, heure à laquelle il quittait sa maison pour
aller
déjeuner au Reform-Club -- tous les détails du service, le
thé
et les rôties de huit heures vingt-trois, l'eau pour la
barbe
de neuf heures trente-sept, la coiffure de dix heures
moins
vingt, etc. Puis de onze heur=
es et
demie du matin à
minuit
-- heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman
--,
tout était noté, prévu, régularisé. Passepartout se fit une
joie
de méditer ce programme et d'en graver les divers articles
dans
son esprit.
Quant
à la garde-robe de monsieur, elle était
et
merveilleusement comprise. Ch=
aque
pantalon, habit ou gilet
portait
un numéro d'ordre reproduit sur un registre d'entrée et
de
sortie, indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces
vêtements
devaient être tour à tour portés. Même réglementation
pour
les chaussures.
En
somme, dans cette maison de Saville-row qui devait être le
temple
du désordre à l'époque de l'illustre mais dissip&eacut=
e;
--, ameublement confortable, annonçant une belle
aisance. Pas de bibliothèque, pas de
livres, qui eussent été
sans
utilité pour Mr. Fogg, puisque le Reform-Club mettait à sa
disposition
deux bibliothèques, l'une consacrée aux lettres,
l'autre
au droit et à la politique.
Dans la chambre à coucher,
un
coffre-fort de moyenne grandeur, que sa construction
défendait
aussi bien de l'incendie que du vol.
Point d'armes
dans
la maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y
dénotait
les habitudes les plus pacifiques.
Après
avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se
frotta
les mains, sa large figure s'épanouit, et il répéta
joyeusement
: "Cela me va! voil&agra=
ve;
mon affaire! Nous nous
entendrons
parfaitement, Mr. Fogg et moi! Un homme casanier et
régulier!
Une véritable mécanique! Eh bien, je ne suis pas
fâché
de
servir une mécanique!"
OU
S'ENGAGE UNE CONVERSATION
QUI
POURRA COUTER
Phileas
Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures
et
demie, et, après avoir placé cinq cent soixante-quinze fois
son
pied droit devant son pied gauche et cinq cent
soixante-seize
fois son pied gauche devant son pied droit, il
arriva
au Reform-Club, vaste édifice, élevé dans Pall-Mall, q=
ui
n'a
pas coûté moins de trois millions à bâtir.
Phileas
Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les
neuf
fenêtres s'ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà=
dorés
par l'automne. Là, il =
prit
place à la table habituelle où
son
couvert l'attendait. Son
déjeuner se composait d'un
hors-d'oeuvre,
d'un poisson bouilli relevé d'une "reading sauce"
de
premier choix, d'un roastbeef écarlate agrémenté de
condiments
"mushroom", d'un gâteau farci de tiges de rhubarbe et
de
groseilles vertes, d'un morceau de
de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli<= o:p>
pour
l'office du Reform-Club.
A
midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le
grand
salon, somptueuse pièce, ornée de peintures richement
encadrées. Là, un domestique lui remit=
le
Times non coupé,
dont
Phileas Fogg opéra le laborieux dépliage avec une
sûreté de
main
qui dénotait une grande habitude de cette difficile
opération. La lecture de ce journal occupa Ph=
ileas
Fogg jusqu'à
trois
heures quarante-cinq, et
succéda
-- dura jusqu'au dîner. Ce
repas s'accomplit dans les
mêmes
conditions que le déjeuner, avec adjonction de "royal
british
sauce".
A six
heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand
salon
et s'absorba dans la lecture du Morning Chronicle.
Une
demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club
faisaient
leur entrée et s'approchaient de la cheminée, où
brûlait
un feu de houille.
C'étaient
les partenaires habituels de Mr.
Phileas Fogg, comme
lui
enragés joueurs de whist:
l'ingénieur Andrew Stuart, les
banquiers
John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas
Flanagan,
Gauthier Ralph, un des administrateurs de la Banque
d'Angleterre,
-- personnages riches et considérés, même dans ce
club
qui compte parmi ses membres les sommités de l'industrie et
de la
finance.
"Eh
bien, Ralph," demanda Thomas Flanagan, "où en est cette
affaire
de vol?"
"Eh
bien," répondit Andrew Stuart, "la Banque en sera pour son=
argent."
"J'espère,
au contraire," dit Gauthier Ralph, "que nous mettrons
la
main sur l'auteur du vol. Des
inspecteurs de police, gens
tous
les principaux ports d'embarquement et de débarquement, et
il
sera difficile à ce monsieur de leur échapper."
"Mais
on a donc le signalement du voleur?" demanda Andrew
Stuart.
"D'abord,
ce n'est pas un voleur," répondit sérieusement
Gauthier
Ralph.
"Comment,
ce n'est pas un voleur, cet individu qui a soustrait
cinquante-cinq
mille livres en bank-notes (1 million 375 000
francs)?"
"Non,"
répondit Gauthier Ralph.
"C'est
donc un industriel?" dit John Sullivan.
"Le
Morning Chronicle assure que c'est un gentleman."
Celui
qui fit cette réponse n'était autre que Phileas Fogg, dont
la
tête émergeait alors du flot de papier amassé autour de
lui.
En
même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui
rendirent
son salut.
Le
fait dont il était question, que les divers journaux du
Royaume-Uni
discutaient avec ardeur, s'était accompli trois
jours
auparavant, le 29 septembre. =
Une
liasse de bank-notes,
formant
l'énorme somme de cinquante-cinq mille livres, avait ét&eacut=
e;
prise
sur la tablette du caissier principal de la Banque
d'Angleterre.
A qui
s'étonnait qu'un tel vol eût pu s'accomplir aussi
facilement,
le sous-gouverneur Gauthier Ralph se bornait à
répondre
qu'à ce moment même, le caissier s'occupait
d'enregistrer
une recette de trois shillings six pence, et qu'on
ne
saurait avoir l'oeil à tout.
Mais
il convient de faire observer ici -- ce qui rend le fait
plus
explicable -- que cet admirable établissement de "Bank of
Point
de gardes, point d'invalides, point de grillages! L'or,
l'argent,
les billets sont exposés librement et pour ainsi dire
à
la merci du premier venu. On =
ne
saurait mettre en suspicion
l'honorabilité
d'un passant quelconque. Un d=
es
meilleurs
observateurs
des usages anglais raconte même ceci: Dans une des
salles
de la Banque où il se trouvait un jour, il eut la
curiosité
de voir de plus pris un lingot d'or pesant sept à huit
livres,
qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier; il
prit
ce lingot, l'examina, le passa à son voisin, celui-ci à un
autre,
si bien que le lingot, de main en main, s'en alla
jusqu'au
fond d'un corridor obscur, et ne revint qu'une
demi-heure
après reprendre sa place, sans que le caissier eût
seulement
levé la tête.
Mais,
le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à
fait
ainsi. La liasse de bank-note=
s ne
revint pas, et quand la
magnifique
horloge, posée au-dessus du " drawing-office", sonna
à
cinq heures la fermeture des bureaux, la Banque d'Angleterre
n'avait
plus qu'à passer cinquante-cinq mille livres par le
compte
de profits et pertes.
Le
vol bien et dûment reconnu, des agents, des
"détectives",
choisis
parmi les plus habiles, furent envoyés dans les
principaux
ports, à Liverpool, à
d'une
prime de deux mille livres (50 000 F) et cinq pour cent de
la
somme qui serait retrouvée.
En attendant les renseignements
que
devait fournir l'enquête immédiatement commencée, ces
inspecteurs
avaient pour mission d'observer scrupuleusement tous
les
voyageurs en arrivée ou en partance.
Or,
précisément, ainsi que le disait le Morning Chronicle, on
avait
lieu de supposer que l'auteur du vol ne faisait partie
d'aucune
des sociétés de voleurs d'Angleterre. Pendant cette
journée
du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes
manières,
l'air distingué, avait été remarqué, qui allait=
et
venait
dans la salle des paiements, théâtre du vol. L'enquête
avait
permis de refaire assez exactement le signalement de ce
gentleman,
signalement qui fut aussitôt adressé à tous les
détectives
du Royaume-Uni et du continent.
Quelques bons
esprits
-- et Gauthier Ralph était du nombre -- se croyaient
donc
fondés à espérer que le voleur n'échapperait pa=
s.
Comme
on le pense, ce fait était à l'ordre du jour à Londres=
et
dans
toute l'Angleterre. On discut=
ait,
on se passionnait pour
ou
contre les probabilités du succès de la police
métropolitaine. On ne s'étonnera donc pas
d'entendre les
membres
du Reform-Club traiter la même question, d'autant plus
que
l'un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi
eux.
L'honorable
Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des
recherches,
estimant que la prime offerte devrait singulièrement
aiguiser
le zèle et l'intelligence des agents. Mais son
collègue,
Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance.
La
discussion continua donc entre les gentlemen, qui s'étaient
assis
à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin
devant
Phileas Fogg. Pendant le jeu,=
les
joueurs ne parlaient
pas,
mais entre les robres, la conversation interrompue
reprenait
de plus belle.
"Je
soutiens," dit Andrew Stuart, "que les chances sont en
faveur
du voleur, qui ne peut manquer d'être un habile homme!"
"Allons
donc" répondit Ralph, il n'y a plus un seul pays dans
lequel
il puisse se réfugier."
"Par
exemple!"
"Où
voulez-vous qu'il aille?"
"Je
n'en
la
terre est assez vaste."
"Elle
l'était autrefois...", dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis:
"A
vous de couper, monsieur", ajouta-t-il en présentant les
cartes
à Thomas Flanagan.
La
discussion fut suspendue pendant le robre.=
Mais bientôt
Andrew
Stuart la reprenait, disant:
"Comment, autrefois! Est-ce
que
la terre a diminué, par hasard?"
"Sans
doute," répondit Gauthier Ralph. "Je suis de l'avis de
Mr.
Fogg. La terre a diminu&eacut=
e;,
puisqu'on la parcourt maintenant
dix
fois plus vite qu'il y a cent ans.
Et c'est ce qui, dans le
cas
dont nous nous occupons, rendra les recherches plus
rapides."
"Et
rendra plus facile aussi la fuite du voleur!"
"A
vous de jouer, monsieur Stuart!" dit Phileas Fogg.
Mais
l'incrédule Stuart n'était pas convaincu, et, la partie
achevée
: "Il faut avouer, monsi=
eur
Ralph," reprit-il, que vous
avez
trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a=
diminué!
Ainsi parce qu'on en fait maintenant le tour en trois
mois..."
"En
quatre-vingts jours seulement," dit Phileas Fogg.
"En
effet, messieurs," ajouta John Sullivan, "quatre-vingts
jours,
depuis que la section entre Rothal et
ouverte
sur le "Great-Indian peninsular railway", et voici le
calcul
établi par le Morning Chronicle :
De
Londres à
paquebots..................7
jours
De
Suez à
De
Bombay à
De
Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot.......13 --
De
Hong-Kong à
De
Yokohama à
De
De
Total.......................................... 80 jours
"Oui,
quatre-vingts jours!" s'écria, Andrew Stuart, qui par
inattention,
coupa une carte maîtresse, mais non compris le
mauvais
temps, les vents contraires, les naufrages, les
déraillements,
etc.
"Tout
compris," répondit Phileas Fogg en continuant de jouer,
car,
cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.
"Même
si les Indous ou les Indiens enlèvent les rails!" s'écria
Andrew
Stuart, "s'ils arrêtent les trains, pillent les fourgons,
scalpent
les voyageurs!"
"Tout
compris", répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu,
ajouta
: "Deux atouts
maîtres."
Andrew
Stuart, à qui c'était le tour de "faire", ramassa l=
es
cartes
en disant:
"Théoriquement,
vous avez raison, monsieur Fogg, mais dans la
pratique..."
"Dans
la pratique aussi, monsieur Stuart."
"Je
voudrais bien vous y voir."
"Il
ne tient qu'à vous. Pa=
rtons
ensemble."
"Le
Ciel m'en préserve!" s'écria Stuart, "mais je parie=
rais
bien
quatre
mille livres (100 000 F) qu'un tel voyage, fait dans ces
conditions,
est impossible.
"Très
possible, au contraire," répondit Mr. Fogg.
"Eh
bien, faites-le donc!"
"Le
tour du monde en quatre-vingts jours?"
"Oui."
"Je
le veux bien."
"Quand?"
"Tout
de suite."
"C'est
de la folie!" s'écria Andrew Stuart, qui commençait &agr=
ave;
se
vexer
de l'insistance de son partenaire.
"Tenez! jouons
plutôt."
"Refaites
alors," répondit Phileas Fogg, "car il y a maldonne."=
Andrew
Stuart reprit les cartes d'une main fébrile ; puis, tout
à
coup, les posant sur la table:
"Eh
bien, oui, monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille
livres!..
"Mon
cher Stuart," dit Fallentin, "calmez-vous. Ce n'est pas
sérieux."
"Quand
je dis: je parie, répondit Andrew Stuart, c'est toujours
sérieux."
"Soit!"
dit Mr. Fogg. Puis, se tourna=
nt
vers ses collègues:
"J'ai
vingt mille livres (500 000 F) déposées chez Baring
frères. Je les risquerai volontiers...&quo=
t;
"Vingt mille livres! s'écria = John Sullivan. Vingt mille livres<= o:p>
qu'un
retard imprévu peut vous faire perdre!"
"L'imprévu
n'existe pas," répondit simplement Phileas Fogg.
"Mais,
monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n'est
calculé
que comme un minimum de temps!"
"Un
minimum bien employé suffit à tout."
"Mais
pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement
des
railways dans les paquebots, et des paquebots dans les
chemins
de fer!"
"Je
sauterai mathématiquement."
"C'est
une plaisanterie!"
"Un
bon Anglais ne plaisante jamais, quand il s'agit d'une chose
aussi
sérieuse qu'un pari," répondit Phileas Fogg. "Je parie
vingt
mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la
terre
en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt
heures
ou cent quinze mille deux cents minutes.&n=
bsp;
Acceptez-vous?"
"Nous
acceptons," répondirent MM.&nb=
sp;
Stuart, Fallentin, Sullivan,
Flanagan
et Ralph, après s'être entendus.
"Bien,"
dit Mr. Fogg. "Le train =
de
Douvres part à huit heures
quarante-cinq. Je le prendrai."
"Ce
soir même?" demanda Stuart.
"Ce
soir même," répondit Phileas Fogg. "Donc, ajouta-t-il en
consultant
un calendrier de poche, puisque c'est aujourd'hui
mercredi
2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce
salon
même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heur=
es
quarante-cinq
du soir, faute de quoi les vingt mille livres
déposées
actuellement à mon crédit chez Baring frères vous
appartiendront
de fait et de droit, messieurs. --
Voici un
chèque
de pareille somme."
Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les<= o:p>
six
co-intéressés.
Phileas Fogg était demeuré froid. Il
n'avait
certainement pas parié pour gagner, et n'avait engagé
ces
vingt mille livres -- la moitié de sa fortune -- que parce
qu'il
prévoyait qu'il pourrait avoir à dépenser l'autre pour=
mener
à bien ce difficile, pour ne pas dire inexécutable projet.
Quant
à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus, non pas &agrav=
e;
cause
de la valeur de l'enjeu, mais parce qu'ils se faisaient
une
sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.
Sept
heures sonnaient alors. On of=
frit
à Mr. Fogg de suspendre
le
whist afin qu'il pût faire ses préparatifs de départ.
"Je
suis toujours prêt!" répondit cet impassible gentleman, e=
t
donnant
les cartes:
"Je
retourne carreau," dit-il.
"A vous de jouer, monsieur
Stuart."
DANS
LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE
A
sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné une
vingtaine
de guinées au whist, prit congé de ses honorables
collègues,
et quitta le Reform-Club. A s=
ept
heures cinquante,
il
ouvrait
Passepartout,
qui avait consciencieusement étudié son programme,
fut
assez surpris en voyant Mr. Fogg, coupable d'inexactitude,
apparaître
à cette heure insolite.
Suivant la notice, le
locataire
de Saville-row ne devait rentrer qu'à minuit précis.
Phileas
Fogg était tout d'abord monté à sa chambre, puis il
appela:
"Passepartout."
Passepartout
ne répondit pas. Cet a=
ppel
ne pouvait s'adresser à
lui. Ce n'était pas l'heure.
"Passepartout",
reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage.
Passepartout
se montra.
"C'est
la deuxième fois que je vous appelle," dit Mr. Fogg.
"Mais
il n'est pas minuit," répondit Passepartout, sa montre à=
la
main.
"Je
le
reproche. Nous partons dans dix minutes pour
Douvres et
Une
sorte de grimace s'ébaucha sur la ronde face du Français.
Il
était évident qu'il avait mal entendu.
"Monsieur
se déplace?" demanda-t-il.
"Oui,"
répondit Phileas Fogg.
"Nous allons faire le tour du
monde."
Passepartout,
l'oeil démesurément ouvert, la paupière et le
sourcil
surélevés, les bras détendus, le corps affaissé=
,
présentait
alors tous les symptômes de l'étonnement poussé
jusqu'à
la stupeur.
"Le
tour du monde!" murmura-t-il.
"En
quatre-vingts jours," répondit Mr. Fogg. "Ainsi, nous
n'avons
pas un instant à perdre."
"Mais
les malles?.." dit Passepartout, qui balançait
inconsciemment
sa tête de droite et de gauche.
"Pas
de malles. Un sac de nuit
seulement. Dedans, deux
chemises
de laine, trois paires de bas.
Autant pour vous. Nous=
achèterons
en route. Vous descendrez mon
mackintosh et ma
couverture
de voyage. Ayez de bonnes
chaussures. D'ailleurs,
nous
marcherons peu ou pas. Allez.=
"
Passepartout
aurait voulu répondre. Il ne
put. Il quitta la
chambre
de Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise,
et
employant une phrase assez vulgaire de son pays:
"Ah!
bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi qui voulais
rester
tranquille!....."
Et,
machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du
monde
en quatre-vingts jours! Avait-il affaire à un fou? Non....
C'était
une plaisanterie? On allait à Douvres, bien. A
soit. Après tout, cela ne pouvait
notablement contrarier le
brave
garçon, qui, depuis cinq ans, n'avait pas foulé le sol de
la
patrie. Peut-être m&eci=
rc;me
irait-on jusqu'à
il
reverrait avec plaisir la grande capitale.=
Mais,
certainement,
un gentleman aussi ménager de ses pas s'arrêterait
là....Oui,
sans doute, mais il n'en était pas moins vrai qu'il
partait,
qu'il se déplaçait, ce gentleman, si casanier
jusqu'alors!
A
huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui
contenait
sa garde-robe et
encore
troublé, il quitta sa chambre, dont il ferma
soigneusement
Mr.
Fogg était prêt. Il
portait sous son bras le Bradshaw's
continental
railway steam transit and general guide, qui devait
lui
fournir toutes les indications nécessaires à son voyage. Il
prit
le sac des mains de Passepartout, l'ouvrit et y glissa une
forte
liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous
les
pays.
"Vous
n'avez rien oublié?" demanda-t-il.
"Rien,
monsieur."
"Mon
mackintosh et ma couverture?"
"Les
voici."
"Bien,
prenez ce sac."
Mr.
Fogg remit le sac à Passepartout.
"Et
ayez-en soin, ajouta-t-il. Il=
y a
vingt mille livres dedans
(500
000 F)."
Le
sac faillit s'échapper des mains de Passepartout, comme si
les
vingt mille livres eussent été en or et pesé
considérablement.
Le
maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la
rue
fut fermée à double tour.
Une
station de voitures se trouvait à l'extrémité de
Saville-row. Phileas Fogg et son domestique
montèrent dans un
cab,
qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, à
laquelle
aboutit un des embranchements du South-Eastern-railway.
A
huit heures vingt, le cab s'arrêta devant la grille de la
gare. Passepartout sauta à terre.=
Son maître le suivit et paya=
le
cocher.
En ce
moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main,
pieds
nus dans la boue, coiffée d'un chapeau dépenaillé auqu=
el
pendait
une plume lamentable, un châle en loques sur ses
haillons,
s'approcha de Mr. Fogg et lui demanda l'aumône.
Mr.
Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu'il venait de
gagner
au whist, et, les présentant à la mendiante:
"Tenez,
ma brave femme," dit-il, je suis content de vous avoir
rencontrée!"
Puis
il passa.
Passepartout
eut comme une sensation d'humidité autour de la
prunelle. Son maître avait fait un pas=
dans
son coeur.
Mr.
Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la
gare. Là, Phileas Fogg donna &agr=
ave;
Passepartout l'ordre de prendre
deux
billets de première classe pour
retournant,
il aperçut ses cinq collègues du Reform-Club.
"Messieurs,
je pars," dit-il, "=
et les
divers visas apposés sur
un
passeport que j'emporte à cet effet vous permettront, au
retour,
de contrôler mon itinéraire."
"Oh!
monsieur Fogg," répondit poliment Gauthier Ralph, c'est
inutile. Nous nous en rapporterons à=
votre
honneur de
gentleman!"
"Cela
vaut mieux ainsi," dit Mr. Fogg.
"Vous
n'oubliez pas que vous devez être revenu?"... fit
observer
Andrew Stuart.
"Dans
quatre-vingts jours," répondit Mr. Fogg, le samedi 21
décembre
1872, à huit heures quarante-cinq minutes du soir. Au
revoir,
messieurs."
A
huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent
place
dans le même compartiment. A
huit heures quarante-cinq,
un
coup de sifflet retentit, et le train se mit en
La
nuit était noire. Il t=
ombait
une pluie fine. Phileas Fogg,=
accoté
dans son coin, ne parlait pas.
Passepartout, encore
abasourdi,
pressait machinalement contre lui le sac aux
bank-notes.
Mais
le train n'avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout
poussait
un véritable cri de désespoir!
"Qu'avez-vous?"
demanda Mr. Fogg.
"Il
y a... que...dans ma précipitation... mon trouble...j'ai
oublié..."
"Quoi?"
"D'éteindre
le bec de gaz de ma chambre!"
"Eh
bien, mon garçon," répondit froidement Mr. Fogg, "il
brûle à
votre
compte!"
DANS
LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAIT SUR LA PLACE DE LONDRES
Phileas
Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans
doute,
du grand retentissement qu'allait provoquer son départ.
La
nouvelle du pari se répandit d'abord dans le Reform-Club, et
produisit
une véritable émotion parmi les membres de l'honorable
cercle. Puis, du club, cette émotion
passa aux journaux par la
voie
des reporters, et des journaux au public de Londres et de
tout
le Royaume-Uni.
Cette
"question du tour du monde" fut commentée, discutée=
,
disséquée,
avec autant de passion et d'ardeur que s'il se fût
agi
d'une nouvelle affaire de l'Alabama.
Les uns prirent
parti
pour Phileas Fogg, les autres -- et ils formèrent bientôt
une
majorité considérable -- se prononcèrent contre lui. Ce
tour
du monde à accomplir, autrement qu'en théorie et sur le
papier,
dans ce minimum de temps, avec les moyens de
communication
actuellement en usage, ce n'était pas seulement
impossible,
c'était insensé!"
Le
Times, le Standard, l'Evening Star, le Morning
Chronicle,
et vingt autres journaux de grande publicité, se
déclarèrent
contre Mr. Fogg. Seul, le Dai=
ly
Telegraph le
soutint
dans une certaine mesure. Phi=
leas
Fogg fut généralement
traité
de maniaque, de fou, et ses collègues du Reform-Club
furent
blâmés d'avoir tenu ce pari, qui accusait un
affaiblissement
dans les facultés mentales de son auteur.
Des
articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur
la
question. On sait
l'intérêt que l'on porte en Angleterre à
tout
ce qui touche à la géographie. Aussi n'était-il pas un
lecteur,
à quelque classe qu'il appartînt, qui ne dévorât =
les
colonnes
consacrées au cas de Phileas Fogg.
Pendant
les premiers jours, quelques esprits audacieux -- les
femmes
principalement -- furent pour lui, surtout quand
l'Illustrated
London News eut publié son portrait d'après sa
photographie
déposée aux archives du Reform-Club. Certains
gentlemen
osaient dire: "Hé!
hé! pourquoi pas, après tout? On
a vu
des choses plus extraordinaires!"&nbs=
p;
C'étaient surtout les
lecteurs
du Daily Telegraph. Mais on s=
entit
bientôt que ce
journal
lui-même commençait à faiblir.
En
effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de
la
Société royale de géographie. Il traita la question à tou=
s
les
points de vue, et démontra clairement la folie de
l'entreprise. D'après cet article, tout
était contre le
voyageur,
obstacles de l'homme, obstacles de la nature. Pour
réussir
dans ce projet, il fallait admettre une concordance
miraculeuse
des heures de départ et d'arrivée, concordance qui
n'existait
pas, qui ne pouvait pas exister.
A la
rigueur, et en
longueur
relativement médiocre, on peut compter sur l'arrivée
des trains à heure fixe ; mais quand ils emploient trois jours à<= o:p>
traverser
l'Inde, sept jours à traverser les Etats-Unis,
pouvait-on
fonder sur leur exactitude les éléments d'un tel
problème? Et les accidents de machine, les
déraillements, les
rencontres,
la mauvaise saison, l'accumulation des neiges,
est-ce
que tout n'était pas contre Phileas Fogg? Sur les
paquebots,
ne se trouverait-il pas, pendant l'hiver, à la merci
des
coups de vent ou des brouillards?
Est-il donc si rare que
les
meilleurs marcheurs des lignes transocéaniennes éprouvent
des
retards de deux ou trois jours? Or,
il suffisait d'un
retard,
un seul, pour que la chaîne de communications fût
irréparablement
brisée. Si Phileas Fogg
manquait, ne fût-ce que
de
quelques heures, le départ d'un paquebot, il serait forcé
d'attendre
le paquebot suivant, et par cela même son voyage
était
compromis irrévocablement.
L'article
fit grand bruit. Presque tous=
les
journaux le
reproduisirent,
et les actions de Phileas Fogg baissèrent
singulièrement.
Pendant
les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman,
d'importantes
affaires s'étaient engagées sur "l'aléa" de =
son
entreprise. On sait ce qu'est le monde des par=
ieurs
en
Angleterre,
monde plus intelligent, plus relevé que celui des
joueurs. Parier est dans le tempéram=
ent
anglais. Aussi, non
seulement
les divers membres du Reform-Club établirent-ils des
du
public entra dans le mouvement.
Phileas Fogg fut inscrit
comme
un cheval de course, à une sorte de studbook. On en fit
aussi
une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la
place
de Londres. On demandait, on
offrait du "Phileas Fogg"
ferme
ou à prime, et il se fit des affaires énormes. Mais cinq
jours
après son départ, après l'article du Bulletin de la
Société
de géographie, les offres commencèrent à affluer. Le
Phileas
Fogg baissa. On l'offrit par
paquets. Pris d'abord à=
;
cinq,
puis à dix, on ne le prit plus qu'à vingt, à cinquante,
à
cent!
Un
seul partisan lui resta. Ce f=
ut le
vieux paralytique, Lord
Albermale. L'honorable gentleman, cloué=
; sur
son fauteuil, eût
donné
sa fortune pour pouvoir faire le tour du monde, même en
dix
ans! et il paria cinq mille livres (100 000 F) en faveur de
Phileas
Fogg. Et quand, en même=
temps
que la sottise du projet,
on
lui en démontrait l'inutilité, il se contentait de
répondre:
"Si
la chose est faisable, il est bon que ce soit un Anglais qui
le
premier l'ait faite!"
Or,
on en était là, les partisans de Phileas Fogg se
raréfiaient
de
plus en plus ; tout le monde, et non sans raison, se mettait
contre
lui ; on ne le prenait plus qu'à cent cinquante, à deux
cents
contre un, quand, sept jours après son départ, un
incident,
complètement inattendu, fit qu'on ne le prit plus du
tout.
En
effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le
directeur
de la police métropolitaine avait reçu une dépêc=
he
télégraphique
ainsi conçue:
Rowan,
directeur police, administration centrale,
place.
Je
file voleur de Banque, Phileas Fogg.
Envoyez sans retard
mandat
d'arrestation à
Fix,
détective.
L'effet
de cette dépêche fut immédiat. L'honorable gentleman
disparut
pour faire place au voleur de bank-notes.&=
nbsp;
Sa
photographie,
déposée au Reform-Club avec celles de tous ses
collègues,
fut examinée. Elle
reproduisait trait pour trait
l'homme
dont le signalement avait été fourni par l'enquête. On
rappela
ce que l'existence de Phileas Fogg avait de mystérieux,
son
isolement, son départ subit, et il parut évident que ce
personnage,
prétextant un voyage autour du monde et l'appuyant
sur
un pari insensé, n'avait eu d'autre but que de dépister les
agents
de la police anglaise.
DANS
LEQUEL L'AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME
Voici
dans quelles circonstances avait été lancée cette
dépêche
concernant
le sieur Phileas Fogg.
Le
mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à
orientale,
steamer en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux
mille
huit cents tonnes et possédant une force nominale de cinq
cents
chevaux. Le
de
Brindisi à
rapides
marcheurs de la Compagnie, et les vitesses
réglementaires,
soit dix milles à l'heure entre
En
attendant l'arrivée du
sur le quai au milieu de la foule d'indigènes et d'étrangers qui<= o:p>
affluent
dans cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la
grande
oeuvre de M. de Lesseps assure un avenir considérable.
De
ces deux hommes, l'un était l'agent consulaire du
Royaume-Uni,
établi à
pronostics
du gouvernement britannique et des sinistres
prédictions
de l'ingénieur Stephenson -- voyait chaque jour des
navires
anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié
l'ancienne
route de l'Angleterre aux Indes par le cap de
Bonne-Espérance.
L'autre
était un petit homme maigre, de figure assez
intelligente,
nerveux, qui contractait avec une persistance
remarquable
ses muscles sourciliers. A tr=
avers
ses longs cils
brillait
un oeil très vif, mais dont il savait à volonté
éteindre
l'ardeur. En ce moment, il do=
nnait
certaines marques
d'impatience,
allant, venant, ne pouvant tenir en place.
Cet
homme se nommait Fix, et c'était un de ces "détectives&q=
uot;
ou
agents
de police anglais, qui avaient été envoyés dans les
divers
ports, après le vol commis à la Banque d'Angleterre. Ce
Fix
devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs
prenant
la route de Suez, et si l'un d'eux lui semblait suspect,
le
"filer" en attendant un mandat d'arrestation.
Précisément,
depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de
la
police métropolitaine le signalement de l'auteur présum&eacut=
e;
du
vol.
C'était
celui de ce personnage distingué et bien mis que l'on
avait
observé dans la salle des paiements de la Banque.
Le
détective, très alléché évidemment par la
forte prime promise
en
cas de succès, attendait donc avec une impatience facile à
comprendre
l'arrivée du
"Et
vous dites, monsieur le consul," demanda-t-il pour la
dixième
fois, "que ce bateau ne peut tarder?"
"Non,
monsieur Fix," répondit le consul. "Il a été
signalé hier
au
large de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal
ne
comptent pas pour un tel marcheur.
Je vous répète que le
gouvernement
accorde pour chaque avance de vingt-quatre heures
sur
les temps réglementaires."
"Ce
paquebot vient directement de Brindisi?" demanda Fix.
"De
Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi
qu'il
a quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez
patience,
il ne peut tarder à arriver.
Mais je ne
pas
comment, avec le signalement que vous avez reçu, vous
pourrez
reconnaître votre homme, s'il est à bord du
"Monsieur
le consul," répondit Fix, "ces gens-là, on les sent=
plutôt
qu'on ne les reconnaît. C'est
du flair qu'il faut avoir,
et le
flair est comme un sens spécial auquel concourent l'ouïe,
la
vue et l'odorat. J'ai
arrêté dans ma vie plus d'un de ces
gentlemen,
et pourvu que mon voleur soit à bord, je vous réponds
qu'il
ne me glissera pas entre les mains."
"Je
le souhaite, monsieur Fix, car il s'agit d'un vol
important."
"Un
vol magnifique," répondit l'agent enthousiasmé.
Cinquante-cinq
mille livres! Nous n'avons pas
souvent de
pareilles
aubaines! Les voleurs devienn=
ent
mesquins! La race
des
Sheppard s'étiole! On =
se
fait pendre maintenant pour
quelques
shillings!"
"Monsieur
Fix," répondit le consul, vous parlez d'une telle
façon
que je vous souhaite vivement de réussir; mais, je vous le
répète,
dans les conditions où vous êtes, je crains que ce ne
soit
difficile. Savez-vous bien qu=
e,
d'après le signalement que
vous avez reçu, ce voleur ressemble absolument à un honnête<= o:p>
homme."
"Monsieur
le consul," répondit dogmatiquement l'inspecteur de
police,
"les grands voleurs ressemblent toujours à d'honnêtes
gens. Vous comprenez bien que ceux qui o=
nt des
figures de
coquins
n'ont qu'un parti à prendre, c'est de rester probes,
sans
cela ils se feraient arrêter.
Les physionomies honnêtes,
ce
sont celles-là qu'il faut dévisager surtout. Travail
difficile,
j'en conviens, et qui n'est plus du métier, mais de
l'art."
On
voit que ledit Fix ne manquait pas d'une certaine dose
d'amour-propre.
Cependant
le quai s'animait peu à peu.
Marins de diverses
nationalités,
commerçants, courtiers, portefaix, fellahs, y
affluaient. L'arrivée du paquebot
était évidemment prochaine.
Le
temps était assez beau, mais l'air froid, par ce vent d'est.
Quelques
minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les
pâles
rayons du soleil. Vers le sud=
, une
jetée longue de deux
mille
mètres s'allongeait comme un bras sur la rade de
la
surface de la mer Rouge roulaient plusieurs bateaux de pêche
ou de
cabotage, dont quelques-uns ont conservé dans leurs façons
l'élégant
gabarit de la galère antique.
Tout en
circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une
habitude
de sa profession, dévisageait les passants d'un rapide
coup
d'oeil.
Il
était alors dix heures et demie.
"Mais
il n'arrivera pas, ce paquebot!" s'écria-t-il en entendant
sonner
l'horloge du port.
"Il ne peut être éloigné," répondit le consul.<= o:p>
"Combien
de temps stationnera-t-il à
"Quatre
heures. Le temps d'embarquer =
son
charbon. De Suez à
milles,
et il faut faire provision de combustible."
"Et
de Suez, ce bateau va directement à
"Directement,
sans rompre charge."
"Eh
bien," dit Fix, "si le voleur a pris cette route et ce
bateau,
il doit entrer dans son plan de débarquer à
de
gagner par une autre voie les possessions hollandaises ou
françaises
de l'Asie. Il doit bien savoir
qu'il ne serait pas
en
sûreté dans l'Inde, qui est une terre anglaise."
"A
moins que ce ne soit un homme très fort," répondit le
consul.
"Vous
le savez, un criminel anglais est toujours mieux caché à
Londres
qu'il ne le serait à l'étranger."
Sur
cette réflexion, qui donna
consul
regagna ses bureaux, situés à peu de distance.
L'inspecteur
de police demeura seul, pris d'une impatience
nerveuse,
avec ce pressentiment assez bizarre que son voleur
devait se trouver à bord du Mongolia, -- et en vérité, si ce<= o:p>
coquin
avait quitté l'Angleterre avec l'intention de gagner le
Nouveau
Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus
difficile
à surveiller que
obtenu
sa préférence.
Fix
ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups
de
sifflet annoncèrent l'arrivée du paquebot. Toute la horde
des
portefaix et des fellahs se précipita vers le quai dans un
tumulte
un peu inquiétant pour les membres et les vêtements des
passagers. Une dizaine de canots se
détachèrent de la rive et
allèrent
au-devant du
Bientôt
on aperçut la gigantesque coque du Mongolia, passant
entre
les rives du canal, et onze heures sonnaient quand le
steamer
vint mouiller en rade, pendant que sa vapeur fusait à
grand
bruit par les tuyaux d'échappement.
Les
passagers étaient assez nombreux à bord. Quelques-uns
restèrent
sur le spardeck à contempler le panorama pittoresque
de la
ville; mais la plupart débarquèrent dans les canots qui
étaient
venus accoster le
Fix
examinait scrupuleusement tous ceux qui mettaient pied à
terre.
En ce
moment, l'un d'eux s'approcha de lui, après avoir
vigoureusement
repoussé les fellahs qui l'assaillaient de leurs
offres
de service, et il lui demanda fort poliment s'il pouvait
lui
indiquer les bureaux de l'agent consulaire anglais. Et en
même
temps ce passager présentait un passeport sur lequel il
désirait
sans doute faire apposer le visa britannique.
Fix,
instinctivement, prit le passeport, et, d'un rapide coup
d'oeil,
il en lut le signalement.
Un
mouvement involontaire faillit lui échapper. La feuille
trembla
dans sa main. Le signalement
libellé sur le passeport
était
identique à celui qu'il avait reçu du directeur de la
police
métropolitaine.
"Ce
passeport n'est pas le vôtre?"&=
nbsp;
dit-il au passager.
"Non,"
répondit celui-ci, "c'est le passeport de mon maître.&quo=
t;
"Et
votre maître?"
"Il
est resté à bord."
"Mais,"
reprit l'agent, "il faut qu'il se présente en personne
aux
bureaux du consulat afin d'établir son identité."
"Quoi
! cela est nécessaire?"
"Indispensable."
"Et
où sont ces bureaux?"
"Là,
au coin de la place," répondit l'inspecteur en indiquant
une
maison éloignée de deux cents pas.
"Alors,
je vais aller chercher mon maître, à qui pourtant cela
ne
plaira guère de se déranger!"
Là-dessus,
le passager salua Fix et retourna à bord du steamer.
QUI
TEMOIGNE UNE FOIS DE PLUS DE L'INUTILITE DES PASSEPORTS EN
MATIERE
DE POLICE
L'inspecteur
redescendit sur le quai et se dirigea rapidement
vers
les bureaux du consul.
Aussitôt, et sur sa demande
pressante,
il fut introduit près de ce fonctionnaire.
"Monsieur
le consul, lui dit-il sans autre préambule, j'ai de
fortes
présomptions de croire que notre homme a pris passage à
bord
du
Et
Fix raconta ce qui s'était passé entre ce domestique et lui
à
propos
du passeport.
"Bien,
monsieur Fix," répondit le consul, "je ne serais pas
fâché
de voir la figure de ce coquin.
Mais peut-être ne se
présentera-t-il
pas à mon bureau, s'il est ce que vous supposez.
Un
voleur n'aime pas à laisser derrière lui des traces de son
passage,
et d'ailleurs la formalité des passeports n'est plus
obligatoire."
"Monsieur
le consul," répondit l'agent, "si c'est un homme fort
comme
on doit le penser, il viendra!"
"Faire
viser son passeport?"
"Oui. Les passeports ne servent jamais
qu'à gêner les honnêtes
gens
et à favoriser la fuite des coquins. Je vous affirme que
celui-ci
sera en règle, mais j'espère bien que vous ne le
viserez
pas..."
"Et
pourquoi pas? Si ce passeport=
est
régulier," répondit le
consul,
"je n'ai pas le droit de refuser mon visa."
"Cependant,
monsieur le consul, il faut bien que je retienne ici
cet
homme jusqu'à ce que j'aie reçu de Londres un mandat
d'arrestation."
"Ah
! cela, monsieur Fix, c'est votre affaire, répondit le
consul,
mais moi, je ne puis..."
Le
consul n'acheva pas sa phrase. En
ce moment, on frappait à
de son cabinet, et le garçon de bureau introduisit deux
étrangers,
dont l'un était précisément ce domestique qui
s'était
entretenu
avec le détective.
C'étaient,
en effet, le maître et le serviteur.=
Le maître
présenta
son passeport, en priant laconiquement le consul de
vouloir
bien y apposer son visa.
Celui-ci
prit le passeport et le lut attentivement, tandis que
Fix,
dans un coin du cabinet, observait ou plutôt dévorait
l'étranger
des yeux.
Quand
le consul eut achevé sa lecture :
"Vous
êtes Phileas Fogg, esquire?"&nb=
sp;
demanda-t-il.
"Oui,
monsieur," répondit le gentleman.
"Et
cet homme est votre domestique?"
"Oui. Un Français nommé
Passepartout."
"Vous
venez de Londres?"
"Oui."
"Et
vous allez?"
"A
"Bien,
monsieur. Vous savez que cette
formalité du visa est
inutile,
et que nous n'exigeons plus la présentation du
passeport?"
"Je
le
constater
par votre visa mon passage à
"Soit,
monsieur."
Et le
consul, ayant signé et daté le passeport, y apposa son
cachet.
Mr.
Fogg acquitta les droits de visa, et, après avoir froidement
salué,
il sortit, suivi de son domestique.
"Eh
bien?" demanda l'inspect=
eur.
"Eh
bien," répondit le consul, "il a l'air d'un parfait
honnête
homme!
"Possible,"
répondit Fix, mais ce n'est point ce dont il s'agit.
Trouvez-vous,
monsieur le consul, que ce flegmatique gentleman
ressemble
trait pour trait au voleur dont j'ai reçu le
signalement?"
"J'en
conviens, mais vous le savez, tous les signalements..."
"J'en
aurai le coeur net," répondit Fix. Le domestique me
paraît
être moins indéchiffrable que le maître. De plus, c'est
un
Français, qui ne pourra se retenir de parler. A bientôt,
monsieur
le consul."
Cela
dit, l'agent sortit et se mit à la recherche de
Passepartout.
Cependant
Mr. Fogg, en quittant la maison consulaire, s'était
dirigé
vers le quai. Là, il d=
onna
quelques ordres à son
domestique;
puis il s'embarqua dans un canot, revint à bord du
qui
portait les notes suivantes:
"Quitté
Londres, mercredi 2 octobre, 8 heures 45 soir.
Arrivé
à
Quitté
Paris, jeudi, 8 heures 40 matin.
Arrivé
par le Mont-Cenis à
35
matin.
Quitté
Turin, vendredi, 7 heures 20 matin.
Arrivé
à
Embarqué
sur le
Arrivé
à
Total
des heures dépensées : 158 1/2, soit en jours : 6 jours
1/2."
Mr. Fogg
inscrivit ces dates sur un itinéraire disposé par
colonnes,
qui indiquait -- depuis le 2 octobre jusqu'au 21
décembre
-- le mois, le quantième, le jour, les arrivées
réglementaires
et les arrivées effectives en chaque point
principal,
Paris, Brindisi, Suez, Bombay, Calcutta, Singapore,
Hong-Kong,
Yokohama, San Francisco, New York, Liverpool,
Londres,
et qui permettait de chiffrer le gain obtenu où la
perte
éprouvée à chaque endroit du parcours.
Ce
méthodique itinéraire tenait ainsi compte de tout, et Mr.
Fogg
savait toujours s'il était en avance ou en retard.
Il
inscrivit donc, ce jour-là, mercredi 9 octobre, son arrivée
à
Suez,
qui, concordant avec l'arrivée réglementaire, ne le
constituait
ni en gain ni en perte.
Puis
il se fit servir à déjeuner dans sa cabine. Quant à voir
la ville, il n'y pensait même pas, étant de cette race d'Anglais<= o:p>
qui
font visiter par leur domestique les pays qu'ils traversent.
DANS
LEQUEL PASSEPARTOUT PARLE UN PEU PLUS PEUT-ETRE QU'IL NE
CONVIENDRAIT
Fix
avait en peu d'instants rejoint sur le quai Passepartout,
qui
flânait et regardait, ne se croyant pas, lui, obligé à =
ne
point
voir.
"Eh
bien, mon ami," lui dit Fix en l'abordant, "votre passeport
est-il
visé?"
"Ah!
c'est vous, monsieur," répondit le Français. "Bien obligé.
Nous
sommes parfaitement en règle."
"Et
vous regardez le pays?"
"Oui,
mais nous allons si vite qu'il me semble que je voyage en
rêve. Et comme cela, nous sommes à
Suez?"
"A
Suez."
"En
Egypte?"
"En
Egypte, parfaitement."
"Et
en Afrique?"
"En
Afrique."
"En
Afrique!" rép&eac=
ute;ta
Passepartout. "Je ne peu=
x y
croire.
Figurez-vous,
monsieur, que je m'imaginais ne pas aller plus
loin
que Paris, et cette fameuse capitale, je l'ai revue tout
juste
de sept heures vingt du matin à huit heures quarante,
entre
la gare du Nord et la gare de Lyon, à travers les vitres
d'un
fiacre et par une pluie battante!
Je le regrette!
J'aurais
aimé à revoir le Père-Lachaise et le Cirque des
Champs-Elysées!"
"Vous
êtes donc bien pressé?" demanda l'inspecteur de police.
"Moi,
non, mais c'est mon maître. =
span>A
propos, il faut que
j'achète
des chaussettes et des chemises!
Nous sommes partis
sans
malles, avec un sac de nuit seulement."
"Je
vais vous conduire à un bazar où vous trouverez tout ce
qu'il
faut."
"Monsieur,"
répondit Passepartout, "vous êtes vraiment d'une
complaisance!.."
Et
tous deux se mirent en route.
Passepartout causait toujours.
"Surtout,"
dit-il, "que je prenne bien garde de ne pas manquer
le
bateau!"
"Vous
avez le temps," répondit Fix, "il n'est encore que midi!&q=
uot;
Passepartout
tira sa grosse montre.
"Midi," dit-il.
"Allons
donc! Il est neuf heures cinquante-deux
minutes!"
"Votre
montre retarde," répondit Fix.
"Ma
montre! Une montre de famille=
, qui
vient de mon
arrière-grand-père! Elle ne varie pas de cinq minutes =
par
an.
C'est
un vrai chronomètre!"
"Je
vois ce que c'est," répondit Fix. "Vous avez gardé l'heu=
re
de
Londres, qui retarde de deux heures environ sur Suez. Il
faut
avoir soin de remettre votre montre au midi de chaque
pays."
"Moi! toucher à ma montre!"<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> s'écria Passepartout,
"jamais!"
"Eh
bien, elle ne sera plus d'accord avec le soleil."
"Tant
pis pour le soleil, monsieur! C'est
lui qui aura tort!"
Et le
brave garçon remit sa montre dans sou gousset avec un
geste
superbe.
Quelques
instants après, Fix lui disait :
"Vous
avez donc quitté Londres précipitamment?"
"Je
le crois bien! Mercredi derni=
er,
à huit heures du soir,
contre
toutes ses habitudes, Mr. Fogg revint de son cercle, et
trois
quarts d'heure après nous étions partis."
"Mais
où va-t-il donc, votre maître?"
"Toujours
devant lui! Il fait le tour du
monde!"
"Le
tour du monde?" s'&eacut=
e;cria
Fix.
"Oui,
en quatre-vingts jours! Un pa=
ri,
dit-il, mais, entre
nous,
je n'en crois rien. Cela n'au=
rait
pas le sens commun. Il
y a
autre chose."
"Ah! c'est un original, ce Mr. Fogg?&qu=
ot;
"Je
le crois."
"Il
est donc riche?"
"Evidemment,
et il emporte une jolie somme avec lui, en
bank-notes
toutes neuves! Et il
n'épargne pas l'argent en
route! Tenez! il a promis une prime magnifique au
mécanicien
du
Mongolia, si nous arrivons à Bombay avec une belle avance!"
"Et
vous le connaissez depuis longtemps, votre maître?"
"Moi!" répondit Passepartout, &quo=
t;je
suis entré à son service le
jour
même de notre départ."
On
s'imagine aisément l'effet que ces réponses devaient produire=
sur
l'esprit déjà surexcité de l'inspecteur de police.
Ce
départ précipité de Londres, peu de temps après=
le
vol, cette
grosse
somme emportée, cette hâte d'arriver en des pays
lointains,
ce prétexte d'un pari excentrique, tout confirmait et
devait
confirmer Fix dans ses idées.
Il fit encore parler le
Français
et acquit la certitude que ce garçon ne connaissait
aucunement
son maître, que celui-ci vivait isolé à Londres,
qu'on
le disait riche sans savoir l'origine de sa fortune, que
c'était
un homme impénétrable, etc.
Mais,
en même temps, Fix put tenir pour certain que Phileas Fogg
ne
débarquait point à Suez, et qu'il allait réellement
à Bombay.
"Est-ce
loin Bombay?" demanda
Passepartout.
"Assez
loin," répondit l'agent.
"Il vous faut encore une
dizaine
de jours de mer."
"Et
où prenez-vous Bombay?"
"Dans
l'Inde."
"En
Asie?"
"Naturellement."
"Diable! C'est que je vais vous dire...il y=
a une
chose qui me
tracasse...c'est
mon bec!"
"Quel
bec?"
"Mon
bec de gaz que j'ai oublié d'éteindre et qui brûle &agr=
ave;
mon
compte. Or, j'ai calculé que j'en a=
vais
pour deux shillings par
vingt-quatre
heures, juste six pence de plus que je ne gagne, et
vous
comprenez que pour peu que le voyage se prolonge..."
Fix
comprit-il l'affaire du gaz? =
C'est
peu probable. Il
n'écoutait
plus et prenait un parti. Le
Français et lui étaient
arrivés
au bazar. Fix laissa son comp=
agnon
y faire ses
emplettes,
il lui recommanda de ne pas manquer le départ du
Mongolia,
et il revint en toute hâte aux bureaux de l'agent
consulaire.
Fix,
maintenant que sa conviction était faite, avait repris tout
son
sang-froid.
"Monsieur,"
dit-il au consul, "je n'ai plus aucun doute. Je
tiens
mon homme. Il se fait passer =
pour
un excentrique qui veut
faire
le tour du monde en quatre-vingts jours."
"Alors
c'est un malin," répondit le consul, "et il compte
revenir
à Londres, après avoir dépisté toutes les polic=
es
des
deux
continents!"
"Nous
verrons bien," répondit Fix.
"Mais
ne vous trompez-vous pas?"
demanda encore une fois le
consul.
"Je
ne me trompe pas."
"Alors,
pourquoi ce voleur a-t-il tenu à faire constater par un
visa
son passage à Suez?"
"Pourquoi?... je n'en sais rien, monsieur le con=
sul,
répondit
le
détective, mais écoutez-moi."
Et,
en quelques mots, il rapporta les points saillants de sa
conversation
avec le domestique dudit Fogg.
"En
effet," dit le consul, toutes les présomptions sont contre
cet
homme. Et qu'allez-vous
faire?"
"Lancer
une dépêche à Londres avec demande instante de
m'adresser
un mandat d'arrestation à Bombay, m'embarquer sur le
Mongolia,
filer mon voleur jusqu'aux Indes, et là, sur cette
terre
anglaise, l'accoster poliment, mon mandat à la main et la
main
sur l'épaule."
Ces
paroles prononcées froidement, l'agent prit congé du consul
et se
rendit au bureau télégraphique. De là, il lança au
directeur
de la police métropolitaine cette dépêche que l'on
connaît.
Un
quart d'heure plus tard, Fix, son léger bagage à la main,
bien
muni d'argent, d'ailleurs, s'embarquait à bord du
Mongolia,
et bientôt le rapide steamer filait à toute vapeur
sur
les eaux de la mer Rouge.
OU LA
MER ROUGE ET LA MER DES INDES
DESSEINS
DE PHILEAS FOGG
La
distance entre
milles,
et le cahier des charges de la Compagnie alloue à ses
paquebots
un laps de temps de cent trente-huit heures pour la
franchir. Le
poussés,
marchait de manière à devancer l'arrivée
réglementaire.
La
plupart des passagers embarqués à Brindisi avaient presque
tous
l'Inde pour destination. Les =
uns se
rendaient à Bombay,
les
autres à Calcutta, mais via Bombay, car depuis qu'un chemin
de
fer traverse dans toute sa largeur la péninsule indienne, il
n'est
plus nécessaire de doubler la pointe de Ceylan.
Parmi
ces passagers du Mongolia, on comptait divers
fonctionnaires
civils et des officiers de tout grade.&nbs=
p;
De
ceux-ci,
les uns appartenaient à l'armée britannique proprement
dite,
les autres commandaient les troupes indigènes de cipayes,
tous
chèrement appointés, même à présent que le
gouvernement
s'est
substitué aux droits et aux charges de l'ancienne
Compagnie
des Indes: sous-lieutenants
à 7 000 F, brigadiers à
60 000, généraux à 100 000. [Le traitement des fonctionnaires<= o:p>
civils
est encore plus élevé.
Les simples assistants, au
premier
degré de la hiérarchie, ont 12 000 francs ; les juges,
60
000 F; les présidents de cour, 250 000 F; les gouverneurs,
300
000 F, et le gouverneur général, plus de 600 000 F. (Note
de
l'auteur). ]
On
vivait donc bien à bord du Mongolia, dans cette société=
; de
fonctionnaires,
auxquels se mêlaient quelques jeunes Anglais,
qui,
le million en poche, allaient fonder au loin des comptoirs
de
commerce.
Le "purser", l'homme de confiance de la Compagnie, l'égal du<= o:p>
capitaine
à bord, faisait somptueusement les choses. Au
déjeuner
du matin, au lunch de deux heures, au dîner de cinq
heures
et demie, au souper de huit heures, les tables pliaient
sous
les plats de viande fraîche et les entremets fournis par la
boucherie
et les offices du paquebot. L=
es
passagères -- il y en
avait
quelques-unes -- changeaient de toilette deux fois par
jour. On faisait de la musique, on dansa=
it
même, quand la mer
le
permettait.
Mais
la mer Rouge est fort capricieuse et trop souvent mauvaise,
comme
tous ces golfes étroits et longs.&n=
bsp;
Quand le vent soufflait
soit
de la côte d'Asie, soit de la côte d'Afrique, le
Mongolia,
long fuseau à hélice, pris par le travers, roulait
épouvantablement. Les dames disparaissaient alors ; =
les
pianos
se
taisaient ; chants et danses cessaient à la fois. Et
pourtant,
malgré la rafale, malgré la houle, le paquebot, poussé=
par
sa puissante machine, courait sans retard vers le détroit de
Bab-el-Mandeb.
Que
faisait Phileas Fogg pendant ce temps? On pourrait croire
que,
toujours inquiet et anxieux, il se préoccupait des
changements
de vent nuisibles à la marche du navire, des
mouvements
désordonnés de la houle qui risquaient d'occasionner
un
accident à la machine, enfin de toutes les avaries possibles
qui,
en obligeant le Mongolia à relâcher dans quelque port,
auraient
compromis son voyage?
Aucunement,
ou tout au moins, si ce gentleman songeait à ces
éventualités,
il n'en laissait rien paraître.
C'était toujours
l'homme
impassible, le membre imperturbable du Reform-Club,
qu'aucun
incident ou accident ne pouvait surprendre. Il ne
paraissait
pas plus ému que les chronomètres du bord. On le
voyait
rarement sur le pont. Il
s'inquiétait peu d'observer
cette
mer Rouge, si féconde en souvenirs, ce théâtre des
premières
scènes historiques de l'humanité. Il ne venait pas
reconnaître
les curieuses villes semées sur ses bords, et dont
la
pittoresque silhouette se découpait quelquefois à l'horizon. =
Il ne
rêvait même pas aux dangers de ce golfe Arabique, dont les
anciens
historiens, Strabon, Arrien, Arthémidore, Edrisi, ont
toujours
parlé avec épouvante, et sur lequel les navigateurs ne
se
hasardaient jamais autrefois sans avoir consacré leur voyage
par
des sacrifices propitiatoires.
Que
faisait donc cet original, emprisonné dans le Mongolia?
D'abord
il faisait ses quatre repas par jour, sans que jamais ni
roulis
ni tangage pussent détraquer une machine si
merveilleusement
organisée. Puis il jou=
ait au
whist.
Oui! il avait rencontré des
partenaires, aussi enragés que lui:
un
collecteur de taxes qui se rendait à son poste à Goa, un
ministre,
le révérend Décimus Smith, retournant à Bombay,=
et
un
brigadier général de l'armée anglaise, qui rejoignait son corps<= o:p>
à
Bénarès. Ces tr=
ois
passagers avaient pour le whist la même
passion
que Mr. Fogg, et ils jouaient pendant des heures
entières,
non moins silencieusement que lui.
Quant
à Passepartout, le mal de mer n'avait aucune prise sur
lui. Il occupait une cabine à l'=
avant
et mangeait, lui aussi,
consciencieusement. Il faut dire que,
décidément, ce voyage,
fait
dans ces conditions, ne lui déplaisait plus. Il en prenait
son
parti.
Bien
nourri, bien logé, il voyait du pays et d'ailleurs il
s'affirmait
à lui-même que toute cette fantaisie finirait à
Bombay.
Le
lendemain du départ de Suez, le 10 octobre, ce ne fut pas
sans
un certain plaisir qu'il rencontra sur le pont l'obligeant
personnage
auquel il s'était adressé en débarquant en Egypte.
"Je
ne me trompe pas," dit-il en l'abordant avec son plus
aimable
sourire, "c'est bien vous, monsieur, qui m'avez si
complaisamment
servi de guide à Suez?"
"En
effet," répondit le détective, "je vous reconnais!<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Vous
êtes
le domestique de cet Anglais original..."
"Précisément,
monsieur...?"
"Fix."
"Monsieur
Fix," répondit Passepartout.&n=
bsp;
"Enchanté de vous
retrouver
à bord. Et où
allez-vous donc?"
"Mais,
ainsi que vous, à Bombay."
"C'est
au mieux! Est-ce que vous avez déjà fait ce voyage?"
"Plusieurs
fois," répondit Fix.
"Je suis un agent de la
Compagnie
péninsulaire."
"Alors
vous connaissez l'Inde?"
"Mais...
oui...," répondit Fix, qui ne voulait pas trop
s'avancer.
"Et
c'est curieux, cette Inde-là?"
"Très
curieux! Des mosquées,=
des
minarets, des temples, des
fakirs,
des pagodes, des tigres, des serpents, des bayadères!
Mais
il faut espérer que vous aurez le temps de visiter le
pays?"
"Je
l'espère, monsieur Fix. Vous
comprenez bien qu'il n'est pas
permis
à un homme sain d'esprit de passer sa vie à sauter d'un
paquebot
dans un chemin de fer et d'un chemin de fer dans un
paquebot,
sous prétexte de faire le tour du monde en
quatre-vingts
jours! Non. Toute cette gymnastique cessera &a=
grave;
Bombay,
n'en doutez pas."
"Et
il se porte bien, Mr. Fogg?"
demanda Fix du ton le plus
naturel.
"Très
bien, monsieur Fix. Moi aussi=
, d'ailleurs. Je mange
comme
un ogre qui serait à jeun.
C'est l'air de la mer."
"Et
votre maître, je ne le vois jamais sur le pont."
"Jamais. Il n'est pas curieux."
"Savez-vous,
monsieur Passepartout, que ce prétendu voyage en
quatre-vingts
jours pourrait bien cacher quelque mission
secrète...une
mission diplomatique, par exemple!"
"Ma
foi, monsieur Fix, je n'en sais rien, je vous l'avoue, et,
au
fond, je ne donnerais pas une demi-couronne pour le savoir."
Depuis
cette rencontre, Passepartout et Fix causèrent souvent
ensemble. L'inspecteur de police tenait &agr=
ave;
se lier avec le
domestique
du sieur Fogg. Cela pouvait le
servir à l'occasion.
Il
lui offrait donc souvent, au bar-room du Mongolia, quelques
verres
de whisky ou de pale-ale, que le brave garçon acceptait
sans
cérémonie et rendait même pour ne pas être en res=
te,
--
trouvant,
d'ailleurs, ce Fix un gentleman bien honnête.
Cependant
le paquebot s'avançait rapidement.&=
nbsp;
Le 13, on eut
connaissance
de Moka, qui apparut dans sa ceinture de murailles
ruinées,
au-dessus desquelles se détachaient quelques dattiers
verdoyants. Au loin, dans les montagnes, se
développaient de
vastes
champs de caféiers.
Passepartout fut ravi de contempler
cette
ville célèbre, et il trouva même qu'avec ces murs
circulaires
et un fort démantelé qui se dessinait comme une
anse,
elle ressemblait à une énorme demi-tasse.
Pendant
la nuit suivante, le Mongolia franchit le détroit de
Bab-el-Mandeb,
dont le nom arabe signifie la Porte des Larmes,
et le
lendemain, 14, il faisait escale à Steamer-Point, au
nord-ouest
de la rade d'Aden. C'est l&ag=
rave;
qu'il devait se
réapprovisionner
de combustible.
Grave
et importante affaire que cette alimentation du foyer des
paquebots
à de telles distances des centres de production. Rien
que
pour la Compagnie péninsulaire, c'est une dépense annuelle
qui
se chiffre par huit cent mille livres (20 millions de
francs). Il a fallu, en effet, établ=
ir des
dépôts en plusieurs
ports,
et, dans ces mers éloignées, le charbon revient à
quatre-vingts
francs la tonne.
Le
Mongolia avait encore seize cent cinquante milles à faire
avant
d'atteindre Bombay, et il devait rester quatre heures à
Steamer-Point,
afin de remplir ses soutes.
Mais
ce retard ne pouvait nuire en aucune façon au programme de
Phileas
Fogg. Il était pr&eacu=
te;vu. D'ailleurs le Mongolia, au
lieu
d'arriver à Aden le 15 octobre seulement au matin, y
entrait
le 14 au soir. C'était=
un
gain de quinze heures.
Mr.
Fogg et son domestique descendirent à terre. Le gentleman
voulait
faire viser son passeport. Fi=
x le
suivit sans être
remarqué.
La
formalité du visa accomplie, Phileas Fogg revint à bord
reprendre
sa partie interrompue.
Passepartout,
lui, flâna, suivant sa coutume, au milieu de cette
population
de Somanlis, de Banians, de Parsis, de Juifs,
d'Arabes,
d'Européens, composant les vingt-cinq mille habitants
d'Aden. Il admira les fortifications qui f=
ont de
cette ville le
Gibraltar
de la mer des Indes, et de magnifiques citernes
auxquelles
travaillaient encore les ingénieurs anglais, deux
mille
ans après les ingénieurs du roi Salomon.
"Très
curieux, très curieux!"
se disait Passepartout en
revenant
à bord. "Je
m'aperçois qu'il n'est pas inutile de
voyager,
si l'on veut voir du nouveau."
A six
heures du soir, le Mongolia battait des branches de son
hélice
les eaux de la rade d'Aden et courait bientôt sur la mer
des
Indes.
Il
lui était accordé cent soixante-huit heures pour accomplir la=
traversée
entre Aden et Bombay. Du rest=
e,
cette mer indienne
lui
fut favorable. Le vent tenait=
dans
le nord-ouest. Les
voiles
vinrent en aide à la vapeur.
Le
navire, mieux appuyé, roula moins.&=
nbsp;
Les passagères, en
fraîches
toilettes, reparurent sur le pont.
Les chants et les
danses
recommencèrent.
Le
voyage s'accomplit donc dans les meilleures conditions.
Passepartout
était enchanté de l'aimable compagnon que le hasard
lui
avait procuré en la personne de Fix.
Le
dimanche 20 octobre, vers midi, on eut connaissance de la
côte
indienne. Deux heures plus ta=
rd, le
pilote montait à bord
du
Mongolia. A l'horizon, un
arrière-plan de collines se
profilait
harmonieusement sur le fond du ciel.
Bientôt, les
rangs
de palmiers qui couvrent la ville se détachèrent vivement.
Le
paquebot pénétra dans cette rade formée par les î=
;les
Salcette,
Colaba, Eléphanta, Butcher, et à quatre heures et
demie
il accostait les quais de Bombay.
Phileas
Fogg achevait alors le trente-troisième robre de la
journée,
et son partenaire et lui, grâce à une manoeuvre
audacieuse,
ayant fait les treize levées, terminèrent cette
belle
traversée par un chelem admirable.
Le
Mongolia ne devait arriver que le 22 octobre à Bombay. Or,
il y
arrivait le 20. C'était
donc, depuis son départ de
Londres,
un gain de deux jours, que Phileas Fogg inscrivit
méthodiquement sur son itinéraire à la colonne des bénéfices.<= o:p>
OU
PASSEPARTOUT EST TROP HEUREUX D'EN ETRE QUITTE EN PERDANT SA
CHAUSSURE
Personne
n'ignore que l'Inde -- ce grand triangle renversé dont
la
base est au nord et la pointe au sud -- comprend une
superficie
de quatorze cent mille milles carrés, sur laquelle
est
inégalement répandue une population de cent quatre-vingts
millions
d'habitants. Le gouvernement
britannique exerce une
domination
réelle sur une certaine partie de cet immense pays.
Il
entretient un gouverneur général à Calcutta, des
gouverneurs
à
Madras, à Bombay, au Bengale, et un lieutenant-gouverneur à
Agra.
Mais
l'Inde anglaise proprement dite ne compte qu'une superficie
de
sept cent mille milles carrés et une population de cent à
cent
dix millions d'habitants. C'e=
st
assez dire qu'une notable
partie
du territoire échappe encore à l'autorité de la reine;=
et,
en effet, chez certains rajahs de l'intérieur, farouches et
terribles,
l'indépendance indoue est encore absolue.
Depuis
1756 -- époque à laquelle fut fondé le premier
établissement
anglais sur l'emplacement aujourd'hui occupé par
la
ville de Madras -- jusqu'à cette année dans laquelle
éclata
la
grande insurrection des cipayes, la célèbre Compagnie des
Indes
fut toute-puissante. Elle
s'annexait peu à peu les
diverses
provinces, achetées aux rajahs au prix de rentes
qu'elle
payait peu ou point; elle nommait son gouverneur général
et
tous ses employés civils ou militaires; mais maintenant elle
n'existe
plus, et les possessions anglaises de l'Inde relèvent
directement
de la couronne.
Aussi
l'aspect, les moeurs, les divisions ethnographiques de la
péninsule
tendent à se modifier chaque jour.&=
nbsp;
Autrefois, on y
voyageait
par tous les antiques moyens de transport, à pied, à
cheval,
en charrette, en brouette, en palanquin, à dos d'homme,
en
coach, etc. Maintenant, des
steamboats parcourent à grande
vitesse
l'Indus, le Gange, et un chemin de fer, qui traverse
l'Inde
dans toute sa largeur en se ramifiant sur son parcours,
met
Bombay à trois jours seulement de Calcutta.
Le
tracé de ce chemin de fer ne suit pas la ligne droite à
travers
l'Inde. La distance à =
vol
d'oiseau n'est que de mille à
onze
cents milles, et des trains, animés d'une vitesse moyenne
seulement,
n'emploieraient pas trois jours à la franchir ; mais
cette
distance est accrue d'un tiers, au moins, par la corde que
décrit
le railway en s'élevant jusqu'à Allahabad dans le nord de
la
péninsule.
Voici,
en somme, le tracé à grands points du "Great Indian
peninsular
railway". En quittant
l'île de Bombay, il traverse
Salcette,
saute sur le continent en face de Tannah, franchit la
chaîne
des Ghâtes-Occidentales, court au nord-est jusqu'à
Burhampour,
sillonne le territoire à peu près indépendant du
Bundelkund,
s'élève jusqu'à Allahabad, s'infléchit vers l'e=
st,
rencontre
le Gange à Bénarès, s'en écarte
légèrement, et,
redescendant
au sud-est par Burdivan et la ville française de
Chandernagor,
il fait tête de ligne à Calcutta.
C'était
à quatre heures et demie du soir que les passagers du
Mongolia
avaient débarqué à Bombay, et le train de Calcutta
partait
à huit heures précises.
Mr.
Fogg prit donc congé de ses partenaires, quitta le paquebot,
donna
à son domestique le détail de quelques emplettes à fai=
re,
lui recommanda expressément de se trouver avant huit heures à la<= o:p>
gare,
et, de son pas régulier qui battait la seconde comme le
pendule
d'une horloge astronomique, il se dirigea vers le bureau
des
passeports.
Ainsi
donc, des merveilles de Bombay, il ne songeait à rien
voir,
ni l'hôtel de ville, ni la magnifique bibliothèque, ni les
forts,
ni les docks, ni le marché au coton, ni les bazars, ni
les
mosquées, ni les synagogues, ni les églises arménienne=
s,
ni
la
splendide pagode de Malebar-Hill, ornée de deux tours
polygones. Il ne contemplerait ni les
chefs-d'oeuvre
d'Eléphanta,
ni ses mystérieux hypogées, cachés au sud-est de la
rade,
ni les grottes Kanhérie de l'île Salcette, ces admirables
restes
de l'architecture bouddhiste!
Non! rien. En sortant du bureau des passeport=
s,
Phileas Fogg
se
rendit tranquillement à la gare, et là il se fit servir &agra=
ve;
dîner. Entre autres mets, le maître
d'hôtel crut devoir lui
recommander
une certaine gibelotte de "lapin du pays", dont il
lui
dit merveille.
Phileas
Fogg accepta la gibelotte et la goûta
consciencieusement;
mais, en dépit de sa sauce épicée, il la
trouva
détestable.
Il
sonna le maître d'hôtel.
"Monsieur,"
lui dit-il en le regardant fixement, "c'est du
lapin,
cela?"
"Oui,
mylord," répondit effrontément le drôle, "du
lapin des
jungles."
"Et
ce lapin-là n'a pas miaulé quand on l'a tué?"
"Miaulé! Oh! mylord! un lapin! Je vous jure..."
"Monsieur
le maître d'hôtel," reprit froidement Mr. Fogg, "ne
jurez
pas et rappelez-vous ceci:
autrefois, dans l'Inde, les
chats
étaient considérés comme des animaux sacrés.
bon
temps."
"Pour
les chats, mylord?"
"Et
peut-être aussi pour les voyageurs!"
Cette
observation faite, Mr. Fogg continua tranquillement à
dîner.
Quelques
instants après Mr. Fogg, l'agent Fix avait, lui aussi,
débarqué
du Mongolia et couru chez le directeur de la police
de
Bombay. Il fit reconnaî=
tre sa
qualité de détective, la
mission
dont il était chargé, sa situation vis-à-vis de l'aute=
ur
présumé
du vol. Avait-on reçu =
de
Londres un mandat d'arrêt?....
On
n'avait rien reçu.
Et,
en effet, le mandat, parti après Fogg, ne pouvait être
encore
arrivé.
Fix
resta fort décontenancé.&nbs=
p;
Il voulut obtenir du directeur un
ordre
d'arrestation contre le sieur Fogg.
Le directeur refusa.
L'affaire
regardait l'administration métropolitaine, et celle-ci
seule
pouvait légalement délivrer un mandat. Cette sévérité=
; de
principes,
cette observance rigoureuse de la légalité est
parfaitement
explicable avec les moeurs anglaises, qui, en
matière
de liberté individuelle, n'admettent aucun arbitraire.
Fix n'insista pas et comprit qu'il devait se résigner à attendre<= o:p>
son
mandat. Mais il résolu=
t de
ne point perdre de vue son
impénétrable
coquin, pendant tout le temps que celui-ci
demeurerait
à Bombay. Il ne doutai=
t pas
que Phileas Fogg n'y
séjournât,
et, on le sait, c'était aussi la conviction de
Passepartout,
-- ce qui laisserait au mandat d'arrêt le temps
d'arriver.
Mais
depuis les derniers ordres que lui avait donnés son maître
en
quittant le Mongolia, Passepartout avait bien compris qu'il
en
serait de Bombay comme de Suez et de Paris, que le voyage ne
finirait
pas ici, qu'il se poursuivrait au moins jusqu'à
Calcutta,
et peut-être plus loin. Et il
commença à se demander
si ce
pari de Mr. Fogg n'était pas absolument sérieux, et si la
fatalité
ne l'entraînait pas, lui qui voulait vivre en repos, à
accomplir
le tour du monde en quatre-vingts jours!
En
attendant, et après avoir fait acquisition de quelques
chemises
et chaussettes, il se promenait dans les rues de
Bombay. Il y avait grand concours de popul=
aire,
et, au milieu
d'Européens
de toutes nationalités, des Persans à bonnets
pointus,
des Bunhyas à turbans ronds, des Sindes à bonnets
carrés,
des Arméniens en longues robes, des Parsis à mitre
noire. C'était précis&eacut=
e;ment
une fête célébrée par ces Parsis ou
Guèbres,
descendants directs des sectateurs de Zoroastre, qui
sont
les plus industrieux, les plus civilisés, les plus
intelligents,
les plus austères des Indous, -- race à laquelle
appartiennent
actuellement les riches négociants indigènes de
Bombay. Ce jour-là, ils
célébraient une sorte de carnaval
religieux,
avec processions et divertissements, dans lesquels
figuraient
des bayadères vêtues de gazes roses brochées d'or et
d'argent,
qui, au son des violes et au bruit des tam-tams,
dansaient
merveilleusement, et avec une décence parfaite,
d'ailleurs.
Si Passepartout regardait ces curieuses cérémonies, si ses yeux<= o:p>
et ses oreilles s'ouvraient démesurément pour voir et entendre,<= o:p>
si
son air, sa physionomie était bien celle du "booby" le plu=
s
neuf
qu'on pût imaginer, il est superflu d'y insister ici.
Malheureusement
pour lui et pour son maître, dont il risqua de
compromettre
le voyage, sa curiosité l'entraîna plus loin qu'il
ne
convenait.
En
effet, après avoir entrevu ce carnaval parsi, Passepartout se
dirigeait
vers la gare, quand, passant devant l'admirable pagode
de
Malebar-Hill, il eut la malencontreuse idée d'en visiter
l'intérieur.
Il
ignorait deux choses: d'abord=
que
l'entrée de certaines
pagodes
indoues est formellement interdite aux chrétiens, et
ensuite
que les croyants eux-mêmes ne peuvent y pénétrer sans
avoir
laissé leurs chaussures à la porte. Il faut remarquer ici
que,
par raison de saine politique, le gouvernement anglais,
respectant
et faisant respecter jusque dans ses plus
insignifiants
détails la religion du pays, punit sévèrement
quiconque
en viole les pratiques.
Passepartout,
entré là, sans penser à mal, comme un simple
touriste,
admirait, à l'intérieur de Malebar-Hill, ce clinquant
éblouissant
de l'ornementation brahmanique, quand soudain il fut
renversé
sur les dalles sacrées.
Trois prêtres, le regard plein
de
fureur, se précipitèrent sur lui, arrachèrent ses soul=
iers
et
ses
chaussettes, et commencèrent à le rouer de coups, en
proférant
des cris sauvages.
Le
Français, vigoureux et agile, se releva vivement. D'un coup
de
poing et d'un coup de pied, il renversa deux de ses
adversaires,
fort empêtrés dans leurs longues robes, et,
s'élançant
hors de la pagode de toute la vitesse de ses jambes,
il
eut bientôt distancé le troisième Indou, qui s'é=
tait
jeté sur
ses
traces, en ameutant la foule.
A
huit heures moins cinq, quelques minutes seulement avant le
départ
du train, sans chapeau, pieds nus, ayant perdu dans la
bagarre
le paquet contenant ses emplettes, Passepartout arrivait
à
la gare du chemin de fer.
Fix
était là, sur le quai d'embarquement. Ayant suivi le sieur
Fogg
à la gare, il avait compris que ce coquin allait quitter
Bombay. Son parti fut aussitôt pris =
de
l'accompagner jusqu'à
Calcutta
et plus loin s'il le fallait.
Passepartout ne vit pas
Fix,
qui se tenait dans l'ombre, mais Fix entendit le récit de
ses
aventures, que Passepartout narra en peu de mots à son
maître.
"J'espère
que cela ne vous arrivera plus", répondit simplement
Phileas
Fogg, en prenant place dans un des wagons du train.
Le
pauvre garçon, pieds nus et tout déconfit, suivit son
maître
sans
mot dire.
Fix
allait monter dans un wagon séparé, quand une pensée l=
e
retint
et modifia subitement son projet de départ.
"Non,
je reste, se dit-il. Un
délit commis sur le territoire
indien...Je
tiens mon homme."
En ce
moment, la locomotive lança un vigoureux sifflet, et le
train
disparut dans la nuit.
OU
PHILEAS FOGG ACHETE UNE MONTURE A UN PRIX FABULEUX
Le
train était parti à l'heure réglementaire. Il emportait un
certain
nombre de voyageurs, quelques officiers, des
fonctionnaires
civils et des négociants en opium et en indigo,
que
leur commerce appelait dans la partie orientale de la
péninsule.
Passepartout
occupait le même compartiment que son maître. Un
troisième
voyageur se trouvait placé dans le coin opposé.
C'était
le brigadier général, Sir Francis Cromarty, l'un des
partenaires
de Mr. Fogg pendant la traversée de Suez à Bombay,
qui
rejoignait ses troupes cantonnées auprès de
Bénarès.
Sir
Francis Cromarty, grand, blond, âgé de cinquante ans
environ,
qui s'était fort distingué pendant la dernière
révolte
des
cipayes, eût véritablement mérité la qualificati=
on
d'indigène. Depuis son jeune âge, il hab=
itait
l'Inde et n'avait
fait
que de rares apparitions dans son pays natal. C'était un
homme
instruit, qui aurait volontiers donné des renseignements
sur
les coutumes, l'histoire, l'organisation du pays indou, si
Phileas
Fogg eût été homme à les demander. Mais ce gentleman ne
demandait
rien. Il ne voyageait pas, il
décrivait une
circonférence. C'était un corps grave,
parcourant une orbite
autour
du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique
rationnelle. En ce moment, il refaisait dans son
esprit le
calcul
des heures dépensées depuis son départ de Londres, et =
il
se
fût frotté les mains, s'il eût été dans sa
nature de faire un
mouvement
inutile.
Sir
Francis Cromarty n'était pas sans avoir reconnu
l'originalité
de son compagnon de route, bien qu'il ne l'eût
étudié
que les cartes à la main et entre deux robres. Il était
donc
fondé à se demander si un coeur humain battait sous cette
froide
enveloppe, si Phileas Fogg avait une âme sensible aux
beautés
de la nature, aux aspirations morales.&nbs=
p;
Pour lui, cela
faisait
question. De tous les origina=
ux que
le brigadier
général
avait rencontrés, aucun n'était comparable à ce produi=
t
des
sciences exactes.
Phileas
Fogg n'avait point caché à Sir Francis Cromarty son
projet
de voyage autour du monde, ni dans quelles conditions il
l'opérait. Le brigadier général=
ne
vit dans ce pari qu'une
excentricité
sans but utile et à laquelle manquerait
nécessairement
le transire benefaciendo qui doit guider tout
homme
raisonnable. Au train dont ma=
rchait
le bizarre gentleman,
il
passerait évidemment sans "rien faire", ni pour lui, ni po=
ur
les
autres.
Une
heure après avoir quitté Bombay, le train, franchissant les
viaducs,
avait traversé l'île Salcette et courait sur le
continent. A la station de Callyan, il laissa=
sur
la droite
l'embranchement
qui, par Kandallah et Pounah, descend vers le
sud-est
de l'Inde, et il gagna la station de Pauwell. A ce
point,
il s'engagea dans les montagnes très ramifiées des
Ghâtes-Occidentales,
chaînes à base de trapp et de basalte, dont
les
plus hauts sommets sont couverts de bois épais.
De
temps à autre, Sir Francis Cromarty et Phileas Fogg
échangeaient
quelques paroles, et, à ce moment, le brigadier
général,
relevant une conversation qui tombait souvent, dit:
"Il
y a quelques années, monsieur Fogg, vous auriez éprouvé=
; en
cet
endroit un retard qui eût probablement compromis votre
itinéraire."
"Pourquoi
cela, Sir Francis?"
"Parce
que le chemin de fer s'arrêtait à la base de ces
montagnes,
qu'il fallait traverser en palanquin ou à dos de
poney
jusqu'à la station de Kandallah, située sur le versant
opposé."
"Ce
retard n'eût aucunement dérangé l'économie de mo=
n
programme,"
répondit Mr. Fogg. &qu=
ot;Je
ne suis pas sans avoir prévu
l'éventualité
de certains obstacles."
"Cependant, monsieur Fogg," reprit le brigadier général, "vous<= o:p>
risquiez
d'avoir une fort mauvaise affaire sur les bras avec
l'aventure
de ce garçon."
Passepartout,
les pieds entortillés dans sa couverture de
voyage,
dormait profondément et ne rêvait guère que l'on
parlât
de
lui.
"Le
gouvernement anglais est extrêmement sévère et avec rai=
son
pour
ce genre de délit," reprit Sir Francis Cromarty. "Il tient
par-dessus
tout à ce que l'on respecte les coutumes religieuses
des
Indous, et si votre domestique eût été pris..."
"Eh
bien, s'il eût été pris, Sir Francis," répo=
ndit
Mr. Fogg, il
aurait
été condamné, il aurait subi sa peine, et puis il sera=
it
revenu
tranquillement en Europe. Je =
ne
vois pas en quoi cette
affaire
eût pu retarder son maître!"
Et,
là-dessus, la conversation retomba.=
Pendant la nuit, le
train
franchit les Ghâtes, passa à Nassik, et le lendemain, 21
octobre,
il s'élançait à travers un pays relativement plat,
formé
par le territoire du Khandeish. La
campagne, bien
cultivée,
était semée de bourgades, au-dessus desquelles le
minaret
de la pagode remplaçait le clocher de l'église
européenne. De nombreux petits cours d'eau, la=
plupart
affluents
ou sous-affluents du Godavery, irriguaient cette
contrée
fertile.
Passepartout,
réveillé, regardait, et ne pouvait croire qu'il
traversait
le pays des Indous dans un train du "Great peninsular
railway". Cela lui paraissait invraisemblabl=
e. Et cependant
rien
de plus réel! La locom=
otive,
dirigée par le bras d'un
mécanicien
anglais et chauffée de houille anglaise, lançait sa
fumée
sur les plantations de caféiers, de muscadiers, de
girofliers,
de poivriers rouges. La vapeu=
r se
contournait en
spirales
autour des groupes de palmiers, entre lesquels
apparaissaient
de pittoresques bungalows, quelques viharis,
sortes
de monastères abandonnés, et des temples merveilleux
qu'enrichissait
l'inépuisable ornementation de l'architecture
indienne. Puis, d'immenses étendues de
terrain se dessinaient à
perte
de vue, des jungles où ne manquaient ni les serpents ni
les
tigres qu'épouvantaient les hennissements du train, et enfin
des
forêts, fendues par le tracé de la voie, encore hantées=
d'éléphants,
qui, d'un oeil pensif, regardaient passer le convoi
échevelé.
Pendant
cette matinée, au-delà de la station de Malligaum, les
voyageurs
traversèrent ce territoire funeste, qui fut si souvent
ensanglanté
par les sectateurs de la déesse Kâli. Non loin
s'élevaient
Ellora et ses pagodes admirables, non loin la
célèbre
Aurungabad, la capitale du farouche Aureng-Zeb,
maintenant
simple chef-lieu de l'une des provinces détachées du
royaume
du Nizam. C'était sur =
cette
contrée que Feringhea, le
chef
des Thugs, le roi des Etrangleurs, exerçait sa domination.
Ces
assassins, unis dans une association insaisissable,
étranglaient,
en l'honneur de la déesse de la Mort, des victimes
de
tout âge, sans jamais verser de sang, et il fut un temps où
l'on
ne pouvait fouiller un endroit quelconque de ce sol sans y
trouver
un cadavre. Le gouvernement a=
nglais
a bien pu empêcher
ces
meurtres dans une notable proportion, mais l'épouvantable
association
existe toujours et fonctionne encore.
A
midi et demi, le train s'arrêta à la station de Burhampour, et=
Passepartout
put s'y procurer à prix d'or une paire de
babouches,
agrémentées de perles fausses, qu'il chaussa avec un
sentiment
d'évidente vanité.
Les
voyageurs déjeunèrent rapidement, et repartirent pour la
station
d'Assurghur, après avoir un instant côtoyé la rive du
Tapty,
petit fleuve qui va se jeter dans le golfe de Cambaye,
près
de Surate.
Il
est opportun de faire connaître quelles pensées occupaient
alors
l'esprit de Passepartout.
Jusqu'à son arrivée à Bombay,
il
avait cru et pu croire que ces choses en resteraient là.
Mais
maintenant, depuis qu'il filait à toute vapeur à travers
l'Inde,
un revirement s'était fait dans son esprit. Son naturel
lui
revenait au galop. Il retrouv=
ait
les idées fantaisistes de
sa jeunesse, il prenait au sérieux les projets de son maître, il<= o:p>
croyait
à la réalité du pari, conséquemment à ce
tour du monde
et
à ce maximum de temps, qu'il ne fallait pas dépasser. Déjà
même,
il s'inquiétait des retards possibles, des accidents qui
pouvaient
survenir en route. Il se sent=
ait
comme intéressé dans
cette
gageure, et tremblait à la pensée qu'il avait pu la
compromettre
la veille par son impardonnable badauderie. Aussi,
beaucoup
moins flegmatique que Mr. Fogg, il était beaucoup plus
inquiet. Il comptait et recomptait les jours
écoulés,
maudissait
les haltes du train, l'accusait de lenteur et blâmait
in
petto Mr. Fogg de n'avoir pas promis une prime au
mécanicien. Il ne savait pas, le brave
garçon, que ce qui était
possible
sur un paquebot ne l'était plus sur un chemin de fer,
dont
la vitesse est réglementée.
Vers
le soir, on s'engagea dans les défilés des montagnes de
Sutpour,
qui séparent le territoire du Khandeish de celui du
Bundelkund.
Le
lendemain, 22 octobre, sur une question de Sir Francis
Cromarty,
Passepartout, ayant consulté sa montre, répondit qu'il
était
trois heures du matin. Et, en
effet, cette fameuse
montre,
toujours réglée sur le méridien de Greenwich, qui se
trouvait
à près de soixante-dix-sept degrés dans l'ouest, devai=
t
retarder
et retardait en effet de quatre heures.
Sir
Francis rectifia donc l'heure donnée par Passepartout,
auquel
il fit la même observation que celui-ci avait déjà
reçue
de la
part de Fix. Il essaya de lui=
faire
comprendre qu'il
devait
se régler sur chaque nouveau méridien, et que, puisqu'il
marchait
constamment vers l'est, c'est-à-dire au-devant du
soleil,
les jours étaient plus courts d'autant de fois quatre
minutes
qu'il y avait de degrés parcourus.&=
nbsp;
Ce fut inutile. Que
l'entêté
garçon eût compris ou non l'observation du brigadier
général,
il s'obstina à ne pas avancer sa montre, qu'il maintint
invariablement
à l'heure de Londres.
Innocente manie,
d'ailleurs,
et qui ne pouvait nuire à personne.
A
huit heures du matin et à quinze milles en avant de la station
de
Rothal, le train s'arrêta au milieu d'une vaste clairière,
bordée
de quelques bungalows et de cabanes d'ouvriers. Le
conducteur
du train passa devant la ligne des wagons en disant:
"Les
voyageurs descendent ici."
Phileas
Fogg regarda Sir Francis Cromarty, qui parut ne rien
comprendre
à cette halte au milieu d'une forêt de tamarins et de
khajours.
Passepartout,
non moins surpris, s'élança sur la voie et revint
presque
aussitôt, s'écriant:
"Monsieur,
plus de chemin de fer!"
"Que
voulez-vous dire? demanda Sir=
Francis
Cromarty.
"Je
veux dire que le train ne continue pas!"
Le
brigadier général descendit aussitôt de wagon. Phileas Fogg
le
suivit, sans se presser. Tous=
deux
s'adressèrent au
conducteur:
"Où
sommes-nous?" demanda Sir
Francis Cromarty.
"Au
hameau de Kholby," répondit le conducteur.
"Nous
nous arrêtons ici?"
"Sans
doute. Le chemin de fer n'est=
point
achevé..."
"Comment! il n'est point achevé?"=
;
"Non! il y a encore un tronçon d'=
une
cinquantaine de milles à
établir
entre ce point et Allahabad, où la voie reprend."
"Les
journaux ont pourtant annoncé l'ouverture complète du
railway!"
"Que
voulez-vous, mon officier, les journaux se sont trompés."
"Et
vous donnez des billets de Bombay à Calcutta!" reprit Sir
Francis
Cromarty, qui commençait à s'échauffer.
"Sans
doute," répondit le conducteur, "mais les voyageurs savent=
bien
qu'ils doivent se faire transporter de Kholby jusqu'à
Allahabad."
Sir
Francis Cromarty était furieux.&nbs=
p;
Passepartout eût volontiers
assommé
le conducteur, qui n'en pouvait mais.
Il n'osait
regarder
son maître.
"Sir
Francis," dit simplement Mr. Fogg, "nous allons, si vous le
voulez
bien, aviser au moyen de gagner Allahabad."
"Monsieur
Fogg, il s'agit ici d'un retard absolument
préjudiciable
à vos intérêts?"
"Non,
Sir Francis, cela était prévu."
"Quoi! vous saviez que la voie..."
"En
aucune façon, mais je savais qu'un obstacle quelconque
surgirait
tôt ou tard sur ma route. Or,
rien n'est compromis.
J'ai
deux jours d'avance à sacrifier.&nb=
sp;
Il y a un steamer qui
part
de Calcutta pour Hong-Kong le 25 à midi. Nous ne sommes
qu'au
22, et nous arriverons à temps à Calcutta."
Il n'y avait rien à dire à une réponse faite avec une si<= o:p>
complète
assurance.
Il
n'était que trop vrai que les travaux du chemin de fer
s'arrêtaient
à ce point. Les journa=
ux
sont comme certaines
montres
qui ont la manie d'avancer, et ils avaient prématurément
annoncé
l'achèvement de la ligne. La
plupart des voyageurs
connaissaient
cette interruption de la voie, et, en descendant
du
train, ils s'étaient emparés des véhicules de toutes
sortes
que
possédait la bourgade, palkigharis à quatre roues,
charrettes
traînées par des zébus, sortes de boeufs à bosse=
s,
chars
de voyage ressemblant à des pagodes ambulantes,
palanquins,
poneys, etc. Aussi Mr. Fogg e=
t Sir
Francis
Cromarty,
après avoir cherché dans toute la bourgade,
revinrent-ils
sans avoir rien trouvé.
"J'irai
à pied", dit Phileas Fogg.
Passepartout
qui rejoignait alors son maître, fit une grimace
significative,
en considérant ses magnifiques mais insuffisantes
babouches. Fort heureusement il avait
été de son côté à la
découverte,
et en hésitant un peu:
"Monsieur,"
dit-il, "je crois que j'ai trouvé un moyen de
transport."
"Lequel?"
"Un
éléphant! Un
éléphant qui appartient à un Indien logé &agrav=
e;
cent
pas d'ici."
"Allons
voir l'éléphant", répondit Mr. Fogg.
Cinq
minutes plus tard, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et
Passepartout
arrivaient près d'une hutte qui attenait à un
enclos
fermé de hautes palissades.
Dans la hutte, il y avait un
Indien,
et dans l'enclos, un éléphant. Sur leur demande,
l'Indien
introduisit Mr. Fogg et ses deux compagnons dans
l'enclos.
Là,
ils se trouvèrent en présence d'un animal, à demi
domestiqué,
que son propriétaire élevait, non pour en faire une
bête
de somme, mais une bête de combat.&n=
bsp;
Dans ce but, il avait
commencé
à modifier le caractère naturellement doux de l'animal,
de
façon à le conduire graduellement à ce paroxysme de ra=
ge
appelé
"mutsh" dans la langue indoue, et cela, en le nourrissant
pendant
trois mois de sucre et de beurre.
Ce traitement peut
paraître
impropre à donner un tel résultat, mais il n'en est pas
moins
employé avec succès par les éleveurs. Très heureusement
pour
Mr. Fogg, l'éléphant en question venait à peine
d'être mis
à
ce régime, et le "mutsh" ne s'était point encore
déclaré.
Kiouni
-- c'était le nom de la bête -- pouvait, comme tous ses
congénères,
fournir pendant longtemps une marche rapide, et, à
défaut
d'autre monture, Phileas Fogg résolut de l'employer.
Mais
les éléphants sont chers dans l'Inde, où ils commencent
à
devenir
rares. Les mâles, qui s=
euls
conviennent aux luttes des
cirques,
sont extrêmement recherchés.&=
nbsp;
Ces animaux ne se
reproduisent
que rarement, quand ils sont réduits à l'état de
domesticité,
de telle sorte qu'on ne peut s'en procurer que par
la
chasse. Aussi sont-ils l'obje=
t de
soins extrêmes, et lorsque
Mr.
Fogg demanda à l'Indien s'il voulait lui louer son
éléphant,
l'Indien
refusa net.
Fogg
insista et offrit de la bête un prix excessif, dix livres
(250
F) l'heure. Refus. Vingt livres? Refus encore. Quarante
livres?
Refus
toujours. Passepartout bondis=
sait
à chaque surenchère.
Mais
l'Indien ne se laissait pas tenter.
La
somme était belle, cependant.
En admettant que l'éléphant
employât
quinze heures à se rendre à Allahabad, c'était six
cents
livres (15 000 F) qu'il rapporterait à son propriétaire.
Phileas
Fogg, sans s'animer en aucune façon, proposa alors à
l'Indien
de lui acheter sa bête et lui en offrit tout d'abord
mille
livres (25 000 F).
L'Indien
ne voulait pas vendre!
Peut-être le drôle flairait-il
une
magnifique affaire.
Sir
Francis Cromarty prit Mr. Fogg à part et l'engagea à
réfléchir
avant d'aller plus loin. Phil=
eas
Fogg répondit à son
compagnon
qu'il n'avait pas l'habitude d'agir sans réflexion,
qu'il
s'agissait en fin de compte d'un pari de vingt mille
livres,
que cet éléphant lui était nécessaire, et que,
dût-il le
payer
vingt fois sa valeur, il aurait cet éléphant.
Mr.
Fogg revint trouver l'Indien, dont les petits yeux, allumés
par
la convoitise, laissaient bien voir que pour lui ce n'était
qu'une
question de prix. Phileas Fogg
offrit successivement
douze
cents livres, puis quinze cents, puis dix-huit cents,
enfin
deux mille (50 000 F).
Passepartout, si rouge
d'ordinaire,
était pâle d'émotion.
A deux
mille livres, l'Indien se rendit.
"Par
mes babouches," s'écria Passepartout, "voilà qui met
à un
beau
prix la viande d'éléphant!"
L'affaire
conclue, il ne s'agissait plus que de trouver un
guide. Ce fut plus facile. Un jeune Parsi, à la figure=
intelligente,
offrit ses services. Mr. Fogg
accepta et lui
promit
une forte rémunération, qui ne pouvait que doubler son
intelligence.
L'éléphant
fut amené et équipé sans retard. Le Parsi
connaissait
parfaitement le métier de "mahout" ou cornac. Il
couvrit
d'une sorte de housse le dos de l'éléphant et disposa,
de
chaque côté sur ses flancs, deux espèces de cacolets as=
sez
peu
confortables.
Phileas
Fogg paya l'Indien en bank-notes qui furent extraites du
fameux
sac. Il semblait vraiment qu'=
on les
tirât des entrailles
de
Passepartout. Puis Mr. Fogg o=
ffrit
à Sir Francis Cromarty de
le
transporter à la station d'Allahabad. Le brigadier général=
accepta.
Un
voyageur de plus n'était pas pour fatiguer le gigantesque
animal.
Des
vivres furent achetées à Kholby. Sir Francis Cromarty prit
place
dans l'un des cacolets, Phileas Fogg dans l'autre.
Passepartout
se mit à califourchon sur la housse entre son
maître
et le brigadier général.&nbs=
p;
Le Parsi se jucha sur le cou de
l'éléphant,
et à neuf heures l'animal, quittant la bourgade,
s'enfonçait
par le plus court dans l'épaisse forêt de lataniers.
OU
PHILEAS FOGG ET SES COMPAGNONS S'AVENTURENT A TRAVERS LES
FORETS
DE L'INDE ET CE QUI S'ENSUIT
Le guide, afin d'abréger la distance à parcourir, laissa sur sa<= o:p>
droite
le tracé de la voie dont les travaux étaient en cours
d'exécution. Ce tracé, très
contrarié par les capricieuses
ramifications
des monts Vindhias, ne suivait pas le plus court
chemin,
que Phileas Fogg avait intérêt à prendre. Le Parsi,
très
familiarisé avec les routes et sentiers du pays, prétendait
gagner
une vingtaine de milles en coupant à travers la forêt, et
on
s'en rapporta à lui.
Phileas
Fogg et Sir Francis Cromarty, enfouis jusqu'au cou dans
leurs
cacolets, étaient fort secoués par le trot raide de
l'éléphant,
auquel son mahout imprimait une allure rapide. Mais
ils
enduraient la situation avec le flegme le plus britannique,
causant
peu d'ailleurs, et se voyant à peine l'un l'autre.
Quant
à Passepartout, posté sur le dos de la bête et directem=
ent
soumis
aux coups et aux contrecoups, il se gardait bien, sur une
recommandation
de son maître, de tenir sa langue entre ses
dents,
car elle eût été coupée net. Le brave garçon, tantô=
;t
lancé
sur le cou de l'éléphant, tantôt rejeté sur la
croupe,
faisait
de la voltige, comme un clown sur un tremplin. Mais il
plaisantait,
il riait au milieu de ses sauts de carpe, et, de
temps
en temps, il tirait de son sac un morceau de sucre, que
l'intelligent
Kiouni prenait du bout de sa trompe, sans
interrompre
un instant son trot régulier.
Après
deux heures de marche, le guide arrêta l'éléphant et lu=
i
donna
une heure de repos. L'animal
dévora des branchages et des
arbrisseaux,
après s'être d'abord désaltéré à u=
ne
mare voisine.
Sir
Francis Cromarty ne se plaignit pas de cette halte. Il
était
brisé.
Mr.
Fogg paraissait être aussi dispos que s'il fût sorti de son
lit.
"Mais
il est donc de fer!" dit=
le
brigadier général en le
regardant
avec admiration.
"De
fer forgé", répondit Passepartout, qui s'occupa de
préparer
un
déjeuner sommaire.
A
midi, le guide donna le signal du départ. Le pays prit
bientôt
un aspect très sauvage. Aux
grandes forêts succédèrent
des
taillis de tamarins et de palmiers nains, puis de vastes
plaines arides, hérissées de maigres arbrisseaux et semées de<= o:p>
gros
blocs de syénites. Tou=
te
cette partie du haut Bundelkund,
peu
fréquentée des voyageurs, est habitée par une populati=
on
fanatique,
endurcie dans les pratiques les plus terribles de la
religion
indoue. La domination des Ang=
lais
n'a pu s'établir
régulièrement
sur un territoire soumis à l'influence des rajahs,
qu'il eût été difficile d'atteindre dans leurs inaccessibles<= o:p>
retraites
des Vindhias.
Plusieurs
fois, on aperçut des bandes d'Indiens farouches, qui
faisaient
un geste de colère en voyant passer le rapide
quadrupède. D'ailleurs, le Parsi les év=
itait
autant que
possible,
les tenant pour des gens de mauvaise rencontre. On
vit
peu d'animaux pendant cette journée, à peine quelques
singes,
qui fuyaient avec mille contorsions et grimaces dont
s'amusait
fort Passepartout.
Une
pensée au milieu de bien d'autres inquiétait ce garçon=
.
Qu'est-ce
que Mr. Fogg ferait de l'éléphant, quand il serait
arrivé
à la station d'Allahabad?
L'emmènerait-il?
Impossible!
Le
prix du transport ajouté au prix d'acquisition en ferait un
animal
ruineux. Le vendrait-on, le
rendrait-on à la liberté?
Cette
estimable bête méritait bien qu'on eût des égards
pour
elle. Si, par hasard, Mr. Fogg lui en fa=
isait
cadeau, à lui,
Passepartout,
il en serait très embarrassé. Cela ne laissait
pas
de le préoccuper.
A
huit heures du soir, la principale chaîne des Vindhias avait
été
franchie, et les voyageurs firent halte au pied du versant
septentrional,
dans un bungalow en ruine.
La
distance parcourue pendant cette journée était d'environ
vingt-cinq
milles, et il en restait autant à faire pour
atteindre
la station d'Allahabad.
La
nuit était froide. A
l'intérieur du bungalow, le Parsi
alluma
un feu de branches sèches, dont la chaleur fut très
appréciée. Le souper se composa des provisions
achetées à
Kholby. Les voyageurs mangèrent en =
gens
harassés et moulus. La=
conversation,
qui commença par quelques phrases entrecoupées, se
termina
bientôt par des ronflements sonores.=
Le guide veilla
près
de Kiouni, qui s'endormit debout, appuyé au tronc d'un gros
arbre.
Nul
incident ne signala cette nuit.
Quelques rugissements de
guépards
et de panthères troublèrent parfois le silence,
mêlés à
des
ricanement aigus de singes. M=
ais
les carnassiers s'en
tinrent
à des cris et ne firent aucune démonstration hostile
contre
les hôtes du bungalow. =
Sir
Francis Cromarty dormit
lourdement
comme un brave militaire rompu de fatigues.
Passepartout,
dans un sommeil agité, recommença en rêve la
culbute
de la veille. Quant à =
Mr.
Fogg, il reposa aussi
paisiblement
que s'il eût été dans sa tranquille maison de
Saville-row.
A six
heures du matin, on se remit en marche.&nb=
sp;
Le guide espérait
arriver
à la station d'Allahabad le soir même. De cette façon,
Mr.
Fogg ne perdrait qu'une partie des quarante-huit heures
économisées
depuis le commencement du voyage.
On
descendit les dernières rampes des Vindhias. Kiouni avait
repris
son allure rapide. Vers midi,=
le
guide tourna la
bourgade
de Kallenger, située sur le Cani, un des sous-affluents
du
Gange. Il évitait touj=
ours
les lieux habités, se sentant
plus
en sûreté dans ces campagnes désertes, qui marquent les=
premières
dépressions du bassin du grand fleuve. La station
d'Allahabad
n'était pas à douze milles dans le nord-est. On fit
halte
sous un bouquet de bananiers, dont les fruits, aussi sains
que
le pain, "aussi succulents que la crème", disent les
voyageurs,
furent extrêmement appréciés.
A
deux heures, le guide entra sous le couvert d'une épaisse
forêt,
qu'il devait traverser sur un espace de plusieurs milles.
Il
préférait voyager ainsi à l'abri des bois. En tout cas, il
n'avait
fait jusqu'alors aucune rencontre fâcheuse, et le voyage
semblait
devoir s'accomplir sans accident, quand l'éléphant,
donnant
quelques signes d'inquiétude, s'arrêta soudain.
Il était
quatre heures alors.
"Qu'y
a-t-il?" demanda Sir Fra=
ncis
Cromarty, qui releva la tête
au-dessus
de son cacolet.
"Je
ne sais, mon officier", répondit le Parsi, en prêtant
l'oreille
à un murmure confus qui passais sous l'épaisse ramure.
Quelques
instants après, ce murmure devint plus définissable.
On
eût dit un concert, encore fort éloigné, de voix humain=
es
et
d'instruments
de cuivre.
Passepartout
était tout yeux, tout oreilles.&nbs=
p;
Mr. Fogg attendait
patiemment,
sans prononcer une parole.
Le
Parsi sauta à terre, attacha l'éléphant à un ar=
bre
et
s'enfonça
au plus épais du taillis.
Quelques minutes plus tard,
il
revint, disant:
"Une
procession de brahmanes qui se dirige de ce côté. S'il est
possible,
évitons d'être vus."
Le
guide détacha l'éléphant et le conduisit dans un
fourré, en
recommandant
aux voyageurs de ne point mettre pied à terre.
Lui-même
se tint prêt à enfourcher rapidement sa monture, si la
fuite
devenait nécessaire. M=
ais il
pensa que la troupe des
fidèles
passerait sans l'apercevoir, car l'épaisseur du
feuillage
le dissimulait entièrement.
Le
bruit discordant des voix et des instruments se rapprochait.
Des
chants monotones se mêlaient au son des tambours et des
cymbales. Bientôt la tête de la
procession apparut sous les
arbres,
à une cinquantaine de pas du poste occupé par Mr. Fogg
et
ses compagnons. Ils distingua=
ient
aisément à travers les
branches
le curieux personnel de cette cérémonie religieuse.
En
première ligne s'avançaient des prêtres, coiffés=
de
mitres et
vêtus
de longues robes chamarrées.
Ils étaient entourés
d'hommes,
de femmes, d'enfants, qui faisaient entendre une sorte
de
psalmodie funèbre, interrompue à intervalles égaux par=
des
coups
de tam-tams et de cymbales.
Derrière eux, sur un char aux
larges
roues dont les rayons et la jante figuraient un
entrelacement
de serpents, apparut une statue hideuse, traînée
par
deux couples de zébus richement caparaçonnés. Cette statue
avait
quatre bras ; le corps colorié d'un rouge sombre, les yeux
hagards,
les cheveux emmêlés, la langue pendante, les lèvres
teintes
de henné et de bétel.
A son cou s'enroulait un collier
de
têtes de mort, à ses flancs une ceinture de mains coupé=
es.
Elle
se tenait debout sur un géant terrassé auquel le chef
manquait.
Sir
Francis Cromarty reconnut cette statue.
"La
déesse Kâli," murmura-t-il, "la déesse de l'a=
mour
et de la
mort."
"De
la mort, j'y consens, mais de l'amour, jamais!" dit
Passepartout. La vilaine bonne femme!"
Le
Parsi lui fit signe de se taire.
Autour
de la statue s'agitait, se démenait, se convulsionnait un
groupe
de vieux fakirs, zébrés de bandes d'ocre, couverts
d'incisions
cruciales qui laissaient échapper leur sang goutte à
goutte,
énergumènes stupides qui, dans les grandes
cérémonies
indoues,
se précipitent encore sous les roues du char de
Jaggernaut.
Derrière
eux, quelques brahmanes, dans toute la somptuosité de
leur
costume oriental, traînaient une femme qui se soutenait à
peine.
Cette
femme était jeune, blanche comme une Européenne. Sa tête,
son
cou, ses épaules, ses oreilles, ses bras, ses mains, ses
orteils
étaient surchargés de bijoux, colliers, bracelets,
boucles
et bagues. Une tunique lam&ea=
cute;e
d'or, recouverte d'une
mousseline
légère, dessinait les contours de sa taille.
Derrière
cette jeune femme -- contraste violent pour les yeux--,
des
gardes armés de sabres nus passés à leur ceinture et d=
e
longs
pistolets damasquinés, portaient un cadavre sur un
palanquin.
C'était
le corps d'un vieillard, revêtu de ses opulents habits
de
rajah, ayant, comme en sa vie, le turban brodé de perles, la
robe
tissue de soie et d'or, la ceinture de cachemire diamanté,
et
ses magnifiques armes de prince indien.
Puis
des musiciens et une arrière-garde de fanatiques, dont les
cris
couvraient parfois l'assourdissant fracas des instruments,
fermaient
le cortège.
Sir
Francis Cromarty regardait toute cette pompe d'un air
singulièrement
attristé, et se tournant vers le guide:
"Un
sutty!" dit-il.
Le
Parsi fit un signe affirmatif et mit un doigt sur ses lèvres.
La
longue procession se déroula lentement sous les arbres, et
bientôt
ses derniers rangs disparurent dans la profondeur de la
forêt.
Peu
à peu, les chants s'éteignirent. Il y eut encore quelques
éclats
de cris lointains, et enfin à tout ce tumulte succéda un
profond
silence.
Phileas
Fogg avait entendu ce mot, prononcé par Sir Francis
Cromarty,
et aussitôt que la procession eut disparu:
"Qu'est-ce
qu'un sutty?" demanda-t-=
il.
"Un
sutty, monsieur Fogg," répondit le brigadier géné=
ral,
"c'est
un
sacrifice humain, mais un sacrifice volontaire. Cette femme
que
vous venez de voir sera brûlée demain aux premières heu=
res
du
jour."
"Ah! les gueux!" s'écria
Passepartout, qui ne put retenir ce
cri
d'indignation.
"Et
ce cadavre?" demanda Mr.=
Fogg.
"C'est
celui du prince, son mari," répondit le guide, un rajah
indépendant
du Bundelkund."
"Comment!" reprit Phileas Fogg, sans que sa v=
oix
trahît la
moindre
émotion, ces barbares coutumes subsistent encore dans
l'Inde,
et les Anglais n'ont pu les détruire?"
"Dans
la plus grande partie de l'Inde," répondit Sir Francis
Cromarty,
ces sacrifices ne s'accomplissent plus, mais nous
n'avons
aucune influence sur ces contrées sauvages, et
principalement
sur ce territoire du Bundelkund.
Tout le revers
septentrional
des Vindhias est le théâtre de meurtres et de
pillages
incessants."
"La
malheureuse! murmurait
Passepartout, brûlée vive!"
"Oui,"
reprit le brigadier général, "brûlée, et si
elle ne
l'était
pas, vous ne sauriez croire à quelle misérable condition
elle
se verrait réduite par ses proches.=
On lui raserait les
cheveux,
on la nourrirait à peine de quelques poignées de riz,
on la
repousserait, elle serait considérée comme une créatur=
e
immonde
et mourrait dans quelque coin comme un chien galeux.
Aussi
la perspective de cette affreuse existence pousse-t-elle
souvent
ces malheureuses au supplice, bien plus que l'amour ou
le
fanatisme religieux. Quelquef=
ois,
cependant, le sacrifice
est
réellement volontaire, et il faut l'intervention énergique
du
gouvernement pour l'empêcher.
Ainsi, il y a quelques années,
je
résidais à Bombay, quand une jeune veuve vint demander au
gouverneur
l'autorisation de se brûler avec le corps de son
mari. Comme vous le pensez bien, le gouv=
erneur
refusa. Alors
la veuve quitta la ville, se réfugia chez un rajah indépendant,<= o:p>
et
là elle consomma son sacrifice."
Pendant
le récit du brigadier général, le guide secouait la
tête,
et, quand le récit fut achevé:
"Le
sacrifice qui aura lieu demain au lever du jour n'est pas
volontaire,"
dit-il.
"Comment
le savez-vous?"
"C'est
une histoire que tout le monde connaît dans le
Bundelkund,"
répondit le guide.
"Cependant
cette infortunée ne paraissait faire aucune
résistance,"
fit observer Sir Francis Cromarty.
"Cela
tient à ce qu'on l'a enivrée de la fumée du chanvre et=
de
l'opium."
"Mais
où la conduit-on?"
"A
la pagode de Pillaji, à deux milles d'ici. Là, elle passera
la
nuit en attendant l'heure du sacrifice."
"Et
ce sacrifice aura lieu?..."
"Demain,
dès la première apparition du jour."
Après
cette réponse, le guide fit sortir l'éléphant de
l'épais
fourré
et se hissa sur le cou de l'animal.
Mais au moment où il
allait
l'exciter par un sifflement particulier, Mr. Fogg
l'arrêta,
et, s'adressant à Sir Francis Cromarty:
"Si
nous sauvions cette femme?"
dit-il.
"Sauver
cette femme, monsieur Fogg!.." s'écria le brigadier
général.
"J'ai
encore douze heures d'avance. Je
puis les consacrer à
cela."
"Tiens! Mais vous êtes un homme de coeur!" dit Sir Francis<= o:p>
Cromarty.
"Quelquefois,"
répondit simplement Phileas Fogg, "quand j'ai le
temps."
DANS
LEQUEL PASSEPARTOUT PROUVE UNE FOIS DE PLUS QUE LA FORTUNE
SOURIT
AUX AUDACIEUX
Le
dessein était hardi, hérissé de difficultés,
impraticable
peut-être. Mr. Fogg allait risquer sa v=
ie, ou
tout au moins sa
liberté,
et par conséquent la réussite de ses projets, mais il
n'hésita
pas. Il trouva, d'ailleurs, d=
ans
Sir Francis Cromarty,
un
auxiliaire décidé.
Quant
à Passepartout, il était prêt, on pouvait disposer de l=
ui.
L'idée
de son maître l'exaltait. Il
sentait un coeur, une âme
sous
cette enveloppe de glace. Il =
se
prenait à aimer Phileas
Fogg.
Restait
le guide. Quel parti prendrai=
t-il
dans l'affaire? Ne
serait-il
pas porté pour les hindous?
A défaut de son concours,
il
fallait au moins s'assurer sa neutralité.
Sir
Francis Cromarty lui posa franchement la question.
"Mon
officier," répondit le guide, "je suis Parsi, et cette
femme
est Parsie. Disposez de moi.&=
quot;
"Bien,
guide," répondit Mr. Fogg.
"Toutefois,
sachez-le bien," reprit le Parsi, "non seulement
nous
risquons notre vie, mais des supplices horribles, si nous
sommes
pris. Ainsi, voyez."
"C'est
vu," répondit Mr. Fogg.
"Je pense que nous devrons
attendre
la nuit pour agir?"
"Je
le pense aussi", répondit le guide.
Ce
brave Indou donna alors quelques détails sur la victime.
C'était
une Indienne d'une beauté célèbre, de race parsie, fil=
le
de
riches négociants de Bombay.
Elle avait reçu dans cette
ville
une éducation absolument anglaise, et à ses manières,
à
son
instruction, on l'eût crue Européenne. Elle se nommait
Aouda. Orpheline, elle fut mariée
malgré elle à ce vieux rajah
du
Bundelkund. Trois mois
après, elle devint veuve.
Sachant
le
sort qui l'attendait, elle s'échappa, fut reprise aussitôt,
et
les parents du rajah, qui avaient intérêt à sa mort, la=
vouèrent
à ce supplice auquel il ne semblait pas qu'elle pût
échapper.
Ce
récit ne pouvait qu'enraciner Mr. Fogg et ses compagnons dans
leur
généreuse résolution.=
Il fut décidé que le guide
dirigerait
l'éléphant vers la pagode de Pillaji, dont il se
rapprocherait
autant que possible.
Une
demi-heure après, halte fut faite sous un taillis, à cinq
cents
pas de la pagode, que l'on ne pouvait apercevoir ; mais
les
hurlements des fanatiques se laissaient entendre
distinctement.
Les
moyens de parvenir jusqu'à la victime furent alors discutés. =
Le
guide connaissait cette pagode de Pillaji, dans laquelle il
affirmait
que la jeune femme était emprisonnée. Pourrait-on y
pénétrer
par une des portes, quand toute la bande serait plongée
dans
le sommeil de l'ivresse, ou faudrait-il pratiquer un trou
dans
une muraille? C'est ce qui ne
pourrait être décidé qu'au
moment
et au lieu mêmes. Mais =
ce qui
ne fit aucun doute, c'est
que
l'enlèvement devait s'opérer cette nuit même, et non qu=
and,
le
jour venu, la victime serait conduite au supplice. A cet
instant,
aucune intervention humaine n'eût pu la sauver.
Mr.
Fogg et ses compagnons attendirent la nuit. Dès que l'ombre
se
fit, vers six heures du soir, ils résolurent d'opérer une
reconnaissance
autour de la pagode. Les dern=
iers cris
des
fakirs
s'éteignaient alors. S=
uivant
leur habitude, ces Indiens
devaient
être plongés dans l'épaisse ivresse du « hang &ra=
quo;
--
opium
liquide, mélangé d'une infusion de chanvre --, et il
serait
peut-être possible de se glisser entre eux jusqu'au
temple.
Le
Parsi, guidant Mr. Fogg, Sir Francis Cromarty et
Passepartout,
s'avança sans bruit à travers la forêt. Après dix
minutes
de reptation sous les ramures, ils arrivèrent au bord
d'une
petite rivière, et là, à la lueur de torches de fer
à la
pointe
desquelles brûlaient des résines, ils aperçurent un
monceau
de bois empilé.
C'était
le bûcher, fait de précieux santal, et déjà
imprégné
d'une
huile parfumée. A sa p=
artie
supérieure reposait le corps
embaumé
du rajah, qui devait être brûlé en même temps que =
sa
veuve. A cent pas de ce bûcher
s'élevait la pagode, dont les
minarets
perçaient dans l'ombre la cime des arbres.
"Venez!" dit le guide à voix basse.<= o:p>
Et,
redoublant de précaution, suivi de ses compagnons, il se
glissa
silencieusement à travers les grandes herbes.
Le
silence n'était plus interrompu que par le murmure du vent
dans
les branches.
Bientôt
le guide s'arrêta à l'extrémité d'une
clairière.
Quelques
résines éclairaient la place. Le sol était jonché =
de
groupes
de dormeurs, appesantis par l'ivresse.&nbs=
p;
On eût dit un
champ
de bataille couvert de morts.
Hommes, femmes, enfants,
tout
était confondu. Quelqu=
es
ivrognes râlaient encore çà et
là.
A
l'arrière-plan, entre la masse des arbres, le temple de
Pillaji
se dressait confusément.
Mais au grand désappointement
du
guide, les gardes des rajahs, éclairés par des torches
fuligineuses,
veillaient aux portes et se promenaient, le sabre
nu. On pouvait supposer qu'à
l'intérieur les prêtres veillaient
aussi.
Le
Parsi ne s'avança pas plus loin.&nb=
sp;
Il avait reconnu
l'impossibilité
de forcer l'entrée du temple, et il ramena ses
compagnons
en arrière.
Phileas
Fogg et Sir Francis Cromarty avaient compris comme lui
qu'ils
ne pouvaient rien tenter de ce côté.
Ils
s'arrêtèrent et s'entretinrent à voix basse.
"Attendons,"
dit le brigadier général, "il n'est que huit heures
encore,
et il est possible que ces gardes succombent aussi au
sommeil."
"Cela
est possible, en effet", répondit le Parsi.
Phileas
Fogg et ses compagnons s'étendirent donc au pied d'un
arbre
et attendirent.
Le
temps leur parut long! Le gui=
de les
quittait parfois et
allait
observer la lisière du bois.
Les gardes du rajah
veillaient
toujours à la lueur des torches, et une vague lumière
filtrait
à travers les fenêtres de la pagode.
On attendit
ainsi jusqu'à minuit. =
La
situation ne changea pas.
Même
surveillance au-dehors. Il
était évident qu'on ne pouvait
compter
sur l'assoupissement des gardes.
L'ivresse du « hang »
leur
avait été probablement épargnée. Il fallait donc agir
autrement et pénétrer par une ouverture pratiquée aux murailles<= o:p>
de la
pagode. Restait la question de
savoir si les prêtres
veillaient
auprès de leur victime avec autant de soin que les
soldats
à la porte du temple.
Après
une dernière conversation, le guide se dit prêt à parti=
r.
Mr.
Fogg, Sir Francis et Passepartout le suivirent. Ils firent
un
détour assez long, afin d'atteindre la pagode par son chevet.
Vers
minuit et demi, ils arrivèrent au pied des murs sans avoir
rencontré
personne. Aucune surveillance=
n'avait
été établie de
ce
côté, mais il est vrai de dire que fenêtres et portes
manquaient
absolument.
Là
nuit était sombre. La =
lune,
alors dans son dernier quartier,
quittait
à peine l'horizon, encombré de gros nuages. La hauteur
des
arbres accroissait encore l'obscurité.
Mais
il ne suffisait pas d'avoir atteint le pied des murailles,
il
fallait encore y pratiquer une ouverture.&=
nbsp;
Pour cette
opération,
Phileas Fogg et ses compagnons n'avaient absolument
que
leurs couteaux de poche.
Très heureusement, les parois du
temple
se composaient d'un mélange de briques et de bois qui ne
pouvait
être difficile à percer. La première brique un=
e fois
enlevée,
les autres viendraient facilement.
On se
mit à la besogne, en faisant le moins de bruit possible.
Le
Parsi d'un côté, Passepartout, de l'autre, travaillaient &agra=
ve;
desceller
les briques, de manière à obtenir une ouverture large
de
deux pieds.
Le
travail avançait, quand un cri se fit entendre à
l'intérieur
du
temple, et presque aussitôt d'autres cris lui répondirent du
dehors.
Passepartout
et le guide interrompirent leur travail.&n=
bsp;
Les
avait-on
surpris? L'éveil
était-il donné? La plus vulgaire
prudence
leur commandait de s'éloigner, -- ce qu'ils firent en
même
temps que Phileas Fogg et sir Francis Cromarty. Ils se
blottirent
de nouveau sous le couvert du bois, attendant que
l'alerte,
si c'en était une, se fût dissipée, et prêts, dan=
s ce
cas,
à reprendre leur opération.
Mais
-- contretemps funeste -- des gardes se montrèrent au
chevet
de la pagode, et s'y installèrent de manière à
empêcher
toute
approche.
Il serait difficile de décrire le désappointement de ces quatre<= o:p>
hommes,
arrêtés dans leur oeuvre.&nbs=
p;
Maintenant qu'ils ne
pouvaient
plus parvenir jusqu'à la victime, comment la
sauveraient-ils? Sir Francis Cromarty se rongeait l=
es
poings.
Passepartout
était hors de lui, et le guide avait quelque peine
à
le contenir. L'impassible Fogg
attendait sans manifester ses
sentiments.
"N'avons-nous
plus qu'à partir?"
demanda le brigadier général à
voix
basse.
"Nous
n'avons plus qu'à partir," répondit le guide.
"Attendez,"
dit Fogg. "Il suffit que=
je
sois demain à Allahabad
avant
midi."
"Mais
qu'espérez-vous?"
répondit Sir Francis Cromarty. Dans
quelques
heures le jour va paraître, et..."
"La
chance qui nous échappe peut se représenter au moment
suprême."
Le brigadier général aurait voulu pouvoir lire dans les yeux de<= o:p>
Phileas
Fogg.
Sur
quoi comptait donc ce froid Anglais?
Voulait-il, au moment
du
supplice, se précipiter vers la jeune femme et l'arracher
ouvertement
à ses bourreaux?"
C'eût
été une folie, et comment admettre que cet homme fût fou
à
ce
point? Néanmoins, Sir
Francis Cromarty consentit à attendre
jusqu'au
dénouement de cette terrible scène. Toutefois, le
guide
ne laissa pas ses compagnons à l'endroit où ils s'étai=
ent
réfugiés,
et il les ramena vers la partie antérieure de la
clairière. Là, abrités par un b=
ouquet
d'arbres, ils pouvaient
observer
les groupes endormis.
Cependant
Passepartout, juché sur les premières branches d'un
arbre,
ruminait une idée qui avait d'abord traversé son esprit
comme
un éclair, et qui finit par s'incruster dans son cerveau.
Il
avait commencé par se dire:
"Quelle folie!" et maintenant il
répétait: "Pourquoi pas, après
tout? C'est une chance,
peut-être
la seule, et avec de tels abrutis!..."
En
tout cas, Passepartout ne formula pas autrement sa pensée,
mais
il ne tarda pas à se glisser avec la souplesse d'un serpent
sur
les basses branches de l'arbre dont l'extrémité se courbait
vers
le sol.
Les
heures s'écoulaient, et bientôt quelques nuances moins
sombres
annoncèrent l'approche du jour.&nbs=
p;
Cependant l'obscurité
était
profonde encore.
C'était
le moment. Il se fit comme une
résurrection dans cette
foule
assoupie. Les groupes
s'animèrent. Des coups=
de
tam-tam
retentirent.
Chants et cris
éclatèrent de nouveau.
L'heure
était
venue à laquelle l'infortunée allait mourir.
En
effet, les portes de la pagode s'ouvrirent. Une lumière plus
vive
s'échappa de l'intérieur.&nb=
sp;
Mr. Fogg et Sir Francis Cromarty
purent
apercevoir la victime, vivement éclairée, que deux
prêtres
traînaient au-dehors. I=
l leur
sembla même que, secouant
l'engourdissement
de l'ivresse par un suprême instinct de
conservation,
la malheureuse tentait d'échapper à ses bourreaux.
Le
coeur de Sir Francis Cromarty bondit, et par un mouvement
convulsif,
saisissant la main de Phileas Fogg, il sentit que
cette
main tenait un couteau ouvert.
En ce
moment, la foule s'ébranla.
La jeune femme était retombée
dans
cette torpeur provoquée par les fumées du chanvre. Elle
passa
à travers les fakirs, qui l'escortaient de leurs
vociférations
religieuses.
Phileas
Fogg et ses compagnons, se mêlant aux derniers rangs de
la
foule, la suivirent.
Deux
minutes après, ils arrivaient sur le bord de la rivière et
s'arrêtaient
à moins de cinquante pas du bûcher, sur lequel
était
couché le corps du rajah.
Dans la demi-obscurité, ils
virent
la victime absolument inerte, étendue auprès du cadavre
de
son époux.
Puis une torche fut approchée et le bois imprégné d'huile,<= o:p>
s'enflamma
aussitôt.
A ce
moment, Sir Francis Cromarty et le guide retinrent Phileas
Fogg,
qui dans un moment de folie généreuse, s'élança=
it
vers le
bûcher...
Mais
Phileas Fogg les avait déjà repoussés, quand la
scène
changea
soudain. Un cri de terreur
s'éleva. Toute cette f=
oule
se
précipita à terre, épouvantée.
Le
vieux rajah n'était donc pas mort, qu'on le vît se redresser
tout
à coup, comme un fantôme, soulever la jeune femme dans ses
bras,
descendre du bûcher au milieu des tourbillons de vapeurs
qui
lui donnaient une apparence spectrale?
Les
fakirs, les gardes, les prêtres, pris d'une terreur subite,
étaient
là, face à terre, n'osant lever les yeux et regarder un
tel
prodige!
La
victime inanimée passa entre les bras vigoureux qui la
portaient,
et sans qu'elle parût leur peser.&nb=
sp;
Mr. Fogg et Sir
Francis
Cromarty étaient demeurés debout. Le Parsi avait courbé
la
tête, et Passepartout, sans doute, n'était pas moins
stupéfié!...
Ce
ressuscité arriva ainsi près de l'endroit où se tenaie=
nt
Mr.
Fogg
et Sir Francis Cromarty, et là, d'une voix brève:
"Filons!.." dit-il.
C'était
Passepartout lui-même qui s'était glissé vers le
bûcher
au
milieu de la fumée épaisse!&=
nbsp;
C'était Passepartout qui,
profitant
de l'obscurité profonde encore, avait arraché la jeune
femme
à la mort! C'ét=
ait
Passepartout qui, jouant son rôle avec
un
audacieux bonheur, passait au milieu de l'épouvante
générale!
Un
instant après, tous quatre disparaissaient dans le bois, et
l'éléphant
les emportait d'un trot rapide.
Mais des cris, des
clameurs
et même une balle, perçant le chapeau de Phileas Fogg,
leur
apprirent que la ruse était découverte.
En
effet, sur le bûcher enflammé se détachait alors le cor=
ps
du
vieux
rajah. Les prêtres, rev=
enus
de leur frayeur, avaient
compris
qu'un enlèvement venait de s'accomplir.
Aussitôt
ils s'étaient précipités dans la forêt. Les gardes les
avaient
suivis. Une décharge a=
vait
eu lieu, mais les ravisseurs
fuyaient
rapidement, et, en quelques instants, ils se trouvaient
hors
de la portée des balles et des flèches.
DANS
LEQUEL PHILEAS FOGG DESCEND TOUTE L'ADMIRABLE VALLEE DU
GANGE
SANS MEME SONGER A LA VOIR
Le
hardi enlèvement avait réussi. Une heure après, Passeparto=
ut
riait
encore de son succès. =
Sir
Francis Cromarty avait serré la
main
de l'intrépide garçon.
Son maître lui avait dit:&nbs=
p;
"Bien",
ce
qui, dans la bouche de ce gentleman, équivalait à une haute
approbation. A quoi Passepartout avait ré=
;pondu
que tout
l'honneur
de l'affaire appartenait à son maître. Pour lui, il
n'avait
eu qu'une idée "drôle", et il riait en songeant que,=
pendant
quelques instants, lui, Passepartout, ancien gymnaste,
ex-sergent
de pompiers, avait été le veuf d'une charmante femme,
un
vieux rajah embaumé!
Quant
à la jeune Indienne, elle n'avait pas eu conscience de ce
qui
s'était passé.
Enveloppée dans les couvertures de voyage,
elle
reposait sur l'un des cacolets.
Cependant l'éléphant,
guidé
avec une extrême sûreté par le Parsi, courait rapidement=
dans
la forêt encore obscure. Une
heure après avoir quitté la
pagode
de Pillaji, il se lançait à travers une immense plaine.
A
sept heures, on fit halte. La=
jeune
femme était toujours dans
une
prostration complète. =
Le
guide lui fit boire quelques
gorgées
d'eau et de brandy, mais cette influence stupéfiante qui
l'accablait
devait se prolonger quelque temps encore. Sir
Francis
Cromarty, qui connaissait les effets de l'ivresse
produite
par l'inhalation des vapeurs du chanvre, n'avait aucune
inquiétude
sur son compte.
Mais
si le rétablissement de la jeune Indienne ne fit pas
question
dans l'esprit du brigadier général, celui-ci se
montrait
moins rassuré pour l'avenir.
Il n'hésita pas à dire à
Phileas
Fogg que si Mrs. Aouda restait dans l'Inde, elle
retomberait
inévitablement entre les mains de ses bourreaux.
Ces
énergumènes se tenaient dans toute la péninsule, et
certainement,
malgré la police anglaise, ils sauraient reprendre
leur
victime, fût-ce à Madras, à Bombay, à Calcutta.<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Et Sir
Francis
Cromarty citait, à l'appui de ce dire, un fait de même
nature
qui s'était passé récemment. A son avis, la jeune femme
ne
serait véritablement en sûreté qu'après avoir
quitté l'Inde.
Phileas
Fogg répondit qu'il tiendrait compte de ces observations
et
qu'il aviserait.
Vers
dix heures, le guide annonçait la station d'Allahabad. Là
reprenait
la voie interrompue du chemin de fer, dont les trains
franchissent,
en moins d'un jour et d'une nuit, la distance qui
sépare
Allahabad de Calcutta.
Phileas
Fogg devait donc arriver à temps pour prendre un
paquebot
qui ne partait que le lendemain seulement, 25 octobre,
à
midi, pour Hong-Kong.
La
jeune femme fut déposée dans une chambre de la gare.
Passepartout
fut chargé d'aller acheter pour elle divers objets
de
toilette, robe, châle, fourrures, etc. , ce qu'il
trouverait. Son maître lui ouvrait un
crédit illimité.
Passepartout
partit aussitôt et courut les rues de la ville.
Allahabad,
c'est la cité de Dieu, l'une des plus vénérées =
de
l'Inde,
en raison de ce qu'elle est bâtie au confluent de deux
fleuves
sacrés, le Gange et la Jumna, dont les eaux attirent les
pèlerins
de toute la péninsule. On
sait d'ailleurs que, suivant
les
légendes du Ramayana, le Gange prend sa source dans le ciel,
d'où,
grâce à Brahma, il descend sur la terre.
Tout
en faisant ses emplettes, Passepartout eut bientôt vu la
ville,
autrefois défendue par un fort magnifique qui est devenu
une
prison d'Etat. Plus de commer=
ce,
plus d'industrie dans
cette
cité, jadis industrielle et commerçante. Passepartout,
qui
cherchait vainement un magasin de nouveautés, comme s'il eût
été
dans Regent-street à quelques pas de Farmer et Co., ne
trouva
que chez un revendeur, vieux juif difficultueux, les
objets
dont il avait besoin, une robe en étoffe écossaise, un
vaste
manteau, et une magnifique pelisse en peau de loutre qu'il
n'hésita
pas à payer soixante-quinze livres (1 875 F).
Puis,
tout triomphant, il retourna à la gare.
Mrs.
Aouda commençait à revenir à elle. Cette influence à
laquelle
les prêtres de Pillaji l'avaient soumise se dissipait
peu
à peu, et ses beaux yeux reprenaient toute leur douceur
indienne.
Lorsque
le roi-poète, Uçaf Uddaul, célèbre les charmes =
de
la
reine
d'Ahméhnagara, il s'exprime ainsi:
"Sa
luisante chevelure, régulièrement divisée en deux part=
s,
encadre
les contours harmonieux de ses joues délicates et
blanches,
brillantes de poli et de fraîcheur.&=
nbsp;
Ses sourcils
d'ébène
ont la forme et la puissance de l'arc de Kama, dieu
d'amour,
et sous ses longs cils soyeux, dans la pupille noire de
ses
grands yeux limpides, nagent comme dans les lacs sacrés de
l'Himalaya
les reflets les plus purs de la lumière céleste.
Fines,
égales et blanches, ses dents resplendissent entre ses
lèvres
souriantes, comme des gouttes de rosée dans le sein
mi-clos
d'une fleur de grenadier. Ses
oreilles mignonnes aux
courbes
symétriques, ses mains vermeilles, ses petits pieds
bombés
et tendres comme les bourgeons du lotus, brillent de
l'éclat
des plus belles perles de Ceylan, des plus beaux
diamants
de Golconde. Sa mince et soup=
le
ceinture, qu'une main
suffit à enserrer, rehausse l'élégante cambrure de ses reins<= o:p>
arrondis
et la richesse de son buste où la jeunesse en fleur
étale
ses plus parfaits trésors, et, sous les plis soyeux de sa
tunique,
elle semble avoir été modelée en argent pur de la main=
divine
de Vicvacarma, l'éternel statuaire."
Mais,
sans toute cette amplification, il suffit de dire que Mrs.
Aouda,
la veuve du rajah du Bundelkund, était une charmante
femme
dans toute l'acception européenne du mot. Elle parlait
l'anglais
avec une grande pureté, et le guide n'avait point
exagéré
en affirmant que cette jeune Parsie avait été
transformée
par l'éducation.
Cependant
le train allait quitter la station d'Allahabad. Le
Parsi
attendait. Mr. Fogg lui
régla son salaire au prix
convenu,
sans le dépasser d'un farthing.&nbs=
p;
Ceci étonna un peu
Passepartout,
qui savait tout ce que son maître devait au
dévouement
du guide. Le Parsi avait, en =
effet,
risqué
volontairement
sa vie dans l'affaire de Pillaji, et si, plus
tard,
les Indous l'apprenaient, il échapperait difficilement à
leur
vengeance.
Restait
aussi la question de Kiouni. =
Que
ferait-on d'un
éléphant
acheté si cher?
Mais
Phileas Fogg avait déjà pris une résolution à c=
et
égard.
"Parsi,"
dit-il au guide, "tu as été serviable et
dévoué. J'ai
payé
ton service, mais non ton dévouement. Veux-tu cet
éléphant?
Il est à toi."
Les
yeux du guide brillèrent.
"C'est
une fortune que Votre Honneur me donne!" s'écria-t-il.
"Accepte,
guide," répondit Mr. Fogg, "et c'est moi qui serai
encore
ton débiteur."
"A
la bonne heure!"
s'écria Passepartout.
"Prends, ami!
Kiouni
est un brave et courageux animal!"
Et, allant à la bête, il lui présenta quelques morceaux de<= o:p>
sucre,
disant:
"Tiens,
Kiouni, tiens, tiens!"
L'éléphant
fit entendre quelques grognement de satisfaction.
Puis,
prenant Passepartout par la ceinture et l'enroulant de sa
trompe,
il l'enleva jusqu'à la hauteur de sa tête.
Passepartout,
nullement effrayé, fit une bonne caresse à
l'animal,
qui le replaça doucement à terre, et, à la poign&eacut=
e;e
de
trompe
de l'honnête Kiouni, répondit une vigoureuse poignée de=
main
de l'honnête garçon.
Quelques
instants après, Phileas Fogg, Sir Francis Cromarty et
Passepartout,
installés dans un confortable wagon dont Mrs.
Aouda
occupait la meilleure place, couraient à toute vapeur vers
Bénarès.
Quatre-vingts
milles au plus séparent cette ville d'Allahabad,
et
ils furent franchis en deux heures.
Pendant
ce trajet, la jeune femme revint complètement à elle;
les
vapeurs assoupissantes du hang se dissipèrent.
Quel
fut son étonnement de se trouver sur le railway, dans ce
compartiment,
recouverte de vêtements européens, au milieu de
voyageurs
qui lui étaient absolument inconnus!
Tout
d'abord, ses compagnons lui prodiguèrent leurs soins et la
ranimèrent
avec quelques gouttes de liqueur ; puis le brigadier
général
lui raconta son histoire. Il
insista sur le dévouement
de
Phileas Fogg, qui n'avait pas hésité à jouer sa vie po=
ur
la
sauver,
et sur le dénouement de l'aventure, dû à l'audacieuse
imagination
de Passepartout.
Mr.
Fogg laissa dire sans prononcer une parole. Passepartout,
tout
honteux, répétait que "ça n'en valait pas la
peine"!
Mrs.
Aouda remercia ses sauveurs avec effusion, par ses larmes
plus
que par ses paroles. Ses beaux
yeux, mieux que ses lèvres,
furent
les interprètes de sa reconnaissance. Puis, sa pensée la
reportant
aux scènes du sutty, ses regards revoyant cette terre
indienne
où tant de dangers l'attendaient encore, elle fut prise
d'un
frisson de terreur.
Phileas
Fogg comprit ce qui se passait dans l'esprit de Mrs.
Aouda,
et, pour la rassurer, il lui offrit, très froidement
d'ailleurs,
de la conduire à Hong-Kong, où elle demeurerait
jusqu'à
ce que cette affaire fût assoupie.
Mrs.
Aouda accepta l'offre avec reconnaissance.=
Précisément, à
Hong-Kong,
résidait un de ses parents, Parsi comme elle, et l'un
des
principaux négociants de cette ville, qui est absolument
anglaise,
tout en occupant un point de la côte chinoise.
A
midi et demi, le train s'arrêtait à la station de
Bénarès.
Les
légendes brahmaniques affirment que cette ville occupe
l'emplacement
de l'ancienne Casi, qui était autrefois suspendue
dans
l'espace, entre le zénith et le nadir, comme la tombe de
Mahomet. Mais, à cette époque=
plus
réaliste, Bénarès, Athènes
de
l'Inde au dire des orientalistes, reposait tout prosaïquement
sur
le sol, et Passepartout put un instant entrevoir ses maisons
de
briques, ses huttes en clayonnage, qui lui donnaient un
aspect
absolument désolé, sans aucune couleur locale.
C'était
là que devait s'arrêter Sir Francis Cromarty. Les
troupes
qu'il rejoignait campaient à quelques milles au nord de
la
ville. Le brigadier
général fit donc ses adieux à Phileas
Fogg,
lui souhaitant tout le succès possible, et exprimant le
voeu
qu'il recommençât ce voyage d'une façon moins originale=
,
mais
plus profitable. Mr. Fogg pre=
ssa
légèrement les doigts de
son
compagnon. Les compliments de=
Mrs.
Aouda furent plus
affectueux. Jamais elle n'oublierait ce qu'elle
devait à Sir
Francis
Cromarty. Quant à
Passepartout, il fut honoré d'une
vraie
poignée de main de la part du brigadier général.
Tout
ému, il se demanda où et quand il pourrait bien se dév=
ouer
pour
lui. Puis on se sépara=
.
A
partir de Bénarès, la voie ferrée suivait en partie la
vallée
du
Gange. A travers les vitres du
wagon, par un temps assez
clair,
apparaissait le paysage varié du Béhar, puis des
montagnes
couvertes de verdure, les champs d'orge, de maïs et de
froment, des rios et des étangs peuplés d'alligators verdâtres,<= o:p>
des
villages bien entretenus, des forêts encore verdoyantes.
Quelques
éléphants, des zébus à grosse bosse venaient se
baigner
dans
les eaux du fleuve sacré, et aussi, malgré la saison
avancée
et la température déjà froide, des bandes d'Indous des=
deux
sexes, qui accomplissaient pieusement leurs saintes
ablutions. Ces fidèles, ennemis
acharnés du bouddhisme, sont
sectateurs
fervents de la religion brahmanique, qui s'incarne en
ces
trois personnes : Whisnou, la divinité solaire, Shiva, la
personnification
divine des forces naturelles, et Brahma, le
maître
suprême des prêtres et des législateurs. Mais de quel
oeil
Brahma, Shiva et Whisnou devaient-ils considérer cette
Inde,
maintenant "britannisée", lorsque quelque steam-boat
passait
en hennissant et troublait les eaux consacrées du Gange,
effarouchant
les mouettes qui volaient à sa surface, les tortues
qui
pullulaient sur ses bords, et les dévots étendus au long de
ses
rives!
Tout
ce panorama défila comme un éclair, et souvent un nuage de
vapeur
blanche en cacha les détails.
A peine les voyageurs
purent-ils
entrevoir le fort de Chunar, à vingt milles au
sud-est
de Bénarès, ancienne forteresse des rajahs du Béhar,
Ghazepour
et ses importantes fabriques d'eau de rose, le tombeau
de
Lord Cornwallis qui s'élève sur la rive gauche du Gange, la
ville
fortifiée de Buxar, Patna, grande cité industrielle et
commerçante,
où se tient le principal marché d'opium de l'Inde,
Monghir,
ville plus qu'européenne, anglaise comme Manchester ou
Birmingham,
renommée pour ses fonderies de fer, ses fabriques de
taillanderie
et d'armes blanches, et dont les hautes cheminées
encrassaient
d'une fumée noire le ciel de Brahma, -- et un
véritable
coup de poing dans le pays du rêve!
Puis
la nuit vint et, au milieu des hurlements des tigres, des
ours,
des loups qui fuyaient devant la locomotive, le train
passa
à toute vitesse, et on n'aperçut plus rien des merveilles
du
Bengale, ni Golgonde, ni Gour en ruine, ni Mourshedabad, qui
fut
autrefois capitale, ni Burdwan, ni Hougly, ni Chandernagor,
ce
point français du territoire indien sur lequel Passepartout
eût
été fier de voir flotter le drapeau de sa patrie!
Enfin,
à sept heures du matin, Calcutta était atteint. Le
paquebot,
en partance pour Hong-Kong, ne levait l'ancre qu'à
midi. Phileas Fogg avait donc cinq heures
devant lui.
D'après
son itinéraire, ce gentleman devait arriver dans la
capitale
des Indes le 25 octobre, vingt-trois jours après avoir
quitté
Londres, et il y arrivait au jour fixé. Il n'avait donc
ni
retard ni avance.
Malheureusement,
les deux jours gagnés par lui entre Londres et
Bombay
avaient été perdus, on sait comment, dans cette travers&eacut=
e;e
de la
péninsule indienne, -- mais il est à supposer que Phileas
Fogg
ne les regrettait pas.
OU LE
SAC AUX BANK-NOTES S'ALLEGE ENCORE DE QUELQUES MILLIERS DE
LIVRES
Le
train s'était arrêté en gare. Passepartout descendit le
premier
du wagon, et fut suivi de Mr. Fogg, qui aida sa jeune
compagne
à mettre pied sur le quai.
Phileas Fogg comptait se
rendre
directement au paquebot de Hong-Kong, afin d'y installer
confortablement
Mrs. Aouda, qu'il ne voulait pas quitter, tant
qu'elle
serait en ce pays si dangereux pour elle.
Au
moment où Mr. Fogg allait sortir de la gare, un policeman
s'approcha
de lui et dit:
"Monsieur
Phileas Fogg?"
"C'est
moi."
"Cet
homme est votre domestique? a=
jouta
le policeman en
désignant
Passepartout.
"Oui."
"Veuillez
me suivre tous les deux."
Mr.
Fogg ne fit pas un mouvement qui pût marquer en lui une
surprise
quelconque. Cet agent é=
;tait
un représentant de la loi,
et,
pour tout Anglais, la loi est sacrée. Passepartout, avec
ses
habitudes françaises, voulut raisonner, mais le policeman le
toucha
de sa baguette, et Phileas Fogg lui fit signe d'obéir.
"Cette
jeune dame peut nous accompagner?"&nb=
sp;
demanda Mr. Fogg.
"Elle
le peut", répondit le policeman.
Le
policeman conduisit Mr. Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout vers
un
palki-ghari, sorte de voiture à quatre roues et à quatre
places,
attelée de deux chevaux. On
partit. Personne ne parla
pendant
le trajet, qui dura vingt minutes environ.
La
voiture traversa d'abord la "ville noire", aux rues étroit=
es,
bordées
de cahutes dans lesquelles grouillait une population
cosmopolite,
sale et déguenillée ; puis elle passa à travers la
ville
européenne, égayée de maisons de briques, ombrag&eacut=
e;e
de
cocotiers,
hérissée de mâtures, que parcouraient déjà=
;,
malgré
l'heure
matinale, des cavaliers élégants et de magnifiques
attelages.
Le
palki-ghari s'arrêta devant une habitation d'apparence
simple,
mais qui ne devait pas être affectée aux usages
domestiques. Le policeman fit descendre ses
prisonniers -- on
pouvait
vraiment leur donner ce nom --, et il les conduisit dans
une
chambre aux fenêtres grillées, en leur disant:
"C'est
à huit heures et demie que vous comparaîtrez devant le
juge
Obadiah."
Puis
il se retira et ferma la porte.
"Allons! nous sommes pris!" s'écria Passepartout, en se=
laissant
aller sur une chaise.
Mrs.
Aouda, s'adressant aussitôt à Mr. Fogg, lui dit d'une voix
dont
elle cherchait en vain à déguiser l'émotion:
"Monsieur,
il faut m'abandonner! C'est p=
our
moi que vous êtes
poursuivi! C'est pour m'avoir sauvée!&=
quot;
Phileas
Fogg se contenta de répondre que cela n'était pas
possible. Poursuivi pour cette affaire=
du
sutty!
Inadmissible! Comment les plaignants oseraient-i=
ls se
présenter? Il y avait méprise. Mr. Fogg ajouta que, dans tous
les
cas, il n'abandonnerait pas la jeune femme, et qu'il la
conduirait
à Hong-Kong.
"Mais
le bateau part à midi! fit
observer Passepartout.
"Avant
midi nous serons à bord," répondit simplement
l'impassible
gentleman.
Cela
fut affirmé si nettement, que Passepartout ne put
s'empêcher
de se dire à lui-même:
"Parbleu! cela est certain! avant midi nous serons à
bord!"
Mais
il n'était pas rassuré du tout.
A
huit heures et demie, la porte de la chambre s'ouvrit. Le
policeman
reparut, et il introduisit les prisonniers dans la
salle
voisine.
C'était
une salle d'audience, et un public assez nombreux,
composé
d'Européens et d'indigènes, en occupait déjà le=
prétoire.
Mr.
Fogg, Mrs. Aouda et Passepartout s'assirent sur un banc en
face
des sièges réservés au magistrat et au greffier.
Ce magistrat,
le juge Obadiah, entra presque aussitôt, suivi du
greffier. C'était un gros homme tout rond. Il décrocha une<= o:p>
perruque
pendue à un clou et s'en coiffa lestement.
"La
première cause", dit-il.
Mais,
portant la main à sa tête:
"Hé!
ce n'est pas ma perruque!"
"En
effet, monsieur Obadiah, c'est la mienne," répondit le
greffier.
"Cher
monsieur Oysterpuf, comment voulez-vous qu'un juge puisse
rendre
une bonne sentence avec la perruque d'un greffier!"
L'échange
des perruques fut fait. Penda=
nt ces
préliminaires,
Passepartout
bouillait d'impatience, car l'aiguille lui
paraissait
marcher terriblement vite sur le cadran de la grosse
horloge
du prétoire.
"La
première cause," reprit alors le juge Obadiah.
"Phileas
Fogg?" dit le greffier
Oysterpuf.
"Me
voici," répondit Mr. Fogg.
"Passepartout?"
"Présent!" répondit Passepartout.
"Bien!" dit le juge Obadiah. "Voilà deux jours,
accusés, que
l'on
vous guette à tous les trains de Bombay.
"Mais
de quoi nous accuse-t-on?"
s'écria Passepartout,
impatienté.
"Vous
allez le savoir," répondit le juge.
"Monsieur,"
dit alors Mr. Fogg, "je suis citoyen anglais, et
j'ai
droit.."
"Vous
a-t-on manqué d'égards?
demanda Mr. Obadiah.
"Aucunement."
"Bien! faites entrer les plaignants."=
;
Sur
l'ordre du juge, une porte s'ouvrit, et trois prêtres indous
furent
introduits par un huissier.
"C'est
bien cela! murmura Passeparto=
ut, ce
sont ces coquins qui
voulaient
brûler notre jeune dame!"
Les
prêtres se tinrent debout devant le juge, et le greffier lut
à
haute voix une plainte en sacrilège, formulée contre le sieur=
Phileas
Fogg et son domestique, accusés d'avoir violé un lieu
consacré
par la religion brahmanique.
"Vous
avez entendu?" demanda l=
e juge
à Phileas Fogg.
"Oui, monsieur," répondit Mr. Fogg en consultant sa montre, "et<= o:p>
j'avoue."
"Ah! vous avouez?.."
"J'avoue
et j'attends que ces trois prêtres avouent à leur tour
ce
qu'ils voulaient faire à la pagode de Pillaji."
Les
prêtres se regardèrent.
Ils semblaient ne rien comprendre
aux
paroles de l'accusé.
"Sans
doute!" s'écria
impétueusement Passepartout, à cette
pagode
de Pillaji, devant laquelle ils allaient brûler leur
victime!"
Nouvelle
stupéfaction des prêtres, et profond étonnement du juge=
Obadiah.
"Quelle
victime?" demanda-t-il.<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> "Brûler qui! En pleine ville
de
Bombay?"
"Bombay? s'écria Passepartout.
"Sans
doute. Il ne s'agit pas de la
pagode de Pillaji, mais de
la
pagode de Malebar-Hill, à Bombay."
"Et
comme pièce de conviction, voici les souliers du
profanateur,"
ajouta le greffier, en posant une paire de
chaussures
sur son bureau.
"Mes
souliers!" s'écria
Passepartout, qui, surpris au dernier
chef,
ne put retenir cette involontaire exclamation.
On
devine la confusion qui s'était opérée dans l'esprit d=
u
maître
et du domestique. Cet inciden=
t de
la pagode de Bombay,
ils
l'avaient oublié, et c'était celui-là même qui l=
es
amenait
devant
le magistrat de Calcutta.
En
effet, l'agent Fix avait compris tout le parti qu'il pouvait
tirer
de cette malencontreuse affaire.
Retardant son départ de
douze
heures, il s'était fait le conseil des prêtres de
Malebar-Hill;
il leur avait promis des dommages-intérêts
considérables,
sachant bien que le gouvernement anglais se
montrait
très sévère pour ce genre de délit; puis, par le
train
suivant,
il les avait lancés sur les traces du sacrilège. Mais,
par
suite du temps employé à la délivrance de la jeune veu=
ve,
Fix
et les Indous arrivèrent à Calcutta avant Phileas Fogg et
son
domestique, que les magistrats, prévenus par dépêche,
devaient
arrêter à leur descente du train. Que l'on juge du
désappointement
de Fix, quand il apprit que Phileas Fogg n'était
point
encore arrivé dans la capitale de l'Inde. Il dut croire
que
son voleur, s'arrêtant à une des stations du
Peninsular-railway,
s'était réfugié dans les provinces
septentrionales. Pendant vingt-quatre heures, au mi=
lieu
de
mortelles
inquiétudes, Fix le guetta à la gare. Quelle fut
donc
sa joie quand, ce matin même, il le vit descendre du wagon,
en
compagnie, il est vrai, d'une jeune femme dont il ne pouvait
s'expliquer
la présence. Aussit&oc=
irc;t
il lança sur lui un
policeman,
et voilà comment Mr. Fogg, Passepartout et la veuve
du
rajah du Bundelkund furent conduits devant le juge Obadiah.
Et si
Passepartout eût été moins préoccupé de s=
on
affaire, il
aurait
aperçu, dans un coin du prétoire, le détective, qui
suivait
le débat avec un intérêt facile à comprendre, --=
car
à
Calcutta,
comme à Bombay, comme à Suez, le mandat d'arrestation
lui
manquait encore!
Cependant
le juge Obadiah avait pris acte de l'aveu échappé à
Passepartout,
qui aurait donné tout ce qu'il possédait pour
reprendre
ses imprudentes paroles.
"Les
faits sont avoués?" dit
le juge.
"Avoués,"
répondit froidement Mr. Fogg.
"Attendu,"
reprit le juge, "attendu que la loi anglaise entend
protéger
également et rigoureusement toutes les religions des
populations
de l'Inde, le délit étant avoué par le sieur
Passepartout,
convaincu d'avoir violé d'un pied sacrilège le
pavé
de la pagode de Malebar-Hill, à Bombay, dans la journée du
20
octobre, condamne ledit Passepartout à quinze jours de prison
et
à une amende de trois cents livres (7 500 F).
"Trois
cents livres?" s'é=
;cria
Passepartout, qui n'était
véritablement
sensible qu'à l'amende.
"Silence!" fit l'huissier d'une voix glapissa=
nte.
"Et,"
ajouta le juge Obadiah, attendu qu'il n'est pas
matériellement
prouvé qu'il n'y ait pas connivence entre le
domestique
et le maître, qu'en tout cas celui-ci doit être tenu
responsable
des gestes d'un serviteur à ses gages, retient ledit
Phileas
Fogg et le condamne à huit jours de prison et cent
cinquante
livres d'amende. Greffier, ap=
pelez
une autre cause!"
Fix,
dans son coin, éprouvait une indicible satisfaction.
Phileas
Fogg retenu huit jours à Calcutta, c'était plus qu'il
n'en
fallait pour donner au mandat le temps de lui arriver.
Passepartout
était abasourdi. Cette
condamnation ruinait son
maître. Un pari de vingt mille livres perd=
u, et
tout cela parce
que,
en vrai badaud, il était entré dans cette maudite pagode!
Phileas
Fogg, aussi maître de lui que si cette condamnation ne
l'eût
pas concerné, n'avait pas même froncé le sourcil. Mais au
moment
où le greffier appelait une autre cause, il se leva et
dit:
"J'offre
caution."
"C'est
votre droit", répondit le juge.
Fix
se sentit froid dans le dos, mais il reprit son assurance,
quand il entendit le juge, "attendu la qualité d'étrangers de<= o:p>
Phileas
Fogg et de son domestique", fixer la caution pour chacun
d'eux
à la somme énorme de mille livres (25 000 F).
C'était
deux mille livres qu'il en coûterait à Mr. Fogg, s'il ne
purgeait
pas sa condamnation.
"Je
paie", dit ce gentleman.
Et du
sac que portait Passepartout, il retira un paquet de
bank-notes
qu'il déposa sur le bureau du greffier.
"Cette
somme vous sera restituée à votre sortie de prison," dit=
le
juge. En attendant, vous &eci=
rc;tes
libres sous caution.
"Venez,"
dit Phileas Fogg à son domestique.
"Mais,
au moins, qu'ils rendent les souliers!" s'écria
Passepartout
avec un mouvement de rage.
On
lui rendit ses souliers.
"En
voilà qui coûtent cher!"=
murmura-t-il. "Pl=
us de
mille
livres
chacun! Sans compter qu'ils me
gênent!"
Passepartout,
absolument piteux, suivit Mr. Fogg, qui avait
offert
son bras à la jeune femme.
Fix espérait encore que son
voleur
ne se déciderait jamais à abandonner cette somme de deux
mille
livres et qu'il ferait ses huit jours de prison. Il se
jeta
donc sur les traces de Fogg.
Mr.
Fogg prit une voiture, dans laquelle Mrs. Aouda,
Passepartout
et lui montèrent aussitôt.&nb=
sp;
Fix courut derrière la
voiture,
qui s'arrêta bientôt sur l'un des quais de la ville.
A un
demi-mille en rade, le Rangoon était mouillé, son
pavillon
de partance hissé en tête de mât. Onze heures
sonnaient. Mr. Fogg était en avance d'=
une
heure. Fix le vit
descendre
de voiture et s'embarquer dans un canot avec Mrs.
Aouda
et son domestique. Le
détective frappa la terre du pied.
"Le
gueux!" s'écria-t=
-il,
"il part! Deux mille liv=
res
sacrifiées! Prodigue comme un voleur! Ah!
je le filerai
jusqu'au
bout du monde s'il le faut; mais du train dont il va,
tout
l'argent du vol y aura passé!"
L'inspecteur
de police était fondé à faire cette réflexion.<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> En
effet,
depuis qu'il avait quitté Londres, tant en frais de
voyage
qu'en primes, en achat d'éléphant, en cautions et en
amendes,
Phileas Fogg avait déjà semé plus de cinq mille livres=
(125
000 F) sur sa route, et le tant pour cent de la somme
recouvrée,
attribué aux détectives, allait diminuant toujours.
OU
FIX N'A PAS L'AIR DE CONNAITRE DU TOUT LES CHOSES DONT ON LUI
PARLE
Le
Rangoon, l'un des paquebots que la Compagnie péninsulaire
et
orientale emploie au service des mers de la Chine et du
Japon,
était un steamer en fer, à hélice, jaugeant brut dix-s=
ept
cent
soixante-dix tonnes, et d'une force nominale de quatre
cents
chevaux. Il égalait le
Mongolia en vitesse, mais non en
confortable. Aussi Mrs. Aouda ne fut-elle point=
aussi
bien
installée
que l'eût désiré Phileas Fogg. Après tout, il ne
s'agissait
que d'une traversée de trois mille cinq cents milles,
soit
de onze à douze jours, et la jeune femme ne se montra pas
une
difficile passagère.
Pendant
les premiers jours de cette traversée, Mrs. Aouda fit
plus
ample connaissance avec Phileas Fogg.
En toute occasion,
elle
lui témoignait la plus vive reconnaissance. Le flegmatique
gentleman
l'écoutait, en apparence au moins, avec la plus
extrême
froideur, sans qu'une intonation, un geste décelât en
lui
la plus légère émotion. Il veillait à ce que rien n=
e
manquât
à la jeune femme. A de
certaines heures il venait
régulièrement,
sinon causer, du moins l'écouter.&n=
bsp;
Il
accomplissait
envers elle les devoirs de la politesse la plus
stricte,
mais avec la grâce et l'imprévu d'un automate dont les
mouvements
auraient été combinés pour cet usage. Mrs. Aouda ne
savait
trop que penser, mais Passepartout lui avait un peu
expliqué
l'excentrique personnalité de son maître. Il lui avait
appris
quelle gageure entraînait ce gentleman autour du monde.
Mrs.
Aouda avait souri; mais après tout, elle lui devait la vie,
et
son sauveur ne pouvait perdre à ce qu'elle le vît à tra=
vers
sa
reconnaissance.
Mrs.
Aouda confirma le récit que le guide indou avait fait de sa
touchante
histoire. Elle était, =
en
effet, de cette race qui
tient
le premier rang parmi les races indigènes. Plusieurs
négociants
parsis ont fait de grandes fortunes aux Indes, dans
le
commerce des cotons. L'un d'e=
ux,
Sir James Jejeebhoy, a été
anobli
par le gouvernement anglais, et Mrs. Aouda était parente
de ce
riche personnage qui habitait Bombay.
C'était même un
cousin
de Sir Jejeebhoy, l'honorable Jejeeh, qu'elle comptait
rejoindre
à Hong-Kong. Trouverai=
t-elle
près de lui refuge et
assistance
? Elle ne pouvait l'affirmer. A
quoi Mr. Fogg
répondait
qu'elle n'eût pas à s'inquiéter, et que tout
s'arrangerait
mathématiquement! Ce f=
ut son
mot.
La
jeune femme comprenait-elle cet horrible adverbe? On ne
sait.
Toutefois, ses grands yeux se fixaient sur ceux de Mr.
Fogg,
ses grands yeux "limpides comme les lacs sacrés de
l'Himalaya"!
Mais l'intraitable Fogg, aussi boutonné que jamais,
ne
semblait point homme à se jeter dans ce lac.
Cette
première partie de la traversée du Rangoon s'accomplit
dans
des conditions excellentes. Le
temps était maniable.
Toute
cette portion de l'immense baie que les marins appellent
les
"brasses du Bengale" se montra favorable à la marche du
paquebot. Le Rangoon eut bientôt
connaissance du
Grand-Andaman,
la principale du groupe, que sa pittoresque
montagne
de Saddle-Peak, haute de deux mille quatre cents pieds,
signale
de fort loin aux navigateurs.
La
côte fut prolongée d'assez près. Les sauvages Papouas de
l'île
ne se montrèrent point. Ce
sont des êtres placés au
dernier
degré de l'échelle humaine, mais dont on fait à tort d=
es
anthropophages.
Le
développement panoramique de ces îles était superbe.
D'immenses
forêts de lataniers, d'arecs, de bambousiers, de
muscadiers,
de tecks, de gigantesques mimosées, de fougères
arborescentes,
couvraient le pays en premier plan, et en arrière
se
profilait l'élégante silhouette des montagnes. Sur la côte
pullulaient
par milliers ces précieuses salanganes, dont les
nids
comestibles forment un mets recherché dans le Céleste
Empire. Mais tout ce spectacle varié=
;,
offert aux regards par le
groupe
des Andaman, passa vite, et le Rangoon s'achemina
rapidement
vers le détroit de Malacca, qui devait lui donner
accès
dans les mers de la Chine.
Que
faisait pendant cette traversée l'inspecteur Fix, si
malencontreusement
entraîné dans un voyage de circumnavigation ?
Au
départ de Calcutta, après avoir laissé des instructions
pour
que
le mandat, s'il arrivait enfin, lui fût adressé à
Hong-Kong,
il avait pu s'embarquer à bord du Rangoon sans avoir été<= o:p>
aperçu
de Passepartout, et il espérait bien dissimuler sa
présence
jusqu'à l'arrivée du paquebot. En effet, il lui eût
été
difficile d'expliquer pourquoi il se trouvait à bord, sans
éveiller
les soupçons de Passepartout, qui devait le croire à
Bombay. Mais il fut amené à
renouer connaissance avec l'honnête
garçon
par la logique même des circonstances.
Comment? On va le voir.
Toutes
les espérances, tous les désirs de l'inspecteur de
police,
étaient maintenant concentrés sur un unique point du
monde,
Hong-Kong, car le paquebot s'arrêtait trop peu de temps à
Singapore
pour qu'il pût opérer en cette ville. C'était donc à
Hong-Kong
que l'arrestation du voleur devait se faire, ou le
voleur
lui échappait, pour ainsi dire, sans retour.
En
effet, Hong-Kong était encore une terre anglaise, mais la
dernière
qui se rencontrât sur le parcours.&n=
bsp;
Au-delà, la Chine,
le
Japon, l'Amérique offraient un refuge à peu près
assuré au
sieur
Fogg. A Hong-Kong, s'il y tro=
uvait
enfin le mandat
d'arrestation
qui courait évidemment après lui, Fix arrêtait
Fogg
et le remettait entre les mains de la police locale. Nulle
difficulté. Mais après Hong-Kong, un si=
mple
mandat
d'arrestation
ne suffirait plus. Il faudrai=
t un
acte
d'extradition. De là retards, lenteurs,
obstacles de toute
nature,
dont le coquin profiterait pour échapper définitivement.
Si
l'opération manquait à Hong-Kong, il serait, sinon
impossible,
du moins bien difficile, de la reprendre avec
quelque
chance de succès.
"Donc,"
se répétait Fix pendant ces longues heures qu'il passait
dans
sa cabine, donc, ou le mandat sera à Hong-Kong, et j'arrête
mon
homme, ou il n'y sera pas, et cette fois il faut à tout prix
que
je retarde son départ ! J'ai échoué à Bombay, j=
'ai
échoué à
Calcutta! Si je manque mon coup à
Hong-Kong, je suis perdu de
réputation
! Coûte que coûte, il faut réussir. Mais quel moyen
employer
pour retarder, si cela est nécessaire, le départ de ce
maudit
Fogg?"
En
dernier ressort, Fix était bien décidé à tout
avouer à
Passepartout,
à lui faire connaître ce maître qu'il servait et
dont
il n'était certainement pas le complice. Passepartout,
éclairé
par cette révélation, devant craindre d'être compromis,=
se
rangerait sans doute à lui, Fix.&nb=
sp;
Mais enfin c'était un moyen
hasardeux, qui ne pouvait être employé qu'à défaut de tout<= o:p>
autre. Un mot de Passepartout à son
maître eût suffi à
compromettre
irrévocablement l'affaire.
L'inspecteur
de police était donc extrêmement embarrassé, quand
la
présence de Mrs. Aouda à bord du Rangoon, en compagnie de
Phileas
Fogg, lui ouvrit de nouvelles perspectives.
Quelle
était cette femme? Quel
concours de circonstances en
avait
fait la compagne de Fogg?
C'était évidemment entre Bombay
et
Calcutta que la rencontre avait eu lieu.&n=
bsp;
Mais en quel point
de la
péninsule? Etait-ce le
hasard qui avait réuni Phileas
Fogg
et la jeune voyageuse? Ce voy=
age
à travers l'Inde, au
contraire,
n'avait-il pas été entrepris par ce gentleman dans le
but
de rejoindre cette charmante personne?&nbs=
p;
car elle était
charmante! Fix l'avait bien vu dans la salle
d'audience du
tribunal
de Calcutta.
On
comprend à quel point l'agent devait être intrigué. Il se
demanda
s'il n'y avait pas dans cette affaire quelque criminel
enlèvement.
Oui! cela devait être! =
Cette
idée s'incrusta dans
le
cerveau de Fix, et il reconnut tout le parti qu'il pouvait
tirer
de cette circonstance. Que ce=
tte
jeune femme fût mariée
ou
non, il y avait enlèvement, et il était possible, à
Hong-Kong,
de susciter au ravisseur des embarras tels, qu'il ne
pût
s'en tirer à prix d'argent.
Mais
il ne fallait pas attendre l'arrivée du Rangoon à
Hong-Kong. Ce Fogg avait la détestable
habitude de sauter d'un
bateau
dans un autre, et, avant que l'affaire fût entamée, il
pouvait
être déjà loin.
L'important
était donc de prévenir les autorités anglaises et de
signaler
le passage du Rangoon avant son débarquement. Or,
rien
n'était plus facile, puisque le paquebot faisait escale à
Singapore,
et que Singapore est reliée à la côte chinoise par un
fil
télégraphique.
Toutefois,
avant d'agir et pour opérer plus sûrement, Fix
résolut
d'interroger Passepartout. Il
savait qu'il n'était pas
très
difficile de faire parler ce garçon, et il se décida à=
rompre
l'incognito qu'il avait gardé jusqu'alors. Or, il n'y
avait
pas de temps à perdre. On
était au 30 octobre, et le
lendemain
même le Rangoon devait relâcher à Singapore.
Donc,
ce jour-là, Fix, sortant de sa cabine, monta sur le pont,
dans
l'intention d'aborder Passepartout "le premier" avec les
marques
de la plus extrême surprise.
Passepartout se promenait
à
l'avant, quand l'inspecteur se précipita vers lui, s'écriant:=
"Vous,
sur le Rangoon!"
"Monsieur
Fix à bord!"
répondit Passepartout, absolument
surpris,
en reconnaissant son compagnon de traversée du
Mongolia. Quoi! je vous laisse à Bombay, et=
je
vous retrouve
sur
la route de Hong-Kong! Mais v=
ous
faites donc, vous aussi,
le
tour du monde?"
"Non,
non," répondit Fix, "et je compte m'arrêter à
Hong-Kong,
au
moins quelques jours."
"Ah!" dit Passepartout, qui parut un ins=
tant
étonné. "M=
ais
comment
ne vous ai-je pas aperçu à bord depuis notre départ de=
Calcutta?"
"Ma
foi, un malaise... un peu de mal de mer... Je suis resté
couché
dans ma cabine... Le golfe du
Bengale ne me réussit pas
aussi
bien que l'océan Indien. Et
votre maître, Mr. Phile=
as
Fogg?"
"En
parfaite santé, et aussi ponctuel que son itinéraire! Pas
un
jour de retard ! Ah ! monsieur Fix, vous ne savez pas cela,
vous,
mais nous avons aussi une jeune dame avec nous.
"Une
jeune dame?" répo=
ndit
l'agent, qui avait parfaitement
l'air
de ne pas comprendre ce que son interlocuteur voulait
dire.
Mais
Passepartout l'eut bientôt mis au courant de son histoire.
Il
raconta l'incident de la pagode de Bombay, l'acquisition de
l'éléphant
au prix de deux mille livres, l'affaire du sutty,
l'enlèvement
d'Aouda, la condamnation du tribunal de Calcutta,
la
liberté sous caution. =
Fix,
qui connaissait la dernière
partie
de ces incidents, semblait les ignorer tous, et
Passepartout
se laissait aller au charme de narrer ses aventures
devant
un auditeur qui lui marquait tant d'intérêt.
"Mais,
en fin de compte," demanda Fix, est-ce que votre maître a
l'intention
d'emmener cette jeune femme en Europe?"
"Non
pas, monsieur Fix, non pas! N=
ous
allons tout simplement la
remettre
aux soins de l'un de ses parents, riche négociant de
Hong-Kong."
"Rien
à faire!" se dit =
le
détective en dissimulant son
désappointement. "Un verre de gin, monsieur
Passepartout?"
"Volontiers,
monsieur Fix. C'est bien le m=
oins
que nous buvions
à
notre rencontre à bord du Rangoon!"
OU IL
EST QUESTION DE CHOSES ET D'AUTRES PENDANT LA TRAVERSEE
DE
SINGAPORE A HONG-KONG
Depuis
ce jour, Passepartout et le détective se rencontrèrent
fréquemment,
mais l'agent se tint dans une extrême réserve
vis-à-vis
de son compagnon, et il n'essaya point de le faire
parler. Une ou deux fois seulement, il ent=
revit
Mr. Fogg, qui
restait
volontiers dans le grand salon du Rangoon, soit qu'il
tînt
compagnie à Mrs. Aouda, soit qu'il jouât au whist, suivant
son
invariable habitude.
Quant
à Passepartout, il s'était pris très sérieuseme=
nt
à éditer
sur
le singulier hasard qui avait mis, encore une fois, Fix sur
la
route de son maître. Et=
, en
effet, on eût été étonné à
moins. Ce gentleman, très aimable,
très complaisant à coup sûr,
que
l'on rencontre d'abord à Suez, qui s'embarque sur le
Mongolia,
qui débarque à Bombay, où il dit devoir séjourn=
er,
que
l'on retrouve sur le Rangoon, faisant route pour
Hong-Kong,
en un mot, suivant pas à pas l'itinéraire de Mr.
Fogg,
cela valait la peine qu'on y réfléchît. Il y avait là une
concordance
au moins bizarre. A qui en av=
ait ce
Fix?
Passepartout
était prêt a parier ses babouches -- il les avait
précieusement
conservées -- que le Fix quitterait Hong-Kong en
même
temps qu'eux, et probablement sur le même paquebot.
Passepartout
eût réfléchi pendant un siècle, qu'il n'aurait
jamais
deviné de quelle mission l'agent avait été charg&eacut=
e;.
Jamais
il n'eût imaginé que Phileas Fogg fût
"filé", à la façon
d'un
voleur, autour du globe terrestre.
Mais comme il est dans
la
nature humaine de donner une explication à toute chose, voici
comment
Passepartout, soudainement illuminé, interpréta la
présence
permanente de Fix, et, vraiment, son interprétation
était
fort plausible. En effet, sui=
vant
lui, Fix n'était et ne
pouvait
être qu'un agent lancé sur les traces de Mr. Fogg par
ses
collègues du Reform-Club, afin de constater que ce voyage
s'accomplissait
régulièrement autour du monde, suivant
l'itinéraire
convenu.
"C'est
évident! c'est
évident!" se
répétait l'honnête garçon,
tout
fier de sa perspicacité.
C'est un espion que ces gentlemen
ont
mis à nos trousses!
Voilà qui n'est pas digne!&n=
bsp;
Mr. Fogg si
probe,
si honorable! Le faire &eacut=
e;pier
par un agent! Ah!
messieurs
du Reform-Club, cela vous coûtera cher!"
Passepartout,
enchanté de sa découverte, résolut cependant de
n'en
rien dire à son maître, craignant que celui-ci ne fût
justement
blessé de cette défiance que lui montraient ses
adversaires. Mais il se promit bien de gouaille=
r Fix
à
l'occasion,
à mots couverts et sans se compromettre.
Le
mercredi 30 octobre, dans l'après-midi, le Rangoon
embouquait
le détroit de Malacca, qui sépare la presqu'île de ce
nom
des terres de Sumatra. Des
îlots montagneux très escarpés,
très
pittoresques dérobaient aux passagers la vue de la grande
île.
Le
lendemain, à quatre heures du matin, le Rangoon, ayant
gagné
une demi-journée sur sa traversée réglementaire,
relâchait
à
Singapore, afin d'y renouveler sa provision de charbon.
Phileas
Fogg inscrivit cette avance à la colonne des gains, et,
cette
fois, il descendit à terre, accompagnant Mrs. Aouda, qui
avait
manifesté le désir de se promener pendant quelques heures.
Fix,
à qui toute action de Fogg paraissait suspecte, le suivit
sans
se laisser apercevoir. Quant
à Passepartout, qui riait in
petto
à voir la manoeuvre de Fix, il alla faire ses emplettes
ordinaires.
L'île
de Singapore n'est ni grande ni imposante l'aspect. Les
montagnes,
c'est-à-dire les profils, lui manquent. Toutefois,
elle
est charmante dans sa maigreur.
C'est un parc coupé de
belles
routes. Un joli équipa=
ge,
attelé de ces chevaux élégants
qui
ont été importés de la Nouvelle-Hollande, transporta M=
rs.
Aouda
et Phileas Fogg au milieu des massifs de palmiers à
l'éclatant
feuillage, et de girofliers dont les clous sont
formés
du bouton même de la fleur entrouverte. Là, les buissons
de
poivriers remplaçaient les haies épineuses des campagnes
européennes
; des sagoutiers, de grandes fougères avec leur
ramure
superbe, variaient l'aspect de cette région tropicale;
des
muscadiers au feuillage verni saturaient l'air d'un parfum
pénétrant. Les singes, bandes alertes et
grimaçantes, ne
manquaient
pas dans les bois, ni peut-être les tigres dans les
jungles. A qui s'étonnerait d'appren=
dre
que dans cette île, si
petite
relativement, ces terribles carnassiers ne fussent pas
détruits
jusqu'au dernier, on répondra qu'ils viennent de
Malacca,
en traversant le détroit à la nage.
Après
avoir parcouru la campagne pendant deux heures, Mrs. Aouda
et
son compagnon -- qui regardait un peu sans voir -- rentrèrent
dans
la ville, vaste agglomération de maisons lourdes et
écrasées,
qu'entourent de charmants jardins où poussent des
mangoustes,
des ananas et tous les meilleurs fruits du monde.
A dix
heures, ils revenaient au paquebot, après avoir été
suivis,
sans s'en douter, par l'inspecteur, qui avait dû lui
aussi
se mettre en frais d'équipage.
Passepartout
les attendait sur le pont du Rangoon.
Le brave
garçon
avait acheté quelques douzaines de mangoustes, grosses
comme
des pommes moyennes, d'un brun foncé au-dehors, d'un rouge
éclatant
au-dedans, et dont le fruit blanc, en fondant entre les
lèvres,
procure aux vrais gourmets une jouissance sans pareille.
Passepartout
fut trop heureux de les offrir à Mrs. Aouda, qui le
remercia
avec beaucoup de grâce.
A
onze heures, le Rangoon, ayant son plein de charbon,
larguait
ses amarres, et, quelques heures plus tard, les
passagers
perdaient de vue ces hautes montagnes de Malacca, dont
les
forêts abritent les plus beaux tigres de la terre.
Treize
cents milles environ séparent Singapore de l'île de
Hong-Kong, petit territoire anglais détaché de la côte chinoise. <= o:p>
Phileas
Fogg avait intérêt à les franchir en six jours au plus,=
afin
de prendre à Hong-Kong le bateau qui devait partir le 6
novembre
pour Yokohama, l'un des principaux ports du Japon.
Le
Rangoon était fort chargé.&n=
bsp;
De nombreux passagers s'étaient
embarqués
à Singapore, des Indous, des Ceylandais, des Chinois,
des
Malais, des Portugais, qui, pour la plupart, occupaient les
secondes
places.
Le
temps, assez beau jusqu'alors, changea avec le dernier
quartier
de la lune. Il y eut grosse
mer. Le vent souffla
quelquefois
en grande brise, mais très heureusement de la partie
du
sud-est, ce qui favorisait la marche du steamer. Quand il
était
maniable, le capitaine faisait établir la voilure. Le
Rangoon,
gréé en brick, navigua souvent avec ses deux huniers
et sa
misaine, et sa rapidité s'accrut sous la double action de
la
vapeur et du vent. C'est ains=
i que
l'on prolongea, sur une
lame
courte et parfois très fatigante, les côtes d'Annam et de
Cochinchine.
Mais
la faute en était plutôt au Rangoon qu'à la mer, et c'e=
st
à
ce paquebot que les passagers, dont la plupart furent malades,
durent
s'en prendre de cette fatigue.
En
effet, les navires de la Compagnie péninsulaire, qui font le
service
des mers de Chine, ont un sérieux défaut de
construction. Le rapport de leur tirant d'eau en
charge avec
leur creux a été mal calculé, et, par suite, ils n'offrent<= o:p>
qu'une
faible résistance à la mer.&=
nbsp;
Leur volume, clos,
impénétrable
à l'eau, est insuffisant.
Ils sont "noyés", pour
employer
l'expression maritime, et, en conséquence de cette
disposition,
il ne faut que quelques paquets de mer, jetés à
bord,
pour modifier leur allure. Ces
navires sont donc très
inférieurs
-- sinon par le moteur et l'appareil évaporatoire, du
moins
par la construction, -- aux types des Messageries
françaises,
tels que l'Impératrice et le Cambodge. Tandis
que,
suivant les calculs des ingénieurs, ceux-ci peuvent
embarquer
un poids d'eau égal à leur propre poids avant de
sombrer,
les bateaux de la Compagnie péninsulaire, le
Golgonda,
le Corea, et enfin le Rangoon, ne pourraient pas
embarquer
le sixième de leur poids sans couler par le fond.
Donc,
par le mauvais temps, il convenait de prendre de grandes
précautions. Il fallait quelquefois mettre &agr=
ave;
la cape sous
petite
vapeur. C'était une pe=
rte de
temps qui ne paraissait
affecter
Phileas Fogg en aucune façon, mais dont Passepartout se
montrait
extrêmement irrité. Il
accusait alors le capitaine, le
mécanicien,
la Compagnie, et envoyait au diable tous ceux qui se
mêlent
de transporter des voyageurs.
Peut-être aussi la pensée
de ce
bec de gaz qui continuait de brûler à son compte dans la
maison
de Saville-row entrait-elle pour beaucoup dans son
impatience.
"Mais
vous êtes donc bien pressé d'arriver à
Hong-Kong?" lui
demanda
un jour le détective.
"Très
pressé!"
répondit Passepartout.
"Vous
pensez que Mr. Fogg a hâte de prendre le paquebot de
Yokohama?"
"Une
hâte effroyable."
"Vous
croyez donc maintenant à ce singulier voyage autour du
monde?"
"Absolument. Et vous, monsieur Fix?"
"Moi? je n'y crois pas!"
"Farceur!" répondit Passepartout en cl=
ignant
de l'oeil.
Ce
mot laissa l'agent rêveur. Ce
qualificatif l'inquiéta, sans
qu'il
sût trop pourquoi. Le
Français l'avait-il deviné ? Il ne
savait
trop que penser. Mais sa
qualité de détective, dont seul
il
avait le secret, comment Passepartout aurait-il pu la
reconnaître? Et cependant, en lui parlant ainsi,
Passepartout
avait
certainement eu une arrière-pensée.
Il
arriva même que le brave garçon alla plus loin, un autre
jour,
mais c'était plus fort que lui.&nbs=
p;
Il ne pouvait tenir sa
langue.
"Voyons,
monsieur Fix," demanda-t-il à son compagnon d'un ton
malicieux,
est-ce que, une fois arrivés à Hong-Kong, nous aurons
le
malheur de vous y laisser?"
"Mais," répondit Fix assez embarrassé, je ne sais!...Peut-être<= o:p>
que..."
"Ah!" dit Passepartout, si vous nous
accompagniez, ce serait un
bonheur
pour moi! Voyons! un agent de la Compagnie
péninsulaire
ne saurait s'arrêter en route!
Vous n'alliez qu'à
Bombay,
et vous voici bientôt en Chine!
L'Amérique n'est pas
loin,
et de l'Amérique à l'Europe il n'y a qu'un pas!"
Fix
regardait attentivement son interlocuteur, qui lui montrait
la
figure la plus aimable du monde, et il prit le parti de rire
avec
lui. Mais celui-ci, qui
était en veine, lui demanda "si ça
lui
rapportait beaucoup, ce métier-là?"
"Oui
et non," répondit Fix sans sourciller. "Il y a de bonnes
et de
mauvaises affaires. "Mai=
s vous
comprenez bien que je ne
voyage
pas à mes frais!"
"Oh! pour cela, j'en suis sûr!&qu=
ot;
s'écria Passepartout, riant de
plus
belle.
La
conversation finie, Fix rentra dans sa cabine et se mit à
réfléchir. Il était évidemment
deviné. D'une fa&ccedi=
l;on
ou d'une
autre,
le Français avait reconnu sa qualité de détective. Mais
avait-il
prévenu son maître ? Quel rôle jouait-il dans tout
ceci?
Etait-il complice ou non ? L'affaire était-elle éventé=
e,
et
par conséquent manquée ? L'agent passa là quelques heu=
res
difficiles,
tantôt croyant tout perdu, tantôt espérant que Fogg
ignorait
la situation, enfin ne sachant quel parti prendre.
Cependant
le calme se rétablit dans son cerveau, et il résolut
d'agir
franchement avec Passepartout. S'il
ne se trouvait pas
dans
les conditions voulues pour arrêter Fogg à Hong-Kong, et si
Fogg
se préparait à quitter définitivement cette fois le
territoire
anglais, lui, Fix, dirait tout à Passepartout. Ou le
domestique
était le complice de son maître -- et celui-ci savait
tout,
et dans ce cas l'affaire était définitivement compromise
-- ou
le domestique n'était pour rien dans le vol, et alors son
intérêt
serait d'abandonner le voleur.
Telle
était donc la situation respective de ces deux hommes, et
au-dessus
d'eux Phileas Fogg planait dans sa majestueuse
indifférence. Il accomplissait rationnellement s=
on
orbite
autour
du monde, sans s'inquiéter des astéroïdes qui gravitaien=
t
autour
de lui.
Et
cependant, dans le voisinage, il y avait -- suivant
l'expression
des astronomes -- un astre troublant qui aurait dû
produire
certaines perturbations sur le coeur de ce gentleman.
Mais
non! Le charme de Mrs. Aouda
n'agissait point, à la grande
surprise
de Passepartout, et les perturbations, si elles
existaient,
eussent été plus difficiles à calculer que celles
d'Uranus
qui l'ont amené la découverte de Neptune.
Oui! c'était un étonnemen=
t de
tous les jours pour Passepartout,
qui
lisait tant de reconnaissance envers son maître dans les
yeux
de la jeune femme!
Décidément Phileas Fogg n'avait de
coeur
que ce qu'il en fallait pour se conduire héroïquement,
mais
amoureusement, non! Quant aux
préoccupations que les
chances
de ce voyage pouvaient faire naître en lui, il n'y en
avait
pas trace. Mais Passepartout,=
lui,
vivait dans des
transes
continuelles. Un jour,
appuyé sur la rambarde de
l'"engine-room",
il regardait la puissante machine qui
s'emportait
parfois, quand dans un violent mouvement de tangage,
l'hélice
s'affolait hors des flots. La=
vapeur
fusait alors par
les
soupapes, ce qui provoqua la colère du digne garçon.
"Elles
ne sont pas assez chargées, ces soupapes!" s'écria-t-il.
"On
ne marche pas! Voilà b=
ien
ces Anglais! Ah! si c'était un
navire
américain, on sauterait peut-être, mais on irait plus
vite!"
DANS
LEQUEL PHILEAS FOGG, PASSEPARTOUT, FIX, CHACUN DE SON COTE,
VA A
SES AFFAIRES
Pendant
les derniers jours de la traversée, le temps fut assez
mauvais. Le vent devint très fort. Fixé dans la partie du
nord-ouest,
il contraria la
trop
instable, roula considérablement, et les passagers furent
en
droit de garder rancune à ces longues lames affadissantes que
le
vent soulevait du large.
Pendant
les journées du 3 et du 4 novembre, ce fut une sorte de
tempête. La bourrasque battit la mer avec
véhémence. Le
Rangoon
dut mettre à la cape pendant un demi-jour, se
maintenant
avec dix tours d'hélice seulement, de manière à
biaiser
avec les lames. Toutes les vo=
iles
avaient été serrées,
et
c'était encore trop de ces agrès qui sifflaient au milieu des=
rafales.
La
vitesse du paquebot, on le conçoit, fut notablement diminuée,=
et
l'on put estimer qu'il arriverait à Hong-Kong avec vingt
heures
de retard sur l'heure réglementaire, et plus même, si la
tempête
ne cessait pas.
Phileas
Fogg assistait à ce spectacle d'une mer furieuse, qui
semblait
lutter directement contre lui, avec son habituelle
impassibilité. Son front ne s'assombrit pas un in=
stant,
et,
cependant,
un retard de vingt heures pouvait compromettre son
voyage
en lui faisant manquer le départ du paquebot de Yokohama.
Mais
cet homme sans nerfs ne ressentait ni impatience ni ennui.
Il
semblait vraiment que cette tempête rentrât dans son
programme,
qu'elle fût prévue.
Mrs. Aouda, qui s'entretint avec
son
compagnon de ce contretemps, le trouva aussi calme que par
le
passé.
Fix,
lui, ne voyait pas ces choses du même oeil. Bien au
contraire. Cette tempête lui plaisait.<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Sa satisfaction aurait
même
été sans bornes, si le Rangoon eût été
obligé de fuir
devant
la tourmente. Tous ces retard=
s lui
allaient, car ils
obligeraient
le sieur Fogg à rester quelques jours à Hong-Kong.
Enfin,
le ciel, avec ses rafales et ses bourrasques, entrait
dans
son jeu. Il était bien=
un
peu malade, mais qu'importe! =
Il
ne
comptait pas ses nausées, et, quand son corps se tordait sous
le
mal de mer, son esprit s'ébaudissait d'une immense
satisfaction.
Quant
à Passepartout, on devine dans quelle colère peu
dissimulée
il passa ce temps d'épreuve.
Jusqu'alors tout avait
si bien
marché! La terre et l'=
eau
semblaient être à la dévotion
de
son maître. Steamers et
railways lui obéissaient. Le
vent
et la
vapeur s'unissaient pour favoriser son voyage. L'heure
des
mécomptes avait-elle donc enfin sonné? Passepartout, comme
si
les vingt mille livres du pari eussent dû sortir de sa
bourse,
ne vivait plus. Cette temp&ec=
irc;te
l'exaspérait, cette
rafale
le mettait en fureur, et il eût volontiers fouetté cette
mer
désobéissante! =
Pauvre
garçon! Fix lui cacha
soigneusement
sa
satisfaction personnelle, et il fit bien, car si Passepartout
eût deviné le secret contentement de Fix, Fix eût passé un<= o:p>
mauvais
quart d'heure.
Passepartout,
pendant toute la durée de la bourrasque, demeura
sur
le pont du Rangoon. Il n'aura=
it pu
rester en bas; il
grimpait
dans la mâture; il étonnait l'équipage et aidait &agrav=
e;
tout
avec
une adresse de singe. Cent fo=
is il
interrogea le
capitaine,
les officiers, les matelots, qui ne pouvaient
s'empêcher
de rire en voyant un garçon si décontenancé.
Passepartout
voulait absolument savoir combien de temps durerait
la
tempête. On le renvoyait
alors au baromètre, qui ne se
décidait
pas à remonter. Passep=
artout
secouait le baromètre,
mais
rien n'y faisait, ni les secousses, ni les injures dont il
accablait
l'irresponsable instrument.
Enfin
la tourmente s'apaisa.
L'état de la mer se modifia dans
la
journée du 4 novembre. Le
vent sauta de deux quarts dans le
sud
et redevint favorable.
Passepartout
se rasséréna avec le temps.&=
nbsp;
Les huniers et les
basses
voiles purent être établis, et le Rangoon reprit sa
route
avec une merveilleuse vitesse.
Mais
on ne pouvait regagner tout le temps perdu. Il fallait
bien
en prendre son parti, et la terre ne fut signalée que le 6,
à
cinq heures du matin.
L'itinéraire de Phileas Fogg portait
l'arrivée
du paquebot au 5. Or, il n'ar=
rivait
que le 6.
C'était
donc vingt-quatre heures de retard, et le départ pour
Yokohama
serait nécessairement manqué. A six heures, le pilote
monta
à bord du Rangoon et prit place sur la passerelle, afin
de
diriger le navire à travers les passes jusqu'au port de
Hong-Kong.
Passepartout
mourait du désir d'interroger cet homme, de lui
demander
si le paquebot de Yokohama avait quitté Hong-Kong.
Mais
il n'osait pas, aimant mieux conserver un peu d'espoir
jusqu'au
dernier instant. Il avait
confié ses inquiétudes à
Fix,
qui -- le fin renard -- essayait de le consoler, en lui
disant
que Mr. Fogg en serait quitte pour prendre le prochain
paquebot. Ce qui mettait Passepartout dans u=
ne
colère bleue.
Mais
si Passepartout ne se hasarda pas à interroger le pilote,
Mr.
Fogg, après avoir consulté son Bradshaw, demanda de son air
tranquille
audit pilote s'il savait quand il partirait un bateau
de
Hong-Kong pour Yokohama.
"Demain,
à la marée du matin," répondit le pilote.
"Ah!" fit Mr. Fogg, sans manifester aucun
étonnement.
Passepartout,
qui était présent, eût volontiers embrassé le
pilote,
auquel Fix aurait voulu tordre le cou.
"Quel
est le nom de ce steamer?"
demanda Mr. Fogg.
"Le
Carnatic," répondit le pilote.
"N'était-ce
pas hier qu'il devait partir?"
"Oui,
monsieur, mais on a dû réparer une de ses chaudières, e=
t
son
départ a été remis à demain."
"Je
vous remercie", répondit Mr. Fogg, qui de son pas
automatique
redescendit dans le salon du Rangoon.
Quant
à Passepartout, il saisit la main du pilote et l'étreignit
vigoureusement
en disant:
"Vous,
pilote, vous êtes un brave homme!"
Le
pilote ne sut jamais, sans doute, pourquoi ses réponses lui
valurent
cette amicale expansion. A un=
coup
de sifflet, il
remonta
sur la passerelle et dirigea le paquebot au milieu de
cette
flottille de jonques, de tankas, de bateaux-pêcheurs, de
navires
de toutes sortes, qui encombraient les pertuis de
Hong-Kong.
A une
heure, le Rangoon était à quai, et les passagers
débarquaient.
En
cette circonstance, le hasard avait singulièrement servi
Phileas
Fogg, il faut en convenir. Sa=
ns
cette nécessité de
réparer
ses chaudières, le Carnatic fût parti à la date du 5
novembre,
et les voyageurs pour le Japon auraient dû attendre
pendant
huit jours le départ du paquebot suivant. Mr. Fogg, il
est
vrai, était en retard de vingt-quatre heures, mais ce retard
ne
pouvait avoir de conséquences fâcheuses pour le reste du
voyage.
En
effet, le steamer qui fait de Yokohama à San Francisco la
traversée
du Pacifique était en correspondance directe avec le
paquebot
de Hong-Kong, et il ne pouvait partir avant que
celui-ci
fût arrivé.
Evidemment
il y aurait vingt-quatre heures de retard à Yokohama,
mais,
pendant les vingt-deux jours que dure la traversée du
Pacifique,
il serait facile de les regagner.
Phileas Fogg se
trouvait
donc, à vingt-quatre heures près, dans les conditions
de son programme, trente-cinq jours après avoir quitté Londres.<= o:p>
Le
Carnatic ne devant partir que le lendemain matin à cinq
heures,
Mr. Fogg avait devant lui seize heures pour s'occuper de
ses
affaires, c'est-à-dire de celles qui concernaient Mrs.
Aouda. Au débarqué du batea=
u, il
offrit son bras à la jeune
femme
et la conduisit vers un palanquin.
Il demanda aux
porteurs
de lui indiquer un hôtel, et ceux-ci lui désignèrent
l'Hôtel
du Club. Le palanquin se mit =
en
route, suivi de
Passepartout,
et vingt minutes après il arrivait à destination.
Un
appartement fut retenu pour la jeune femme et Phileas Fogg
veilla
à ce qu'elle ne manquât de rien. Puis il dit à Mrs.
Aouda
qu'il allait immédiatement se mettre à la recherche de ce
parent
aux soins duquel il devait la laisser à Hong-Kong. En
même
temps il donnait à Passepartout l'ordre de demeurer à
l'hôtel
jusqu'à son retour, afin que la jeune femme n'y restât
pas
seule.
Le
gentleman se fit conduire à la Bourse. Là, on connaîtrait
immanquablement
un personnage tel que l'honorable Jejeeh, qui
comptait
parmi les plus riches commerçants de la ville.
Le
courtier auquel s'adressa Mr. Fogg connaissait en effet le
négociant
parsi. Mais, depuis deux ans,
celui-ci n'habitait
plus
la Chine. Sa fortune faite, il
s'était établi en Europe --
en
Hollande, croyait-on --, ce qui s'expliquait par suite de
nombreuses
relations qu'il avait eues avec ce pays pendant son
existence
commerciale.
Phileas
Fogg revint à l'Hôtel du Club. Aussitôt il fit
demander
à Mrs. Aouda la permission de se présenter devant elle,
et,
sans autre préambule, il lui apprit que l'honorable Jejeeh
ne
résidait plus à Hong-Kong, et qu'il habitait
vraisemblablement
la Hollande.
A
cela, Mrs. Aouda ne répondit rien d'abord. Elle passa sa main
sur
son front, et resta quelques instants à réfléchir. Puis, de
sa
douce voix:
"Que
dois-je faire, monsieur Fogg?"
dit-elle.
"C'est
très simple," répondit le gentleman. "Revenir en
Europe."
"Mais
je ne puis abuser..."
"Vous
n'abusez pas, et votre présence ne gêne en rien mon
programme...Passepartout?"
"Monsieur?"
répondit Passepartout.
"Allez
au Carnatic, et retenez trois cabines."
Passepartout,
enchanté de continuer son voyage dans la compagnie
de la
jeune femme, qui était fort gracieuse pour lui, quitta
aussitôt
l'Hôtel du Club.
OU
PASSEPARTOUT PREND UN TROP VIF INTERET A SON MAITRE, ET CE
QUI
S'ENSUIT
Hong-Kong
n'est qu'un îlot, dont le traité de
guerre
de 1842, assura la possession à l'Angleterre. En
quelques
années, le génie colonisateur de la Grande-
avait
fondé une ville importante et créé un port, le port
Victoria. Cette île est située
à l'embouchure de la rivière de
Canton,
et soixante milles seulement la séparent de la cité
portugaise
de Macao, bâtie sur l'autre rive.&nb=
sp;
Hong-Kong devait
nécessairement
vaincre Macao dans une lutte commerciale, et
maintenant
la plus grande partie du transit chinois s'opère par
la
ville anglaise. Des docks, des
hôpitaux, des wharfs, des
entrepôts,
une cathédrale gothique, un "government-house", des
rues
macadamisées, tout ferait croire qu'une des cités
commerçantes
des comtés de Kent ou de Surrey, traversant le
sphéroïde
terrestre, est venue ressortir en ce point de la
Chine,
presque à ses antipodes.
Passepartout,
les mains dans les poches, se rendit donc vers le
port
Victoria, regardant les palanquins, les brouettes à voile,
encore
en faveur dans le Céleste Empire, et toute cette foule de
Chinois,
de Japonais et d'Européens, qui se pressait dans les
rues. A peu de choses près,
c'était encore Bombay, Calcutta ou
Singapore,
que le digne garçon retrouvait sur son parcours. Il
y a
ainsi comme une traînée de villes anglaises tout autour du
monde.
Passepartout
arriva au port Victoria. L&ag=
rave;,
à l'embouchure de la
rivière
de Canton, c'était un fourmillement de navires de toutes
nations,
des anglais, des français, des américains, des
hollandais,
bâtiments de guerre et de commerce, des embarcations
japonaises
ou chinoises, des jonques, des sempans, des tankas,
et
même des bateaux-fleurs qui formaient autant de parterres
flottants
sur les eaux. En se promenant,
Passepartout remarqua
un
certain nombre d'indigènes vêtus de jaune, tous très
avancés
en
âge. Etant entré=
chez
un barbier chinois pour se faire raser
"à
la chinoise", il apprit par le Figaro de l'endroit, qui
parlait
un assez bon anglais, que ces vieillards avaient tous
quatre-vingts
ans au moins, et qu'à cet âge ils avaient le
privilège
de porter la couleur jaune, qui est la couleur
impériale. Passepartout trouva cela fort
drôle, sans trop
savoir
pourquoi.
Sa
barbe faite, il se rendit au quai d'embarquement du
Carnatic,
et là il aperçut Fix qui se promenait de long en
large,
ce dont il ne fut point étonné. Mais l'inspecteur de
police
laissait voir sur son visage les marques d'un vif
désappointement.
"Bon!" se dit Passepartout, "cela va=
mal
pour les gentlemen du
Reform-Club!"
Et il
accosta Fix avec son joyeux sourire, sans vouloir
remarquer
l'air vexé de son compagnon.
Or,
l'agent avait de bonnes raisons pour pester contre
l'infernale
chance qui le poursuivait. Pa=
s de
mandat! Il était
évident
que le mandat courait après lui, et ne pourrait
l'atteindre
que s'il séjournait quelques jours en cette ville.
Or,
Hong-Kong étant la dernière terre anglaise du parcours, le
sieur
Fogg allait lui échapper définitivement, s'il ne parvenait
pas
à l'y retenir.
"Eh
bien, monsieur Fix, êtes-vous décidé à venir avec
nous
jusqu'en
Amérique?" demanda
Passepartout.
"Oui,"
répondit Fix les dents serrées.
"Allons
donc! s'écria Passepar=
tout
en faisant entendre un
retentissant
éclat de rire! Je sava=
is
bien que vous ne pourriez
pas
vous séparer de nous. =
Venez
retenir votre place, venez!"
Et
tous deux entrèrent au bureau des transports maritimes et
arrêtèrent
des cabines pour quatre personnes.
Mais l'employé
leur
fit observer que les réparations du Carnatic étant
terminées,
le paquebot partirait le soir même à huit heures, et
non
le lendemain matin, comme il avait été annoncé.
"Très
bien!" répondit
Passepartout, "cela arrangera mon maître.
Je
vais le prévenir."
A ce
moment, Fix prit un parti extrême.&n=
bsp;
Il résolut de tout dire
à
Passepartout. C'était =
le
seul moyen peut-être qu'il eût de
retenir
Phileas Fogg pendant quelques jours à Hong-Kong.
En
quittant le bureau, Fix offrit à son compagnon de se
rafraîchir
dans une taverne. Passepartout
avait le temps. Il
accepta
l'invitation de Fix.
Une
taverne s'ouvrait sur le quai. Elle
avait un aspect
engageant. Tous deux y entrèrent. C'était une vaste salle bie=
n
décorée,
au fond de laquelle s'étendait un lit de camp, garni de
coussins. Sur ce lit étaient rang&eac=
ute;s
un certain nombre de
dormeurs.
Une
trentaine de consommateurs occupaient dans la grande salle
de
petites tables en jonc tressé.
Quelques uns vidaient des
pintes
de bière anglaise, ale ou porter, d'autres, des brocs de
liqueurs
alcooliques, gin ou brandy. En
outre, la plupart
fumaient
de longues pipes de terre rouge, bourrées de petites
boulettes
d'opium mélangé d'essence de rose. Puis, de temps en
temps,
quelque fumeur énervé glissait sous la table, et les
garçons
de l'établissement, le prenant par les pieds et par la
tête,
le portaient sur le lit de camp près d'un confrère. Une
vingtaine
de ces ivrognes étaient ainsi rangés côte à
côte, dans
le
dernier degré d'abrutissement.
Fix
et Passepartout comprirent qu'ils étaient entrés dans une
tabagie
hantée de ces misérables, hébétés, amaig=
ris,
idiots,
auxquels
la mercantile Angleterre vend annuellement pour deux
cent
soixante millions de francs de cette funeste drogue qui
s'appelle
l'opium! Tristes millions que
ceux-là, prélevés sur
un
des plus funestes vices de la nature humaine.
Le
gouvernement chinois a bien essayé de remédier à un tel
abus
par
des lois sévères, mais en vain. De la classe riche, à
laquelle
l'usage de l'opium était d'abord formellement réservé,=
cet
usage descendit jusqu'aux classes inférieures, et les
ravages
ne purent plus être arrêtés. On fume l'opium partout et
toujours
dans l'empire du Milieu. Homm=
es et
femmes s'adonnent à
cette
passion déplorable, et lorsqu'ils sont accoutumés à ce=
tte
inhalation,
ils ne peuvent plus s'en passer, à moins d'éprouver
d'horribles
contractions de l'estomac. Un=
grand
fumeur peut
fumer
jusqu'à huit pipes par jour mais il meurt en cinq ans.
Or,
c'était dans une des nombreuses tabagies de ce genre, qui
pullulent,
même à Hong-Kong, que Fix et Passepartout étaient
entrés
avec l'intention de se rafraîchir.&n=
bsp;
Passepartout n'avait
pas
d'argent, mais il accepta volontiers la " politesse" de son
compagnon,
quitte à la lui rendre en temps et lieu.
On
demanda deux bouteilles de porto, auxquelles le Français fit
largement
honneur, tandis que Fix, plus réservé, observait son
compagnon
avec une extrême attention.
On causa de choses et
d'autres,
et surtout de cette excellente idée qu'avait eue Fix
de
prendre passage sur le Carnatic. Et
à propos de ce
steamer,
dont le départ se trouvait avancé de quelques heures,
Passepartout,
les bouteilles étant vides, se leva, afin d'aller
prévenir
son maître.
Fix
le retint.
"Un
instant," dit-il.
"Que
voulez-vous, monsieur Fix?"
"J'ai
à vous parler de choses sérieuses."
"De
choses sérieuses!"
s'écria Passepartout en vidant quelques
gouttes
de vin restées au fond au son verre. Eh bien, nous en
parlerons
demain. Je n'ai pas le temps
aujourd'hui."
"Restez,"
répondit Fix. "Il
s'agit de votre maître!"
Passepartout,
à ce mot, regarda attentivement son interlocuteur.
L'expression
du visage de Fix lui parut singulière. Il se
rassit.
"Qu'est-ce
donc que vous avez à me dire?" demanda-t-il.
Fix
appuya sa main sur le bras de son compagnon et, baissant la
voix
:
"Vous
avez deviné qui j'étais?" lui demanda-t-il.
"Parbleu!" dit Passepartout en souriant.
"Alors
je vais tout vous avouer..."
"Maintenant
que je sais tout, mon compère!
Ah! voilà qui n=
'est
pas
fort! Enfin, allez toujours.<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Mais auparavant, laissez-moi
vous
dire que ces gentlemen se sont mis en frais bien
inutilement!"
"Inutilement!" dit Fix. "Vous en parlez à votre aise! On voit<= o:p>
bien
que vous ne connaissez pas l'importance de la somme!"
"Mais
si, je la connais," répondit Passepartout. "Vingt mille
livres!"
"Cinquante-cinq
mille!" reprit Fix, en serrant la main du
Français.
"Quoi!" s'écria Passepartout, "=
;Mr.
Fogg aurait osé!...
Cinquante-cinq
mille livres!...Eh bien! rais=
on de
plus pour ne
pas
perdre un instant," ajouta-t-il en se levant de nouveau.
"Cinquante-cinq
mille livres! reprit Fix, qui
força
Passepartout
à se rasseoir, après avoir fait apporter un flacon
de
brandy, -- et si je réussis, je gagne une prime de deux mille
livres. En voulez-vous cinq cents (12 500 =
F)
à la condition de
m'aider?"
"Vous
aider?" s'écria Passepartout, dont les yeux étaient
démesurément
ouverts.
"Oui,
m'aider à retenir le sieur Fogg pendant quelques jours à
Hong-Kong!"
"Hein!" fit Passepartout, "que dites-=
vous
là? Comment! non
content
de faire suivre mon maître, de suspecter sa loyauté, ces
gentlemen
veulent encore lui susciter des obstacles!=
J'en suis
honteux
pour eux!"
"Ah
çà! que voulez-=
vous
dire?" demanda Fix.
"Je
veux dire que c'est de la pure indélicatesse. Autant
dépouiller
Mr. Fogg, et lui prendre l'argent dans la poche!"
"Eh! c'est bien à cela que nous
comptons arriver!"
"Mais
c'est un guet-apens!" s'écria Passepartout, -- qui
s'animait
alors sous l'influence du brandy que lui servait Fix,
et
qu'il buvait sans s'en apercevoir, -- un guet-apens
véritable! Des gentlemen! des collègues!"
Fix
commençait à ne plus comprendre.
"Des
collègues!"
s'écria Passepartout, "des membres du
Reform-Club! Sachez, monsieur Fix, que mon
maître est un
honnête
homme, et que, quand il a fait un pari, c'est loyalement
qu'il
prétend le gagner."
"Mais
qui croyez-vous donc que je sois?"&nb=
sp;
demanda Fix, en fixant
son
regard sur Passepartout.
"Parbleu! un agent des membres du Reform-Clu=
b, qui
a mission de
contrôler
l'itinéraire de mon maître, ce qui est singulièrement
humiliant! Aussi, bien que, depuis quelque te=
mps
déjà, j'aie
deviné
votre qualité, je me suis bien gardé de la révé=
ler
à Mr.
Fogg!"
"Il
ne sait rien?...." deman=
da
vivement Fix.
"Rien",
répondit Passepartout en vidant encore une fois son
verre.
L'inspecteur
de police passa sa main sur son front.&nbs=
p;
Il hésitait
avant
de reprendre la parole. Que d=
evait-il
faire? L'erreur de
Passepartout
semblait sincère, mais elle rendait son projet plus
difficile. Il était évident que=
ce
garçon parlait avec une
absolue
bonne foi, et qu'il n'était point le complice de son
maître,
-- ce que Fix aurait pu craindre.
"Eh
bien," se dit-il, "puisqu'il n'est pas son complice, il
m'aidera."
Le
détective avait une seconde fois pris son parti. D'ailleurs,
il
n'avait plus le temps d'attendre. =
span>A
tout prix, il fallait
arrêter
Fogg à Hong-Kong.
"Ecoutez,"
dit Fix d'une voix brève, "écoutez-moi bien. Je ne
suis
pas ce que vous croyez, c'est-à-dire un agent des membres
du
Reform-Club..."
"Bah!" dit Passepartout en le regardant d=
'un
air goguenard.
"Je
suis un inspecteur de police, chargé d'une mission par
l'administration
métropolitaine..."
"Vous...
inspecteur de police!..."
"Oui,
et je le prouve," reprit Fix.
"Voici ma commission."
Et
l'agent, tirant un papier de son portefeuille, montra à son
compagnon
une commission signée du directeur de la police
centrale. Passepartout, abasourdi, regardait=
Fix,
sans pouvoir
articuler
une parole.
"Le
pari du sieur Fogg," reprit Fix, "n'est qu'un prétexte don=
t
vous
êtes dupes, vous et ses collègues du Reform-Club, car il
avait
intérêt à s'assurer votre inconsciente complicité=
;.
"Mais
pourquoi?".... s'é=
;cria
Passepartout.
"Ecoutez. Le 28 septembre dernier, un vol de
cinquante-cinq
mille
livres a été commis à la Banque d'Angleterre par un
individu
dont le signalement a pu être relevé. Or, voici ce
signalement,
et c'est trait pour trait celui du sieur Fogg."
"Allons
donc!" s'écria
Passepartout en frappant la table de son
robuste
poing. Mon maître est l=
e plus
honnête homme du monde!"
"Qu'en
savez-vous?" répo=
ndit
Fix. "Vous ne le connais=
sez
même
pas! Vous êtes entré &agra=
ve;
son service le jour de son départ, et il
est
parti précipitamment sous un prétexte insensé, sans
malles,
emportant
une grosse somme en bank-notes! Et
vous osez soutenir
que
c'est un honnête homme!"
"Oui! oui!" répétait machinaleme=
nt le
pauvre garçon.
"Voulez-vous
donc être arrêté comme son complice?"
Passepartout
avait pris sa tête à deux mains. Il n'était plus
reconnaissable. Il n'osait regarder l'inspecteur de
police.
Phileas
Fogg un voleur, lui, le sauveur d'Aouda, l'homme
généreux
et brave! Et pourtant que de
présomptions relevées
contre
lui! Passepartout essayait de
repousser les soupçons qui
se
glissaient dans son esprit. I=
l ne
voulait pas croire à la
culpabilité
de son maître.
"Enfin,
que voulez-vous de moi?"
dit-il à l'agent de police, en
se
contenant par un suprême effort.
"Voici,"
répondit Fix. "J'=
ai
filé le sieur Fogg jusqu'ici, mais
je
n'ai pas encore reçu le mandat d'arrestation, que j'ai
demandé
à Londres. Il faut don=
c que
vous m'aidiez à retenir à
Hong-Kong..."
"Moi! que je..."
"Et
je partage avec vous la prime de deux mille livres promise
par
la Banque d'Angleterre!"
"Jamais!" répondit Passepartout, qui =
voulut
se lever et
retomba,
sentant sa raison et ses forces lui échapper à la fois.
"Monsieur
Fix, dit-il en balbutiant, quand bien même tout ce que
vous
m'avez dit serait vrai... quand mon maître serait le voleur
que
vous cherchez... ce que je nie... j'ai été.. je suis à=
son
service...
je l'ai vu bon et généreux... Le trahir... jamais...
non,
pour tout l'or du monde... Je suis d'un village où l'on ne
mange
pas de ce pain-là!..."
"Vous
refusez?"
"Je
refuse."
"Mettons
que je n'ai rien dit," répondit Fix, "et buvons."
"Oui,
buvons"
Passepartout
se sentait de plus en plus envahir par l'ivresse.
Fix,
comprenant qu'il fallait à tout prix le séparer de son
maître,
voulut l'achever. Sur la tabl=
e se
trouvaient quelques
pipes
chargées d'opium. Fix =
en
glissa une dans la main de
Passepartout,
qui la prit, la porta à ses lèvres, l'alluma,
respira
quelques bouffées, et retomba, la tête alourdie sous
l'influence
du narcotique.
"Enfin,"
dit Fix en voyant Passepartout anéanti, "le sieur Fogg
ne
sera pas prévenu à temps du départ du Carnatic, et s'i=
l
part,
du moins partira-t-il sans ce maudit Français!"
Puis
il sortit, après avoir payé la dépense.
DANS
LEQUEL FIX ENTRE DIRECTEMENT EN RELATION AVEC PHILEAS FOGG
Pendant
cette scène qui allait peut-être compromettre si
gravement
son avenir, Mr. Fogg, accompagnant Mrs. Aouda, se
promenait
dans les rues de la ville anglaise.
Depuis que Mrs.
Aouda
avait accepté son offre de la conduire jusqu'en
avait
dû songer à tous les détails que comporte un aussi long=
voyage. Qu'un Anglais comme lui fît =
le
tour du monde un sac à
la
main, passe encore; mais une femme ne pouvait entreprendre
une
pareille traversée dans ces conditions.
De
là, nécessité d'acheter les vêtements et objets
nécessaires
au
voyage. Mr. Fogg s'acquitta d=
e sa
tâche avec le calme qui le
caractérisait,
et à toutes les excuses ou objections de la jeune
veuve,
confuse de tant de complaisance:
"C'est dans l'intérêt de mon voyage, c'est dans mon programme,"<= o:p>
répondait-il
invariablement.
Les acquisitions faites, Mr. Fogg et la jeune femme rentrèrent à<= o:p>
l'hôtel
et dînèrent à la table d'hôte, qui était
somptueusement
servie. Puis Mrs. Aouda, un peu fatigu&eac=
ute;e,
remonta dans son
appartement,
après avoir "à l'anglaise" serré la main de =
son
imperturbable
sauveur.
L'honorable
gentleman, lui, s'absorba pendant toute la soirée
dans
la lecture du Times et de l'Illustrated London News.
S'il
avait été homme à s'étonner de quelque chose,
c'eût été de
ne
point voir apparaître son domestique à l'heure du coucher.
Mais,
sachant que le paquebot de Yokohama ne devait pas quitter
Hong-Kong
avant le lendemain matin, il ne s'en préoccupa pas
autrement. Le lendemain, Passepartout ne vint=
point
au coup de
sonnette
de Mr. Fogg.
Ce
que pensa l'honorable gentleman en apprenant que son
domestique
n'était pas rentré à l'hôtel nul n'aurait pu le
dire.
Mr.
Fogg se contenta de prendre son sac, fit prévenir Mrs.
Aouda,
et envoya chercher un palanquin.
Il
était alors huit heures, et la pleine mer, dont le Carnatic
devait
profiter pour sortir des passes, était indiquée pour neuf
heures
et demie.
Lorsque
le palanquin fut arrivé à la porte de l'hôtel, Mr. Fogg=
et
Mrs. Aouda montèrent dans ce confortable véhicule, et les
bagages
suivirent derrière sur une brouette. Une demi-heure
plus
tard, les voyageurs descendaient sur le quai
d'embarquement,
et là Mr. Fogg apprenait que le Carnatic était
parti
depuis la veille.
Mr.
Fogg, qui comptait trouver, à la fois, et le paquebot et son
domestique,
en était réduit à se passer de l'un et de l'autre.
Mais
aucune marque de désappointement ne parut sur son visage,
et
comme Mrs. Aouda le regardait avec inquiétude, il se contenta
de
répondre:
"C'est
un incident, madame, rien de plus."
En ce
moment, un personnage qui l'observait avec attention
s'approcha
de lui. C'était l'insp=
ecteur
Fix, qui le salua et
lui
dit:
"N'êtes-vous
pas comme moi, monsieur, un des passagers du
Rangoon,
arrivé hier?"
"Oui,
monsieur," répondit froidement Mr. Fogg, "mais je n'ai pas=
l'honneur..."
"Pardonnez-moi,
mais je croyais trouver ici votre domestique."
"Savez-vous
où il est, monsieur?" demanda vivement la jeune
femme.
"Quoi!" répondit Fix, feignant la
surprise, "n'est-il pas avec
vous?"
"Non,"
répondit Mrs. Aouda.
"Depuis hier, il n'a pas reparu.
Se
serait-il embarqué sans nous à bord du Carnatic ?"
"Sans
vous, madame?..." répondit l'agent. "Mais, excusez ma
question,
vous comptiez donc partir sur ce paquebot?"
"Oui,
monsieur."
"Moi
aussi, madame, et vous me voyez très désappointé. Le
Carnatic,
ayant terminé ses réparations, a quitté Hong-Kong
douze
heures plus tôt sans prévenir personne, et maintenant il
faudra
attendre huit jours le prochain départ!"
En
prononçant ces mots:
"huit jours", Fix sentait son coeur
bondir
de joie. Huit jours! Fogg retenu huit jours à
Hong-Kong! On aurait le temps de recevoir le =
mandat
d'arrêt.
Enfin,
la chance se déclarait pour le représentant de la loi.
Que
l'on juge donc du coup d'assommoir qu'il reçut, quand il
entendit
Phileas Fogg dire de sa voix calme:
"Mais
il y a d'autres navires que le Carnatic, il me semble,
dans
le port de Hong-Kong."
Et
Mr. Fogg, offrant son bras à Mrs. Aouda, se dirigea vers les
docks
à la recherche d'un navire en partance.
Fix,
abasourdi, suivait. On e&ucir=
c;t
dit qu'un fil le rattachait à
cet
homme.
Toutefois,
la chance sembla véritablement abandonner celui
qu'elle
avait si bien servi jusqu'alors.
Phileas Fogg, pendant
trois
heures, parcourut le port en tous sens, décidé, s'il le
fallait,
à fréter un bâtiment pour le transporter à Yokoh=
ama;
mais
il ne vit que des navires en chargement ou en déchargement,
et
qui, par conséquent, ne pouvaient appareiller. Fix se reprit
à
espérer.
Cependant
Mr. Fogg ne se déconcertait pas, et il allait
continuer
ses recherches, dût-il pousser jusqu'à Macao, quand il
fut
accosté par un marin sur l'avant-port.
"Votre
Honneur cherche un bateau?"
lui dit le marin en se
découvrant.
"Vous
avez un bateau prêt à partir?" demanda Mr. Fogg.
"Oui,
Votre Honneur, un bateau-pilote n° 43, le meilleur de la
flottille."
"Il
marche bien?"
"Entre
huit et neuf milles, au plus près.&=
nbsp;
Voulez-vous le voir?"
"Oui."
"Votre
Honneur sera satisfait. Il s'=
agit
d'une promenade en
mer?"
"Non. D'un voyage."
"Un
voyage?"
"Vous
chargez-vous de me conduire à Yokohama?"
Le
marin, à ces mots, demeura les bras ballants, les yeux
écarquillés.
"Votre
Honneur veut rire?" dit-=
il.
"Non! j'ai manqué le dépar=
t du Carnatic,
et il faut que je
sois
le 14, au plus tard, à Yokohama, pour prendre le paquebot
de
San Francisco.
"Je
le regrette," répondit le pilote, "mais c'est
impossible."
"Je
vous offre cent livres (2 500 F) par jour, et une prime de
deux
cents livres si j'arrive à temps."
"C'est
sérieux?" demanda=
le
pilote.
"Très
sérieux", répondit Mr. Fogg.
Le
pilote s'était retiré à l'écart. Il regardait la mer,
évidemment
combattu entre le désir de gagner une somme énorme et
la
crainte de s'aventurer si loin. Fix
était dans des transes
mortelles.
Pendant
ce temps, Mr. Fogg s'était retourné vers Mrs. Aouda.
"Vous
n'aurez pas peur, madame?" lui demanda-t-il.
"Avec
vous, non, monsieur Fogg", répondit la jeune femme.
Le
pilote s'était de nouveau avancé vers le gentleman, et
tournait
son chapeau entre ses mains.
"Eh
bien, pilote?" dit Mr. Fogg.
"Eh
bien, Votre Honneur," répondit le pilote, je ne puis risquer
ni
mes hommes, ni moi, ni vous-même, dans une si longue
traversée
sur un bateau de vingt tonneaux à peine, et à cette
époque
de l'année. D'ailleurs=
, nous
n'arriverions pas à temps,
car
il y a seize cent cinquante milles de Hong-Kong à Yokohama."
"Seize
cents seulement," dit Mr. Fogg.
"C'est
la même chose."
Fix
respira un bon coup d'air.
"Mais,"
ajouta le pilote, "il y aurait peut-être moyen de
s'arranger
autrement."
Fix
ne respira plus.
"Comment?" demanda Phileas Fogg.
"En
allant à Nagasaki, l'extrémité sud du Japon, onze cent=
s
milles,
ou seulement à Shangaï, à huit cents milles de
Hong-Kong. Dans cette dernière
traversée, on ne s'éloignerait
pas
de la côte chinoise, ce qui serait un grand avantage,
d'autant
plus que les courants y portent au nord."
"Pilote,"
répondit Phileas Fogg, "c'est à Yokohama que je dois
prendre
la malle américaine, et non à Shangaï ou à
Nagasaki."
"Pourquoi
pas?" répondit le
pilote. Le paquebot de San
Francisco
ne part pas de Yokohama. Il f=
ait
escale à Yokohama et
à
Nagasaki, mais son port de départ est Shangaï."
"Vous
êtes certain de ce vous dites?"
"Certain."
"Et
quand le paquebot quitte-t-il Shangaï?"
"Le
11, à sept heures du soir.
Nous avons donc quatre jours
devant
nous. Quatre jours, c'est
quatre-vingt-seize heures, et
avec
une moyenne de huit milles à l'heure, si nous sommes bien
servis,
si le vent tient au sud-est, si la mer est calme, nous
pouvons
enlever les huit cents milles qui nous séparent de
Shangaï."
"Et
vous pourriez partir?..."
"Dans
une heure. Le temps d'acheter=
des
vivres et
d'appareiller."
"Affaire
convenue... Vous êtes le
patron du bateau?"
"Oui,
John Bunsby, patron de la Tankadère."
"Voulez-vous
des arrhes?"
"Si
cela ne désoblige pas Votre Honneur."
"Voici
deux cents livres à compte...Monsieur, ajouta Phileas
Fogg
en se retournant vers Fix, si vous voulez profiter..."
"Monsieur," répondit résolument =
Fix,
"j'allais vous demander
cette
faveur."
"Bien. Dans une demi-heure nous serons &a=
grave;
bord."
"Mais
ce pauvre garçon... dit Mrs. Aouda, que la disparition de
Passepartout
préoccupait extrêmement.
"Je
vais faire pour lui tout ce que je puis faire," répondit
Phileas
Fogg.
Et,
tandis que Fix, nerveux, fiévreux, rageant, se rendait au
bateau-pilote,
tous deux se dirigèrent vers les bureaux de la
police
de Hong-Kong. Là, Phil=
eas
Fogg donna le signalement de
Passepartout,
et laissa une somme suffisante pour le rapatrier.
Même
formalité fut remplie chez l'agent consulaire français, et
le
palanquin, après avoir touché à l'hôtel, o&ugrav=
e;
les bagages
furent
pris, ramena les voyageurs à l'avant-port.
Trois
heures sonnaient. Le bateau-p=
ilote
n° 43, son équipage à
bord, ses vivres embarqués, était prêt à appareiller.<= o:p>
C'était
une charmante petite goélette de vingt tonneaux que la
Tankadère,
bien pincée de l'avant, très dégagée dans ses
façons,
très allongée dans ses lignes d'eau. On eût dit un
yacht
de course. Ses cuivres brilla=
nts,
ses ferrures
galvanisées,
son pont blanc comme de l'ivoire, indiquaient que
le
patron John Bunsby s'entendait à la tenir en bon état. Ses
deux
mâts s'inclinaient un peu sur l'arrière. Elle portait
brigantine,
misaine, trinquette, focs, flèches, et pouvait gréer
une
fortune pour le vent arrière.
Elle devait merveilleusement
marcher,
et, de fait, elle avait déjà gagné plusieurs prix dans=
les
"matches" de bateaux-pilotes.
L'équipage
de la Tankadère se composait du patron John Bunsby
et de
quatre hommes. C'étaie=
nt de
ces hardis marins qui, par
tous
les temps, s'aventurent à la recherche des navires, et
connaissent
admirablement ces mers. John
Bunsby, un homme de
quarante-cinq
ans environ, vigoureux, noir de hâle, le regard
vif,
la figure énergique, bien d'aplomb, bien à son affaire, e&uci=
rc;t
inspiré
confiance aux plus craintifs.
Phileas
Fogg et Mrs. Aouda passèrent à bord. Fix s'y trouvait
déjà. Par le capot d'arrière de la
goélette, on descendait dans
une
chambre carrée, dont les parois s'évidaient en forme de
cadres,
au dessus d'un divan circulaire. Au
milieu, une table
éclairée
par une lampe de roulis.
C'était petit, mais propre.
"Je
regrette de n'avoir pas mieux à vous offrir," dit Mr. Fogg &agr=
ave;
Fix,
qui s'inclina sans répondre.
L'inspecteur
de police éprouvait comme une sorte d'humiliation à
profiter
ainsi des obligeances du sieur Fogg.
"A
coup sûr," pensait-il, "c'est un coquin fort poli, mais c'e=
st
un
coquin!"
A
trois heures dix minutes, les voiles furent hissées. Le
pavillon
d'Angleterre battait à la corne de la goélette. Les
passagers
étaient assis sur le pont.
Mr. Fogg et Mrs. Aouda
jetèrent
un dernier regard sur le quai, afin de voir si
Passepartout
n'apparaîtrait pas.
Fix
n'était pas sans appréhension, car le hasard aurait pu
conduire
en cet endroit même le malheureux garçon qu'il avait si
indignement
traité, et alors une explication eût éclaté, don=
t le
détective
ne se fût pas tiré à son avantage. Mais le Français
ne se
montra pas, et, sans doute, l'abrutissant narcotique le
tenait
encore sous son influence.
Enfin,
le patron John Bunsby passa au large, et la Tankadère,
prenant
le vent sous sa brigantine, sa misaine et ses focs,
s'élança
en bondissant sur les flots.
OU LE
PATRON DE LA "TANKARDERE=
"
RISQUE FORT DE PERDRE UNE PRIME
DE
DEUX CENTS LIVRES
C'était
une aventureuse expédition que cette navigation de huit
cents
milles, sur une embarcation de vingt tonneaux, et surtout
à
cette époque de l'année.&nbs=
p;
Elles sont généralement mauvaises,
ces
mers de la Chine, exposées à des coups de vent terribles,
principalement
pendant les équinoxes, et on était encore aux
premiers
jours de novembre.
C'eût
été, bien évidemment, l'avantage du pilote de conduire=
ses
passagers
jusqu'à Yokohama, puisqu'il était payé tant par jour. =
Mais
son imprudence aurait été grande de tenter une telle
traversée
dans ces conditions, et c'était déjà faire acte
d'audace,
sinon de témérité, que de remonter jusqu'à
Shangaï.
Mais
John Bunsby avait confiance en sa Tankadère, qui
s'élevait
à la lame comme une mauve, et peut-être n'avait-il pas
tort. Pendant les dernières heure=
s de
cette journée, la
Tankadère
navigua dans les passes capricieuses de Hong-Kong,
et
sous toutes les allures, au plus près ou vent arrière, elle
se
comporta admirablement.
"Je
n'ai pas besoin, pilote," dit Phileas Fogg au moment où la
goélette
donnait en pleine mer, "de vous recommander toute la
diligence
possible."
"Que
Votre Honneur s'en rapporte à moi," répondit John Bunsby=
.
En
fait de voiles, nous portons tout ce que le vent permet de
porter. Nos flèches n'y ajouteraient
rien, et ne serviraient
qu'à
assommer l'embarcation en nuisant à sa marche."
"C'est
votre métier, et non le mien, pilote, et je me fie à
vous."
Phileas
Fogg, le corps droit, les jambes écartées, d'aplomb
comme
un marin, regardait sans broncher la mer houleuse. La
jeune
femme, assise à l'arrière, se sentait émue en contempl=
ant
cet
océan, assombri déjà par le crépuscule, qu'elle
bravait sur
une
frêle embarcation. Au-d=
essus
de sa tête se déployaient les
voiles
blanches, qui l'emportaient dans l'espace comme de
grandes
ailes. La goélette,
soulevée par le vent, semblait
voler
dans l'air. La nuit vint. La lune entrait dans son
premier
quartier, et son insuffisante lumière devait s'éteindre
bientôt
dans les brumes de l'horizon. Des
nuages chassaient de
l'est
et envahissaient déjà une partie du ciel.
Le
pilote avait disposé ses feux de position, -- précaution
indispensable
à prendre dans ces mers très fréquentées aux
approches
des atterrages. Les rencontre=
s de
navires n'y étaient
pas
rares, et, avec la vitesse dont elle était animée, la
goélette
se fût brisée au moindre choc.
Fix
rêvait à l'avant de l'embarcation. Il se tenait à l'éca=
rt,
sachant
Fogg d'un naturel peu causeur.
D'ailleurs, il lui
répugnait
de parler à cet homme, dont il acceptait les services.
Il
songeait aussi à l'avenir.
Cela lui paraissait certain que
le
sieur Fogg ne s'arrêterait pas à Yokohama, qu'il prendrait
immédiatement
le paquebot de San Francisco afin d'atteindre
l'Amérique,
dont la vaste étendue lui assurerait l'impunité avec
la
sécurité. Le pl=
an de
Phileas Fogg lui semblait on ne peut
plus
simple.
Au
lieu de s'embarquer en Angleterre pour les Etats-Unis, comme
un
coquin vulgaire, ce Fogg avait fait le grand tour et traversé
les
trois quarts du globe, afin de gagner plus sûrement le
continent
américain, où il mangerait tranquillement le million
de la
Banque, après avoir dépisté la police. Mais une fois sur
la
terre de l'Union, que ferait Fix?
Abandonnerait-il cet
homme? Non, cent fois non! et jusqu'à ce qu'il eû=
;t
obtenu un
acte
d'extradition, il ne le quitterait pas d'une semelle.
C'était
son devoir, et il l'accomplirait jusqu'au bout. En tout
cas,
une circonstance heureuse s'était produite : Passepartout
n'était
plus auprès de son maître, et surtout, après les
confidences
de Fix, il était important que le maître et le
serviteur
ne se revissent jamais.
Phileas
Fogg, lui, n'était pas non plus sans songer à son
domestique,
si singulièrement disparu.
Toutes réflexions
faites,
il ne lui sembla pas impossible que, par suite d'un
malentendu,
le pauvre garçon ne se fût embarqué sur le
Carnatic,
au dernier moment. C'é=
tait
aussi l'opinion de Mrs.
Aouda,
qui regrettait profondément cet honnête serviteur, auquel
elle
devait tant. Il pouvait donc =
se
faire qu'on le retrouvât à
Yokohama,
et, si le Carnatic l'y avait transporté, il serait
aisé
de le savoir.
Vers
dix heures, la brise vint à fraîchir. Peut-être eût-il
été
prudent
de prendre un ris, mais le pilote, après avoir
soigneusement
observé l'état du ciel, laissa la voilure telle
qu'elle
était établie.
D'ailleurs,
la Tankadère portait admirablement la toile, ayant
un
grand tirant d'eau, et tout était paré à amener
rapidement,
en
cas de grain.
A
minuit, Phileas Fogg et Mrs. Aouda descendirent dans la
cabine.
Fix
les y avait précédés, et s'était étendu =
sur
l'un des cadres.
Quant
au pilote et à ses hommes, ils demeurèrent toute la nuit
sur
le pont.
Le
lendemain, 8 novembre, au lever du soleil, la goélette avait
fait
plus de cent milles. Le loch,
souvent jeté, indiquait que
la
moyenne de sa vitesse était entre huit et neuf milles. La
Tankadère
avait du largue dans ses voiles qui portaient toutes
et
elle obtenait, sous cette allure, son maximum de rapidité.
Si le
vent tenait dans ces conditions, les chances étaient pour
elle.
La
Tankadère, pendant toute cette journée, ne s'éloigna p=
as
sensiblement
de la côte, dont les courants lui étaient
favorables. Elle l'avait à cinq milles =
au
plus par sa hanche de
bâbord,
et cette côte, irrégulièrement profilée,
apparaissait
parfois
à travers quelques éclaircies. Le vent venant de terre,
la
mer était moins forte par là même: circonstance heureuse
pour
la goélette, car les embarcations d'un petit tonnage
souffrent
surtout de la houle qui rompt leur vitesse, qui "les
tue",
pour employer l'expression maritime.
Vers
midi, la brise mollit un peu et hâla le sud-est. Le pilote
fit
établir les flèches; mais au bout de deux heures, il fallut
les
amener, car le vent fraîchissait à nouveau.
Mr. Fogg
et la jeune femme, fort heureusement réfractaires au
mal
de mer, mangèrent avec appétit les conserves et le biscuit
du
bord. Fix fut invité
à partager leur repas et dut accepter,
sachant
bien qu'il est aussi nécessaire de lester les estomacs
que
les bateaux, mais cela le vexait!
Voyager aux frais de cet
homme,
se nourrir de ses propres vivres, il trouvait à cela
quelque
chose de peu loyal. Il mangea
cependant, -- sur le
pouce,
il est vrai, -- mais enfin il mangea.
Toutefois,
ce repas terminé, il crut devoir prendre le sieur
Fogg
à part, et il lui dit:
"Monsieur..."
Ce
"monsieur" lui écorchait les lèvres, et il se reten=
ait
pour
ne
pas mettre la main au collet de ce "monsieur"!
"Monsieur,
vous avez été fort obligeant en m'offrant passage à
votre
bord. Mais, bien que mes ress=
ources
ne me permettent pas
d'agir
aussi largement que vous, j'entends payer ma part..."
"Ne
parlons pas de cela, monsieur," répondit Mr. Fogg.
"Mais
si, je tiens..."
"Non,
monsieur," répéta Fogg d'un ton qui n'admettait pas de
réplique. "Cela entre dans les frais
généraux!"
Fix s'inclina, il étouffait, et, allant s'étendre sur l'avant de<= o:p>
la
goélette, il ne dit plus un mot de la journée.
Cependant
on filait rapidement. John Bu=
nsby
avait bon espoir.
Plusieurs
fois il dit à Mr. Fogg qu'on arriverait en temps voulu
à
Shangaï. Mr. Fogg
répondit simplement qu'il y comptait.
D'ailleurs,
tout l'équipage de la petite goélette y mettait du
zèle. La prime affriolait ces braves
gens. Aussi, pas une
écoute
qui ne fût consciencieusement raidie! Pas une voile qui
ne
fût vigoureusement étarquée! Pas une embardée que l'on
pût
reprocher
à l'homme de barre! On
n'eût pas manoeuvré plus
sévèrement
dans une régate du Royal-Yacht-Club.
Le
soir, le pilote avait relevé au loch un parcours de deux cent
vingt
milles depuis Hong-Kong, et Phileas Fogg pouvait espérer
qu'en
arrivant à Yokohama, il n'aurait aucun retard à inscrire &agr=
ave;
son
programme. Ainsi donc, le pre=
mier
contretemps sérieux qu'il
eût éprouvé depuis son départ de Londres ne lui causerait<= o:p>
probablement
aucun préjudice.
Pendant
la nuit, vers les premières heures du matin, la
Tankadère
entrait franchement dans le détroit de Fo-Kien, qui
sépare
la grande île Formose de la côte chinoise, et elle
coupait
le tropique du Cancer. La mer
était très dure dans ce
détroit,
plein de remous formés par les contre-courants. La
goélette
fatigua beaucoup. Les lames c=
ourtes
brisaient sa
marche. Il devint très difficile de=
se
tenir debout sur le
pont.
Avec
le lever du jour, le vent fraîchit encore. Il y avait dans
le
ciel l'apparence d'un coup de vent.
Du reste, le baromètre
annonçait
un changement prochain de l'atmosphère ; sa marche
diurne
était irrégulière, et le mercure oscillait
capricieusement. On voyait aussi la mer se soulever=
vers
le
sud-est
en longues houles "qui sentaient la tempête". La
veille,
le soleil s'était couché dans une brume rouge, au milieu
des
scintillations phosphorescentes de l'océan.
Le
pilote examina longtemps ce mauvais aspect du ciel et murmura
entre
ses dents des choses peu intelligibles.&nb=
sp;
A un certain
moment,
se trouvant près de son passager:
"On
peut tout dire à Votre Honneur?" dit-il à voix basse.
"Tout,"
répondit Phileas Fogg.
"Eh
bien, nous allons avoir un coup de vent."
"Viendra-t-il
du nord ou du sud? demanda
simplement Mr. Fogg.
"Du
sud. Voyez. C'est un typhon qui se
prépare!"
"Va
pour le typhon du sud, puisqu'il nous poussera du bon côté,&qu=
ot;
répondit
Mr. Fogg.
"Si
vous le prenez comme cela," répliqua le pilote, je n'ai plus
rien
à dire!"
Les
pressentiments de John Bunsby ne le trompaient pas. A une
époque
moins avancée de l'année, le typhon, suivant l'expression
d'un
célèbre météorologiste, se fût
écoulé comme une cascade
lumineuse
de flammes électriques, mais en équinoxe hiver il
était
à craindre qu'il ne se déchaînât avec violence.
Le
pilote prit ses précautions par avance. Il fit serrer toutes
les
voiles de la goélette et amener les vergues sur le pont.
Les
mots de flèche furent dépassés. On rentra le bout-dehors.
Les
panneaux furent condamnés avec soin. Pas une goutte d'eau
ne
pouvait, dès lors, pénétrer dans la coque de
l'embarcation.
Une
seule voile triangulaire, un tourmentin de forte toile, fut
hissé
en guise de trinquette, de manière à maintenir la goél=
ette
vent
arrière. Et on attendi=
t.
John
Bunsby avait engagé ses passagers à descendre dans la
cabine;
mais, dans un étroit espace, à peu près privé
d'air, et
par
les secousses de la houle, cet emprisonnement n'avait rien
d'agréable. Ni Mr. Fogg, ni Mrs. Aouda, ni Fix
lui-même ne
consentirent
à quitter le pont.
Vers
huit heures, la bourrasque de pluie et de rafale tomba à
bord. Rien qu'avec son petit morceau de =
toile,
la Tankadère
fut
enlevée comme une plume par ce vent dont on ne saurait
donner
une idée exacte, quand il souffle en tempête. Comparer
sa
vitesse à la quadruple vitesse d'une locomotive lancée &agrav=
e;
toute
vapeur, ce serait rester au-dessous de la vérité.
Pendant
toute la journée, l'embarcation courut ainsi vers le
nord,
emportée par les lames monstrueuses, en conservant
heureusement
une rapidité égale à la leur. Vingt fois elle
faillit
être coiffée par une de ces montagnes d'eau qui se
dressaient
à l'arrière; mais un adroit coup de barre, donné par
le
pilote, parait la catastrophe. Les
passagers étaient
quelquefois
couverts en grand par les embruns qu'ils recevaient
philosophiquement. Fix maugréait sans doute, m=
ais
l'intrépide
Aouda,
les yeux fixés sur son compagnon, dont elle ne pouvait
qu'admirer
le sang-froid, se montrait digne de lui et bravait la
tourmente
à ses côtés. Quant
à Phileas Fogg, il semblait que ce
typhon
fût partie de son programme.
Jusqu'alors
la Tankadère avait toujours fait route au nord;
mais
vers le soir, comme on pouvait le craindre, le vent,
tournant
de trois quarts, hâla le nord-ouest.=
La goélette,
prêtant
alors le flanc à la lame, fut effroyablement secouée.
La
mer la frappait avec une violence bien faite pour effrayer,
quand
on ne sait pas avec quelle solidité toutes les parties
d'un
bâtiment sont reliées entre elles.
Avec
la nuit, la tempête s'accentua encore. En voyant
l'obscurité
se faire, et avec l'obscurité s'accroître la
tourmente,
John Bunsby ressentit de vives inquiétudes. Il se
demanda
s'il ne serait pas temps de relâcher, et il consulta son
équipage.
Ses
hommes consultés, John Bunsby s'approcha de Mr. Fogg, et lui
dit:
"Je
crois, Votre Honneur, que nous ferions bien de gagner un des
ports
de la côte."
"Je
le crois aussi," répondit Phileas Fogg.
"Ah!" fit le pilote, mais lequel?"<= o:p>
"Je
n'en connais qu'un," répondit tranquillement Mr. Fogg.
"Et
c'est!..."
"Shangaï."
Cette
réponse, le pilote fut d'abord quelques instants sans
comprendre
ce qu'elle signifiait, ce qu'elle renfermait
d'obstination
et de ténacité. Puis
il s'écria:
"Eh
bien, oui! Votre Honneur a
raison. A Shangaï!"=
Et la
direction de la Tankadère fut imperturbablement
maintenue
vers le nord.
Nuit
vraiment terrible! Ce fut un
miracle si la petite goélette
ne
chavira pas. Deux fois elle f=
ut
engagée, et tout aurait été
enlevé
à bord, si les saisines eussent manqué. Mrs. Aouda était
brisée,
mais elle ne fit pas entendre une plainte.=
Plus d'une
fois
Mr. Fogg dut se précipiter vers elle pour la protéger
contre
la violence des lames.
Le
jour reparut. La tempêt=
e se
déchaînait encore avec une
extrême
fureur. Toutefois, le vent re=
tomba
dans le sud-est.
C'était
une modification favorable, et la Tankadère fit de
nouveau
route sur cette mer démontée, dont les lames se
heurtaient
alors à celles que provoquait la nouvelle aire du
vent. De là un choc de contre-hou=
les
qui eût écrasé une
embarcation
moins solidement construite.
De
temps en temps on apercevait la côte à travers les brumes
déchirées,
mais pas un navire en vue. La
Tankadère était
seule
à tenir la mer.
A
midi, il y eut quelques symptômes d'accalmie, qui, avec
l'abaissement
du soleil sur l'horizon, se prononcèrent plus
nettement.
Le
peu de durée de la tempête tenait à sa violence
même. Les
passagers,
absolument brisés, purent manger un peu et prendre
quelque
repos.
La
nuit fut relativement paisible. Le
pilote fit rétablir ses
voiles
au bas ris. La vitesse de
l'embarcation fut
considérable. Le lendemain, 11, au lever du jour=
,
reconnaissance
faite de la côte, John Bunsby put affirmer qu'on
n'était
pas à cent milles de Shangaï.
Cent
milles, et il ne restait plus que cette journée pour les
faire! C'était le soir même =
que
Mr. Fogg devait arriver à
Shangaï,
s'il ne voulait pas manquer le départ du paquebot de
Yokohama. Sans cette tempête, pendant
laquelle il perdit
plusieurs
heures, il n'eût pas été en ce moment à trente
milles
du
port.
La
brise mollissait sensiblement, mais heureusement la Mer
tombait
avec elle. La goélette=
se
couvrit de toile. Flèc=
hes,
voiles
d'étais, contre-foc, tout portait, et la mer écumait sous
l'étrave.
A
midi, la Tankadère n'était pas à plus de quarante-cinq=
milles
de Shangaï. Il lui resta=
it six
heures encore pour gagner
ce
port avant le départ du paquebot de Yokohama.
Les
craintes furent vives à bord.
On voulait arriver à tout
prix. Tous -- Phileas Fogg excepté=
; sans
doute -- sentaient leur
coeur
battre d'impatience. Il falla=
it que
la petite goélette se
maintint
dans une moyenne de neuf milles à l'heure, et le vent
mollissait
toujours! C'était une =
brise
irrégulière, des
bouffées
capricieuses venant de la côte.
Elles passaient, et la
mer
se déridait aussitôt après leur passage.
Cependant
l'embarcation était si légère, ses voiles hautes, d'un=
fin
tissu, ramassaient si bien les folles brises, que, le
courant
aidant, à six heures, John Bunsby ne comptait plus que
dix
milles jusqu'à la rivière de Shangaï, car la ville
elle-même
est
située à une distance de douze milles au moins au-dessus de
l'embouchure.
A
sept heures, on était encore à trois milles de Shangaï.<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Un
formidable
juron s'échappa des lèvres du pilote... La prime de
deux
cents livres allait évidemment lui échapper. Il regarda
Mr.
Fogg.
Mr.
Fogg était impassible, et cependant sa fortune entière se
jouait
à ce moment...
A ce
moment aussi, un long fuseau noir, couronné d'un panache de
fumée,
apparut au ras de l'eau.
C'était le paquebot américain,
qui
sortait à l'heure réglementaire.
"Malédiction!" s'écria John Bunsby, qui re=
poussa
la barre d'un
bras
désespéré.
"Des
signaux!" dit simplement
Phileas Fogg. Un petit canon =
de
bronze
s'allongeait à l'avant de la Tankadère. Il servait à
faire
des signaux par les temps de brume.
Le
canon fut chargé jusqu'à la gueule, mais au moment où =
le
pilote
allait appliquer un charbon ardent sur la lumière:
"Le
pavillon en berne", dit Mr. Fogg.
Le
pavillon fut amené à mi-mât. C'était un signal de
détresse,
et
l'on pouvait espérer que le paquebot américain, l'apercevant,=
modifierait
un instant sa route pour rallier l'embarcation.
"Feu!"
dit Mr. Fogg.
Et la
détonation du petit canon de bronze éclata dans l'air.
OU
PASSEPARTOUT VOIT BIEN QUE, MEME AUX
PRUDENT
D'AVOIR QUELQUE ARGENT DANS SA POCHE
Le
Carnatic ayant quitté Hong-Kong, le 7 novembre, à six
heures
et demie du soir, se dirigeait à toute vapeur vers les
terres
du Japon.
Il
emportait un plein chargement de marchandises et de
passagers. Deux cabines de l'arrière
restaient inoccupées.
C'étaient
celles qui avaient été retenues pour le compte de Mr.
Phileas
Fogg.
Le
lendemain matin, les hommes de l'avant pouvaient voir, non
sans
quelque surprise, un passager, l'oeil à demi
hébété, la
démarche
branlante, la tête ébouriffée, qui sortait du capot des=
secondes
et venait en titubant s'asseoir sur une drome.
Ce
passager, c'était Passepartout en personne. Voici ce qui
était
arrivé.
Quelques
instants après que Fix eut quitté la tabagie, deux
garçons
avaient enlevé Passepartout profondément endormi, et
l'avaient
couché sur le lit réservé aux fumeurs. Mais trois
heures
plus tard, Passepartout, poursuivi jusque dans ses
cauchemars
par une idée fixe, se réveillait et luttait contre
l'action
stupéfiante du narcotique.
La pensée du devoir non
accompli
secouait sa torpeur. Il quitt=
ait ce
lit d'ivrognes, et
trébuchant,
s'appuyant aux murailles, tombant et se relevant,
mais
toujours et irrésistiblement poussé par une sorte
d'instinct,
il sortait de la tabagie, criant comme dans un rêve:
"Le
Carnatic! le Carnatic!"
Le
paquebot était là fumant, prêt à partir. Passepartout
n'avait
que quelques pas à faire. Il
s'élança sur le pont
volant,
il franchit la coupée et tomba inanimé à l'avant, au
moment
où le Carnatic larguait ses amarres.
Quelques
matelots, en gens habitués à ces sortes de scènes,
descendirent
le pauvre garçon dans une cabine des secondes, et
Passepartout
ne se réveilla que le lendemain matin, à cent
cinquante
milles des terres de la Chine.
Voilà
donc pourquoi, ce matin-là, Passepartout se trouvait sur
le
pont du Carnatic, et venait humer à pleine gorgées les
fraîches
brises de la mer. Cet air pur=
le
dégrisa. Il commen&cce=
dil;a
à
rassembler ses idées et n'y parvint pas sans peine. Mais,
enfin,
il se rappela les scènes de la veille, les confidences de
Fix,
la tabagie, etc.
"Il
est évident," se dit-il, "que j'ai été
abominablement grisé!
Que
va dire Mr. Fogg? En tout cas=
, je
n'ai pas manqué le
bateau,
et c'est le principal."
Puis,
songeant à Fix:
"Pour
celui-là," se dit-il, "j'espère bien que nous en so=
mmes
débarrassés,
et qu'il n'a pas osé, après ce qu'il m'a proposé,
nous
suivre sur le Carnatic. Un
inspecteur de police, un
détective
aux trousses de mon maître, accusé de ce vol commis à
la Banque d'Angleterre! Allons donc! Mr. Fogg est un voleur<= o:p>
comme
je suis un assassin!"
Passepartout
devait-il raconter ces choses à son maître?
Convenait-il
de lui apprendre le rôle joué par Fix dans cette
affaire? Ne ferait-il pas mieux d'attendre =
son
arrivée à
Londres,
pour lui dire qu'un agent de la police métropolitaine
l'avait
filé autour du monde, et pour en rire avec lui ? Oui,
sans
doute. En tout cas, question
à examiner. Le plus
pressé,
c'était
de rejoindre Mr. Fogg et de l=
ui
faire agréer ses
excuses
pour cette inqualifiable conduite.
Passepartout
se leva donc. La mer é=
tait
houleuse, et le
paquebot
roulait fortement. Le digne
garçon, aux jambes peu
solides
encore, gagna tant bien que mal l'arrière du navire.
Sur
le pont, il ne vit personne qui ressemblât ni à son maît=
re,
ni
à Mrs. Aouda.
"Bon,"
fit-il, "Mrs. Aouda est encore couchée à cette heure.
Quant
à Mr. Fogg, il aura trouvé quelque joueur de whist, et
suivant
son habitude..."
Ce
disant, Passepartout descendit au salon.&n=
bsp;
Mr. Fogg n'y était
pas. Passepartout n'avait qu'une chose
à faire : c'était de
demander
au purser quelle cabine occupait Mr. Fogg.=
Le purser
lui
répondit qu'il ne connaissait aucun passager de ce nom.
"Pardonnez-moi,"
dit Passepartout en insistant.
"Il s'agit d'un
gentleman,
grand, froid, peu communicatif, accompagné d'une
jeune
dame..."
"Nous
n'avons pas de jeune dame à bord," répondit le purser. Au
surplus,
voici la liste des passagers. Vous
pouvez la
consulter."
Passepartout
consulta la liste... Le nom de son maître n'y
figurait
pas.
Il
eut comme un éblouissement.
Puis une idée lui traversa le
cerveau.
"Ah
çà! je suis bie=
n sur
le Carnatic?"
s'écria-t-il.
"Oui,"
répondit le purser.
"En
route pour Yokohama?"
"Parfaitement."
Passepartout
avait eu un instant cette crainte de s'être trompé
de
navire! Mais s'il étai=
t sur
le Carnatic, il était certain
que
son maître ne s'y trouvait pas.
Passepartout
se laissa tomber sur un fauteuil.
C'était un coup
de
foudre. Et, soudain, la
lumière se fit en lui. Il se
rappela
que l'heure du départ du Carnatic avait été
avancée,
qu'il
devait prévenir son maître, et qu'il ne l'avait pas fait!
C'était
donc sa faute si Mr. Fogg et Mrs. Aouda avaient manqué
ce
départ!
Sa
faute, oui, mais plus encore celle du traître qui, pour le
séparer
de son maître, pour retenir celui-ci à Hong-Kong,
l'avait
enivré! Car il comprit=
enfin
la manoeuvre de
l'inspecteur
de police. Et maintenant, Mr.=
Fogg,
à coup sûr
ruiné,
son pari perdu, arrêté, emprisonné peut-être!... =
Passepartout,
à cette pensée, s'arracha les cheveux. Ah!
si
jamais
Fix lui tombait sous la main, quel règlement de comptes!
Enfin,
après le premier moment d'accablement, Passepartout
reprit
son sang-froid et étudia la situation. Elle était peu
enviable. Le Français se trouvait en =
route
pour le Japon.
Certain
d'y arriver, comment en reviendrait-il ? Il avait la
poche
vide. Pas un shilling, pas un=
penny
! Toutefois, son
passage
et sa nourriture à bord étaient payés d'avance. Il
avait
donc cinq ou six jours devant lui pour prendre un parti.
S'il
mangea et but pendant cette traversée, cela ne saurait se
décrire. Il mangea pour son maître, p=
our
Mrs. Aouda et pour
lui-même. Il mangea comme si le Japon, o&ugr=
ave;
il allait aborder,
eût
été un pays désert, dépourvu de toute substance
comestible.
Le
13, à la marée du matin, le Carnatic entrait dans le port
de
Yokohama.
Ce point est une relâche importante du Pacifique, où font escale<= o:p>
tous
les steamers employés au service de la poste et des
voyageurs
entre l'Amérique du Nord, la Chine, le Japon et les
îles
de la Malaisie. Yokohama est
située dans la baie même de
Yeddo,
à peu de distance de cette immense ville, seconde
capitale
de l'empire japonais, autrefois résidence du taïkoun,
du
temps que cet empereur civil existait, et rivale de Meako, la
grande
cité qu'habite le mikado, empereur ecclésiastique,
descendant
des dieux.
Le
Carnatic vint se ranger au quai de Yokohama, près des
jetées
du port et des magasins de la douane, au milieu de
nombreux
navires appartenant à toutes les nations.
Passepartout
mit le pied, sans aucun enthousiasme, sur cette
terre
si curieuse des Fils du Soleil. Il
n'avait rien de mieux
à
faire que de prendre le hasard pour guide, et d'aller à
l'aventure
par les rues de la ville.
Passepartout
se trouva d'abord dans une cité absolument
européenne,
avec des maisons à basses façades, ornées de
vérandas
sous lesquelles se développaient d'élégants
péristyles,
et
qui couvrait de ses rues, de ses places, de ses docks, de ses
entrepôts,
tout l'espace compris depuis le promontoire du Traité
jusqu'à
la rivière. Là,=
comme
à Hong-Kong, comme à Calcutta,
fourmillait
un pêle-mêle de gens de toutes races, Américains,
Anglais,
Chinois, Hollandais, marchands prêts à tout vendre et à=
tout
acheter, au milieu desquels le Français se trouvait aussi
étranger
que s'il eût été jeté au pays des Hottentots.
Passepartout
avait bien une ressource : c'était de se
recommander
près des agents consulaires français ou anglais
établis
à Yokohama; mais il lui répugnait de raconter son
histoire,
si intimement mêlée à celle de son maître, et ava=
nt
d'en
venir là, il voulait avoir épuisé toutes les autres
chances.
Donc,
après avoir parcouru la partie européenne de la ville,
sans
que le hasard l'eût en rien servi, il entra dans la partie
japonaise,
décidé, s'il le fallait, à pousser jusqu'à Yedd=
o.
Cette
portion indigène de Yokohama est appelée Benten, du nom
d'une
déesse de la mer, adorée sur les îles voisines. Là se
voyaient
d'admirables allées de sapins et de cèdres, des portes
sacrées
d'une architecture étrange, des ponts enfouis au milieu
des
bambous et des roseaux, des temples abrités sous le couvert
immense
et mélancolique des cèdres séculaires, des bonzeries a=
u
fond desquelles végétaient les prêtres du bouddhisme et les<= o:p>
sectateurs
de la religion de Confucius, des rues interminables
où
l'on eût pu recueillir une moisson d'enfants au teint rose et
aux
joues rouges, petits bonshommes qu'on eût dit découpés =
dans
quelque
paravent indigène, et qui se jouaient au milieu de
caniches
à jambes courtes et de chats jaunâtres, sans queue,
très
paresseux et très caressants.
Dans
les rues, ce n'était que fourmillement, va-et-vient
incessant: bonzes passant processionnellement=
en
frappant leurs
tambourins
monotones, yakounines, officiers de douane ou de
police,
à chapeaux pointus incrustés de laque et portant deux
sabres
à leur ceinture, soldats vêtus de cotonnades bleues à
raies
blanches et armés de fusil à percussion, hommes d'armes du
mikado,
ensachés dans leur pourpoint de soie, avec haubert et
cotte
de mailles, et nombre d'autres militaires de toutes
conditions,
-- car, au Japon, la profession de soldat est autant
estimée
qu'elle est dédaignée en Chine. Puis, des frères
quêteurs,
des pèlerins en longues robes, de simples civils,
chevelure
lisse et d'un noir d'ébène, tête grosse, buste long,
jambes
grêles, taille peu élevée, teint coloré depuis l=
es
sombres
nuances du cuivre jusqu'au blanc mat, mais jamais jaune
comme
celui des Chinois, dont les Japonais différent
essentiellement. Enfin, entre les voitures, les
palanquins, les
chevaux,
les porteurs, les brouettes à voile, les "norimons" &agrav=
e;
parois
de laque, les "cangos" moelleux, véritables litière=
s en
bambou,
on voyait circuler, à petits pas de leur petit pied,
chaussé
de souliers de toile, de sandales de paille ou de
socques
en bois ouvragé, quelques femmes peu jolies, les yeux
bridés,
la poitrine déprimée, les dents noircies au goût du
jour,
mais portant avec élégance le vêtement national, le
"kirimon",
sorte de robe de chambre croisée d'une écharpe de
soie,
dont la large ceinture s'épanouissait derrière en un noeud
extravagant,
-- que les modernes Parisiennes semblent avoir
emprunté
aux Japonaises.
Passepartout
se promena pendant quelques heures au milieu de
cette
foule bigarrée, regardant aussi les curieuses et opulentes
boutiques,
les bazars où s'entasse tout le clinquant de
l'orfèvrerie
japonaise, les "restaurations" ornées de banderoles
et de
bannières, dans lesquelles il lui était interdit d'entrer,
et
ces maisons de thé où se boit à pleine tasse l'eau cha=
ude
odorante,
avec le "saki", liqueur tirée du riz en fermentation,
et ces confortables tabagies où l'on fume un tabac très fin, et<= o:p>
non
l'opium, dont l'usage est à peu près inconnu au Japon.
Puis
Passepartout se trouva dans les champs, au milieu des
immenses
rizières. Là
s'épanouissaient, avec des fleurs qui
jetaient
leurs dernières couleurs et leurs derniers parfums, des
camélias
éclatants, portés non plus sur des arbrisseaux, mais
sur
des arbres, et, dans les enclos de bambous, des cerisiers,
des
pruniers, des pommiers, que les indigènes cultivent plutôt
pour
leurs fleurs que pour leurs fruits, et que des mannequins
grimaçants,
des tourniquets criards défendent contre le bec des
moineaux,
des pigeons, des corbeaux et autres volatiles voraces.
Pas
de cèdre majestueux qui n'abritât quelque grand aigle; pas
de
saule pleureur qui ne recouvrît de son feuillage quelque
héron
mélancoliquement perché sur une patte; enfin, partout des
corneilles,
des canards, des éperviers, des oies sauvages, et
grand
nombre de ces grues que les Japonais traitent de
"Seigneuries",
et qui symbolisent pour eux la longévité et le
bonheur.
En
errant ainsi, Passepartout aperçut quelques violettes entre
les
herbes:
"Bon!" dit-il, "voilà mon sou=
per."
Mais
les ayant senties, il ne leur trouva aucun parfum.
"Pas de chance!" pensa-t-il.<= o:p>
Certes,
l'honnête garçon avait, par prévision, aussi
copieusement
déjeuné qu'il avait pu avant de quitter le
Carnatic;
mais après une journée de promenade, il se sentit
l'estomac
très creux. Il avait b=
ien
remarqué que moutons,
chèvres
ou porcs, manquaient absolument aux étalages des
bouchers
indigènes, et, comme il savait que c'est un sacrilège
de
tuer les boeufs, uniquement réservés aux besoins de
l'agriculture,
il en avait conclu que la viande était rare au
Japon. Il ne se trompait pas ; mais &agra=
ve;
défaut de viande de
boucherie,
son estomac se fût fort accommodé des quartiers de
sanglier
ou de daim, des perdrix ou des cailles, de la volaille
ou du
poisson, dont les Japonais se nourrissent presque
exclusivement
avec le produit des rizières.
Mais il dut faire
contre
fortune bon coeur, et remit au lendemain le soin de
pourvoir
à sa nourriture.
La
nuit vint. Passepartout rentr=
a dans
la ville indigène, et il
erra
dans les rues au milieu des lanternes multicolores,
regardant
les groupes de baladins exécuter leurs prestigieux
exercices,
et les astrologues en plein vent qui amassaient la
foule
autour de leur lunette. Puis =
il
revit la rade, émaillée
des
feux de pêcheurs, qui attiraient le poisson à la lueur de
résines
enflammées.
Enfin
les rues se dépeuplèrent.&nb=
sp;
A la foule succédèrent les
rondes
des yakounines. Ces officiers=
, dans
leurs magnifiques
costumes
et au milieu de leur suite, ressemblaient à des
ambassadeurs,
et Passepartout répétait plaisamment, chaque fois
qu'il
rencontrait quelque patrouille éblouissante:
"Allons,
bon! encore une ambassade jap=
onaise
qui part pour
l'Europe!"
DANS
LEQUEL LE NEZ DE PASSEPARTOUT S'ALLONGE DEMESUREMENT
Le
lendemain, Passepartout, éreinté, affamé, se dit qu'il=
fallait
manger à tout prix, et que le plus tôt serait le mieux.
Il
avait bien cette ressource de vendre sa montre, mais il fût
plutôt
mort de faim. C'était =
alors
le cas ou jamais, pour ce
brave
garçon, d'utiliser la voix forte, sinon mélodieuse, dont
la
nature l'avait gratifié.
Il
savait quelques refrains de France et d'Angleterre, et il
résolut
de les essayer. Les Japonais
devaient certainement être
amateurs
de musique, puisque tout se fait chez eux aux sons des
cymbales,
du tam-tam et des tambours, et ils ne pouvaient
qu'apprécier
les talents d'un virtuose européen.
Mais
peut-être était-il un peu matin pour organiser un concert,
et
les dilettanti, inopinément réveillés, n'auraient
peut-être
pas
payé le chanteur en monnaie à l'effigie du mikado.
Passepartout
se décida donc à attendre quelques heures; mais,
tout
en cheminant, il fit cette réflexion qu'il semblerait trop
bien
vêtu pour un artiste ambulant, et l'idée lui vint alors
d'échanger
ses vêtements contre une défroque plus en harmonie
avec
sa position. Cet échan=
ge
devait, d'ailleurs, produire une
soulte,
qu'il pourrait immédiatement appliquer à satisfaire son
appétit.
Cette
résolution prise, restait à l'exécuter. Ce ne fut
qu'après
de longues recherches que Passepartout découvrit un
brocanteur
indigène, auquel il exposa sa demande. L'habit
européen
plut au brocanteur, et bientôt Passepartout sortait
affublé
d'une vieille robe japonaise et coiffé d'une sorte de
turban
à côtes, décoloré sous l'action du temps. Mais, en
retour,
quelques piécettes d'argent résonnaient dans sa poche.
"Bon,"
pensa-t-il, "je me figurerai que nous sommes en
carnaval!"
Le
premier soin de Passepartout, ainsi "japonaisé", fut d'ent=
rer
dans
une "tea-house" de modeste apparence, et là, d'un reste de=
volaille
et de quelques poignées de riz, il déjeuna en homme
pour
qui le dîner serait encore un problème à résoudr=
e.
"Maintenant,"
se dit-il quand il fut copieusement restauré, "il
s'agit
de ne pas perdre la tête. Je
n'ai plus la ressource de
vendre
cette défroque contre une autre encore plus japonaise.
Il
faut donc aviser au moyen de quitter le plus promptement
possible
ce pays du Soleil, dont je ne garderai qu'un lamentable
souvenir!"
Passepartout
songea alors à visiter les paquebots en partance
pour
l'Amérique. Il comptait
s'offrir en qualité de cuisinier
ou de
domestique, ne demandant pour toute rétribution que le
passage
et la nourriture. Une fois &a=
grave;
San Francisco, il verrait
à
se tirer d'affaire. L'importa=
nt,
c'était de traverser ces
quatre
mille sept cents milles du Pacifique qui s'étendent entre
le
Japon et le Nouveau Monde.
Passepartout,
n'étant point homme à laisser languir une idée, se
dirigea
vers le port de Yokohama. Mais
à mesure qu'il
s'approchait
des docks, son projet, qui lui avait paru si simple
au
moment où il en avait eu l'idée, lui semblait de plus en plus=
inexécutable. Pourquoi aurait-on besoin d'un cui=
sinier
ou d'un
domestique
à bord d'un paquebot américain, et quelle confiance
inspirerait-il,
affublé de la sorte? Q=
uelles
recommandations
faire
valoir? Quelles
références indiquer?
Comme il réfléchissait ainsi, ses regards tombèrent sur une<= o:p>
immense
affiche qu'une sorte de clown promenait dans les rues de
Yokohama. Cette affiche était ainsi
libellée en anglais:
TROUPE
JAPONAISE ACROBATIQUE DE
L'HONORABLE WILLIAM BATULCAR
------
DERNIERES REPRESENTATIONS
Avant
leur départ pour les Etats-Unis d'Amérique
=
DES
LONGS-NEZ-LONGS-NEZ
SOUS
L'INVOCATION DIRECTE DU DIEU TINGOU
Grande
Attraction !
"Les
Etats-Unis d'Amérique!
s'écria Passepartout, voilà
justement
mon affaire!..."
Il
suivit l'homme-affiche, et, à sa suite, il rentra bientôt
dans
la ville japonaise. Un quart
d'heure plus tard, il
s'arrêtait
devant une vaste case, que couronnaient plusieurs
faisceaux
de banderoles, et dont les parois extérieures
représentaient,
sans perspective, mais en couleurs violentes,
toute
une bande de jongleurs.
C'était
l'établissement de l'honorable Batulcar, sorte de Barnum
américain,
directeur d'une troupe de saltimbanques, jongleurs,
clowns,
acrobates, équilibristes, gymnastes, qui, suivant
l'affiche,
donnait ses dernières représentations avant de
quitter
l'empire du Soleil pour les Etats de l'Union.
Passepartout
entra sous un péristyle qui précédait la case, et
demanda
Mr. Batulcar. Mr. Batulcar ap=
parut
en personne.
"Que
voulez-vous?" dit-il &ag=
rave;
Passepartout, qu'il prit d'abord
pour
un indigène.
"Avez-vous
besoin d'un domestique?"
demanda Passepartout.
"Un
domestique," s'écria le Barnum en caressant l'épaisse
barbiche
grise qui foisonnait sous son menton, "j'en ai deux,
obéissants,
fidèles, qui ne m'ont jamais quitté, et qui me
servent
pour rien, à condition que je les nourrisse... Et les
voilà,"
ajouta-t-il en montrant ses deux bras robustes,
sillonnés
de veines grosses comme des cordes de contrebasse.
"Ainsi,
je ne puis vous être bon à rien?"
"A
rien."
"Diable! ça m'aurait pourtant fort c=
onvenu
de partir avec
vous."
"Ah
çà!" dit
l'honorable Batulcar, "vous êtes Japonais comme je
suis
un singe! Pourquoi donc
êtes-vous habillé de la sorte?"
"On
s'habille comme on peut!"
"Vrai,
cela. Vous êtes un
Français, vous?"
"Oui,
un Parisien de Paris."
"Alors,
vous devez savoir faire des grimaces?"
"Ma
foi," répondit Passepartout, vexé de voir sa
nationalité
provoquer
cette demande, nous autres Français, nous savons faire
des
grimaces, c'est vrai, mais pas mieux que les Américains!"
"Juste. Eh bien, si je ne vous prends pas =
comme
domestique, je
peux
vous prendre comme clown. Vous
comprenez, mon brave. En
France,
on exhibe des farceurs étrangers, et à l'étranger, des=
farceurs
français!"
"Ah!"
"Vous
êtes vigoureux, d'ailleurs?"
"Surtout
quand je sors de table."
"Et
vous savez chanter?"
"Oui,"
répondit Passepartout, qui avait autrefois fait sa partie
dans
quelques concerts de rue.
"Mais
savez-vous chanter la tête en bas, avec une toupie
tournante
sur la plante du pied gauche, et un sabre en équilibre
sur
la plante du pied droit?"
"Parbleu!" répondit Passepartout, qui =
se
rappelait les premiers
exercices
de son jeune âge.
"C'est
que, voyez-vous, tout est là!"=
répondit l'honorable
Batulcar.
L'engagement
fut conclu hic et nunc.
Enfin,
Passepartout avait trouvé une position. Il était engagé
pour
tout faire dans la célèbre troupe japonaise. C'était peu
flatteur,
mais avant huit jours il serait en route pour San
Francisco.
La
représentation, annoncée à grand fracas par l'honorabl=
e
Batulcar,
devait commencer à trois heures, et bientôt les
formidables
instruments d'un orchestre japonais, tambours et
tam-tams,
tonnaient à la porte. =
On
comprend bien que
Passepartout
n'avait pu étudier un rôle, mais il devait prêter
l'appui
de ses solides épaules dans le grand exercice de la
"grappe
humaine" exécuté par les Longs-Nez du dieu Tingou. Ce
"great
attraction" de la représentation devait clore la série
des
exercices.
Avant
trois heures, les spectateurs avaient envahi la vaste
case. Européens et indigèn=
es,
Chinois et Japonais, hommes,
femmes
et enfants, se précipitaient sur les étroites banquettes
et
dans les loges qui faisaient face à la scène. Les musiciens
étaient
rentrés à l'intérieur, et l'orchestre au complet, gong=
s,
tam-tams,
cliquettes, flûtes, tambourins et grosses caisses,
opéraient
avec fureur.
Cette
représentation fut ce que sont toutes ces exhibitions
d'acrobates. Mais il faut bien avouer que les
Japonais sont les
remiers
équilibristes du monde.
L'un, armé de son éventail et
de
petits morceaux de papier, exécutait l'exercice si gracieux
des
papillons et des fleurs. Un a=
utre,
avec la fumée odorante
de sa
pipe, traçait rapidement dans l'air une série de mots
bleuâtres,
qui formaient un compliment à l'adresse de
l'assemblée. Celui-ci jonglait avec des bougies
allumées, qu'il
éteignit
successivement quand elles passèrent devant ses lèvres,
et
qu'il ralluma l'une à l'autre sans interrompre un seul
instant
sa prestigieuse jonglerie.
Celui-là reproduisit, au
moyen
de toupies tournantes, les plus invraisemblables
combinaisons
; sous sa main, ces ronflantes machines semblaient
s'animer
d'une vie propre dans leur interminable giration ;
elles
couraient sur des tuyaux de pipe, sur des tranchants de
sabre,
sur des fils de fer, véritables cheveux tendus d'un côté=
;
de la
scène à l'autre ; elles faisaient le tour de grands vases
de
cristal, elles gravissaient des échelles de bambou, elles se
dispersaient
dans tous les coins, produisant des effets
harmoniques
d'un étrange caractère en combinant leurs tonalités
diverses. Les jongleurs jonglaient avec elle=
s, et
elles
tournaient
dans l'air ; ils les lançaient comme des volants,
avec
des raquettes de bois, et elles tournaient toujours; ils
les
fourraient dans leur poche, et quand ils les retiraient,
elles
tournaient encore, -- jusqu'au moment où un ressort
détendu
les faisait s'épanouir en gerbes d'artifice!
Inutile
de décrire ici les prodigieux exercices des acrobates et
gymnastes
de la troupe. Les tours de
l'échelle, de la perche,
de la
boule, des tonneaux, etc. fur=
ent
exécutés avec une
précision
remarquable. Mais le principa=
l attrait
de la
représentation
était l'exhibition de ces "Longs-Nez", étonnants
équilibristes
que l'Europe ne connaît pas encore.
Ces
Longs-Nez forment une corporation particulière placée sous
l'invocation
directe du dieu Tingou. V&eci=
rc;tus
comme des hérauts du
Moyen
Age, ils portaient une splendide paire d'ailes à leurs
épaules. Mais ce qui les distinguait plus
spécialement, c'était
ce
long nez dont leur face était agrémentée, et surtout
l'usage
qu'ils
en faisaient. Ces nez
n'étaient rien moins que des
bambous,
longs de cinq, de six, de dix pieds, les uns droits,
les
autres courbés, ceux-ci lisses, ceux-là verruqueux. Or,
c'était
sur ces appendices, fixés d'une façon solide, que
s'opéraient
tous leurs exercices d'équilibre.&n=
bsp;
Une douzaine de
ces
sectateurs du dieu Tingou se couchèrent sur le dos, et leurs
camarades
vinrent s'ébattre sur leurs nez, dressés comme des
paratonnerres,
sautant, voltigeant de celui-ci à celui-là, et
exécutant
les tours les plus invraisemblables.
Pour
terminer, on avait spécialement annoncé au public la
pyramide
humaine, dans laquelle une cinquantaine de Longs-Nez
devaient
figurer le "Char de Jaggernaut".=
Mais au lieu de
former
cette pyramide en prenant leurs épaules pour point
d'appui,
les artistes de l'honorable Batulcar ne devaient
s'emmancher
que par leur nez. Or, l'un de=
ceux
qui formaient la
base
du char avait quitté la troupe, et comme il suffisait
d'être
vigoureux et adroit, Passepartout avait été choisi pour
le
remplacer.
Certes,
le digne garçon se sentit tout piteux, quand -- triste
souvenir
de sa jeunesse -- il eut endossé son costume du Moyen
Age,
orné d'ailes multicolores, et qu'un nez de six pieds lui
eut
été appliqué sur la face! Mais enfin, ce nez, c'était=
son
gagne-pain,
et il en prit son parti.
Passepartout
entra en scène, et vint se ranger avec ceux de ses
collègues
qui devaient figurer la base du Char de Jaggernaut.
Tous
s'étendirent à terre, le nez dressé vers le ciel. Une
seconde
section d'équilibristes vint se poser sur ces longs
appendices,
une troisième s'étagea au-dessus, puis une
quatrième,
et sur ces nez qui ne se touchaient que par leur
pointe,
un monument humain s'éleva bientôt jusqu'aux frises du
théâtre.
Or,
les applaudissements redoublaient, et les instruments de
l'orchestre
éclataient comme autant de tonnerres, quand la
pyramide
s'ébranla, l'équilibre se rompit, un des nez de la base
vint
à manquer, et le monument s'écroula comme un château de=
cartes...
C'était
la faute à Passepartout qui, abandonnant son poste,
franchissant
la rampe sans le secours de ses ailes, et grimpant
à
la galerie de droite, tombait aux pieds d'un spectateur en
s'écriant:
"Ah! mon maître! mon maître!"
"Vous?"
"Moi!"
"Eh
bien! en ce cas, au paquebot,=
mon
garçon!..."
Mr.
Fogg, Mrs. Aouda, qui l'accompagnait, Passepartout s'étaient
précipités
par les couloirs au-dehors de la case.&nbs=
p;
Mais, là, ils
trouvèrent
l'honorable Batulcar, furieux, qui réclamait des
dommages-intérêts
pour "la casse". Ph=
ileas
Fogg apaisa sa
fureur
en lui jetant une poignée de bank-notes. Et, à six
heures
et demie, au moment où il allait partir, Mr. Fogg et Mrs.
Aouda
mettaient le pied sur le paquebot américain, suivis de
Passepartout,
les ailes au dos, et sur la face ce nez de six
pieds
qu'il n'avait pas encore pu arracher de son visage!
PENDANT
LEQUEL S'ACCOMPLIT LA TRAVERSEE DE L'OCEAN PACIFIQUE
Ce
qui était arrivé en vue de Shangaï, on le comprend. Les
signaux
faits par la Tankadère avaient été aperçus du
paquebot
de
Yokohama.
Le
capitaine, voyant un pavillon en berne, s'était dirigé vers
la
petite goélette. Quelq=
ues
instants après, Phileas Fogg,
soldant
son passage au prix convenu, mettait dans la poche du
patron
John Bunsby cinq cent cinquante livres (13 750 F). Puis
l'honorable
gentleman, Mrs. Aouda et Fix étaient montés à bord
du
steamer, qui avait aussitôt fait route pour Nagasaki et
Yokohama.
Arrivé
le matin même, 14 novembre, à l'heure réglementaire,
Phileas
Fogg, laissant Fix aller à ses affaires, s'était rendu &agrav=
e;
bord
du Carnatic, et là il apprenait, à la grande joie de Mrs.
Aouda
-- et peut-être à la sienne, mais du moins il n'en laissa
rien
paraître -- que le Français Passepartout était
effectivement
arrivé la veille à Yokohama.
Phileas
Fogg, qui devait repartir le soir même pour San
Francisco,
se mit immédiatement à la recherche de son
domestique. Il s'adressa, mais en vain, aux ag=
ents
consulaires
français
et anglais, et, après avoir inutilement parcouru les
rues
de Yokohama, il désespérait de retrouver Passepartout,
quand
le hasard, ou peut-être une sorte de pressentiment, le fit
entrer
dans la case de l'honorable Batulcar.
Il n'eût certes
point
reconnu son serviteur sous cet excentrique accoutrement de
héraut;
mais celui-ci, dans sa position renversée, aperçut son
maître
à la galerie. Il ne put
retenir un mouvement de son nez.
De
là rupture de l'équilibre, et ce qui s'ensuivit.
Voilà
ce que Passepartout apprit de la bouche même de Mrs.
Aouda,
qui lui raconta alors comment s'était faite cette
traversée
de Hong-Kong à Yokohama, en compagnie d'un sieur Fix,
sur
la goélette la Tankadère.
Au
nom de Fix, Passepartout ne sourcilla pas.=
Il pensait que le
moment
n'était pas venu de dire à son maître ce qui s'é=
tait
passé
entre l'inspecteur de police et lui.
Aussi, dans
l'histoire
que Passepartout fit de ses aventures, il s'accusa et
s'excusa
seulement d'avoir été surpris par l'ivresse de l'opium
dans
une tabagie de Yokohama.
Mr.
Fogg écouta froidement ce récit, sans répondre; puis i=
l
ouvrit
à son domestique un crédit suffisant pour que celui-ci
pût
se procurer à bord des habits plus convenables. Et, en
effet,
une heure ne s'était pas écoulée, que l'honnête
garçon,
ayant
coupé son nez et rogné ses ailes, n'avait plus rien en lui
qui
rappelât le sectateur du dieu Tingou.
Le
paquebot faisant la traversée de Yokohama à San Francisco
appartenait
à la Compagnie du "Pacific Mail steam", et se
nommait
le General-Grant. C'ét=
ait un
vaste steamer à roues,
jaugeant
deux mille cinq cents tonnes, bien aménagé et doué
d'une
grande vitesse. Un éno=
rme
balancier s'élevait et
s'abaissait
successivement au dessus du pont ; à l'une de ses
extrémités
s'articulait la tige d'un piston, et à l'autre celle
d'une
bielle, qui, transformant le mouvement rectiligne en
mouvement
circulaire, s'appliquait directement à l'arbre des
roues. Le General-Grant était gr&e=
acute;é
en trois-mâts goélette, et
il
possédait une grande surface de voilure, qui aidait
puissamment
la vapeur. A filer ses douze =
milles
à l'heure, le
paquebot
ne devait pas employer plus de vingt et un jours pour
traverser
le Pacifique.
Phileas
Fogg était donc autorisé à croire que, rendu le 2
décembre
à San Francisco, il serait le 11 à New York et le 20 à=
Londres,
-- gagnant ainsi de quelques heures cette date fatale
du 21
décembre.
Les
passagers étaient assez nombreux à bord du steamer, des
Anglais,
beaucoup d'Américains, une véritable émigration de
coolies
pour l'Amérique, et un certain nombre d'officiers de
l'armée
des Indes, qui utilisaient leur congé en faisant le tour
du
monde.
Pendant
cette traversée il ne se produisit aucun incident
nautique. Le paquebot, soutenu sur ses larges
roues, appuyé par
sa
forte voilure, roulait peu.
L'océan Pacifique justifiait
assez
son nom. Mr. Fogg était
aussi calme, aussi peu
communicatif
que d'ordinaire. Sa jeune com=
pagne
se sentait de
plus
en plus attachée à cet homme par d'autres liens que ceux de
la
reconnaissance. Cette silenci=
euse
nature, si généreuse en
somme,
l'impressionnait plus qu'elle ne le croyait, et c'était
presque
à son insu qu'elle se laissait aller à des sentiments
dont
l'énigmatique Fogg ne semblait aucunement subir
l'influence.
En
outre, Mrs. Aouda s'intéressait prodigieusement aux projets
du
gentleman. Elle s'inqui&eacut=
e;tait
des contrariétés qui pouvaient
compromettre
le succès du voyage. S=
ouvent
elle causait avec
Passepartout,
qui n'était point sans lire entre les lignes dans
le
coeur de Mrs. Aouda. Ce brave
garçon avait, maintenant, à
l'égard
de son maître, la foi du charbonnier; il ne tarissait
pas
en éloges sur l'honnêteté, la
générosité, le dévouement de
Phileas
Fogg; puis il rassurait Mrs. Aouda sur l'issue du
voyage,
répétant que le plus difficile était fait, que l'on
était
sorti de ces pays fantastiques de la Chine et du Japon,
que
l'on retournait aux contrées civilisées, et enfin qu'un
train
de San Francisco à New York et un transatlantique de New
York
à Londres suffiraient, sans doute, pour achever cet
impossible
tour du monde dans les délais convenus.
Neuf
jours après avoir quitté Yokohama, Phileas Fogg avait
exactement
parcouru la moitié du globe terrestre.
En
effet, le General-Grant, le 23 novembre, passait au cent
quatre-vingtième
méridien, celui sur lequel se trouvent, dans
l'hémisphère
austral, les antipodes de Londres.
Sur
quatre-vingts
jours mis à sa disposition, Mr. Fogg, il est vrai,
en
avait employé cinquante-deux, et il ne lui en restait plus
que
vingt-huit à dépenser.
Mais il faut remarquer que si le
gentleman
se trouvait à moitié route seulement "par la
différence
des méridiens", il avait en réalité accompli plus=
des
deux
tiers du parcours total. Quels
détours forcés, en effet,
de
Londres à Aden, d'Aden à Bombay, de Calcutta à Singapo=
re,
de
Singapore
à Yokohama! A suivre
circulairement le cinquantième
parallèle,
qui est celui de Londres, la distance n'eût été que
de
douze mille milles environ, tandis que Phileas Fogg était
forcé,
par les caprices des moyens de locomotion, d'en parcourir
vingt-six
mille dont il avait fait environ dix-sept mille cinq
cents,
à cette date du 23 novembre.
Mais maintenant la route
était
droite, et Fix n'était plus là pour y accumuler les
obstacles!
Il
arriva aussi que, ce 23 novembre, Passepartout éprouva une
grande
joie. On se rappelle que
l'entêté s'était obstiné à
garder
l'heure de Londres à sa fameuse montre de famille, tenant
pour
fausses toutes les heures des pays qu'il traversait. Or,
ce
jour-là, bien qu'il ne l'eût jamais ni avancée ni
retardée,
sa
montre se trouva d'accord avec les chronomètres du bord.
Si
Passepartout triompha, cela se comprend de reste. Il aurait
bien
voulu savoir ce que Fix aurait pu dire, s'il eût été
présent.
"Ce
coquin qui me racontait un tas d'histoires sur les
méridiens,
sur le soleil, sur la lune!
répétait Passepartout.
Hein! ces gens-là! Si on les écoutait, on fera=
it de
la belle
horlogerie! J'étais bien sûr qu'u=
n jour
ou l'autre, le soleil
se
déciderait à se régler sur ma montre!..."
Passepartout
ignorait ceci: c'est que si le cadran de sa montre
eût
été divisé en vingt-quatre heures comme les horloges
italiennes,
il n'aurait eu aucun motif de triompher, car les
aiguilles
de son instrument, quand il était neuf heures du matin
à
bord, auraient indiqué neuf heures du soir, c'est-à-dire la
vingt
et unième heure depuis minuit, -- différence
précisément
égale
à celle qui existe entre Londres et le cent
quatre-vingtième
méridien.
Mais
si Fix avait été capable d'expliquer cet effet purement
physique,
Passepartout, sans doute, eût été incapable, sinon de
le
comprendre, du moins de l'admettre.
Et en tout cas, si, par
impossible,
l'inspecteur de police se fût inopinément montré &agrav=
e;
bord
en ce moment, il est probable que Passepartout, à bon droit
rancunier,
eût traité avec lui un sujet tout différent et d'une
tout
autre manière.
Or,
où était Fix en ce moment?...
Fix
était précisément à bord du General-Grant. En effet, en
arrivant
à Yokohama, l'agent, abandonnant Mr. Fogg qu'il
comptait
retrouver dans la journée, s'était immédiatement rendu=
chez
le consul anglais. Là,=
il
avait enfin trouvé le mandat,
qui,
courant après lui depuis Bombay, avait déjà quarante j=
ours
de
date, -- mandat qui lui avait été expédié de Ho=
ng-Kong
par ce
même
Carnatic à bord duquel on le croyait. Qu'on juge du
désappointement
du détective!
Le
mandat devenait inutile! Le s=
ieur
Fogg avait quitté les
possessions
anglaises! Un acte d'extradit=
ion
était maintenant
nécessaire
pour l'arrêter!
"Soit!" se dit Fix, après le premier
moment de colère, "mon
mandat
n'est plus bon ici, il le sera en Angleterre. Ce coquin
a
tout l'air de revenir dans sa patrie, croyant avoir dépisté l=
a
police. Bien. Je le suivrai jusque-là.
veuille
qu'il en reste! Mais en voyag=
es, en
primes, en procès,
en
amendes, en éléphant, en frais de toute sorte, mon homme a
déjà
laissé plus de cinq mille livres sur sa route. Après tout,
la
Banque est riche!"
Son
parti pris, il s'embarqua aussitôt sur le General-Grant.
Il
était à bord, quand Mr. Fogg et Mrs. Aouda y
arrivèrent. A
son
extrême surprise, il reconnut Passepartout sous son costume
de
héraut.
Il se
cacha aussitôt dans sa cabine, afin d'éviter une
explication
qui pouvait tout compromettre, -- et, grâce au
nombre
des passagers, il comptait bien n'être point aperçu de
son
ennemi, lorsque ce jour-là précisément il se trouva fa=
ce
à
face
avec lui sur l'avant du navire.
Passepartout
sauta à la gorge de Fix, sans autre explication,
et,
au grand plaisir de certains Américains qui parièrent
immédiatement
pour lui, il administra au malheureux inspecteur
une
volée superbe, qui démontra la haute supériorité=
; de
la boxe
française
sur la boxe anglaise.
Quand
Passepartout eut fini, il se trouva calme et comme
soulagé. Fix se releva, en assez mauvais
état, et, regardant
son
adversaire, il lui dit froidement:
"Est-ce
fini?"
"Oui,
pour l'instant."
"Alors
venez me parler."
"Que
je..."
"Dans
l'intérêt de votre maître."
Passepartout,
comme subjugué par ce sang-froid, suivit
l'inspecteur
de police, et tous deux s'assirent à l'avant du
steamer.
"Vous
m'avez rossé," dit
Fix. "Bien. A présent, écoutez-m=
oi.
Jusqu'ici
j'ai été l'adversaire de Mr. Fogg, mais maintenant je
suis
dans son jeu."
"Enfin!" s'écria Passepartout, "=
;vous
le croyez un honnête
homme?"
"Non,"
répondit froidement Fix, "je le crois un coquin...Chut!
ne
bougez pas et laissez-moi dire.
Tant que Mr. Fogg a été sur
les possessions anglaises, j'ai eu intérêt à le retenir en<= o:p>
attendant
un mandat d'arrestation. J'ai=
tout
fait pour cela.
J'ai
lancé contre lui les prêtres de Bombay, je vous ai enivr&eacut=
e;
à
Hong-Kong,
je vous ai séparé de votre maître, je lui ai fait
manquer
le paquebot de Yokohama..."
Passepartout
écoutait, les poings fermés.
"Maintenant," reprit Fix, "Mr. Fogg semble
retourner en
Angleterre? Soit, je le suivrai. Mais, désormais, je mettrai
à
écarter
les obstacles de sa route autant de soin et de zèle que
j'en
ai mis jusqu'ici à les accumuler.&n=
bsp;
Vous le voyez, mon jeu
est
changé, et il est changé parce que mon intérêt le
veut.
J'ajoute
que votre intérêt est pareil au mien, car c'est en
Angleterre
seulement que vous saurez si vous êtes au service
d'un
criminel ou d'un honnête homme!"
Passepartout
avait très attentivement écouté Fix, et il fut
convaincu
que Fix parlait avec une entière bonne foi.
"Sommes-nous
amis?" demanda Fix.
"Amis,
non," répondit
Passepartout. "Alli&eacu=
te;s,
oui, et sous
bénéfice
d'inventaire, car, à la moindre apparence de trahison,
je
vous tords le cou."
"Convenu,"
dit tranquillement l'inspecteur de police.
Onze
jours après, le 3 décembre, le General-Grant entrait dans
la
baie de la Porte-d'Or et arrivait à San Francisco.
Mr.
Fogg n'avait encore ni gagné ni perdu un seul jour.
OU
L'ON DONNE UN LEGER APERÇU DE
MEETING
Il
était sept heures du matin, quand Phileas Fogg, Mrs. Aouda et
Passepartout
prirent pied sur le continent américain, -- si
toutefois
on peut donner ce nom au quai flottant sur lequel ils
débarquèrent. Ces quais, montant et descendant a=
vec la
marée,
facilitent
le chargement et le déchargement des navires. Là
s'embossent
les clippers de toutes dimensions, les steamers de
toutes
nationalités, et ces steam-boats à plusieurs étages, q=
ui
font
le service du Sacramento et de ses affluents. Là
s'entassent
aussi les produits d'un commerce qui s'étend au
Mexique,
au Pérou, au Chili, au Brésil, à l'Europe, à
l'Asie, à
toutes
les îles de l'océan Pacifique.
Passepartout,
dans sa joie de toucher enfin la terre américaine,
avait
cru devoir opérer son débarquement en exécutant un sau=
t
périlleux
du plus beau style. Mais quan=
d il
retomba sur le quai
dont
le plancher était vermoulu, il faillit passer au travers.
Tout
décontenancé de la façon dont il avait "pris
pied" sur le
nouveau
continent, l'honnête garçon poussa un cri formidable,
qui
fit envoler une innombrable troupe de cormorans et de
pélicans,
hôtes habituels des quais mobiles.
Mr.
Fogg, aussitôt débarqué, s'informa de l'heure à
laquelle
partait
le premier train pour New York.
C'était à six heures du
soir. Mr. Fogg avait donc une journ&eacu=
te;e
entière à dépenser dans
la
capitale californienne. Il fit
venir une voiture pour Mrs.
Aouda
et pour lui.
Passepartout
monta sur le siège, et le véhicule, à trois dollars
la
course, se dirigea vers International-Hôtel.
De la
place élevée qu'il occupait, Passepartout observait avec
curiosité
la grande ville américaine:
larges rues, maisons
basses
bien alignées, églises et temples d'un gothique
anglo-saxon,
docks immenses, entrepôts comme des palais, les uns
en
bois, les autres en brique ; dans les rues, voitures
nombreuses,
omnibus, "cars" de tramways, et sur les trottoirs
encombrés,
non seulement des Américains et des Européens, mais
aussi
des Chinois et des Indiens, -- enfin de quoi composer une
population
de plus de deux cent mille habitants.
Passepartout
fut assez surpris de ce qu'il voyait.
Il en était
encore
à la cité légendaire de 1849, à la ville des
bandits, des
incendiaires
et des assassins, accourus à la conquête des
pépites,
immense capharnaüm de tous les déclassés, où l'on=
jouait
la poudre l'or, un revolver d'une main et un couteau de
l'autre. Mais "ce beau temps"
était passé. San
Francisco
présentait
l'aspect d'une grande ville commerçante. La haute
tour
de l'hôtel de ville, où veillent les guetteurs, dominait
tout
cet ensemble de rues et d'avenues, se coupant à angles
droits,
entre lesquels s'épanouissaient des squares verdoyants,
puis une ville chinoise qui semblait avoir été importée du<= o:p>
Céleste
Empire dans une boîte à joujoux. Plus de sombreros,
plus
de chemises rouges à la mode des coureurs de placers, plus
d'Indiens
emplumés, mais des chapeaux de soie et des habits
noirs,
que portaient un grand nombre de gentlemen doués d'une
activité
dévorante. Certaines r=
ues,
entre autres
Montgommery-street
-- le Régent-street de Londres, le boulevard
des
Italiens de Paris, le Broadway de New York --, étaient
bordées
de magasins splendides, qui offraient à leur étalage les
produits
du monde entier.
Lorsque
Passepartout arriva à International-Hôtel, il ne lui
semblait
pas qu'il eût quitté l'Angleterre.
Le
rez-de-chaussée de l'hôtel était occupé par un
immense "bar"
,
sorte de buffet ouvert gratis à tout passant. Viande sèche,
soupe
aux huîtres, biscuit et chester s'y débitaient sans que le
consommateur
eût à délier sa bourse. Il ne payait que sa
boisson,
ale, porto ou xérès, si sa fantaisie le portait à se
rafraîchir. Cela parut "très
américain" à Passepartout.
Le
restaurant de l'hôtel était confortable. Mr. Fogg et Mrs.
Aouda
s'installèrent devant une table et furent abondamment
servis
dans des plats lilliputiens par des Nègres du plus beau
noir.
Après
déjeuner, Phileas Fogg, accompagné de Mrs. Aouda, quitta
l'hôtel
pour se rendre aux bureaux du consul anglais afin d'y
faire
viser son passeport. Sur le
trottoir, il trouva son
domestique,
qui lui demanda si, avant de prendre le chemin de
fer
du Pacifique, il ne serait pas prudent d'acheter quelques
douzaines
de carabines Enfield ou de revolvers Colt.
Passepartout
avait entendu parler de Sioux et de Pawnies, qui
arrêtent
les trains comme de simples voleurs espagnols. Mr.
Fogg
répondit que c'était là une précaution inutile,
mais il le
laissa
libre d'agir comme il lui conviendrait.&nb=
sp;
Puis il se
dirigea
vers les bureaux de l'agent consulaire.
Phileas
Fogg n'avait pas fait deux cents pas que, "par le plus
grand
des hasards", il rencontrait Fix.&nbs=
p;
L'inspecteur se montra
extrêmement
surpris. Comment! Mr. Fogg et lui avaient fait
ensemble
la traversée du Pacifique, et ils ne s'étaient pas
rencontrés
à bord! En tout cas, F=
ix ne
pouvait être qu'honoré
de
revoir le gentleman auquel il devait tant, et, ses affaires
le
rappelant en Europe, il serait enchanté de poursuivre son
voyage
en une si agréable compagnie.
Mr.
Fogg répondit que l'honneur serait pour lui, et Fix -- qui
tenait
à ne point le perdre de vue -- lui demanda la permission
de
visiter avec lui cette curieuse ville de San Francisco. Ce
qui
fut accordé.
Voici
donc Mrs. Aouda, Phileas Fogg et Fix flânant par les rues.
Ils
se trouvèrent bientôt dans Montgommery-street, où
l'affluence
du populaire était énorme.&n=
bsp;
Sur les trottoirs, au
milieu
de la chaussée, sur les rails des tramways, malgré le
passage
incessant des coaches et des omnibus, au seuil des
boutiques,
aux fenêtres de toutes les maisons, et même jusque
sur
les toits, foule innombrable. Des
hommes-affiches
circulaient
au milieu des groupes. Des
bannières et des
banderoles
flottaient au vent. Des cris
éclataient de toutes
parts.
"Hurrah
pour Kamerfield!"
"Hurrah
pour Mandiboy!"
C'était
un meeting. Ce fut du moins la
pensée de Fix, et il
communiqua
son idée à Mr. Fogg, en ajoutant:
"Nous
ferons peut-être bien, monsieur, de ne point nous mêler à=
;
cette
cohue. Il n'y a que de mauvais
coups à recevoir.
"En
effet," répondit Phileas Fogg, "et les coups de poing, pou=
r
être
politiques, n'en sont pas moins des coups de poing!"
Fix
crut devoir sourire en entendant cette observation, et, afin
de
voir sans être pris dans la bagarre, Mrs. Aouda, Phileas Fogg
et
lui prirent place sur le palier supérieur d'un escalier que
desservait
une terrasse, située en contre-haut de
Montgommery-street. Devant eux, de l'autre côt&e=
acute;
de la rue,
entre
le wharf d'un marchand de charbon et le magasin d'un
négociant
en pétrole, se développait un large bureau en plein
vent,
vers lequel les divers courants de la foule semblaient
converger.
Et
maintenant, pourquoi ce meeting? A
quelle occasion se
tenait-il? Phileas Fogg l'ignorait absolument=
. S'agissait-il
de la
nomination d'un haut fonctionnaire militaire ou civil,
d'un
gouverneur d'Etat ou d'un membre du Congrès? Il était
permis
de le conjecturer, à voir l'animation extraordinaire qui
passionnait
la ville. En ce moment un mou=
vement
considérable se
produisit
dans la foule. Toutes les mai=
ns
étaient en l'air.
Quelques-unes,
solidement fermées, semblaient se lever et
s'abattre
rapidement au milieu des cris, -- manière énergique,
sans
doute, de formuler un vote. D=
es
remous agitaient la masse
qui
refluait. Les bannières
oscillaient, disparaissaient un
instant
et reparaissaient en loques. =
Les
ondulations de la
houle
se propageaient jusqu'à l'escalier, tandis que toutes les
têtes
moutonnaient à la surface comme une mer soudainement
remuée
par un grain. Le nombre des
chapeaux noirs diminuait à
vue
d'oeil, et la plupart semblaient avoir perdu de leur hauteur
normale.
"C'est
évidemment un meeting," dit Fix, "et la question qui l'a
provoqué
doit être palpitante. J=
e ne
serais point étonné qu'il
fût
encore question de l'affaire de l'Alabama, bien qu'elle
soit
résolue."
"Peut-être,"
répondit simplement Mr. Fogg.
"En
tout cas," reprit Fix, "deux champions sont en présence l'=
un
de
l'autre, l'honorable Kamerfield et l'honorable Mandiboy."
Mrs.
Aouda, au bras de Phileas Fogg, regardait avec surprise
cette
scène tumultueuse, et Fix allait demander à l'un de ses
voisins
la raison de cette effervescence populaire, quand un
mouvement
plus accusé se prononça.&nbs=
p;
Les hurrahs, agrémentés
d'injures,
redoublèrent. La hampe=
des
bannières se transforma
en
arme offensive. Plus de mains=
, des
poings partout. Du haut
des
voitures arrêtées, et des omnibus enrayés dans leur cou=
rse,
s'échangeaient
force horions. Tout servait de
projectiles.
Bottes
et souliers décrivaient dans l'air des trajectoires très
tendues,
et il sembla même que quelques revolvers mêlaient aux
vociférations
de la foule leurs détonations nationales.
La
cohue se rapprocha de l'escalier et reflua sur les premières
marches. L'un des partis était
évidemment repoussé, sans que
les
simples spectateurs pussent reconnaître si l'avantage
restait
à Mandiboy ou à Kamerfield.
"Je
crois prudent de nous retirer," dit Fix, qui ne tenait pas à
ce
que "son homme" reçût un mauvais coup ou se fît
une mauvaise
affaire. S'il est question de l'Angleterre =
dans
tout ceci et
qu'on
nous reconnaisse, nous serons fort compromis dans la
bagarre!"
"Un
citoyen anglais...," répondit Phileas Fogg.
Mais
le gentleman ne put achever sa phrase.&nbs=
p;
Derrière lui, de
cette
terrasse qui précédait l'escalier, partirent des
hurlements
épouvantables. On
criait: "Hurrah! Hip! Hi=
p!
pour
Mandiboy!" C'était une troupe
d'électeurs qui arrivait à la
rescousse,
prenant en flanc les partisans de Kamerfield.
Mr.
Fogg, Mrs. Aouda, Fix se trouvèrent entre deux feux. Il
était
trop tard pour s'échapper.
Ce torrent d'hommes, armés de
cannes
plombées et de casse-tête, était irrésistible. Phileas
Fogg
et Fix, en préservant la jeune femme, furent horriblement
bousculés. Mr. Fogg, non moins flegmatique que
d'habitude,
voulut
se défendre avec ces armes naturelles que la nature a
mises
au bout des bras de tout Anglais, mais inutilement. Un
énorme
gaillard à barbiche rouge, au teint coloré, large
d'épaules,
qui paraissait être le chef de la bande, leva son
formidable
poing sur Mr. Fogg, et il eût fort endommagé le
gentleman, si Fix, par dévouement, n'eût reçu le coup à sa<= o:p>
place. Une énorme bosse se
développa instantanément sous le
chapeau
de soie du détective, transformé en simple toque.
"Yankee!" dit Mr. Fogg, en lançant &a=
grave;
son adversaire un regard
de profond
mépris.
"Englishman!" répondit l'autre.
"Nous
nous retrouverons!"
"Quand
il vous plaira. -- Votre nom?=
"
"Phileas
Fogg. Le vôtre?"
"Le
colonel Stamp W. Proctor."
Puis,
cela dit, la marée passa.
Fix fut renversé et se releva,
les
habits déchirés, mais sans meurtrissure sérieuse. Son
paletot
de voyage s'était séparé en deux parties inégal=
es,
et
son
pantalon ressemblait à ces culottes dont certains Indiens --
affaire
de mode -- ne se vêtent qu'après en avoir préalablement=
enlevé
le fond. Mais, en somme, Mrs.=
Aouda
avait été épargnée,
et,
seul, Fix en était pour son coup de poing.
"Merci,"
dit Mr. Fogg à l'inspecteur, dès qu'ils furent hors de
la
foule.
"Il
n'y a pas de quoi," répondit Fix, mais venez.
"Où?"
"Chez
un marchand de confection."
En
effet, cette visite était opportune. Les habits de Phileas
Fogg
et de Fix étaient en lambeaux, comme si ces deux gentlemen
se
fussent battus pour le compte des honorables Kamerfield et
Mandiboy.
Une
heure après, ils étaient convenablement vêtus et coiff&=
eacute;s.
Puis
ils revinrent à International-Hôtel.
Là,
Passepartout attendait son maître, armé d'une demi-douzaine
de revolvers-poignards à six coups et à inflammation centrale. <= o:p>
Quand
il aperçut Fix en compagnie de Mr. Fogg, son front
s'obscurcit. Mais Mrs. Aouda, ayant fait en que=
lques
mots le
récit
de ce qui s'était passé, Passepartout se rasséré=
;na.
Evidemment
Fix n'était plus un ennemi, c'était un allié. Il
tenait
sa parole.
Le
dîner terminé, un coach fut amené, qui devait conduire
à la
gare
les voyageurs et leurs colis. Au
moment de monter en
voiture,
Mr. Fogg dit à Fix:
"Vous
n'avez pas revu ce colonel Proctor?"
"Non,"
répondit Fix.
"Je
reviendrai en Amérique pour le retrouver," dit froidement
Phileas
Fogg. "Il ne serait pas
convenable qu'un citoyen
anglais
se laissât traiter de cette façon."
L'inspecteur
sourit et ne répondit pas.
Mais, on le voit, Mr.
Fogg
était de cette race d'Anglais qui, s'ils ne tolèrent pas le
duel
chez eux, se battent à l'étranger, quand il s'agit de
soutenir
leur honneur.
A six
heures moins un quart, les voyageurs atteignaient la gare
et
trouvaient le train prêt à partir. Au moment où Mr. Fogg
allait
s'embarquer, il avisa un employé et le rejoignant:
"Mon
ami," lui dit-il, "n'y a-t-il pas eu quelques troubles
aujourd'hui
à San Francisco?"
"C'était
un meeting, monsieur," répondit l'employé.
"Cependant,
j'ai cru remarquer une certaine animation dans les
rues."
"Il
s'agissait simplement d'un meeting organisé pour une
élection."
"L'élection
d'un général en chef, sans doute?" demanda Mr.
Fogg.
"Non,
monsieur, d'un juge de paix."
Sur
cette réponse, Phileas Fogg monta dans le wagon, et le train
partit
à toute vapeur.
DANS
LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU
PACIFIQUE
"Ocean
to Ocean" -- ainsi disent les Américains --, et ces trois
mots
devraient être la dénomination générale du
"grand trunk",
qui
traverse les Etats-Unis d'Amérique dans leur plus grande
largeur.
Mais,
en réalité, le "Pacific rail-road" se divise en deu=
x
parties
distinctes: "Central
Pacific" entre San Francisco et
Ogden,
et "Union Pacific" entre Ogden et Omaha. Là se
raccordent
cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en
communication
fréquente avec New York.
New
York et San Francisco sont donc présentement réunis par un
ruban
de métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois
mille
sept cent quatre-vingt-six milles.
Entre Omaha et le
Pacifique,
le chemin de fer franchit une contrée encore
fréquentée
par les Indiens et les fauves, -- vaste étendue de
territoire
que les Mormons commencèrent à coloniser vers 1845,
après
qu'ils eurent été chassés de l'Illinois.
Autrefois,
dans les circonstances les plus favorables, on
employait
six mois pour aller de New York à San Francisco.
Maintenant,
on met sept jours.
C'est
en 1862 que, malgré l'opposition des députés du Sud, q=
ui
voulaient
une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road fut
arrêté
entre le quarante et unième et le quarante-deuxième
parallèle. Le président Lincoln, de si
regrettée mémoire, fixa
lui-même,
dans l'Etat de Nebraska, à la ville d'Omaha, la tête
de
ligne du nouveau réseau.
Les travaux furent aussitôt
commencés
et poursuivis avec cette activité américaine, qui
n'est
ni paperassière ni bureaucratique.&=
nbsp;
La rapidité de la
main-d'oeuvre
ne devait nuire en aucune façon à la bonne
exécution
du chemin. Dans la prairie, on
avançait à raison d'un
mille
et demi par jour. Une locomot=
ive,
roulant sur les rails
de la
veille, apportait les rails du lendemain, et courait à
leur
surface au fur et à mesure qu'ils étaient posés.
Le
Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur son
parcours,
dans les Etats de Iowa, du Kansas, du Colorado et de
l'Oregon. En quittant Omaha, il longe la rive
gauche de
Platte-river
jusqu'à l'embouchure de la branche du nord, suit la
branche
du sud, traverse les terrains de Laramie et les
montagnes
Wahsatch, contourne le lac Salé, arrive à Lake Salt
City,
la capitale des Mormons, s'enfonce dans la vallée de la
Tuilla,
longe le désert américain, les monts de Cédar et
Humboldt,
Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par
Sacramento
jusqu'au Pacifique, sans que ce tracé dépasse en
pente
cent douze pieds par mille, même dans la traversée des
montagnes
Rocheuses.
Telle
était cette longue artère que les trains parcouraient en
sept
jours, et qui allait permettre à l'honorable Phileas Fogg
-- il
l'espérait du moins -- de prendre, le 11, à New York, le
paquebot
de Liverpool.
Le
wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibus=
qui
reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun, dont
la
mobilité permet d'attaquer des courbes de petit rayon. A
l'intérieur,
point de compartiments : deux files de sièges,
disposés
de chaque côté, perpendiculairement à l'axe, et entre
lesquels
était réservé un passage conduisant aux cabinets de
toilette
et autres, dont chaque wagon est pourvu.&n=
bsp;
Sur toute la
longueur
du train, les voitures communiquaient entre elles par
des
passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler d'une
extrémité
à l'autre du convoi, qui mettait à leur disposition
des
wagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants
et
des wagons à cafés.
Il n'y manquait que des wagons-théâtres.
Mais
il y en aura un jour.
Sur
les passerelles circulaient incessamment des marchands de
livres
et de journaux, débitant leur marchandise, et des
vendeurs
de liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne
manquaient
point de chalands.
Les
voyageurs étaient partis de la station d'Oakland à six
heures
du soir. Il faisait
déjà nuit, -- une nuit froide,
sombre,
avec un ciel couvert dont les nuages menaçaient de se
résoudre
en neige. Le train ne marchai=
t pas
avec une grande
rapidité. En tenant compte des arrêts,=
il ne
parcourait pas
plus
de vingt milles à l'heure, vitesse qui devait, cependant,
lui
permettre de franchir les Etats-Unis dans les temps
réglementaires.
On
causait peu dans le wagon.
D'ailleurs, le sommeil allait
bientôt
gagner les voyageurs. Passepa=
rtout
se trouvait placé
auprès
de l'inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas.
Depuis
les derniers événements, leurs relations s'étaient
notablement
refroidies.
Plus
de sympathie, plus d'intimité.
Fix n'avait rien changé à
sa
manière d'être, mais Passepartout se tenait, au contraire,
sur
une extrême réserve, prêt au moindre soupçon &agr=
ave;
étrangler son
ancien
ami.
Une
heure après le départ du train, la neige tomba --, neige
fine,
qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche du
convoi. On n'apercevait plus à trav=
ers
les fenêtres qu'une
immense
nappe blanche, sur laquelle, en déroulant ses volutes,
la
vapeur de la locomotive paraissait grisâtre.
A
huit heures, un "steward" entra dans le wagon et annonça a=
ux
voyageurs
que l'heure du coucher était sonnée. Ce wagon était
un
"sleeping-car", qui, en quelques minutes, fut transformé e=
n
dortoir. Les dossiers des bancs se
replièrent, des couchettes
soigneusement
paquetées se déroulèrent par un système
ingénieux,
des
cabines furent improvisées en quelques instants, et chaque
voyageur
eut bientôt à sa disposition un lit confortable, que
d'épais
rideaux défendaient contre tout regard indiscret. Les
draps
étaient blancs, les oreillers moelleux. Il n'y avait plus
qu'à
se coucher et à dormir -- ce que chacun fit, comme s'il se
fût
trouvé dans la cabine confortable d'un paquebot --, pendant
que
le train filait à toute vapeur à travers l'Etat de
Californie.
Dans
cette portion du territoire qui s'étend entre San Francisco
et
Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin
de
fer, sous le nom de "Central Pacific road", prit d'abord
Sacramento
pour point de départ, et s'avança vers l'est à la
rencontre
de celui qui partait d'Omaha. De
San Francisco à la
capitale
de la Californie, la ligne courait directement au
nord-est,
en longeant American-river, qui se jette dans la baie
de
San Pablo. Les cent vingt mil=
les compris
entre ces deux
importantes
cités furent franchis en six heures, et vers minuit,
pendant
qu'ils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs
passèrent
à Sacramento. Ils ne v=
irent
donc rien de cette ville
considérable,
siège de la législature de l'Etat de Californie,
ni
ses beaux quais, ni ses rues larges, ni ses hôtels
splendides,
ni ses squares, ni ses temples.
En
sortant de Sacramento, le train, après avoir dépassé l=
es
stations
de Junction, de Roclin, d'Auburn et de Colfax,
s'engagea
dans le massif de la Sierra Nevada.
Il était sept
heures
du matin quand fut traversée la station de Cisco. Une
heure
après, le dortoir était redevenu un wagon ordinaire et les
voyageurs
pouvaient à travers les vitres entrevoir les points de
vue
pittoresques de ce montagneux pays.
Le tracé du train
obéissait
aux caprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de
la
montagne, là suspendu au-dessus des précipices, évitant
les
angles
brusques par des courbes audacieuses, s'élançant dans des
gorges
étroites que l'on devait croire sans issues. La
locomotive,
étincelante comme une châsse, avec son grand fanal
qui
jetait de fauves lueurs, sa cloche argentée, son
"chasse-vache",
qui s'étendait comme un éperon, mêlait ses
sifflements
et ses mugissements à ceux des torrent et des
cascades,
et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins.
Peu
ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le
rail-road
contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas
dans
la ligne droite le plus court chemin d'un point à un autre,
et ne
violentant pas la nature.
Vers
neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétra=
it
dans
l'Etat de Nevada, suivant toujours la direction du
nord-est. A midi, il quittait Reno, où=
; les
voyageurs eurent
vingt
minutes pour déjeuner.
Depuis ce point, la voie ferrée,
côtoyant
Humboldt-river, s'éleva pendant quelques milles vers le
nord,
en suivant son cours. Puis el=
le
s'infléchit vers l'est,
et ne
devait plus quitter le cours d'eau avant d'avoir atteint
les
Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque à
l'extrémité
orientale de l'Etat du Nevada.
Après
avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons
reprirent
leur place dans le wagon. Phi=
leas
Fogg, la jeune
femme,
Fix et Passepartout, confortablement assis, regardaient
le
paysage varié qui passait sous leurs yeux, -- vastes
prairies,
montagnes se profilant à l'horizon, « creeks » roulant
leurs
eaux écumeuses. Parfoi=
s, un
grand troupeau de bisons, se
massant
au loin, apparaissait comme une digue mobile. Ces
innombrables
armées de ruminants opposent souvent un
insurmontable
obstacle au passage des trains. On
a vu des
milliers
de ces animaux défiler pendant plusieurs heures, en
rangs
pressés, au travers du rail-road.&n=
bsp;
La locomotive est alors
forcée
de s'arrêter et d'attendre que la voie soit redevenue
libre.
Ce
fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois
heures
du soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le
rail-road. La machine, après avoir
modéré sa vitesse, essaya
d'engager
son éperon dans le flanc de l'immense colonne, mais
elle
dut s'arrêter devant l'impénétrable masse.
On
voyait ces ruminants -- ces buffalos, comme les appellent
improprement
les Américains -- marcher ainsi de leur pas
tranquille,
poussant parfois des beuglements formidables. Ils
avaient
une taille supérieure à celle des taureaux d'Europe, les
jambes
et la queue courtes, le garrot saillant qui formait une
bosse
musculaire, les cornes écartées à la base, la tê=
te,
le cou
et
les épaulés recouverts d'une crinière à longs
poils. Il ne
fallait
pas songer à arrêter cette migration. Quand les bisons
ont
adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni
modifier
leur marche. C'est un torrent=
de
chair vivante
qu'aucune
digue ne saurait contenir.
Les
voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce
curieux
spectacle. Mais celui qui dev=
ait
être le plus pressé de
tous,
Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendait
philosophiquement
qu'il plût aux buffles de lui livrer passage.
Passepartout
était furieux du retard que causait cette
agglomération
d'animaux. Il eût voulu
décharger contre eux son
arsenal
de revolvers.
"Quel
pays!"
s'écria-t-il.
"De simples boeufs qui arrêtent des
trains,
et qui s'en vont là, processionnellement, sans plus se
hâter
que s'ils ne gênaient pas la circulation! Pardieu! je
voudrais
bien savoir si Mr. Fogg avait prévu ce contretemps dans
son
programme! Et ce mécan=
icien
qui n'ose pas lancer sa machine
à
travers ce bétail encombrant!"
Le
mécanicien n'avait point tenté de renverser l'obstacle, et il=
avait
prudemment agi. Il eût
écrasé sans doute les premiers
buffles
attaqués par l'éperon de la locomotive; mais, si
puissante
qu'elle fût, la machine eût été arrêt&eacut=
e;e
bientôt, un
déraillement
se serait inévitablement produit, et le train fût
resté
en détresse.
Le
mieux était donc d'attendre patiemment, quitte ensuite à
regagner
le temps perdu par une accélération de la marche du
train. Le défilé des bisons=
dura
trois grandes heures, et la
voie
ne redevint libre qu'à la nuit tombante. A ce moment, les
derniers
rangs du troupeau traversaient les rails, tandis que
les
premiers disparaissaient au-dessous de l'horizon du sud.
Il
était donc huit heures, quand le train franchit les
défilés
des
Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu'il pénétra
sur
le territoire de l'Utah, la région du grand lac Salé, le
curieux
pays des Mormons.
DANS
LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES
A
L'HEURE, UN COURS D'HISTOIRE MORMONE
Pendant
la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est
sur
un espace de cinquante milles environ; puis il remonta
d'autant
vers le nord-est, en s'approchant du grand lac Salé.
Passepartout,
vers neuf heures du matin, vint prendre l'air sur
les
passerelles. Le temps é=
;tait
froid, le ciel gris, mais il ne
neigeait
plus. Le disque du soleil,
élargi par les brumes,
apparaissait
comme une énorme pièce d'or, et Passepartout
s'occupait
à en calculer la valeur en livres sterling, quand il
fut
distrait de cet utile travail par l'apparition d'un
personnage
assez étrange.
Ce
personnage, qui avait pris le train à la station d'Elko,
était
un homme de haute taille, très brun, moustaches noires,
bas
noirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir,
cravate
blanche, gants de peau de chien. On
eût dit un
révérend. Il allait d'une extrémit&ea=
cute;
du train à l'autre, et, sur
la
portière de chaque wagon, il collait avec des pains à
cacheter
une notice écrite à la main.
Passepartout
s'approcha et lut sur une de ces notices que
l'honorable
"elder" William Hitch, missionnaire mormon,
profitant
de sa présence sur le train n° 48, ferait, de onze
heures
à midi, dans le car n° 117, une conférence sur le
mormonisme
--, invitant à l'entendre tous les gentlemen soucieux
de
s'instruire touchant les mystères de la religion des "Saints
des
derniers jours".
"Certes,
j'irai", se dit Passepartout, qui ne connaissait guère
du
mormonisme que ses usages polygames, base de la société
mormone.
La
nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait
une
centaine de voyageurs. Sur ce
nombre, trente au plus,
alléchés par l'appât de la conférence, occupaient à onze heures<= o:p>
les
banquettes du car n° 117.
Passepartout figurait au premier
rang
des fidèles. Ni son
maître ni Fix n'avaient cru devoir se
déranger.
A
l'heure dite, l'elder William Hitch se leva, et d'une voix
assez
irritée, comme s'il eût été contredit d'avance, =
il
s'écria:
"Je
vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère
Hvram
est un martyr, et que les persécutions du gouvernement de
l'Union
contre les prophètes vont faire également un martyr de
Brigham
Young! Qui oserait soutenir le
contraire?"
Personne
ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont
l'exaltation
contrastait avec sa physionomie naturellement
calme. Mais, sans doute, sa colère
s'expliquait par ce fait que
le
mormonisme était actuellement soumis à de dures épreuv=
es.
Et,
en effet, le gouvernement des Etats-Unis venait, non sans
peine,
de réduire ces fanatiques indépendants. Il s'était rendu
maître
de l'Utah, et l'avait soumis aux lois de l'Union, après
avoir
emprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de
polygamie. Depuis cette époque, les
disciples du prophète
redoublaient
leurs efforts, et, en attendant les actes, ils
résistaient
par la parole aux prétentions du Congrès. On le
voit,
l'elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu'en
chemin
de fer.
Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de<= o:p>
sa
voix et la violence de ses gestes, l'histoire du mormonisme,
depuis
les temps bibliques:
"comment, dans Israël, un prophète
mormon
de la tribu de Joseph publia les annales de la religion
nouvelle,
et les légua à son fils Morom ; comment, bien des
siècles
plus tard, une traduction de ce précieux livre, écrit en
caractères
égyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier
de
l'Etat de Vermont, qui se révéla comme prophète mystiq=
ue
en
1825
; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dans une
forêt
lumineuse et lui remit les annales du Seigneur."
En ce
moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le réci=
t
rétrospectif
du missionnaire, quittèrent le wagon; mais William
Hitch,
continuant, raconta "comment Smyth junior, réunissant son
père,
ses deux frères et quelques disciples, fonda la religion
des
Saints des derniers jours --, religion qui, adoptée non
seulement
en Amérique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en
Allemagne,
compte parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre
de
gens exerçant des professions libérales ; comment une colonie=
fut
fondée dans l'Ohio; comment un temple fut élevé au pri=
x de
deux
cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland ; comment
Smyth
devint un audacieux banquier et reçut d'un simple montreur
de
momies un papyrus contenant un récit écrit de la main
d'Abraham
et autres célèbres Egyptiens."
Cette
narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs
s'éclaircirent
encore, et le public ne se composa plus que d'une
vingtaine
de personnes.
Mais
l'elder, sans s'inquiéter de cette désertion, raconta avec
détail
"comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837 ; comme
quoi
ses actionnaires ruinés l'enduisirent de goudron et le
roulèrent
dans la plume; comme quoi on le retrouva, plus
honorable
et plus honoré que jamais, quelques années après, &agr=
ave;
Independance,
dans le Missouri, et chef d'une communauté
florissante,
qui ne comptait pas moins de trois mille disciples,
et
qu'alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir
dans
le Far West américain."
Dix
auditeurs étaient encore là, et parmi eux l'honnête
Passepartout,
qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi
qu'il
apprit "comment, après de longues persécutions, Smyth
reparut
dans l'Illinois et fonda en 1839, sur les bords du
Mississippi,
Nauvoo-la-Belle, dont la population s'éleva jusqu'à
vingt-cinq
mille âmes ; comment Smyth en devint le maire, le
juge
suprême et le général en chef; comment, en 1843, il pos=
a sa
candidature
à la présidence des Etats-Unis, et comment enfin,
attiré
dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison et
assassiné
par une bande d'hommes masqués."
En ce
moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon,
et
l'elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles,
lui
rappela que, deux ans après l'assassinat de Smyth, son
successeur,
le prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant
Nauvoo,
vint s'établir aux bords du lac Salé, et que là, sur c=
et
admirable
territoire, au milieu de cette contrée fertile, sur le
chemin
des émigrants qui traversaient l'Utah pour se rendre en
Californie,
la nouvelle colonie, grâce aux principes polygames
du
mormonisme, prit une extension énorme.
"Et
voilà," ajouta William Hitch, "voilà pourquoi la
jalousie du
Congrès
s'est exercée contre nous!
pourquoi les soldats de
l'Union
ont foulé le sol de l'Utah!
pourquoi notre chef, le
prophète
Brigham Young, a été emprisonné au mépris de to=
ute
justice! Céderons-nous à la
force? Jamais! Chassés du
Vermont,
chassés de l'Illinois, chassés de l'Ohio, chassés du
Missouri,
chassés de l'Utah, nous retrouverons encore quelque
territoire
indépendant où nous planterons notre tente... Et
vous,
mon fidèle, ajouta l'elder en fixant sur son unique
auditeur
des regards courroucés, planterez-vous la vôtre à
l'ombre
de notre drapeau?"
"Non",
répondit bravement Passepartout, qui s'enfuit à son tour,
laissant
l'énergumène prêcher dans le désert.
Mais
pendant cette conférence, le train avait marché rapidement,
et,
vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le
grand
lac Salé. De là=
, on
pouvait embrasser, sur un vaste
périmètre,
l'aspect de cette mer intérieure, qui porte aussi le
nom
de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain
d'Amérique.
Lac admirable, encadré=
de
belles roches sauvages, à
larges
assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe d'eau qui
couvrait
autrefois un espace plus considérable; mais avec le
temps,
ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en
accroissant
sa profondeur.
Le
lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de
trente-cinq,
est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus
du
niveau de la mer. Bien
différent du lac Asphaltite, dont la
dépression
accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est
considérable,
et ses eaux tiennent en dissolution le quart de
leur
poids de matière solide.
Leur pesanteur spécifique est de
1
170, celle de l'eau distillée étant 1 000. Aussi les poissons
n'y
peuvent vivre. Ceux qu'y jett=
ent le
Jourdain, le Weber et
autres
creeks, y périssent bientôt ; mais il n'est pas vrai que
la
densité de ses eaux soit telle qu'un homme n'y puisse
plonger.
Autour
du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les
Mormons
s'entendent aux travaux de la terre : des ranchos et des
corrals
pour les animaux domestiques, des champs de blé, de
maïs,
de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de
rosiers
sauvages, des bouquets d'acacias et d'euphorbes, tel eût
été
l'aspect de cette contrée, six mois plus tard ; mais en ce
moment
le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui
le
poudrait légèrement.
A
deux heures, les voyageurs descendaient à la station d'Ogden.
Le
train ne devant repartir qu'à six heures, Mr. Fogg, Mrs.
Aouda
et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se
rendre
à la Cité des Saints par le petit embranchement qui se
détache
de la station d'Ogden. Deux h=
eures
suffisaient à
visiter
cette ville absolument américaine et, comme telle, bâtie
sur
le patron de toutes les villes de l'Union, vastes échiquiers
à
longues lignes froides, avec la "tristesse lugubre des angles
droits",
suivant l'expression de Victor Hugo.
Le fondateur de
la
Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de
symétrie
qui
distingue les Anglo-Saxons. D=
ans ce
singulier pays, où les
hommes
ne sont certainement pas à la hauteur des institutions,
tout
se fait "carrément", les villes, les maisons et les
sottises.
A
trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues
de la cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières<= o:p>
ondulations
des monts Wahsatch. Ils y
remarquèrent peu ou point
d'églises,
mais, comme monuments, la maison du prophète, la
Court-house
et l'arsenal; puis, des maisons de brique bleuâtre
avec
vérandas et galeries, entourées de jardins, bordées
d'acacias,
de palmiers et de caroubiers. Un
mur d'argile et de
cailloux,
construit en 1853, ceignait la ville.
Dans la
principale
rue, où se tient le marché, s'élevaient quelques
hôtels
ornés de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.
Mr.
Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort
peuplée. Les rues étaient pres=
que
désertes, -- sauf toutefois
la
partie du Temple, qu'ils n'atteignirent qu'après avoir
traversé
plusieurs quartiers entourés de palissades. Les femmes
étaient
assez nombreuses, ce qui s'explique par la composition
singulière
des ménages mormons. I=
l ne
faut pas croire,
cependant,
que tous les Mormons soient polygames.&nbs=
p;
On est libre,
mais
il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de
l'Utah
qui tiennent surtout à être épousées, car, suiva=
nt
la
religion
du pays, le ciel mormon n'admet point à la possession
de
ses béatitudes les célibataires du sexe féminin. Ces pauvres
créatures
ne paraissaient ni aisées ni heureuses.
Quelques-unes,
les plus riches sans doute, portaient une
jaquette
de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou
un
châle fort modeste. Les
autres n'étaient vêtues que
d'indienne.
Passepartout,
lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne
regardait
pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de
faire
à plusieurs le bonheur d'un seul Mormon. Dans son bon
sens,
c'était le mari qu'il plaignait surtout. Cela lui
paraissait
terrible d'avoir à guider tant de dames à la fois au
travers
des vicissitudes de la vie, à les conduire ainsi en
troupe
jusqu'au paradis mormon, avec cette perspective de les y
retrouver
pour l'éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui
devait
faire l'ornement de ce lieu de délices. Décidément, il
ne se
sentait pas la vocation, et il trouvait -- peut-être
s'abusait-il
en ceci -- que les citoyennes de Great-Lake-City
jetaient
sur sa personne des regards un peu inquiétants.
Très
heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait
pas
se prolonger. A quatre heures=
moins
quelques minutes, les
voyageurs
se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place
dans
leurs wagons.
Le
coup de sifflet se fit entendre; mais au moment où les roues
motrices
de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient
à
imprimer au train quelque vitesse, ces cris: "Arrêtez!
arrêtez!"
retentirent.
On
n'arrête pas un train en marche.&nbs=
p;
Le gentleman qui proférait
ces
cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à
perdre
haleine. Heureusement p=
our
lui, la gare n'avait ni
portes
ni barrières. Il
s'élança donc sur la voie, sauta sur le
marchepied
de la dernière voiture, et tomba essoufflé sur une
des
banquettes du wagon.
Passepartout,
qui avait suivi avec émotion les incidents de
cette
gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il
s'intéressa
vivement, quand il apprit que ce citoyen de l'Utah
n'avait
ainsi pris la fuite qu'à la suite d'une scène de ménag=
e.
Lorsque
le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à
lui
demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout
seul,
-- et à la façon dont il venait de décamper, il lui en=
supposait
une vingtaine au moins.
"Une,
monsieur!" répond=
it le
Mormon en levant les bras au ciel,
"une,
et c'était assez!"
DANS
LEQUEL PASSEPARTOUT NE PUT PARVENIR A FAIRE ENTENDRE LE
LANGAGE
DE LA RAISON
Le
train, en quittant Great-Salt-Lake et la station d'Ogden,
s'éleva
pendant une heure vers le nord, jusqu'à Weber-river,
ayant
franchi neuf cents milles environ depuis
partir
de ce point, il reprit la direction de l'est à travers le
massif
accidenté des monts Wahsatch.
C'est dans cette partie du
territoire,
comprise entre ces montagnes et les montagnes
Rocheuses
proprement dites, que les ingénieurs américains ont
été
aux prises avec les plus sérieuses difficultés. Aussi, dans
ce
parcours, la subvention du gouvernement de l'Union s'est-elle
élevée
à quarante-huit mille dollars par mille, tandis qu'elle
n'était
que de seize mille dollars en plaine; mais les
ingénieurs,
ainsi qu'il a été dit, n'ont pas violenté la nature,
ils
ont rusé avec elle, tournant les difficultés, et pour
atteindre
le grand bassin, un seul tunnel, long de quatorze
mille
pieds, a été percé dans tout le parcours du rail-road.=
C'était
au lac Salé même que le tracé avait atteint jusqu'alors=
sa
plus haute cote d'altitude. D=
epuis
ce point, son profil
décrivait
une courbe très allongée, s'abaissant vers la vallée
du
Bitter-creek, pour remonter jusqu'au point de partage des
eaux
entre l'Atlantique et le Pacifique.
Les rios étaient
nombreux
dans cette montagneuse région.
Il fallut franchir sur
des
ponceaux le Muddy, le Green et autres.&nbs=
p;
Passepartout était
devenu
plus impatient à mesure qu'il s'approchait du but. Mais
Fix,
à son tour, aurait voulu être déjà sorti de cette
difficile
contrée. Il craignait les retards, il redou=
tait
les accidents,
et
était plus pressé que Phileas Fogg lui-même de mettre le
pied
sur
la terre anglaise!
A dix
heures du soir, le train s'arrêtait à la station de
Fort-Bridger,
qu'il quitta presque aussitôt, et, vingt milles
plus
loin, il entrait dans l'Etat de Wyoming, -- l'ancien Dakota
--,
en suivant toute la vallée du Bitter-creek, d'où
s'écoulent
une
partie des eaux qui forment le système hydrographique du
Colorado.
Le
lendemain, 7 décembre, il y eut un quart d'heure d'arrêt &agra=
ve;
la
station
de Green-river. La neige avait
tombé pendant la nuit
assez
abondamment, mais, mêlée à de la pluie, à demi
fondue,
elle
ne pouvait gêner la marche du train.=
Toutefois, ce mauvais
temps
ne laissa pas d'inquiéter Passepartout, car l'accumulation
des
neiges, en embourbant les roues des wagons, eût certainement
compromis
le voyage.
"Aussi,
quelle idée," se disait-il, "mon maître a-t-il eue d=
e
voyager
pendant l'hiver! Ne pouvait-il
attendre la belle saison
pour
augmenter ses chances?"
Mais,
en ce moment, où l'honnête garçon ne se préoccup=
ait
que de
l'état
du ciel et de l'abaissement de la température, Mrs. Aouda
éprouvait
des craintes plus vives, qui provenaient d'une tout
autre
cause.
En
effet, quelques voyageurs étaient descendus de leur wagon, et
se
promenaient sur le quai de la gare de Green-river, en
attendant
le départ du train. Or,
à travers la vitre, la jeune
femme
reconnut parmi eux le colonel Stamp W. Proctor, cet
Américain
qui s'était si grossièrement comporté à
l'égard de
Phileas
Fogg pendant le meeting de San Francisco.&=
nbsp;
Mrs. Aouda,
ne
voulant pas être vue, se rejeta en arrière.
Cette
circonstance impressionna vivement la jeune femme. Elle
s'était
attachée à l'homme qui, si froidement que ce fût, lui
donnait
chaque jour les marques du plus absolu dévouement. Elle
ne
comprenait pas, sans doute, toute la profondeur du sentiment
que
lui inspirait son sauveur, et à ce sentiment elle ne donnait
encore
que le nom de reconnaissance, mais, à son insu, il y
avait
plus que cela. Aussi son coeu=
r se
serra-t-il, quand elle
reconnut
le grossier personnage auquel Mr. Fogg voulait tôt ou
tard
demander raison de sa conduite.
Evidemment, c'était le
hasard
seul qui avait amené dans ce train le colonel Proctor,
mais
enfin il y était, et il fallait empêcher à tout prix qu=
e
Phileas
Fogg aperçut son adversaire.
Mrs.
Aouda, lorsque le train se fut remis en route, profita d'un
moment
où sommeillait Mr. Fogg pour mettre Fix et Passepartout
au
courant de la situation.
"Ce
Proctor est dans le train!"
s'écria Fix. &q=
uot;Eh
bien,
rassurez-vous,
madame, avant d'avoir affaire au sieur... à Mr.
Fogg,
il aura affaire à moi ! Il me semble que, dans tout ceci,
c'est
encore moi qui ai reçu les plus graves insultes!"
"Et,
de plus," ajouta Passepartout, "je me charge de lui, tout
colonel
qu'il est."
"Monsieur
Fix," reprit Mrs. Aouda, "Mr. Fogg ne laissera à
personne
le soin de le venger. Il est =
homme,
il l'a dit, à
revenir
en Amérique pour retrouver cet insulteur. Si donc il
aperçoit
le colonel Proctor, nous ne pourrons empêcher une
rencontre,
qui peut amener de déplorables résultats. Il faut
donc
qu'il ne le voie pas."
"Vous
avez raison, madame," répondit Fix, "une rencontre
pourrait
tout perdre. Vainqueur ou vai=
ncu,
Mr. Fogg serait
retardé,
et..."
"Et,"
ajouta Passepartout, "cela ferait le jeu des gentlemen du
Reform-Club. Dans quatre jours nous serons &agr=
ave;
New York! Eh
bien,
si pendant quatre jours mon maître ne quitte pas son
wagon,
on peut espérer que le hasard ne le mettra pas face à
face
avec ce maudit Américain, que Dieu confonde! Or, nous
saurons
bien l'empêcher..."
La
conversation fut suspendue. M=
r.
Fogg s'était réveillé, et
regardait
la campagne à travers la vitre tachetée de neige.
Mais,
plus tard, et sans être entendu de son maître ni de Mrs.
Aouda,
Passepartout dit à l'inspecteur de police:
"Est-ce
que vraiment vous vous battriez pour lui?"
"Je
ferai tout pour le ramener vivant en Europe!" répondit
simplement
Fix, d'un ton qui marquait une implacable volonté.
Passepartout
sentit comme un frisson lui courir par le corps,
mais
ses convictions à l'endroit de son maître ne faiblirent
pas.
Et
maintenant, y avait-il un moyen quelconque de retenir Mr.
Fogg
dans ce compartiment pour prévenir toute rencontre entre le
colonel
et lui? Cela ne pouvait &ecir=
c;tre
difficile, le gentleman
étant
d'un naturel peu remuant et peu curieux.&n=
bsp;
En tout cas,
l'inspecteur
de police crut avoir trouvé ce moyen, car, quelques
instants
plus tard, il disait à Phileas Fogg:
"Ce
sont de longues et lentes heures, monsieur, que celles que
l'on
passe ainsi en chemin de fer."
"En effet," répondit le gentleman, "mais elles passent."<= o:p>
"A
bord des paquebots," reprit l'inspecteur, "vous aviez
l'habitude
de faire votre whist?"
"Oui,"
répondit Phileas Fogg, "mais ici ce serait difficile. Je
n'ai
ni cartes ni partenaires."
"Oh! les cartes, nous trouverons bien
à les acheter. On vend=
de
tout dans les wagons américains.&nb=
sp;
Quant aux partenaires, si,
par
hasard, madame..."
"Certainement,
monsieur," répondit vivement la jeune femme, "je
connais
le whist. Cela fait partie de
l'éducation anglaise."
"Et
moi," reprit Fix, "j'ai quelques prétentions à bien
jouer ce
jeu. Or, à nous trois et un
mort..."
"Comme
il vous plaira, monsieur," répondit Phileas Fogg,
enchanté
de reprendre son jeu favori --, même en chemin de fer.
Passepartout
fut dépêché à la recherche du steward, et il rev=
int
bientôt
avec deux jeux complets, des fiches, des jetons et une
tablette
recouverte de drap. Rien ne
manquait. Le jeu
commença.
Mrs.
Aouda savait très suffisamment le whist, et elle reçut m&ecir=
c;me
quelques
compliments du sévère Phileas Fogg. Quant à
l'inspecteur,
il était tout simplement de première force, et
digne
de tenir tête au gentleman.
"Maintenant,"
se dit Passepartout à lui-même, "nous le tenons.
Il ne
bougera plus!"
A
onze heures du matin, le train avait atteint le point de
partage
des eaux des deux océans.
C'était à Passe-Bridger, à
une
hauteur de sept mille cinq cent vingt-quatre pieds anglais
au-dessus
du niveau de la mer, un des plus hauts points touchés
par
le profil du tracé dans ce passage à travers les montagnes
Rocheuses. Après deux cents milles env=
iron,
les voyageurs se
trouveraient
enfin sur ces longues plaines qui s'étendent
jusqu'à
l'Atlantique, et que la nature rendait si propices à
l'établissement
d'une voie ferrée. Sur=
le
versant du bassin
atlantique se développaient déjà les premiers rios, affluents ou<= o:p>
sous-affluents
de North-Platte-river. Tout
l'horizon du nord et
de
l'est était couvert par cette immense courtine
semi-circulaire,
qui forme la portion septentrionale des
Rocky-Mountains,
dominée par le pic de Laramie.
Entre cette
courbure
et la ligne de fer s'étendaient de vastes plaines,
largement
arrosées. Sur la droit=
e du
rail-road s'étageaient les
premières
rampes du massif montagneux qui s'arrondit au sud
jusqu'aux
sources de la rivière de l'Arkansas, l'un des grands
tributaires
du Missouri.
A
midi et demi, les voyageurs entrevoyaient un instant le fort
Halleck,
qui commande cette contrée.
Encore quelques heures, et
la
traversée des montagnes Rocheuses serait accomplie. On
pouvait
donc espérer qu'aucun accident ne signalerait le passage
du
train à travers cette difficile région. La neige avait cessé
de
tomber. Le temps se mettait au
froid sec. De grands
oiseaux,
effrayés par la locomotive, s'enfuyaient au loin.
Aucun
fauve, ours ou loup, ne se montrait sur la plaine.
C'était
le désert dans son immense nudité.
Après
un déjeuner assez confortable, servi dans le wagon même,
Mr.
Fogg et ses partenaires venaient de reprendre leur
interminable
whist, quand de violents coups de sifflet se firent
entendre. Le train s'arrêta.
Passepartout
mit la tête à la portière et ne vit rien qui
motivât
cet arrêt. Aucune stati=
on
n'était en vue.
Mrs.
Aouda et Fix purent craindre un instant que Mr. Fogg ne
songeât
à descendre sur la voie.
Mais le gentleman se contenta
de
dire à son domestique:
"Voyez
donc ce que c'est."
Passepartout
s'élança hors du wagon.
Une quarantaine de
voyageurs
avaient déjà quitté leurs places, et parmi eux le
colonel
Stamp W. Proctor.
Le
train était arrêté devant un signal tourné au ro=
uge
qui
fermait
la voie. Le mécanicien=
et le
conducteur, étant
descendus,
discutaient assez vivement avec un garde-voie, que le
chef
de gare de Medicine-Bow, la station prochaine, avait envoyé
au-devant
du train. Des voyageurs
s'étaient approchés et
prenaient
part à la discussion, -- entre autres le susdit
colonel
Proctor, avec son verbe haut et ses gestes impérieux.
Passepartout,
ayant rejoint le groupe, entendit le garde-voie
qui
disait:
"Non! il n'y a pas moyen de passer! Le pont de Medicine-Bow
est
ébranlé et ne supporterait pas le poids du train."
Ce
pont, dont il était question, était un pont suspendu, jet&eac=
ute;
sur
un rapide, à un mille de l'endroit où le convoi s'étai=
t
arrêté. Au dire du garde-voie, il
menaçait ruine, plusieurs des
fils
étaient rompus, et il était impossible d'en risquer le
passage. Le garde-voie n'exagérait d=
onc en
aucune façon en
affirmant
qu'on ne pouvait passer. Et
d'ailleurs, avec les
habitudes
d'insouciance des Américains, on peut dire que, quand
ils se mettent à être prudents, il y aurait folie à ne pas<= o:p>
l'être.
Passepartout,
n'osant aller prévenir son maître, écoutait, les
dents
serrées, immobile comme une statue.
Ah
çà! s'éc=
ria le
colonel Proctor, nous n'allons pas,
j'imagine,
rester ici à prendre racine dans la neige!"
"Colonel," répondit le conducteur, on a
télégraphié à la
station
d'Omaha pour demander un train, mais il n'est pas
probable
qu'il arrive à Medicine-Bow avant six heures."
"Six
heures!" s'écria
Passepartout.
"Sans
doute," répondit le conducteur. "D'ailleurs, ce temps
nous
sera nécessaire pour gagner à pied la station."
"A
pied!"
s'écrièrent tous les voyageurs.
"Mais
à quelle distance est donc cette station?" demanda l'un
d'eux
au conducteur.
"A
douze milles, de l'autre côté de la rivière."
"Douze
milles dans la neige!"
s'écria Stamp W. Proctor.
Le colonel lança une bordée de jurons, s'en prenant à la<= o:p>
compagnie,
s'en prenant au conducteur, et Passepartout, furieux,
n'était
pas loin de faire chorus avec lui.
Il y avait là un
obstacle
matériel contre lequel échoueraient, cette fois, toutes
les
bank-notes de son maître.
Au
surplus, le désappointement était général parmi=
les
voyageurs,
qui, sans compter le retard, se voyaient obligés à
faire
une quinzaine de milles à travers la plaine couverte de
neige. Aussi était-ce un brouhaha,=
des
exclamations, des
vociférations,
qui auraient certainement attiré l'attention de
Phileas
Fogg, si ce gentleman n'eût été absorbé par son =
jeu.
Cependant
Passepartout se trouvait dans la nécessité de le
prévenir,
et, la tête basse, il se dirigeait vers le wagon,
quand
le mécanicien du train -- un vrai Yankee, nommé Forster
--,
élevant la voix, dit:
"Messieurs,
il y aurait peut-être moyen de passer."
"Sur
le pont" répondit un voyageur.
"Sur
le pont."
"Avec
notre train?" demanda le
colonel.
"Avec
notre train."
Passepartout
s'était arrêté, et dévorait les paroles du
mécanicien.
"Mais
le pont menace ruine!" r=
eprit
le conducteur.
"N'importe,"
répondit Forster. Je c=
rois
qu'en lançant le train
avec
son maximum de vitesse, on aurait quelques chances de
passer."
"Diable!" fit Passepartout.
Mais
un certain nombre de voyageurs avaient été immédiateme=
nt
séduits
par la proposition. Elle plai=
sait
particulièrement au
colonel
Proctor. Ce cerveau
brûlé trouvait la chose très
faisable. Il rappela même que des
ingénieurs avaient eu l'idée
de
passer des rivières "sans pont" avec des trains rigides
lancés
à toute vitesse, etc. =
Et, en
fin de compte, tous les
intéressés dans la question se rangèrent à l'avis du mécanicien.<= o:p>
"Nous
avons cinquante chances pour passer," disait l'un.
"Soixante,"
disait l'autre.
"Quatre-vingts!...quatre-vingt-dix
sur cent!"
Passepartout
était ahuri, quoiqu'il fût prêt à tout tenter pou=
r
opérer
le passage du Medicine-creek, mais la tentative lui
semblait
un peu trop "américaine".
"D'ailleurs,"
pensa-t-il, "il y a une chose bien plus simple à
faire,
et ces gens-là n'y songent même pas!..."
"Monsieur,"
dit-il à un des voyageurs, "le moyen proposé par le
mécanicien
me paraît un peu hasardé, mais..."
"Quatre-vingts
chances! répondit le
voyageur, qui lui tourna le
dos.
"Je
sais bien," répondit Passepartout en s'adressant à un au=
tre
gentleman,
"mais une simple réflexion..."
"Pas
de réflexion, c'est inutile!"&=
nbsp;
répondit l'Américain
interpellé
en haussant les épaules, puisque le mécanicien assure
qu'on
passera!"
"Sans
doute," reprit Passepartout, "on passera, mais il serait
peut-être
plus prudent..."
"Quoi! prudent! s'écria le colonel Proctor,=
que
ce mot,
entendu
par hasard, fit bondir. A gra=
nde
vitesse, on vous dit!
Comprenez-vous? A grande vitesse!"
"Je
sais... je comprends..."
répétait Passepartout, auquel
personne
ne laissait achever sa phrase, "mais il serait, sinon
plus
prudent, puisque le mot vous choque, du moins plus
naturel..."
"Qui? que? quoi? Qu'a-t-il donc celui-là ave=
c son
naturel?.."
s'écria-t-on
de toutes parts.
Le
pauvre garçon ne savait plus de qui se faire entendre.
"Est-ce
que vous avez peur?" lui
demanda le colonel Proctor.
"Moi,
peur!" s'écria Pa=
ssepartout. "Eh bien, soit! Je
montrerai
à ces gens-là qu'un Français peut être aussi
américain
qu'eux!"
"En
voiture! en voiture!"
"Oui! en voiture," rép&eacut=
e;tait
Passepartout, "en voiture! Et
tout
de
suite! Mais on ne m'empêchera pas de penser qu'il eût
été
plus
naturel de nous faire d'abord passer à pied sur ce pont,
nous
autres voyageurs, puis le train ensuite!..."
Mais
personne n'entendit cette sage réflexion, et personne n'eût
voulu
en reconnaître la justesse.
Les
voyageurs étaient réintégrés dans leur wagon. Passepartout
reprit
sa place, sans rien dire de ce qui s'était passé. Les
joueurs
étaient tout entiers à leur whist.
La
locomotive siffla vigoureusement.
Le mécanicien, renversant
la
vapeur, ramena son train en arrière pendant près d'un mille
--,
reculant comme un sauteur qui veut prendre son élan.
Puis,
à un second coup de sifflet, la marche en avant
recommença: elle s'accéléra ;
bientôt la vitesse devint
effroyable
; on n'entendait plus qu'un seul hennissement sortant
de la
locomotive; les pistons battaient vingt coups à la
seconde;
les essieux des roues fumaient dans les boîtes à
graisse. On sentait, pour ainsi dire, que le
train tout entier,
marchant
avec une rapidité de cent milles à l'heure, ne pesait
plus
sur les rails. La vitesse man=
geait
la pesanteur.
Et
l'on passa! Et ce fut comme un
éclair. On ne vit rien=
du
pont. Le convoi sauta, on peut le dire, =
d'une
rive à l'autre,
et le
mécanicien ne parvint à arrêter sa machine emport&eacut=
e;e
qu'à
cinq
milles au-delà de la station.
Mais
à peine le train avait-il franchi la rivière, que le pont,
définitivement
ruiné, s'abîmait avec fracas dans le rapide de
Medicine-Bow.
OU IL
SERA FAIT LE RECIT D'INCIDENTS DIVERS QUI NE SE
RENCONTRENT
QUE SUR LES RAIL-ROADS DE L'UNION
Le
soir même, le train poursuivait sa route sans obstacles,
dépassait
le fort Sauders, franchissait la passe de
arrivait
à la passe d'Evans. En=
cet
endroit, le rail-road
atteignait
le plus haut point du parcours, soit huit mille
quatre-vingt-onze
pieds au-dessus du niveau de l'océan. Les
voyageurs
n'avaient plus qu'à descendre jusqu'à l'Atlantique sur
ces
plaines sans limites, nivelées par la nature.
Là
se trouvait sur le « grand trunk » l'embranchement de
Denver-city,
la principale ville du Colorado. Ce
territoire est
riche
en mines d'or et d'argent, et plus de cinquante mille
habitants
y ont déjà fixé leur demeure.
A ce
moment, treize cent quatre-vingt-deux milles avaient été
faits
depuis San Francisco, en trois jours et trois nuits.
Quatre
nuits et quatre jours, selon toute prévision, devaient
suffire
pour atteindre New York. Phil=
eas
Fogg se maintenait
donc
dans les délais réglementaires.
Pendant
la nuit, on laissa sur la gauche le camp Walbah. Le
Lodge-pole-creek
courait parallèlement à la voie, en suivant la
frontière
rectiligne commune aux Etats du Wyoming et du
Colorado. A onze heures, on entrait dans le
Nebraska, on
passait
près du Sedgwick, et l'on touchait à Julesburgh, placé=
sur
la branche sud de Platte-river.
C'est
à ce point que se fit l'inauguration de l'Union Pacific
Road,
le 23 octobre 1867, et dont l'ingénieur en chef fut le
général
J. M. Dodge. Là
s'arrêtèrent les deux puissantes
locomotives,
remorquant les neuf wagons des invités, au nombre
desquels
figurait le vice-président, Mr. Thomas C. Durant ; là
retentirent
les acclamations; là, les Sioux et les Pawnies
donnèrent
le spectacle d'une petite guerre indienne; là, les
feux
d'artifice éclatèrent; là, enfin, se publia, au moyen
d'une
imprimerie
portative, le premier numéro du journal Railway
Pioneer. Ainsi fut célébr&eac=
ute;e
l'inauguration de ce grand chemin
de
fer, instrument de progrès et de civilisation, jeté à
travers
le
désert et destiné à relier entre elles des villes et d=
es
cités
qui n'existaient pas encore. =
Le
sifflet de la locomotive,
plus
puissant que la lyre d'Amphion, allait bientôt les faire
surgir
du sol américain.
A
huit heures du matin, le fort Mac-Pherson était laissé en
arrière. Trois cent cinquante-sept milles
séparent ce point
d'Omaha. La voie ferrée suivait, sur=
sa
rive gauche, les
capricieuses
sinuosités de la branche sud de Platte-river. A
neuf
heures, on arrivait à l'importante ville de North-Platte,
bâtie
entre ces deux bras du grand cours d'eau, qui se
rejoignent
autour d'elle pour ne plus former qu'une seule artère
--,
affluent considérable dont les eaux se confondent avec
celles
du Missouri, un peu au-dessus d'Omaha.
Le
cent-unième méridien était franchi.
Mr.
Fogg et ses partenaires avaient repris leur jeu. Aucun
d'eux
ne se plaignait de la longueur de la route --, pas même le
mort. Fix avait commencé par gagn=
er
quelques guinées, qu'il
était
en train de reperdre, mais il ne se montrait pas moins
passionné
que Mr. Fogg. Pendant cette
matinée, la chance
favorisa
singulièrement ce gentleman.
Les atouts et les
honneurs
pleuvaient dans ses mains. A =
un
certain moment, après
avoir
combiné un coup audacieux, il se préparait à jouer piq=
ue,
quand,
derrière la banquette, une voix se fit entendre, qui
disait:
"Moi,
je jouerais carreau..."
Mr.
Fogg, Mrs. Aouda, Fix levèrent la tête. Le colonel Proctor
était
près d'eux.
Stamp
W. Proctor et Phileas Fogg se reconnurent aussitôt.
"Ah! c'est vous, monsieur l'Anglais,&qu=
ot;
s'écria le colonel,
"c'est
vous qui voulez jouer pique!"
"Et
qui le joue," répondit froidement Phileas Fogg, en abattant
un
dix de cette couleur.
"Eh
bien, il me plaît que ce soit carreau", répliqua le colon=
el
Proctor
d'une voix irritée.
Et il
fit un geste pour saisir la carte jouée, en ajoutant:
"Vous
n'entendez rien à ce jeu."
"Peut-être
serai-je plus habile à un autre," dit Phileas Fogg,
qui
se leva.
"Il
ne tient qu'à vous d'en essayer, fils de John Bull!"
répliqua
le grossier personnage.
Mrs.
Aouda était devenue pâle.&nbs=
p;
Tout son sang lui refluait au
coeur. Elle avait saisi le bras de Phileas
Fogg, qui la
repoussa
doucement. Passepartout
était prêt à se jeter sur
l'Américain,
qui regardait son adversaire de l'air le plus
insultant. Mais Fix s'était levé=
;, et,
allant au colonel
Proctor,
il lui dit:
"Vous
oubliez que c'est moi à qui vous avez affaire, monsieur,
moi
que vous avez, non seulement injurié, mais frappé!"
"Monsieur
Fix," dit Mr. Fogg, "je vous demande pardon, mais ceci
me
regarde seul. En préte=
ndant
que j'avais tort de jouer pique,
le
colonel m'a fait une nouvelle injure, et il m'en rendra
raison."
"Quand
vous voudrez, et où vous voudrez," répondit
l'Américain,
et
à l'arme qu'il vous plaira!"
Mrs.
Aouda essaya vainement de retenir Mr. Fogg. L'inspecteur
tenta
inutilement de reprendre la querelle à son compte.
Passepartout
voulait jeter le colonel par la portière, mais un
signe
de son maître l'arrêta.
Phileas Fogg quitta le wagon, et
l'Américain
le suivit sur la passerelle.
"Monsieur,"
dit Mr. Fogg à son adversaire, "je suis fort pressé
de
retourner en Europe, et un retard quelconque préjudicierait
beaucoup
à mes intérêts."
"Eh
bien! qu'est-ce que cela me
fait?" répondit le
colonel
Proctor.
"Monsieur,"
reprit très poliment Mr. Fogg, "après notre
rencontre
à San Francisco, j'avais formé le projet de venir vous
retrouver
en Amérique, dès que j'aurais terminé les affaires qui=
m'appellent
sur l'ancien continent."
"Vraiment!"
"Voulez-vous
me donner rendez-vous dans six mois?"
"Pourquoi
pas dans six ans?"
"Je
dis six mois," répondit Mr. Fogg, "et je serai exact au
rendez-vous."
"Des
défaites, tout cela!"
s'écria Stamp W. Proctor.&nb=
sp;
"Tout de
suite
ou pas."
"Soit,"
répondit Mr. Fogg.
"Vous allez à New York?"
"Non."
"A
Chicago?"
"Non."
"A
Omaha?"
"Peu
vous importe! Connaissez-vous
Plum-Creek?"
"Non,"
répondit Mr. Fogg.
"C'est
la station prochaine. Le trai=
n y
sera dans une heure.
Il y
stationnera dix minutes. En d=
ix
minutes, on peut échanger
quelques
coups de revolver."
"Soit,"
répondit Mr. Fogg. &qu=
ot;Je
m'arrêterai à Plum-Creek."
"Et
je crois même que vous y resterez!" ajouta l'Américain av=
ec
une
insolence sans pareille.
"Qui
sait, monsieur?" répondit Mr. Fogg, et il rentra dans son
wagon,
aussi froid que d'habitude.
Là,
le gentleman commença par rassurer Mrs. Aouda, lui disant
que
les fanfarons n'étaient jamais à craindre. Puis il pria Fix
de
lui servir de témoin dans la rencontre qui allait avoir lieu.
Fix
ne pouvait refuser, et Phileas Fogg reprit tranquillement
son
jeu interrompu, en jouant pique avec un calme parfait.
A
onze heures, le sifflet de la locomotive annonça l'approche de
la
station de Plum-Creek. Mr. Fo=
gg se
leva, et, suivi de Fix,
il se
rendit sur la passerelle.
Passepartout l'accompagnait,
portant
une paire de revolvers. Mrs. =
Aouda
était restée dans le
wagon,
pâle comme une morte.
En ce
moment, la porte de l'autre wagon s'ouvrit, et le colonel
Proctor
apparut également sur la passerelle, suivi de son
témoin,
un Yankee de sa trempe. Mais
à l'instant où les deux
adversaires
allaient descendre sur la voie, le conducteur
accourut
et leur cria:
"On
ne descend pas, messieurs."
"Et
pourquoi?" demanda le colonel.
"Nous
avons vingt minutes de retard, et le train ne s'arrête
pas."
"Mais
je dois me battre avec monsieur."
"Je
le regrette," répondit l'employé, "mais nous repart=
ons
immédiatement. Voici la cloche qui sonne!"
La
cloche sonnait, en effet, et le train se remit en route.
"Je
suis vraiment désolé," messieurs, "dit alors le
conducteur.
En
toute autre circonstance, j'aurai pu vous obliger. Mais,
après
tout, puisque vous n'avez pas eu le temps de vous battre
ici,
qui vous empêche de vous battre en route?"
"Cela
ne conviendra peut-être pas à monsieur!" dit le colonel
Proctor
d'un air goguenard.
"Cela
me convient parfaitement," répondit Phileas Fogg.
"Allons,
décidément, nous sommes en Amérique!" pensa
Passepartout,
et le conducteur de train est un gentleman du
meilleur
monde!"
Et ce
disant il suivit son maître.
Les
deux adversaires, leurs témoins, précédés du
conducteur, se
rendirent,
en passant d'un wagon à l'autre, à l'arrière du
train. Le dernier wagon n'était
occupé que par une dizaine de
voyageurs. Le conducteur leur demanda s'ils
voulaient bien,
pour
quelques instants, laisser la place libre à deux gentlemen
qui
avaient une affaire d'honneur à vider.
Comment
donc! Mais les voyageurs
étaient trop heureux de
pouvoir
être agréables aux deux gentlemen, et ils se retirèrent=
sur
les passerelles.
Ce
wagon, long d'une cinquantaine de pieds, se prêtait très
convenablement
à la circonstance. Les=
deux
adversaires
pouvaient
marcher l'un sur l'autre entre les banquettes et
s'arquebuser
à leur aise. Jamais du=
el ne
fut plus facile à
régler. Mr. Fogg et le colonel Proctor, mu=
nis
chacun de deux
revolvers
à six coups, entrèrent dans le wagon. Leurs témoins,
restés
en dehors, les y enfermèrent.
Au
premier coup de sifflet de la locomotive, ils devaient
commencer
le feu... Puis, après =
un
laps de deux minutes, on
retirerait
du wagon ce qui resterait des deux gentlemen.
Rien
de plus simple en vérité.&nb=
sp;
C'était même si simple, que Fix
et
Passepartout sentaient leur coeur battre à se briser.
On
attendait donc le coup de sifflet convenu, quand soudain des
cris
sauvages retentirent. Des
détonations les accompagnèrent,
mais
elles ne venaient point du wagon réservé aux duellistes.
Ces détonations
se prolongeaient, au contraire, jusqu'à l'avant
et
sur toute la ligne du train. =
Des
cris de frayeur se
faisaient
entendre à l'intérieur du convoi.
Le
colonel Proctor et Mr. Fogg, revolver au poing, sortirent
aussitôt
du wagon et se précipitèrent vers l'avant, où
retentissaient
plus bruyamment les détonations et les cris.
Ils
avaient compris que le train était attaqué par une bande de
Sioux.
Ces hardis Indiens n'en étaient pas à leur coup d'essai, et plus<= o:p>
d'une
fois déjà ils avaient arrêté les convois. Suivant leur
habitude,
sans attendre l'arrêt du train, s'élançant sur les
marchepieds
au nombre d'une centaine, ils avaient escaladé les
wagons
comme fait un clown d'un cheval au galop.
Ces
Sioux étaient munis de fusils.
De là les détonations
auxquelles
les voyageurs, presque tous armés, ripostaient par
des
coups de revolver. Tout d'abo=
rd,
les Indiens s'étaient
précipités
sur la machine. Le
mécanicien et le chauffeur
avaient
été à demi assommés à coups de
casse-tête. Un chef
sioux,
voulant arrêter le train, mais ne sachant pas manoeuvrer
la
manette du régulateur, avait largement ouvert l'introduction
de la
vapeur au lieu de la fermer, et la locomotive, emportée,
courait
avec une vitesse effroyable.
En
même temps, les Sioux avaient envahi les wagons, ils
couraient
comme des singes en fureur sur les impériales, ils
enfonçaient
les portières et luttaient corps à corps avec les
voyageurs. Hors du wagon de bagages, forc&eac=
ute;
et pillé, les colis
étaient
précipités sur la voie.
Cris et coups de feu ne
discontinuaient
pas.
Cependant
les voyageurs se défendaient avec courage. Certains
wagons, barricadés, soutenaient un siège, comme de véritables<= o:p>
forts
ambulants, emportés avec une rapidité de cent milles à=
l'heure.
Dès
le début de l'attaque, Mrs. Aouda s'était courageusement
comportée. Le revolver à la main, elle=
se
défendait
héroïquement,
tirant à travers les vitres brisées, lorsque
quelque
sauvage se présentait à elle. Une vingtaine de Sioux,
frappés
à mort, étaient tombés sur la voie, et les roues des
wagons
écrasaient comme des vers ceux d'entre eux qui glissaient
sur
les rails du haut des passerelles.
Plusieurs voyageurs,
grièvement
atteints par les balles ou les casse-tête, gisaient
sur
les banquettes.
Cependant
il fallait en finir. Cette lu=
tte
durait déjà depuis
dix
minutes, et ne pouvait que se terminer à l'avantage des
Sioux,
si le train ne s'arrêtait pas.
En effet, la station du
fort
Kearney n'était pas à deux milles de distance. Là se
trouvait
un poste américain; ma=
is ce
poste passé, entre le fort
Kearney
et la station suivante les Sioux seraient les maîtres du
train.
Le
conducteur se battait aux côtés de Mr. Fogg, quand une balle
le
renversa. En tombant, cet hom=
me
s'écria:
"Nous
sommes perdus, si le train ne s'arrête pas avant cinq
minutes!"
"Il
s'arrêtera!" dit Phileas Fogg, qui voulut s'élancer hors =
du
wagon.
"Restez,
monsieur," lui cria Passepartout.&nbs=
p;
"Cela me regarde!"
Phileas
Fogg n'eut pas le temps d'arrêter ce courageux garçon,
qui,
ouvrant une portière sans être vu des Indiens, parvint à=
; se
glisser
sous le wagon. Et alors, tand=
is que
la lutte
continuait,
pendant que les balles se croisaient au-dessus de sa
tête,
retrouvant son agilité, sa souplesse de clown, se
faufilant
sous les wagons, s'accrochant aux chaînes, s'aidant du
levier
des freins et des longerons des châssis, rampant d'une
voiture
à l'autre avec une adresse merveilleuse, il gagna ainsi
l'avant
du train. Il n'avait pas
été vu, il n'avait pu l'être.
Là,
suspendu d'une main entre le wagon des bagages et le tender,
de
l'autre il décrocha les chaînes de sûreté; mais p=
ar
suite de
la
traction opérée, il n'aurait jamais pu parvenir à
dévisser la
barre
d'attelage, si une secousse que la machine éprouva n'eût
fait
sauter cette barre, et le train, détaché, resta peu à =
peu
en
arrière, tandis que la locomotive s'enfuyait avec une
nouvelle
vitesse.
Emporté
par la force acquise, le train roula encore pendant
quelques
minutes, mais les freins furent manoeuvrés à
l'intérieur
des wagons, et le convoi s'arrêta enfin, à moins de
cent
pas de la station de Kearney.
Là,
les soldats du fort, attirés par les coups de feu,
accoururent
en hâte. Les Sioux ne l=
es
avaient pas attendus, et,
avant
l'arrêt complet du train, toute la bande avait décampé.=
Mais
quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la
station,
ils reconnurent que plusieurs manquaient à l'appel, et
entre
autres le courageux Français dont le dévouement venait de
les
sauver.
DANS
LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
Trois
voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu.
Avaient-ils
été tués dans la lutte? Etaient-ils prisonniers des
Sioux? On ne pouvait encore le savoir.
Les
blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu'aucun
n'était
atteint mortellement. Un d&eg=
rave;s
plus grièvement frappé,
c'était
le colonel Proctor, qui s'était bravement battu, et
qu'une
balle à l'aine avait renversé. Il fut transporté à =
la
gare
avec d'autres voyageurs, dont l'état réclamait des soins
immédiats.
Mrs.
Aouda était sauve. Phi=
leas
Fogg, qui ne s'était pas
épargné,
n'avait pas une égratignure.
Fix était blessé au bras,
blessure
sans importance. Mais Passepa=
rtout
manquait, et des
larmes
coulaient des yeux de la jeune femme.
Cependant
tous les voyageurs avaient quitté le train. Les roues
des
wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons
pendaient
d'informes lambeaux de chair. On
voyait à perte de
vue
sur la plaine blanche de longues traînées rouges. Les
derniers
Indiens disparaissaient alors dans le sud, du côté de
Republican-river.
Mr.
Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une
grave
décision à prendre.
Mrs. Aouda, près de lui, le regardait
sans
prononcer une parole...Il comprit ce regard. Si son
serviteur
était prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour
l'arracher
aux Indiens?...
"Je
le retrouverai mort ou vivant," dit-il simplement à Mrs.
Aouda.
"Ah! monsieur... monsieur Fogg!" s'écria la jeune femme, en<=
o:p>
saisissant
les mains de son compagnon qu'elle couvrit de larmes.
"Vivant!" ajouta Mr. Fogg, "si nous ne
perdons pas une minute!"
Par
cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier.
Il
venait de prononcer sa ruine. Un
seul jour de retard lui
faisait
manquer le paquebot à New York.&nbs=
p;
Son pari était
irrévocablement
perdu. Mais devant cette
pensée: C'est mon
devoir!
il n'avait pas hésité.
Le
capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats
--
une centaine d'hommes environ -- s'étaient mis sur la
défensive
pour le cas où les Sioux auraient dirigé une attaque
directe
contre la gare.
"Monsieur,"
dit Mr. Fogg au capitaine, "trois voyageurs ont
disparu."
"Morts?" demanda le capitaine.
"Morts
ou prisonniers," répondit Phileas Fogg. "Là est une
incertitude
qu'il faut faire cesser. Votre
intention est-elle
de
poursuivre les Sioux?"
"Cela
est grave, monsieur," dit le capitaine. "Ces Indiens
peuvent
fuir jusqu'au-delà de l'Arkansas!&n=
bsp;
Je ne saurais
abandonner
le fort qui m'est confié."
"Monsieur,"
reprit Phileas Fogg, "il s'agit de la vie de trois
hommes."
"Sans
doute... mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en
sauver
trois?"
"Je
ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez."
"Monsieur,"
répondit le capitaine, "personne ici n'a à
m'apprendre
quel est mon devoir."
"Soit,"
dit froidement Phileas Fogg.
"J'irai seul!"
"Vous,
monsieur!" s'écri=
a Fix,
qui s'était approché, "aller
seul
à la poursuite des Indiens!"
"Voulez-vous
donc que je laisse périr ce malheureux, à qui tout
ce
qui est vivant ici doit la vie?
J'irai."
"Eh
bien, non, vous n'irez pas seul!"&nbs=
p;
s'écria le capitaine, ému
malgré
lui. "Non! Vous êtes un brave coeur!...
Trente hommes
de
bonne volonté!"
ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.
Toute
la compagnie s'avança en masse.&nbs=
p;
Le capitaine n'eut qu'à
choisir
parmi ces braves gens. Trente
soldats furent désignés,
et un
vieux sergent se mit à leur tête.
"Merci,
capitaine! dit Mr. Fogg.
"Vous
me permettrez de vous accompagner?"&n=
bsp;
demanda Fix au
gentleman.
"Vous
ferez comme il vous plaira," monsieur, lui répondit
Phileas
Fogg. "Mais si vous voul=
ez me
rendre service, vous
resterez
près de Mrs. Aouda. Au=
cas
où il m'arriverait
malheur..."
Une
pâleur subite envahit la figure de l'inspecteur de police.
Se
séparer de l'homme qu'il avait suivi pas à pas et avec tant
de
persistance! Le laisser s'ave=
nturer
ainsi dans ce désert!
Fix
regarda attentivement le gentleman, et, quoi qu'il en eût,
malgré
ses préventions, en dépit du combat qui se livrait en
lui,
il baissa les yeux devant ce regard calme et franc.
"Je
resterai", dit-il.
Quelques
instants après, Mr. Fogg avait serré la main de la
jeune
femme; puis, après lui avoir remis son précieux sac de
voyage,
il partait avec le sergent et sa petite troupe.
Mais
avant de partir, il avait dit aux soldats:
"Mes
amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les
prisonniers!"
Il
était alors midi et quelques minutes.
Mrs.
Aouda s'était retirée dans une chambre de la gare, et l&agrav=
e;,
seule,
elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette
générosité
simple et grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg
avait
sacrifié sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout
cela
sans hésitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg
était
un héros à ses yeux.
L'inspecteur
Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait
contenir
son agitation. Il se promenait
fébrilement sur le quai
de la
gare. Un moment subjugu&eacut=
e;, il
redevenait lui-même. Fo=
gg
parti,
il comprenait la sottise qu'il avait faite de le laisser
partir. Quoi! cet homme qu'il venait de suivre a=
utour
du
monde,
il avait consenti à s'en séparer! Sa nature reprenait le
dessus,
il s'incriminait, il s'accusait, il se traitait comme
s'il
eût été le directeur de la police métropolitaine=
,
admonestant
un agent pris en flagrant délit de naïveté.
"J'ai été inepte!" pensait-il. "L'autre lui aura appris qui<= o:p>
j'étais! Il est parti, il ne reviendra pas!=
Où le reprendre
maintenant? Mais comment ai-je pu me laisser
fasciner ainsi,
moi,
Fix, moi, qui ai en poche son ordre d'arrestation!
Décidément
je ne suis qu'une bête!"
Ainsi
raisonnait l'inspecteur de police, tandis que les heures
s'écoulaient
si lentement à son gré.
Il ne savait que faire.
Quelquefois,
il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il
comprenait
comment il serait reçu par la jeune femme. Quel
parti
prendre? Il était
tenté de s'en aller à travers les
longues
plaines blanches, à la poursuite de ce Fogg! Il ne lui
semblait
pas impossible de le retrouver. Les
pas du détachement
étaient
encore imprimés sur la neige!... Mais bientôt, sous une
couche
nouvelle, toute empreinte s'effaça.
Alors
le découragement prit Fix.
Il éprouva comme une
insurmontable
envie d'abandonner la partie. Or,
précisément,
cette
occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre
ce
voyage, si fécond en déconvenues, lui fut offerte.
En
effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige
tombait
à gros flocons, on entendit de longs sifflets qui
venaient
de l'est. Une én=
orme
ombre, précédée d'une lueur
fauve,
s'avançait lentement, considérablement grandie par les
brumes,
qui lui donnaient un aspect fantastique.
Cependant
on n'attendait encore aucun train venant de l'est.
Les
secours réclamés par le télégraphe ne pouvaient
arriver
sitôt,
et le train d'Omaha à San Francisco ne devait passer que
le
lendemain. -- On fut bient&oc=
irc;t
fixé.
Cette
locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de
grands
coups de sifflet, c'était celle qui, après avoir
été
détachée
du train, avait continué sa route avec une si
effrayante
vitesse, emportant le chauffeur et le mécanicien
inanimés. Elle avait couru sur les rails pen=
dant
plusieurs
milles;
puis, le feu avait baissé, faute de combustible; la
vapeur
s'était détendue, et une heure après, ralentissant peu
à
peu
sa marche, la machine s'arrêtait enfin à vingt milles
au-delà
de la station de Kearney.
Ni le
mécanicien ni le chauffeur n'avaient succombé, et, aprè=
;s
un
évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus
à eux.
La
machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le dés=
ert,
la
locomotive seule, n'ayant plus de wagons à sa suite, le
mécanicien
comprit ce qui s'était passé. Comment la locomotive
avait
été détachée du train, il ne put le deviner, ma=
is
il
n'était
pas douteux, pour lui, que le train, resté en arrière,
se
trouvât en détresse.
Le mécanicien n'hésita pas sur ce qu'il
devait
faire. Continuer la route dan=
s la
direction d'Omaha
était
prudent; retourner vers le train, que les Indiens
pillaient
peut-être encore, était dangereux...
N'importe! Des pelletées de charbon et=
de
bois furent
engouffrées
dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la
pression
monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, la
machine
revenait en arrière vers la station de Kearney. C'était
elle
qui sifflait dans la brume.
Ce
fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils
virent
la locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient
pouvoir
continuer ce voyage si malheureusement interrompu.
A l'arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et<= o:p>
s'adressant
au conducteur:
"Vous
allez partir?" lui
demanda-t-elle.
"A
l'instant, madame."
"Mais
ces prisonniers... nos malheureux compagnons..."
"Je
ne puis interrompre le service," répondit le conducteur.
"Nous
avons déjà trois heures de retard."
"Et
quand passera l'autre train venant de San Francisco?"
"Demain
soir, madame."
"Demain
soir! mais il sera trop tard.=
Il faut attendre..." .
"C'est
impossible," répondit le conducteur. "Si vous voulez
partir,
montez en voiture."
"Je
ne partirai pas," répondit la jeune femme. Fix avait
entendu
cette conversation. Quelques
instants auparavant, quand
tout
moyen de locomotion lui manquait, il était décidé &agr=
ave;
quitter
Kearney,
et maintenant que le train était là, prêt à
s'élancer,
qu'il
n'avait plus qu'à reprendre sa place dans le wagon, une
irrésistible
force le rattachait au sol. C=
e quai
de la gare lui
brûlait
les pieds, et il ne pouvait s'en arracher.=
Le combat
recommençait
en lui. La colère de
l'insuccès l'étouffait.
Il
voulait
lutter jusqu'au bout.
Cependant
les voyageurs et quelques blessés -- entre autres le
colonel
Proctor, dont l'état était grave -- avaient pris place
dans
les wagons. On entendait les
bourdonnements de la
chaudière
surchauffée, et la vapeur s'échappait par les
soupapes. Le mécanicien siffla, le tr=
ain se
mit en marche, et
disparut
bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des
neiges.
L'inspecteur
Fix était resté.
Quelques
heures s'écoulèrent.
Le temps était fort mauvais, le
froid
très vif. Fix, assis s=
ur un
banc dans la gare, restait
immobile. On eût pu croire qu'il
dormait. Mrs. Aouda, malgr&ea=
cute;
la
rafale, quittait à chaque instant la chambre qui avait ét&eac=
ute;
mise
à sa disposition. Elle
venait à l'extrémité du quai,
cherchant
à voir à travers la tempête de neige, voulant percer
cette
brume qui réduisait l'horizon autour d'elle, écoutant si
quelque
bruit se ferait entendre. Mais
rien. Elle rentrait
alors,
toute transie, pour revenir quelques moments plus tard,
et
toujours inutilement.
Le
soir se fit. Le petit
détachement n'était pas de retour. Où
était-il
en ce moment? Avait-il pu rej=
oindre
les Indiens? Y
avait-il
eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume,
erraient-ils
au hasard? Le capitaine du fo=
rt
Kearney était très
inquiet,
bien qu'il ne voulût rien laisser paraître de son
inquiétude.
La
nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l'intensité
du
froid s'accrut. Le regard le =
plus
intrépide n'eût pas
considéré
sans épouvante cette obscure immensité. Un absolu
silence
régnait sur la plaine. Ni le
vol d'un oiseau, ni la
passée
d'un fauve n'en troublait le calme infini.
Pendant
toute cette nuit, Mrs. Aouda, l'esprit plein de
pressentiments
sinistres, le coeur rempli d'angoisses, erra sur
la
lisière de la prairie. Son
imagination l'emportait au loin
et
lui montrait mille dangers. Ce
qu'elle souffrit pendant ces
longues
heures ne saurait s'exprimer.
Fix
était toujours immobile à la même place, mais, lui non
plus,
il ne
dormait pas. A un certain mom=
ent,
un homme s'était
approché,
lui avait parlé même, mais l'agent l'avait renvoyé,
après
répondu à ses paroles par un signe négatif.
La
nuit s'écoula ainsi. A
l'aube, le disque à demi éteint du
soleil
se leva sur un horizon embrumé.&nbs=
p;
Cependant la portée du
regard
pouvait s'étendre à une distance de deux milles. C'était
vers
le sud que Phileas Fogg et le détachement s'étaient
dirigés..
Le sud était absolument désert. Il était alors sept
heures
du matin.
Le
capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti
prendre. Devait-il envoyer un second
détachement au secours du
premier? Devait-il sacrifier de nouveaux ho=
mmes
avec si peu de
chances
de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout d'abord? Mais
son
hésitation ne dura pas, et d'un geste, appelant un de ses
lieutenants,
il lui donnait l'ordre de pousser une
reconnaissance
dans le sud --, quand des coups de feu
éclatèrent. Etait-ce un signal? Les soldats se jetèrent hor=
s
du fort,
et à un demi-mille ils aperçurent une petite troupe qui
revenait
en bon ordre.
Mr.
Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les
deux
autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux.
Il y
avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. Peu
d'instants
avant l'arrivée du détachement, Passepartout et ses
deux
compagnons luttaient déjà contre leurs gardiens, et le
Français
en avait assommé trois à coups de poing, quand son
maître
et les soldats se précipitèrent à leur secours.
Tous,
les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des cris
de
joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu'il
leur
avait promise, tandis que Passepartout se répétait, non
sans
quelque raison:
"Décidément,
il faut avouer que je coûte cher à mon maître!"
Fix,
sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eût
été
difficile d'analyser les impressions qui se combattaient
alors
en lui. Quant à Mrs. A=
ouda,
elle avait pris la main du
gentleman,
et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir
prononcer
une parole!
Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train<= o:p>
dans
la gare. Il croyait le trouver
là, prêt à filer sur Omaha,
et il
espérait que l'on pourrait encore regagner le temps perdu.
"Le
train, le train!"
s'écria-t-il.
"Parti,"
répondit Fix.
"Et
le train suivant, quand passera-t-il?" demanda Phileas
Fogg.
"Ce
soir seulement."
"Ah!" répondit simplement l'impas=
sible
gentleman.
DANS
LEQUEL L'INSPECTEUR FIX PREND TRES SERIEUSEMENT LES
INTERETS
DE PHILEAS FOGG
Phileas
Fogg se trouvait en retard de vingt heures.
Passepartout,
la cause involontaire de ce retard, était
désespéré. Il avait décidément
ruiné son maître!
En ce
moment, l'inspecteur s'approcha de Mr. Fogg, et, le
regardant
bien en face:
"Très
sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtes
pressé?"
"Très
sérieusement," répondit Phileas Fogg.
"J'insiste,"
reprit Fix. "Vous avez b=
ien
intérêt à être à New
York
le 11, avant neuf heures du soir, heure du départ du
paquebot
de Liverpool?"
"Un
intérêt majeur."
"Et
si votre voyage n'eût pas été interrompu par cette atta=
que
d'Indiens,
vous seriez arrivé à New York le 11, dès le matin?&quo=
t;
"Oui,
avec douze heures d'avance sur le paquebot."
"Bien. Vous avez donc vingt heures de
retard. Entre vingt et
douze,
l'écart est de huit. C=
'est
huit heures à regagner.
Voulez-vous
tenter de le faire?"
"A
pied?" demanda Mr. Fogg.=
"Non,
en traîneau," répondit Fix, "en traîneau &agra=
ve;
voiles. Un
homme
m'a proposé ce moyen de transport."
C'était
l'homme qui avait parlé à l'inspecteur de police pendant
la
nuit, et dont Fix avait refusé l'offre. Phileas Fogg ne
répondit
pas à Fix; mais Fix lui ayant montré l'homme en
question
qui se promenait devant la gare, le gentleman alla à
lui.
Un
instant après, Phileas Fogg et cet Américain, nommé Mu=
dge,
entraient
dans une hutte construite au bas du fort Kearney.
Là,
Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte de
châssis,
établi sur deux longues poutres, un peu relevées à
l'avant
comme les semelles d'un traîneau, et sur lequel cinq ou
six
personnes pouvaient prendre place.
Au tiers du châssis, sur
l'avant,
se dressait un mât très élevé, sur lequel
s'enverguait
une
immense brigantine. Ce m&acir=
c;t,
solidement retenu par des
haubans
métalliques, tendait un étai de fer qui servait à
guinder
un foc de grande dimension. A
l'arrière, une sorte de
gouvernail-godille
permettait de diriger l'appareil.
C'était,
on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant
l'hiver,
sur la plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés
par
les neiges, ces véhicules font des traversées extrêmeme=
nt
rapides
d'une station à l'autre. Ils
sont, d'ailleurs,
prodigieusement voilés -- plus voilés même que ne peut l'être un<= o:p>
cotre
de course, exposé à chavirer --, et, vent arrière, ils=
glissent
à la surface des prairies avec une rapidité égale,
sinon
supérieure, à celle des express.
En
quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le
patron
de cette embarcation de terre. Le
vent était bon. Il
soufflait
de l'ouest en grande brise. La
neige était durcie, et
Mudge
se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures à
la
station d'Omaha. Là, l=
es
trains sont fréquents et les voies
nombreuses,
qui conduisent à Chicago et à New York. Il n'était
pas
impossible que le retard fût regagné. Il n'y avait donc pas
à
hésiter à tenter l'aventure.
Mr.
Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d'une
traversée
en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait
plus
insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde
de
Passepartout à la station de Kearney. L'honnête garçon se
chargerait
de ramener la jeune femme en Europe par une route
meilleure
et dans des conditions plus acceptables.
Mrs.
Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout se
sentit
très heureux de cette détermination. En effet, pour rien
au
monde il n'eût voulu quitter son maître, puisque Fix devait
l'accompagner.
Quant
à ce que pensait alors l'inspecteur de police ce serait
difficile
à dire. Sa conviction
avait-elle été ébranlée par le
retour
de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin
extrêmement
fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire
qu'il
serait absolument en sûreté en Angleterre? Peut-être
l'opinion
de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effet
modifiée. Mais il n'en était pas moins
décidé à faire son
devoir
et, plus impatient que tous, à presser de tout son
pouvoir
le retour en Angleterre.
A
huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs
-- on
serait tenté de dire les passagers -- y prenaient place et
se
serraient étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les
deux
immenses voiles étaient hissées, et, sous l'impulsion du
vent,
le véhicule filait sur la neige durcie avec une rapidité
de
quarante milles à l'heure.
La
distance qui sépare le fort Kearney d'Omaha est, en droite
ligne
-- à vol d'abeille, comme disent les Américains --, de
deux
cents milles au plus. Si le v=
ent
tenait, en cinq heures
cette
distance pouvait être franchie.
Si aucun incident ne se
produisait,
à une heure après midi le traîneau devait avoir
atteint
Omaha.
Quelle
traversée! Les voyageu=
rs,
pressés les uns contre les
autres,
ne pouvaient se parler. Le fr=
oid,
accru par la vitesse,
leur
eût coupé la parole.
Le traîneau glissait aussi légèrement
à
la surface de la plaine qu'une embarcation à la surface des
eaux
--, avec la houle en moins. Q=
uand
la brise arrivait en
rasant la terre, il semblait que le traîneau fût enlevé du sol<= o:p>
par
ses voiles, vastes ailes d'une immense envergure. Mudge, au
gouvernail
se maintenait dans la ligne droite, et, d'un coup de
godille
il rectifiait les embardées que l'appareil tendait à
faire. Toute la toile portait. Le foc avait été
perqué et
n'était
plus abrité par la brigantine.
Un mât de hune fut
guindé,
et une flèche, tendue au vent, ajouta sa puissance
d'impulsion
à celle des autres voiles.
On ne pouvait l'estimer,
mathématiquement,
mais certainement la vitesse du traîneau ne
devait
pas être moindre de quarante milles à l'heure.
"Si
rien ne casse," dit Mudge, "nous arriverons!"
Et
Mudge avait intérêt à arriver dans le délai conv=
enu,
car Mr.
Fogg,
fidèle à son système, l'avait alléché par
une forte prime.
La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate<= o:p>
comme
une mer. On eût dit un
immense étang glacé.
Le rail-road
qui
desservait cette partie du territoire remontait, du
sud-ouest
au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville
importante
du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il
suivait
pendant tout son parcours la rive droite de
Platte-river. Le traîneau, abrégeant
cette route, prenait la
corde
de l'arc décrit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait
craindre
d'être arrêté par la Platte-river, à ce petit cou=
de
qu'elle
fait en avant de Fremont, puisque ses eaux étaient
glacées.
Le chemin était donc entièrement débarrassé
d'obstacles,
et Phileas Fogg n'avait donc que deux circonstances
à
redouter: une avarie à
l'appareil, un changement ou une
tombée
du vent.
Mais
la brise ne mollissait pas. Au
contraire. Elle soufflait
à
courber le mât, que les haubans de fer maintenaient
solidement. Ces filins métalliques,
semblables aux cordes d'un
instrument,
résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs
vibrations. Le traîneau s'enlevait au mi=
lieu
d'une harmonie
plaintive,
d'une intensité toute particulière.
"Ces
cordes donnent la quinte et l'octave", dit Mr. Fogg.
Et ce
furent les seules paroles qu'il prononça pendant cette
traversée. Mrs. Aouda, soigneusement
empaquetée dans les
fourrures
et les couvertures de voyage, était, autant que
possible,
préservée des atteintes du froid.
Quant
à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire
quand
il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant.
Avec
le fond d'imperturbable confiance qu'il possédait, il
s'était
repris à espérer. Au
lieu d'arriver le matin à New
York,
on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques
chances
pour que ce fût avant le départ du paquebot de
Liverpool.
Passepartout
avait même éprouvé une forte envie de serrer la
main
de son allié Fix. Il
n'oubliait pas que c'était
l'inspecteur lui-même qui avait procuré le traîneau à voiles,<= o:p>
et,
par conséquent, le seul moyen qu'il y eût de gagner Omaha en
temps
utile. Mais, par on ne sait q=
uel
pressentiment, il se
tint
dans sa réserve accoutumée.
En
tout cas, une chose que Passepartout n'oublierait jamais,
c'était
le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour
l'arracher
aux mains des Sioux. A cela, =
Mr.
Fogg avait risqué
sa
fortune et sa vie... Non! son
serviteur ne l'oublierait pas!
Pendant
que chacun des voyageurs se laissait aller à des
réflexions
si diverses, le traîneau volait sur l'immense tapis
de
neige. S'il passait quelques
creeks, affluents ou
sous-affluents
de la Little-Blue-river, on ne s'en apercevait
pas. Les champs et les cours d'eau
disparaissaient sous une
blancheur
uniforme. La plaine ét=
ait
absolument déserte.
Comprise
entre l'Union Pacific Road et l'embranchement qui doit
réunir
Kearney à Saint-Joseph, elle formait comme une grande île
inhabitée. Pas un village, pas une station, p=
as
même un fort.
De
temps en temps, on voyait passer comme un éclair quelque
arbre
grimaçant, dont le blanc squelette se tordait sous la
brise. Parfois, des bandes d'oiseaux sauv=
ages
s'enlevaient du
même
vol. Parfois aussi, quelques =
loups
de prairies, en troupes
ombreuses, maigres, affamés,
poussés par un besoin féroce,
luttaient
de vitesse avec le traîneau.
Alors Passepartout, le
revolver
à la main, se tenait prêt à faire feu sur les plus
rapprochés. Si quelque accident eût alors
arrêté le traîneau,
les
voyageurs, attaqués par ces féroces carnassiers, auraient
couru
les plus grands risques. Mais=
le
traîneau tenait bon, il
ne
tardait pas à prendre de l'avance, et bientôt toute la bande
hurlante
restait en arrière.
A
midi, Mudge reconnut à quelques indices qu'il passait le cours
glacé
de la Platte-river. Il ne dit=
rien,
mais il était déjà
sûr
que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station
d'Omaha.
Et,
en effet, il n'était pas une heure, que ce guide habile,
abandonnant
la barre, se précipitait aux drisses des voiles et
les
amenait en bande, pendant que le traîneau, emporté par son
irrésistible
élan, franchissait encore un demi-mille à sec de
toile.
Enfin
il s'arrêta, et Mudge, montrant un amas de toits blancs de
neige,
disait:
"Nous
sommes arrivés."
Arrivés! Arrivés, en effet, à=
cette
station qui, par des trains
nombreux,
est quotidiennement en communication avec l'est des
Etats-Unis!
Passepartout
et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs
membres
engourdis. Ils aidèren=
t Mr.
Fogg et la jeune femme à
descendre
du traîneau. Phileas Fo=
gg régla
généreusement avec
Mudge,
auquel Passepartout serra la main comme à un ami, et tous
se
précipitèrent vers la gare d'Omaha.
C'est
à cette importante cité du Nebraska que s'arrête le che=
min
de
fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du
Mississippi
en communication avec le grand océan. Pour aller
d'Omaha
à Chicago, le rail-road, sous le nom de
"Chicago-Rock-island-road",
court directement dans l'est en
desservant
cinquante stations.
Un
train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et ses
compagnons
n'eurent que le temps de se précipiter dans un wagon.
Ils
n'avaient rien vu d'Omaha, mais Passepartout s'avoua à
lui-même
qu'il n'y avait pas lieu de le regretter, et que ce
n'était
pas de voir qu'il s'agissait.
Avec
une extrême rapidité, ce train passa dans l'Etat d'Iowa,
par
Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city.&nbs=
p;
Pendant la nuit, il
traversait
le Mississippi à Davenport, et par Rock-Island, il
entrait
dans l'Illinois. Le lendemain=
, 10,
à quatre heures du
soir
il arrivait à Chicago, déjà relevée de ses ruin=
es,
et plus
fièrement
assise que jamais sur les bords de son beau lac
Michigan.
Neuf
cents milles séparent Chicago de New York. Les trains ne
manquaient
pas à Chicago. Mr. Fogg
passa immédiatement de l'un
dans
l'autre. La fringante locomot=
ive du
"Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road"
partit à toute vitesse,
comme
si elle eût compris que l'honorable gentleman n'avait pas
de
temps à perdre. Elle
traversa comme un éclair l'Indiana,
l'Ohio,
la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes
aux
noms antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des
tramways,
mais pas de maisons encore. E=
nfin
l'Hudson apparut,
et,
le 11 décembre, à onze heures un quart du soir, le train
s'arrêtait
dans la gare, sur la rive droite du fleuve, devant le
"pier"
même des steamers de la ligne Cunard, autrement dite
"British
and North American royal mail steam packet Co."
Le
China, à destination de Liverpool, était parti depuis
quarante-cinq
minutes !
DANS
LEQUEL PHILEAS FOGG ENGAGE UNE LUTTE DIRECTE CONTRE LA
MAUVAISE
CHANCE
En
partant, le China semblait avoir emporté avec lui le
dernier
espoir de Phileas Fogg.
En
effet, aucun des autres paquebots qui font le service direct
entre
l'Amérique et l'Europe, ni les transatlantiques français,
ni les
navires du "White-Star-line", ni les steamers de la
Compagnie
Imman, ni ceux de la ligne Hambourgeoise, ni autres,
ne
pouvaient servir les projets du gentleman.
En
effet, le Pereire, de la Compagnie transatlantique
française
-- dont les admirables bâtiments égalent en vitesse et
surpassent
en confortable tous ceux des autres lignes, sans
exception
--, ne partait que le surlendemain, 14 décembre. Et
d'ailleurs,
de même que ceux de la Compagnie hambourgeoise, il
n'allait
pas directement à Liverpool ou à Londres, mais au
Havre,
et cette traversée supplémentaire du Havre à Southampt=
on,
en
retardant Phileas Fogg, eût annulé ses derniers efforts.
Quant
aux paquebots Imman, dont l'un, le City-of-Paris,
mettait
en mer le lendemain, il n'y fallait pas songer. Ces
navires
sont particulièrement affectés au transport des
émigrants,
leurs machines sont faibles, ils naviguent autant à
la
voile qu'à la vapeur, et leur vitesse est médiocre. Ils
employaient
à cette traversée de New York à l'Angleterre plus de
temps
qu'il n'en restait à Mr. Fogg pour gagner son pari.
De
tout ceci le gentleman se rendit parfaitement compte en
consultant
son Bradshaw, qui lui donnait, jour par jour, les
mouvements
de la navigation transocéanienne.
Passepartout
était anéanti. =
Avoir
manqué le paquebot de
quarante-cinq
minutes, cela le tuait.
C'était sa faute à lui,
qui,
au lieu d'aider son maître, n'avait cessé de semer des
obstacles
sur sa route! Et quand il rev=
oyait
dans son esprit
tous
les incidents du voyage, quand il supputait les sommes
dépensées
en pure perte et dans son seul intérêt, quand il
songeait
que cet énorme pari, en y joignant les frais
considérables
de ce voyage devenu inutile, ruinait complètement
Mr.
Fogg, il s'accablait d'injures.
Mr.
Fogg ne lui fit, cependant, aucun reproche, et, en quittant
le
pier des paquebots transatlantiques, il ne dit que ces mots:
"Nous
aviserons demain. Venez."=
;
Mr.
Fogg, Mrs. Aouda, Fix, Passepartout traversèrent l'Hudson
dans
le Jersey-city-ferry-boat, et montèrent dans un fiacre, qui
les
conduisit à l'hôtel Saint-Nicolas, dans Broadway. Des
chambres
furent mises à leur disposition, et la nuit se passa,
courte
pour Phileas Fogg, qui dormit d'un sommeil parfait, mais
bien
longue pour Mrs. Aouda et ses compagnons, auxquels leur
agitation
ne permit pas de reposer.
Le
lendemain, c'était le 12 décembre. Du 12, sept heures du
matin,
au 21, huit heures quarante-cinq minutes du soir, il
restait
neuf jours treize heures et quarante-cinq minutes. Si
donc
Phileas Fogg fût parti la veille par le China, l'un des
meilleurs
marcheurs de la ligne Cunard, il serait arrivé à
Liverpool,
puis à Londres, dans les délais voulus!
Mr.
Fogg quitta l'hôtel, seul, après avoir recommandé &agra=
ve;
son
domestique
de l'attendre et de prévenir Mrs. Aouda de se tenir
prête
à tout instant.
Mr.
Fogg se rendit aux rives de l'Hudson, et parmi les navires
amarrés
au quai ou ancrés dans le fleuve, il rechercha avec soin
ceux
qui étaient en partance.
Plusieurs bâtiments avaient leur
guidon
de départ et se préparaient à prendre la mer à =
la
marée
du
matin, car dans cet immense et admirable port de New York, il
n'est
pas de jour où cent navires ne fassent route pour tous les
points
du monde; mais la plupart étaient des bâtiments à voile=
s,
et
ils ne pouvaient convenir à Phileas Fogg.
Ce
gentleman semblait devoir échouer dans sa dernière tentative,=
quand
il aperçut, mouillé devant la Batterie, à une encablur=
e au
plus,
un navire de commerce à hélice, de formes fines, dont la
cheminée,
laissant échapper de gros flocons de fumée, indiquait
qu'il
se préparait à appareiller.
Phileas
Fogg héla un canot, s'y embarqua, et, en quelques coups
d'aviron,
il se trouvait à l'échelle de l'Henrietta, steamer à
coque
de fer, dont tous les hauts étaient en bois.
Le
capitaine de l'Henrietta était à bord. Phileas Fogg monta
sur
le pont et fit demander le capitaine.
Celui-ci se présenta
aussitôt.
C'était
un homme de cinquante ans, une sorte le loup de mer, un
bougon
qui ne devait pas être commode.
Gros yeux, teint de
cuivre
oxydé, cheveux rouges, forte encolure, -- rien de
l'aspect
d'un homme du monde.
"Le
capitaine?" demanda Mr. =
Fogg.
"C'est
moi."
"Je
suis Phileas Fogg, de Londres."
"Et
moi, Andrew Speedy, de Cardif."
"Vous
allez partir?..."
"Dans
une heure."
"Vous
êtes chargé pour..?."
"Bordeaux."
"Et
votre cargaison?"
"Des
cailloux dans le ventre. Pas =
de
fret. Je pars sur lest."=
"Vous
avez des passagers?"
"Pas
de passagers. Jamais de
passagers. Marchandise
encombrante
et raisonnante."
"Votre
navire marche bien?"
"Entre
onze et douze noeuds. L'Henri=
etta,
bien connue."
"Voulez-vous
me transporter à Liverpool, moi et trois
personnes?"
"A
Liverpool? Pourquoi pas en Chine?"
"Je
dis Liverpool."
"Non!"
"Non?"
"Non. Je suis en partance pour Bordeaux,=
et je
vais à
Bordeaux."
"N'importe
quel prix?"
"N'importe
quel prix."
Le
capitaine avait parlé d'un ton qui n'admettait pas de
réplique.
"Mais
les armateurs de l'Henrietta..." reprit Phileas Fogg.
"Les
armateurs, c'est moi," répondit le capitaine. "Le navire
m'appartient."
"Je
vous affrète."
"Non."
"Je
vous l'achète."
"Non."
Phileas
Fogg ne sourcilla pas. Cepend=
ant la
situation était
grave. Il n'en était pas de New Yo=
rk
comme de Hong-Kong, ni du
capitaine
de l'Henrietta comme du patron de la Tankadère.
Jusqu'ici
l'argent du gentleman avait toujours eu raison des
obstacles. Cette fois-ci, l'argent éch=
ouait.
Cependant,
il fallait trouver le moyen de traverser l'Atlantique
en
bateau -- à moins de le traverser en ballon --, ce qui eût
été
fort aventureux, et ce qui, d'ailleurs, n'était pas
réalisable.
Il
paraît, pourtant, que Phileas Fogg eut une idée, car il dit
au
capitaine:
"Eh
bien, voulez-vous me mener à Bordeaux?"
"Non,
quand même vous me paieriez deux cents dollars!"
"Je
vous en offre deux mille (10 000 F)."
"Par
personne?"
"Par
personne."
"Et
vous êtes quatre?"
"Quatre."
Le
capitaine Speedy commença à se gratter le front, comme s'il
eût
voulu en arracher l'épiderme.
Huit mille dollars à gagner,
sans
modifier son voyage, cela valait bien la peine qu'il mît de
côté
son antipathie prononcée pour toute espèce de passager.
Des
passagers à deux mille dollars, d'ailleurs, ce ne sont plus
des
passagers, c'est de la marchandise précieuse.
"Je
pars à neuf heures, dit simplement le capitaine Speedy, et
si
vous et les vôtres, vous êtes là?..."
"A
neuf heures, nous serons à bord!" répondit non moins
simplement
Mr. Fogg.
Il
était huit heures et demie.
Débarquer de l'Henrietta,
monter
dans une voiture, se rendre à l'hôtel Saint-Nicolas, en
ramener
Mrs. Aouda, Passepartout, et même l'inséparable Fix,
auquel
il offrait gracieusement le passage, cela fut fait par le
gentleman
avec ce calme qui ne l'abandonnait en aucune
circonstance.
Au
moment où l'Henrietta appareillait, tous quatre étaient &agra=
ve;
bord.
Lorsque
Passepartout apprit ce que coûterait cette dernière
traversée,
il poussa un de ces "Oh!" prolongés, qui parcourent
tous
les intervalles de la gamme chromatique descendante!
Quant
à l'inspecteur Fix, il se dit que décidément la Banque=
d'Angleterre
ne sortirait pas indemne de cette affaire.=
En
effet,
en arrivant et en admettant que le sieur Fogg n'en jetât
pas encore quelques poignées à la mer, plus de sept mille livres<= o:p>
(175
000 F) manqueraient au sac à bank-notes!
OU
PHILEAS FOGG SE MONTRE A LA HAUTEUR DES CIRCONSTANCES
Une
heure après, le steamer Henrietta dépassait le Light-boat
qui
marque l'entrée de l'Hudson, tournait la pointe de
Sandy-Hook
et donnait en mer. Pendant la
journée, il prolongea
Long-Island,
au large du feu de Fire-Island, et courut
rapidement
vers l'est.
Le
lendemain, 13 décembre, à midi, un homme monta sur la
passerelle
pour faire le point. Certes, =
on
doit croire que cet
homme
était le capitaine Speedy! Pas le moins du monde. C'était
Phileas
Fogg. esq.
Quant
au capitaine Speedy, il était tout bonnement enfermé à=
clef
dans sa cabine, et poussait des hurlements qui dénotaient
une
colère, bien pardonnable, poussée jusqu'au paroxysme.
Ce
qui s'était passé était très simple. Phileas Fogg voulait
aller
à Liverpool, le capitaine ne voulait pas l'y conduire.
Alors
Phileas Fogg avait accepté de prendre passage pour
Bordeaux,
et, depuis trente heures qu'il était à bord, il avait
si bien manoeuvré à coups de bank-notes, que l'équipage,<= o:p>
matelots
et chauffeurs -- équipage un peu interlope, qui était
en
assez mauvais termes avec le capitaine --, lui appartenait.
Et
voilà pourquoi Phileas Fogg commandait au lieu et place du
capitaine
Speedy, pourquoi le capitaine était enfermé dans sa
cabine,
et pourquoi enfin l'Henrietta se dirigeait vers
Liverpool.
Seulement,
il était très clair, à voir manoeuvrer Mr. Fogg, que
Mr.
Fogg avait été marin.
Maintenant,
comment finirait l'aventure, on le saurait plus
tard. Toutefois, Mrs. Aouda ne laissait =
pas
d'être inquiète,
sans
en rien dire. Fix, lui, avait
été abasourdi tout d'abord.
Quant
à Passepartout, il trouvait la chose tout simplement
adorable.
"Entre
onze et douze noeuds", avait dit le capitaine Speedy, et
en
effet l'Henrietta se maintenait dans cette moyenne de
vitesse.
Si
donc -- que de "si" encore! -- si donc la mer ne devenait pas
trop
mauvaise, si le vent ne sautait pas dans l'est, s'il ne
survenait
aucune avarie au bâtiment, aucun accident à la
machine,
l'Henrietta, dans les neuf jours comptés du 12
décembre
au 21, pouvait franchir les trois mille milles qui
séparent
New York de Liverpool. Il est=
vrai
qu'une fois arrivé,
l'affaire
de l'Henrietta brochant sur l'affaire de la Banque,
cela
pouvait mener le gentleman un peu plus loin qu'il ne
voudrait.
Pendant
les premiers jours, la navigation se fit dans
d'excellentes
conditions. La mer n'é=
tait
pas trop dure; le vent
paraissait
fixé au nord-est ; les voiles furent établies, et,
sous
ses goélettes, l'Henrietta marcha comme un vrai
transatlantique.
Passepartout
était enchanté. Le
dernier exploit de son maître,
dont
il ne voulait pas voir les conséquences, l'enthousiasmait.
Jamais
l'équipage n'avait vu un garçon plus gai, plus agile. Il
faisait
mille amitiés aux matelots et les étonnait par ses tours
de
voltige. Il leur prodiguait l=
es
meilleurs noms et les
boissons
les plus attrayantes. Pour lu=
i, ils
manoeuvraient
comme
des gentlemen, et les chauffeurs chauffaient comme des
héros. Sa bonne humeur, très
communicative, s'imprégnait à
tous. Il avait oublié le pass&eac=
ute;,
les ennuis, les périls. Il
ne
songeait
qu'à ce but, si près d'être atteint, et parfois il
bouillait
d'impatience, comme s'il eût été chauffé par les=
fourneaux
de l'Henrietta. Souvent aussi=
, le
digne garçon
tournait
autour de Fix; il le regardait d'un oeil " qui en
disait
long"! mais il ne lui pa=
rlait
pas, car il n'existait
plus
aucune intimité entre les deux anciens amis.
D'ailleurs
Fix, il faut le dire, n'y comprenait plus rien! La
conquête
de l'Henrietta, l'achat de son équipage, ce Fogg
manoeuvrant
comme un marin consommé, tout cet ensemble de choses
l'étourdissait. Il ne savait plus que penser! Mais, après
tout,
un gentleman qui commençait par voler cinquante-cinq mille
livres
pouvait bien finir par voler un bâtiment. Et Fix fut
naturellement
amené à croire que l'Henrietta, dirigée par
Fogg,
n'allait point du tout à Liverpool, mais dans quelque
point
du monde où le voleur, devenu pirate, se mettrait
tranquillement
en sûreté! Cette
hypothèse, il faut bien
l'avouer,
était on ne peut plus plausible, et le détective
commençait
à regretter très sérieusement de s'être
embarqué dans
cette
affaire.
Quant
au capitaine Speedy, il continuait à hurler dans sa
cabine,
et Passepartout, chargé de pourvoir à sa nourriture, ne
le
faisait qu'en prenant les plus grandes précautions, quelque
vigoureux
qu'il fût. Mr. Fogg, lu=
i,
n'avait plus même l'air de
se
douter qu'il y eût un capitaine à bord.
Le
13, on passe sur la queue du banc de Terre-Neuve. Ce sont là
de
mauvais parages. Pendant l'hi=
ver
surtout, les brumes y sont
fréquentes,
les coups de vent redoutables.
Depuis la veille, le
baromètre,
brusquement abaissé, faisait pressentir un changement
prochain
dans l'atmosphère. En =
effet,
pendant la nuit, la
température
se modifia, le froid devint plus vif, et en même
temps
le vent sauta dans le sud-est.
C'était
un contretemps. Mr. Fogg, afi=
n de
ne point s'écarter de
sa
route, dut serrer ses voiles et forcer de vapeur. Néanmoins,
la
marche du navire fut ralentie, attendu l'état de la mer, dont
les
longues lames brisaient contre son étrave. Il éprouva des
mouvements
de tangage très violents, et cela au détriment de sa
vitesse. La brise tournait peu à peu
à l'ouragan, et l'on
prévoyait
déjà le cas où l'Henrietta ne pourrait plus se
maintenir
debout à la lame. Or, =
s'il
fallait fuir, c'était
l'inconnu
avec toutes ses mauvaises chances.
Le
visage de Passepartout se rembrunit en même temps que le
ciel,
et, pendant deux jours, l'honnête garçon éprouva de
mortelles
transes.
Mais
Phileas Fogg était un marin hardi, qui savait tenir tête &agra=
ve;
la
mer, et il fit toujours route, même sans se mettre sous
petite
vapeur. L'Henrietta, quand el=
le ne
pouvait s'élever à
la lame, passait au travers, et son pont était balayé en grand,<= o:p>
mais
elle passait.
Quelquefois
aussi l'hélice émergeait, battant l'air de ses
branches
affolées, lorsqu'une montagne d'eau soulevait l'arrière
hors
des flots, mais le navire allait toujours de l'avant.
Toutefois
le vent ne fraîchit pas autant qu'on aurait pu le
craindre. Ce ne fut pas un de ces ouragans q=
ui
passent avec une
vitesse
de quatre-vingt-dix milles à l'heure. Il se tint au
grand
frais, mais malheureusement il souffla avec obstination de
la
partie du sud-est et ne permit pas de faire de la toile. Et
cependant,
ainsi qu'on va le voir, il eût été bien utile de
venir
en aide à la vapeur!
Le 16
décembre, c'était le soixante quinzième jour
écoulé depuis
le
départ de Londres. En =
somme,
l'Henrietta n'avait pas
encore
un retard inquiétant. =
La
moitié de la traversée était à
peu
près faite, et les plus mauvais parages avaient été
franchis. En été, on eût
répondu du succès. En
hiver, on était
à
la merci de la mauvaise saison.
Passepartout ne se prononçait
pas. Au fond, il avait espoir, et, si l=
e vent
faisait défaut,
du
moins il comptait sur la vapeur.
Or, ce jour-là, le
mécanicien
étant monté sur le pont, rencontra Mr. Fogg et
s'entretint
assez vivement avec lui.
Sans
savoir pourquoi -- par un pressentiment sans doute --,
Passepartout
éprouva comme une vague inquiétude. Il eût donné
une
de ses oreilles pour entendre de l'autre ce qui se disait
là. Cependant, il put saisir quelques =
mots,
ceux-ci entre
autres,
prononcés par son maître:
"Vous
êtes certain de ce que vous avancez?"
"Certain,
monsieur," répondit le mécanicien. "N'oubliez pas
que,
depuis notre départ, nous chauffons avec tous nos fourneaux
allumés,
et si nous avions assez de charbon pour aller à petite
vapeur
de New York à Bordeaux, nous n'en avons pas assez pour
aller
à toute vapeur de New York à Liverpool!"
"J'aviserai",
répondit Mr. Fogg.
Passepartout
avait compris. Il fut pris d'=
une
inquiétude
mortelle. Le charbon allait manquer!
"Ah! si mon maître pare
celle-là," se dit-il, "décidément ce
sera
un fameux homme!"
Et
ayant rencontré Fix, il ne put s'empêcher de le mettre au
courant
de la situation.
"Alors,"
lui répondit l'agent les dents serrées, "vous croyez
que
nous allons à Liverpool!"
"Parbleu!"
"Imbécile!"
répondit l'inspecteur, qui s'en alla, haussant les
épaules.
Passepartout
fut sur le point de relever vertement le
qualificatif,
dont il ne pouvait d'ailleurs comprendre la vraie
signification;
mais il se dit que l'infortuné Fix devait être
très
désappointé, très humilié dans son amour-propre,
après
avoir
si maladroitement suivi une fausse piste autour du monde,
et il
passa condamnation.
Et
maintenant quel parti allait prendre Phileas Fogg? Cela était
difficile
à imaginer. Cependant,=
il
paraît que le flegmatique
gentleman
en prit un, car le soir même il fit venir le
mécanicien
et lui dit:
"Poussez
les feux et faites route jusqu'à complet épuisement du
combustible."
Quelques
instants après, la cheminée de l'Henrietta vomissait
des
torrents de fumée.
Le
navire continua donc de marcher à toute vapeur; mais ainsi
qu'il
l'avait annoncé, deux jours plus tard, le 18, le
mécanicien
fit savoir que le charbon manquerait dans la journée.
"Que
l'on ne laisse pas baisser les feux," répondit Mr. Fogg.
"Au
contraire. Que l'on charge les
soupapes."
Ce
jour-là, vers midi, après avoir pris hauteur et calculé=
; la
position
du navire, Phileas Fogg fit venir Passepartout, et il
lui
donna l'ordre d'aller chercher le capitaine Speedy. C'était
comme
si on eût commandé à ce brave garçon d'aller
déchaîner un
tigre,
et il descendit dans la dunette, se disant:
"Positivement
il sera enragé!"
En
effet, quelques minutes plus tard, au milieu de cris et de
jurons,
une bombe arrivait sur la dunette.
Cette bombe, c'était
le
capitaine Speedy. Il é=
tait
évident qu'elle allait éclater.
"Où
sommes-nous?" telles fur=
ent
les premières paroles qu'il
prononça
au milieu des suffocations de la colère, et certes,
pour
peu que le digne homme eût été apoplectique, il n'en se=
rait
jamais
revenu.
"Où
sommes-nous?"
répéta-t-il, la face congestionnée.
"A
sept cent soixante-dix milles de Liverpool (300 lieues),
répondit
Mr. Fogg avec un calme imperturbable.
"Pirate!" s'écria Andrew Speedy.
"Je
vous ai fait venir, monsieur..."
"Ecumeur
de mer!"
"...monsieur,"
reprit Phileas Fogg, pour vous prier de me vendre
votre
navire.
"Non! de par tous les diables, non!"=
;
"C'est
que je vais être obligé de le brûler."
"Brûler
mon navire!"
"Oui,
du moins dans ses hauts, car nous manquons de
combustible."
"Brûler
mon navire! s'écria le
capitaine Speedy, qui ne pouvait
même
plus prononcer les syllabes. =
Un
navire qui vaut cinquante
mille
dollars (250 000 F)."
"En
voici soixante mille (300 000 F)!" répondit Phileas Fogg, en
offrant
au capitaine une liasse de bank-notes.
Cela
fit un effet prodigieux sur Andrew Speedy.=
On n'est pas
Américain
sans que la vue de soixante mille dollars vous cause
une
certaine émotion. Le
capitaine oublia en un instant sa
colère,
son emprisonnement, tous ses griefs contre son passager.
Son
navire avait vingt ans. Cela
pouvait devenir une affaire
d'or!...
La bombe ne pouvait déjà plus éclater. Mr. Fogg en
avait
arraché la mèche.
"Et
la coque en fer me restera," dit-il d'un ton singulièrement
radouci.
"La
coque en fer et la machine, monsieur.
Est-ce conclu?"
"Conclu."
Et
Andrew Speedy, saisissant la liasse de bank-notes, les compta
et
les fit disparaître dans sa poche.
Pendant
cette scène, Passepartout était blanc. Quant à Fix, il
faillit
avoir un coup de sang. Pr&egr=
ave;s
de vingt mille livres
dépensées,
et encore ce Fogg qui abandonnait à son vendeur la
coque
et la machine, c'est-à-dire presque la valeur totale du
navire! Il est vrai que la somme vol&eacut=
e;e
à la banque s'élevait à
cinquante-cinq
mille livres!
Quand
Andrew Speedy eut empoché l'argent:
"Monsieur,"
lui dit Mr. Fogg, "que tout ceci ne vous étonne pas.
Sachez
que je perds vingt mille livres, si je ne suis pas rendu
à
Londres le 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir. =
Or,
j'avais manqué le paquebot de New York, et comme vous
refusiez
de me conduire à Liverpool..."
"Et
j'ai bien fait, par les cinquante mille diables de l'enfer,
"s'écria
Andrew Speedy, "puisque j'y gagne au moins quarante
mille
dollars."
Puis,
plus posément:
"Savez-vous
une chose," ajouta-t-il, "capitaine?..."
"Fogg."
"Capitaine
Fogg, eh bien, il y a du Yankee en vous."
Et
après avoir fait à son passager ce qu'il croyait être u=
n
compliment,
il s'en allait, quand Phileas Fogg lui dit:
"Maintenant
ce navire m'appartient?"
"Certes,
de la quille à la pomme des mâts, pour tout ce qui est
bois,
s'entend!"
"Bien. Faites démolir les
aménagements intérieurs et chauffez
avec
ces débris."
On juge
ce qu'il fallut consommer de ce bois sec pour maintenir
la
vapeur en suffisante pression. Ce
jour-là, la dunette, les
rouffles,
les cabines, les logements, le faux pont, tout y
passa.
Le
lendemain, 19 décembre, on brûla la mâture, les dromes, =
les
esparres. On abattit les mâts, on les
débita à coups de hache.
L'équipage
y mettait un zèle incroyable.
Passepartout,
taillant,
coupant, sciant, faisait l'ouvrage de dix hommes.
C'était
une fureur de démolition.
Le
lendemain, 20, les bastingages, les pavois, les
oeuvres-mortes,
la plus grande partie du pont, furent dévorés.
L'Henrietta
n'était plus qu'un bâtiment rasé comme un ponton.
Mais,
ce jour-là, on avait eu connaissance de la côte d'Irlande
et du
feu de Fastenet.
Toutefois,
à dix heures du soir, le navire n'était encore que
par
le travers de Queenstown. Phi=
leas
Fogg n'avait plus que
vingt-quatre
heures pour atteindre Londres! Or,
c'était le
temps
qu'il fallait à l'Henrietta pour gagner Liverpool, --
même
en marchant à toute vapeur.
Et la vapeur allait manquer
enfin
à l'audacieux gentleman!
"Monsieur,"
lui dit alors le capitaine Speedy, qui avait fini
par
s'intéresser à ses projets, "je vous plains vraiment.
est
contre vous! Nous ne sommes e=
ncore
que devant Queenstown.
"Ah!" fit Mr. Fogg, "c'est Queensto=
wn,
cette ville dont nous
apercevons
les feux?"
"Oui."
"Pouvons-nous
entrer dans le port?"
"Pas
avant trois heures. A pleine =
mer
seulement."
"Attendons!" répondit tranquillement Phi=
leas
Fogg, sans laisser
voir
sur son visage que, par une suprême inspiration, il allait
tenter
de vaincre encore une fois la chance contraire!
En
effet, Queenstown est un port de la côte d'Irlande dans
lequel
les transatlantiques qui viennent des Etats-Unis jettent
en
passant leur sac aux lettres. Ces lettres
sont emportées à
Dublin
par des express toujours prêts à partir. De Dublin elles
arrivent
à Liverpool par des steamers de grande vitesse, --
devançant
ainsi de douze heures les marcheurs les plus rapides
des
compagnies maritimes.
Ces
douze heures que gagnait ainsi le courrier d'Amérique,
Phileas
Fogg prétendait les gagner aussi.&n=
bsp;
Au lieu d'arriver sur
l'Henrietta,
le lendemain soir, à Liverpool, il y serait à
midi,
et, par conséquent, il aurait le temps d'être à Londres=
avant
huit heures quarante-cinq minutes du soir.
Vers
une heure du matin, l'Henrietta entrait à haute mer dans
le
port de Queenstown, et Phileas Fogg, après avoir reçu une
vigoureuse
poignée de main du capitaine Speedy, le laissait sur
la carcasse rasée de son navire, qui valait encore la moitié de<= o:p>
ce
qu'il l'avait vendue!
Les
passagers débarquèrent aussitôt. Fix, à ce moment, eut une
envie
féroce d'arrêter le sieur Fogg. Il ne le fit pas,
pourtant!
Pourquoi?
Quel combat se livrait donc en lui? Etait-il revenu
sur
le compte de Mr. Fogg?
Comprenait-il enfin qu'il s'était
trompé? Toutefois, Fix n'abandonna pas Mr.
Fogg. Avec lui,
avec
Mrs. Aouda, avec Passepartout, qui ne prenait plus le temps
de
respirer, il montait dans le train de Queenstown à une heure
et
demi du matin, arrivait à Dublin au jour naissant, et
s'embarquait
aussitôt sur un des steamers -- vrais fuseaux
d'acier,
tout en machine -- qui, dédaignant de s'élever à la
lame,
passent invariablement au travers.
A
midi moins vingt, le 21 décembre, Phileas Fogg débarquait
enfin
sur le quai de Liverpool. Il
n'était plus qu'à six heures
de
Londres.
Mais
à ce moment, Fix s'approcha, lui mit la main sur l'épaule,
et,
exhibant son mandat:
"Vous
êtes le sieur Phileas Fogg?"&nb=
sp;
dit-il.
"Oui,
monsieur."
"Au
nom de la reine, je vous arrête!"
QUI
PROCURE A PASSEPARTOUT L'OCCASION DE FAIRE UN JEU DE MOTS
ATROCE,
MAIS PEUT-ETRE INEDIT
Phileas
Fogg était en prison. =
On
l'avait enfermé dans le poste
de
Custom-house, la douane de
la
nuit en attendant son transfèrement à Londres.
Au
moment de l'arrestation, Passepartout avait voulu se
précipiter sur le détective. Des policemen le retinrent. Mrs.<= o:p>
Aouda,
épouvantée par la brutalité du fait, ne sachant rien, =
n'y
pouvait
rien comprendre. Passepartout=
lui
expliqua la
situation. Mr. Fogg, cet honnête et cou=
rageux
gentleman, auquel
elle
devait la vie, était arrêté comme voleur. La jeune femme
protesta
contre une telle allégation, son coeur s'indigna, et
des
pleurs coulèrent de ses yeux, quand elle vit qu'elle ne
pouvait
rien faire, rien tenter, pour sauver son sauveur.
Quant
à Fix, il avait arrêté le gentleman parce que son devoi=
r
lui
commandait de l'arrêter, fût-il coupable ou non. La justice
en
déciderait. Mais alors une pensée vint à Passepartout,
cette
pensée
terrible qu'il était décidément la cause de tout ce
malheur! En effet, pourquoi avait il cach&e=
acute;
cette aventure à Mr.
Fogg? Quand Fix avait
révélé et sa qualité d'inspecteur de
police
et la mission dont il était chargé, pourquoi avait-il
pris
sur lui de ne point avertir son maître?
Celui-ci, prévenu, aurait sans doute donné à Fix des preuves de<= o:p>
son innocence ; il lui aurait démontré son erreur ; en tout cas,<= o:p>
il
n'eût pas véhiculé à ses frais et à ses
trousses ce
malencontreux
agent, dont le premier soin avait été de
l'arrêter,
au moment où il mettait le pied sur le sol du
Royaume-Uni. En songeant à ses fautes,
à ses imprudences, le
pauvre
garçon était pris d'irrésistibles remords. Il pleurait,
il
faisait peine à voir. =
Il
voulait se briser la tête!
Mrs. Aouda et lui étaient restés, malgré le froid, sous le<= o:p>
péristyle
de la douane. Ils ne voulaien=
t ni
l'un ni l'autre
quitter
la place. Ils voulaient revoir
encore une fois Mr.
Fogg.
Quant
à ce gentleman, il était bien et dûment ruiné, et
cela au
moment
où il allait atteindre son but.&nbs=
p;
Cette arrestation le
perdait
sans retour. Arrivé &a=
grave;
midi moins vingt à Liverpool, le
21 décembre, il avait jusqu'à huit heures quarante-cinq minutes<= o:p>
pour
se présenter au Reform-Club, soit neuf heures quinze
minutes,
-- et il ne lui en fallait que six pour atteindre
Londres.
En ce
moment, qui eût pénétré dans le poste de la doua=
ne
eût
trouvé
Mr. Fogg, immobile, assis sur un banc de bois, sans
colère,
imperturbable.
Résigné, on n'eût pu le dire, mais ce
dernier
coup n'avait pu l'émouvoir, au moins en apparence.
S'était-il
formé en lui une de ces rages secrètes, terribles
parce
qu'elles sont contenues, et qui n'éclatent qu'au dernier
moment
avec une force irrésistible? On ne sait. Mais Phileas
Fogg
était là, calme, attendant... quoi?
Conservait-il
quelque espoir? Croyait-il encore au succès, quand
la
porte de cette prison était fermée sur lui?
Quoi
qu'il en soit, Mr. Fogg avait soigneusement posé sa montre
sur
une table et il en regardait les aiguilles marcher. Pas une
parole
ne s'échappait de ses lèvres, mais son regard avait une
fixité
singulière.
En
tout cas, la situation était terrible, et, pour qui ne
pouvait
lire dans cette conscience, elle se résumait ainsi:
Honnête
homme, Phileas Fogg était ruiné.
Malhonnête
homme, il était pris.
Eut-il
alors la pensée de se sauver?
Songea-t-il à chercher si
ce poste présentait une issue praticable? Pensa-t-il à fuir? On<= o:p>
serait
tenté de le croire, car, à un certain moment, il fit le
tour
de la chambre. Mais la porte
était solidement fermée et la
fenêtre
garnie de barreaux de fer. Il=
vint
donc se rasseoir, et
il
tira de son portefeuille l'itinéraire du voyage. Sur la
ligne
qui portait ces mots:
"21
décembre, samedi, Liverpool", il ajouta:
"80e
jour, 11 h 40 du matin", et il attendit.
Une
heure sonna à l'horloge de Custom-house. Mr. Fogg constata
que
sa montre avançait de deux minutes sur cette horloge.
Deux
heures! En admettant qu'il
montât en ce moment dans un
express,
il pouvait encore arriver à Londres et au Reform-Club
avant
huit heures quarante-cinq du soir.
Son front se plissa
légèrement...
A
deux heures trente-trois minutes, un bruit retentit au-dehors,
un
vacarme de portes qui s'ouvraient.
On entendait la voix de
Passepartout,
on entendait la voix de Fix.
Le
regard de Phileas Fogg brilla un instant.
La
porte du poste s'ouvrit, et il vit Mrs. Aouda, Passepartout,
Fix,
qui se précipitèrent vers lui.
Fix
était hors d'haleine, les cheveux en désordre... Il ne
pouvait
parler!
"Monsieur,"
balbutia-t-il, "monsieur... pardon...=
une
ressemblance
déplorable.... Voleur
arrêté depuis trois jours...&=
nbsp;
vous...
libre!..."
Phileas
Fogg était libre! Il a=
lla au
détective. Il le regar=
da
bien
en face, et, faisant le seul mouvement rapide qu'il eût
jamais
fait eût qu'il dût jamais faire de sa vie, il ramena ses
deux
bras en arrière, puis, avec la précision d'un automate, il
frappa
de ses deux poings le malheureux inspecteur.
"Bien
tapé!" s'é=
cria
Passepartout, qui, se permettant un atroce
jeu
de mots, bien digne d'un Français, ajouta: "Pardieu voilà
ce
qu'on peut appeler une belle application de poings
d'Angleterre!"
Fix,
renversé, ne prononça pas un mot. Il n'avait que ce qu'il
méritait. Mais aussitôt Mr, Fogg, Mrs.
Aouda, Passepartout
quittèrent
la douane. Ils se jetè=
rent
dans une voiture, et, en
quelques
minutes, ils arrivèrent à la gare de Liverpool.
Phileas
Fogg demanda s'il y avait un express prêt à partir pour
Londres...
Il
était deux heures quarante... L'express était parti depuis
trente-cinq
minutes. Phileas Fogg commanda
alors un train
spécial.
Il y
avait plusieurs locomotives de grande vitesse en pression;
mais,
attendu les exigences du service, le train spécial ne put
quitter
la gare avant trois heures.
A
trois heures, Phileas Fogg, après avoir dit quelques mots au
mécanicien
d'une certaine prime à gagner, filait dans la
direction
de Londres, en compagnie de la jeune femme et de son
fidèle
serviteur.
Il
fallait franchir en cinq heures et demie la distance qui
sépare
Liverpool de Londres --, chose très faisable, quand la
voie
est libre sur tout le parcours.
Mais il y eut des retards
forcés,
et, quand le gentleman arriva à la gare, neuf heures
moins
dix sonnaient à toutes les horloges de Londres.
Phileas
Fogg, après avoir accompli ce voyage autour du monde,
arrivait
avec un retard de cinq minutes!...
Il
avait perdu.
DANS
LEQUEL PASSEPARTOUT NE
L'ORDRE
QUE SON MAITRE LUI DONNE
Le
lendemain, les habitants de Saville-row auraient été bien
surpris,
si on leur eût affirmé que Mr. Fogg avait
réintégré son
domicile. Portes et fenêtres, tout
était clos. Aucun
changement
ne s'était produit à l'extérieur.
En
effet, après avoir quitté la gare, Phileas Fogg avait
donné à
Passepartout
l'ordre d'acheter quelques provisions, et il était
rentré
dans sa maison.
Ce
gentleman avait reçu avec son impassibilité habituelle le
coup
qui le frappait. Ruiné=
! et par la faute de ce maladroit
inspecteur
de police ! Après avoir marché d'un pas sûr pendant
ce
long parcours, après avoir renversé mille obstacles, brav&eac=
ute;
mille
dangers, ayant encore trouvé le temps de faire quelque
bien
sur sa route, échouer au port devant un fait brutal, qu'il
ne
pouvait prévoir, et contre lequel il était désarm&eacu=
te;:
cela
était
terrible! De la somme consid&=
eacute;rable
qu'il avait emportée
au
départ, il ne lui restait qu'un reliquat insignifiant. Sa
fortune
ne se composait plus que des vingt mille livres déposées
chez
Baring frères, et ces vingt mille livres, il les devait à
ses
collègues du Reform-Club. Après
tant de dépenses faites, ce
pari
gagné ne l'eût pas enrichi sans doute, et il est probable
qu'il
n'avait pas cherché à s'enrichir -- étant de ces homme=
s
qui
parient pour l'honneur --, mais ce pari perdu le ruinait
totalement. Au surplus, le parti du gent=
leman
était pris. Il
savait
ce qui lui restait à faire.
Une
chambre de la maison de Saville-row avait été
réservée à
Mrs.
Aouda. La jeune femme é=
;tait
désespérée. A
certaines
paroles
prononcées par Mr. Fogg, elle avait compris que celui-ci
méditait
quelque projet funeste.
On
sait, en effet, à quelles déplorables extrémité=
s se
portent
quelquefois
ces Anglais monomanes sous la pression d'une idée
fixe. Aussi Passepartout, sans en avoir =
l'air,
surveillait-il
son
maître.
Mais,
tout d'abord, l'honnête garçon était monté dans =
sa
chambre
et
avait éteint le bec qui brûlait depuis quatre-vingts jours.
Il
avait trouvé dans la boîte aux lettres une note de la
Compagnie
du gaz, et il pensa qu'il était plus que temps
d'arrêter
ces frais dont il était responsable.
La
nuit se passa. Mr. Fogg
s'était couché, mais avait-il dormi?
Quant
à Mrs. Aouda, elle ne put prendre un seul instant de
repos. Passepartout, lui, avait veill&eac=
ute;
comme un chien à la
porte
de son maître.
Le
lendemain, Mr. Fogg le fit venir et lui recommanda, en termes
fort
brefs, de s'occuper du déjeuner de Mrs. Aouda. Pour lui,
il se
contenterait d'une tasse de thé et d'une rôtie. Mrs.
Aouda
voudrait bien l'excuser pour le déjeuner et le dîner, car
tout
son temps était consacré à mettre ordre à ses
affaires. Il
ne
descendrait pas. Le soir seul=
ement,
il demanderait à Mrs.
Aouda
la permission de l'entretenir pendant quelques instants.
Passepartout,
ayant communication du programme de la journée,
n'avait
plus qu'à s'y conformer. Il
regardait son maître
toujours
impassible, et il ne pouvait se décider à quitter sa
chambre. Son coeur était gros, sa
conscience bourrelée de
remords,
car il s'accusait plus que jamais de cet irréparable
désastre. Oui! s'il eût prévenu Mr. =
Fogg,
s'il lui eût dévoilé
les
projets de l'agent Fix, Mr. Fogg n'aurait certainement pas
traîné
l'agent Fix jusqu'à Liverpool, et alors...
Passepartout
ne put plus y tenir. "Mon
maître! monsieur Fogg!
s'écria-t-il,
maudissez-moi. C'est par ma f=
aute
que..."
"Je
n'accuse personne," répondit Phileas Fogg du ton le plus
calme. "Allez."
Passepartout
quitta la chambre et vint trouver la jeune femme, à
laquelle
il fit connaître les intentions de son maître.
"Madame,"
ajouta-t-il, "je ne puis rien par moi-même, rien! Je
n'ai
aucune influence sur l'esprit de mon maître. Vous,
peut-être..."
"Quelle
influence aurais-je," répondit Mrs. Aouda. "Mr. Fogg
n'en
subit aucune! A-t-il jamais c=
ompris
que ma reconnaissance
pour
lui était prête à déborder! A-t-il jamais lu dans mon
coeur!... Mon ami, il ne faudra pas le quitt=
er,
pas un seul
instant. Vous dites qu'il a manifesté
l'intention de me parler
ce
soir?"
"Oui,
madame. Il s'agit sans doute =
de
sauvegarder votre
situation
en Angleterre."
"Attendons",
répondit la jeune femme, qui demeura toute pensive.
Ainsi,
pendant cette journée du dimanche, la maison de
Saville-row
fut comme si elle eût été inhabitée, et, pour la=
première
fois depuis qu'il demeurait dans cette maison, Phileas
Fogg
n'alla pas à son club, quand onze heures et demie sonnèrent
à
la tour du Parlement.
Et
pourquoi ce gentleman se fût-il présenté au
Reform-Club? Ses
collègues
ne l'y attendaient plus. Puis=
que,
la veille au soir,
à
cette date fatale du samedi 21 décembre, à huit heures
quarante-cinq,
Phileas Fogg n'avait pas paru dans le salon du
Reform-Club,
son pari était perdu. =
Il
n'était même pas
nécessaire
qu'il allât chez son banquier pour y prendre cette
somme
de vingt mille livres. Ses
adversaires avaient entre les
mains
un chèque signé de lui, et il suffisait d'une simple
écriture
à passer chez Baring frères, pour que les vingt mille
livres
fussent portées à leur crédit.
Mr.
Fogg n'avait donc pas à sortir, et il ne sortit pas. Il
demeura
dans sa chambre et mit ordre à ses affaires.
Passepartout
ne cessa de monter et de descendre l'escalier de la
maison
de Saville-row. Les heures ne
marchaient pas pour ce
pauvre
garçon. Il écou=
tait
à la porte de la chambre de son
maître,
et, ce faisant, il ne pensait pas commettre la moindre
indiscrétion! Il regardait par le trou de la ser=
rure,
et il
s'imaginait
avoir ce droit! Passepartout
redoutait à chaque
instant
quelque catastrophe. Parfois,=
il
songeait à Fix, mais
un
revirement s'était fait dans son esprit. Il n'en voulait
plus
à l'inspecteur de police.
Fix s'était trompé comme tout le
monde
à l'égard de Phileas Fogg, et, en le filant, en
l'arrêtant,
il n'avait fait que son devoir, tandis que lui...
Cette
pensée l'accablait, et il se tenait pour le dernier des
misérables.
Quand,
enfin, Passepartout se trouvait trop malheureux d'être
seul,
il frappait à la porte de Mrs. Aouda, il entrait dans sa
chambre,
il s'asseyait dans un coin sans mot dire, et il
regardait
la jeune femme toujours pensive.
Vers
sept heures et demie du soir, Mr. Fogg fit demander à Mrs.
Aouda
si elle pouvait le recevoir, et quelques instants après,
la
jeune femme et lui étaient seuls dans cette chambre.
Phileas
Fogg prit une chaise et s'assit près de la cheminée, en
face
de Mrs. Aouda. Son visage ne
reflétait aucune émotion.&nb=
sp;
Le
Fogg
du retour était exactement le Fogg du départ. Même calme,
même
impassibilité.
Il
resta sans parler pendant cinq minutes.&nb=
sp;
Puis levant les yeux
sur
Mrs. Aouda:
"Madame,"
dit-il, "me pardonnerez-vous de vous avoir amenée en
Angleterre?"
"Moi,
monsieur Fogg!..." r&eac=
ute;pondit
Mrs. Aouda, en comprimant les
battements
de son coeur.
"Veuillez
me permettre d'achever," reprit Mr. Fogg. "Lorsque
j'eus
la pensée de vous entraîner loin de cette contrée, deve=
nue
si
dangereuse pour vous, j'étais riche, et je comptais mettre
une
partie de ma fortune à votre disposition. Votre existence
eût
été heureuse et libre.
Maintenant, je suis ruiné."
"Je
le sais, monsieur Fogg," répondit la jeune femme, "et je
vous
demanderai à mon tour: Me
pardonnerez-vous de vous avoir
suivi,
et -- qui sait? -- d'avoir peut-être, en vous retardant,
contribué
à votre ruine?"
"Madame,
vous ne pouviez rester dans l'Inde, et votre salut
n'était
assuré que si vous vous éloigniez assez pour que ces
fanatiques
ne pussent vous reprendre.
"Ainsi,
monsieur Fogg," reprit Mrs. Aouda, "non content de
m'arracher
à une mort horrible, vous vous croyiez encore obligé
d'assurer
ma position à l'étranger?"
"Oui,
madame," répondit Fogg, "mais les événements=
ont
tourné
contre
moi. Cependant, du peu qui me
reste, je vous demande la
permission
de disposer en votre faveur."
"Mais,
vous, monsieur Fogg, que deviendrez-vous?" demanda Mrs.
Aouda.
"Moi,
madame," répondit froidement le gentleman, "je n'ai besoin=
de
rien."
"Mais
comment, monsieur, envisagez-vous donc le sort qui vous
attend?"
"Comme
il convient de le faire," répondit Mr. Fogg.
"En
tout cas," reprit Mrs. Aouda, "la misère ne saurait
atteindre
un homme tel que vous. Vos
amis..."
"Je
n'ai point d'amis, madame."
"Vos
parents..."
"Je
n'ai plus de parents."
"Je
vous plains alors, monsieur Fogg, car l'isolement est une
triste
chose. Quoi! pas un coeur pour y verser vos
peines. On
dit
cependant qu'à deux la misère elle-même est supportable=
encore!"
"On
le dit, madame."
"Monsieur
Fogg," dit alors Mrs. Aouda, qui se leva et tendit sa
main
au gentleman, "voulez-vous à la fois d'une parente et d'une
amie? Voulez-vous de moi pour votre
femme?"
Mr.
Fogg, à cette parole, s'était levé à son tour.<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Il y avait
comme
un reflet inaccoutumé dans ses yeux, comme un tremblement
sur
ses lèvres. Mrs. Aouda=
le
regardait. La
sincérité, la
droiture,
la fermeté et la douceur de ce beau regard d'une noble
femme
qui ose tout pour sauver celui auquel elle doit tout,
l'étonnèrent
d'abord, puis le pénétrèrent. Il ferma les yeux un
instant,
comme pour éviter que ce regard ne s'enfonçât plus
avant...
Quand il les rouvrit:
"Je
vous aime!" dit-il
simplement. "Oui, en
vérité, par tout
ce
qu'il y a de plus sacré au monde, je vous aime, et je suis
tout
à vous!"
"Ah!..."
s'écria Mrs. Aouda, en portant la main à son coeur.
Passepartout
fut sonné. Il arriva
aussitôt. Mr. Fogg tena=
it
encore
dans sa main la main de Mrs. Aouda.
Passepartout
comprit,
et sa large face rayonna comme le soleil au zénith des
régions
tropicales.
Mr.
Fogg lui demanda s'il ne serait pas trop tard pour aller
prévenir
le révérend Samuel Wilson, de la paroisse de
Mary-le-Bone.
Passepartout
sourit de son meilleur sourire.
"Jamais
trop tard", dit-il.
Il
n'était que huit heures cinq.
"Ce
serait pour demain, lundi!" dit-il.
"Pour
demain lundi?" demanda M=
r.
Fogg en regardant la jeune
femme.
"Pour
demain lundi!" ré=
pondit
Mrs. Aouda. Passepartout sort=
it,
tout
courant.
DANS
LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT DE NOUVEAU PRIME SUR LE
Il
est temps de dire ici quel revirement de l'opinion s'était
produit
dans le Royaume-Uni, quand on apprit l'arrestation du
vrai
voleur de la Banque un certain James Strand -- qui avait eu
lieu
le 17 décembre, à Edimbourg.
Trois
jours avant, Phileas Fogg était un criminel que la police
poursuivait
à outrance, et maintenant c'était le plus honnête
gentleman,
qui accomplissait mathématiquement son excentrique
voyage
autour du monde.
Quel
effet, quel bruit dans les journaux!
Tous les parieurs
pour
ou contre, qui avaient déjà oublié cette affaire,
ressuscitèrent
comme par magie. Toutes les
transactions
redevenaient
valables. Tous les engagements
revivaient, et, il
faut
le dire, les paris reprirent avec une nouvelle énergie. Le
nom
de Phileas Fogg fit de nouveau prime sur le marché.
Les
cinq collègues du gentleman, au Reform-Club, passèrent ces
trois
jours dans une certaine inquiétude.=
Ce Phileas Fogg
qu'ils
avaient oublié reparaissait à leurs yeux! Où
était-il en
ce
moment? Le 17 décembre --, jour où James Strand fut
arrêté
--,
il y avait soixante-seize jours que Phileas Fogg était
parti,
et pas une nouvelle de lui!
Avait-il succombé?
Avait-il
renoncé
à la lutte, ou continuait il sa marche suivant
l'itinéraire
convenu? Et le samedi 21 décembre, à huit heures
quarante-cinq
du soir, allait-il apparaître, comme le dieu de
l'exactitude,
sur le seuil du salon du Reform-Club?
Il
faut renoncer à peindre l'anxiété dans laquelle, penda=
nt
trois
jours, vécut tout ce monde de la société anglaise. On
lança
des dépêches en Amérique, en Asie, pour avoir des
nouvelles
de Phileas Fogg! On envoya ma=
tin et
soir observer la
maison
de Saville-row,... Rien. La p=
olice
elle-même ne savait
plus
ce qu'était devenu le détective Fix, qui s'était si
malencontreusement
jeté sur une fausse piste.
Ce qui n'empêcha
pas
les paris de s'engager de nouveau sur une plus vaste
échelle. Phileas Fogg, comme un cheval de c=
ourse,
arrivait au
dernier
tournant. On ne le cotait plus
à cent, mais à vingt,
mais
à dix, mais à cinq, et le vieux paralytique, Lord
Albermale,
le prenait, lui, à égalité.
Aussi,
le samedi soir, y avait-il foule dans Pall-Mall et dans
les
rues voisines. On eût d=
it un
immense attroupement de
courtiers,
établis en permanence aux abords du Reform-Club. La
circulation
était empêchée.
On discutait, on disputait, on
criait
les cours du "Phileas Fogg", comme ceux des fonds
anglais. Les policemen avaient beaucoup de =
peine
à contenir le
populaire,
et à mesure que s'avançait l'heure à laquelle devait
arriver
Phileas Fogg, l'émotion prenait des proportions
invraisemblables.
Ce
soir-là, les cinq collègues du gentleman étaient
réunis
depuis
neuf heures dans le grand salon du Reform-Club. Les deux
banquiers,
John Sullivan et Samuel Fallentin, l'ingénieur Andrew
Stuart,
Gauthier Ralph, administrateur de la Banque
d'Angleterre,
le brasseur Thomas Flanagan, tous attendaient avec
anxiété.
Au
moment où l'horloge du grand salon marqua huit heures
vingt-cinq,
Andrew Stuart, se levant, dit:
"Messieurs,
dans vingt minutes, le délai convenu entre Mr.
Phileas
Fogg et nous sera expiré."
"A
quelle heure est arrivé le dernier train de Liverpool?"
demanda
Thomas Flanagan.
"A sept heures vingt-trois," répondit Gauthier Ralph, "et le<= o:p>
train
suivant n'arrive qu'à minuit dix."
"Eh
bien, messieurs," reprit Andrew Stuart, "si Phileas Fogg
était
arrivé par le train de sept heures vingt-trois, il serait
déjà
ici. Nous pouvons donc
considérer le pari comme gagné."
"Attendons,
ne nous prononçons pas," répondit Samuel Fallentin.
"Vous
voyez que notre collègue est un excentrique de premier
ordre. Son exactitude en tout est bien
connue. Il n'arrive
jamais
ni trop tard ni trop tôt, et il apparaîtrait ici à la
dernière
minute, que je n'en serais pas autrement surpris."
"Et
moi," dit Andrew Stuart, "qui était, comme toujours,
très
nerveux,
je le verrais je n'y croirais pas."
"En
effet," reprit Thomas Flanagan, "le projet de Phileas Fogg
était
insensé. Quelle que
fût son exactitude, il ne pouvait
empêcher
des retards inévitables de se produire, et un retard de
deux
ou trois jours seulement suffisait à compromettre son
voyage."
"Vous
remarquerez, d'ailleurs," ajouta John Sullivan, que nous
n'avons
reçu aucune nouvelle de notre collègue et cependant, les
fils
télégraphiques ne manquaient pas sur son itinéraire.&q=
uot;
"Il
a perdu, messieurs," reprit Andrew Stuart, "il a cent fois
perdu!"
"Vous
savez, d'ailleurs, que le China -- le seul paquebot de
New
York qu'il pût prendre pour venir à Liverpool en temps utile
--
est arrivé hier. Or, v=
oici
la liste des passagers, publiée
par
la Shipping Gazette, et le nom de Phileas Fogg n'y figure
pas. En admettant les chances les plus
favorables, notre
collègue
est à peine en Amérique!"
J'estime
à vingt jours, au moins, le retard qu'il subira sur la
date
convenue, et le vieux Lord Albermale en sera, lui aussi,
pour
ses cinq mille livres!"
"C'est évident," répondit Gauthier Ralph, "et demain nous<= o:p>
n'aurons
qu'à présenter chez Baring frères le chèque de =
Mr.
Fogg."
En ce
moment l'horloge du salon sonna huit heures quarante.
"Encore
cinq minutes", dit Andrew Stuart.
Les
cinq collègues se regardaient.
On peut croire que les
battements
de leur coeur avaient subi une légère accélérat=
ion,
car
enfin, même pour de beaux joueurs, la partie était forte!
Mais
ils n'en voulaient rien laisser paraître, car, sur la
proposition
de Samuel Fallentin, ils prirent place à une table
de
jeu.
"Je
ne donnerais pas ma part de quatre mille livres dans le
pari,"
dit Andrew Stuart en s'asseyant, "quand même on m'en
offrirait
trois mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf!"
L'aiguille
marquait, en ce moment, huit heures quarante-deux
minutes.
Les
joueurs avaient pris les cartes, mais, à chaque instant,
leur
regard se fixait sur l'horloge. On
peut affirmer que,
quelle
que fût leur sécurité, jamais minutes ne leur avaient
paru
si longues!
"Huit
heures quarante-trois", dit Thomas Flanagan, en coupant le
jeu
que lui présentait Gauthier Ralph.
Puis
un moment de silence se fit. =
Le
vaste salon du club était
tranquille. Mais, au-dehors, on entendait le
brouhaha de la
foule,
que dominaient parfois des cris aigus.&nbs=
p;
Le balancier de
l'horloge battait la seconde avec une régularité mathématique. <= o:p>
Chaque
joueur pouvait compter les divisions sexagésimales qui
frappaient
son oreille.
"Huit
heures quarante-quatre!" dit John Sullivan d'une voix dans
laquelle
on sentait une émotion involontaire.
Plus
qu'une minute, et le pari était gagné. Andrew Stuart et
ses
collègues ne jouaient plus.
Ils avaient abandonné les
cartes! Ils comptaient les secondes!
A la
quarantième seconde, rien. =
span>A
la cinquantième, rien encore!
A la
cinquante-cinquième, on entendit comme un tonnerre
au-dehors,
des applaudissements, des hurrahs, et même des
imprécations,
qui se propagèrent dans un roulement continu.
Les
joueurs se levèrent.
A la
cinquante-septième seconde, la porte du salon s'ouvrit, et
le
balancier n'avait pas battu la soixantième seconde, que
Phileas
Fogg apparaissait, suivi d'une foule en délire qui avait
forcé
l'entrée du club, et de sa voix calme:
"Me
voici, messieurs", disait-il.
DANS
LEQUEL IL EST PROUVE QUE PHILEAS FOGG N'A RIEN GAGNE A
FAIRE
CE TOUR DU MONDE, SI CE N'EST LE BONHEUR
Oui!
Phileas Fogg en personne.
On se
rappelle qu'à huit heures cinq du soir -- vingt-cinq
heures
environ après l'arrivée des voyageurs à Londres --,
Passepartout
avait été chargé par son maître de préven=
ir
le
révérend
Samuel Wilson au sujet d'un certain mariage qui devait
se
conclure le lendemain même.
Passepartout
était donc parti, enchanté.&=
nbsp;
Il se rendit d'un pas
rapide
à la demeure du révérend Samuel Wilson, qui n'é=
tait
pas
encore
rentré. Naturellement,
Passepartout attendit, mais il
attendit
vingt bonnes minutes au moins.
Bref,
il était huit heures trente-cinq quand il sortit de la
maison
du révérend. Ma=
is
dans quel état! Les ch=
eveux
en
désordre,
sans chapeau, courant, courant, comme on n'a jamais vu
courir
de mémoire d'homme, renversant les passants, se
précipitant
comme une trombe sur les trottoirs!
En
trois minutes, il était de retour à la maison de Saville-row,=
et il
tombait, essoufflé, dans la chambre de Mr. Fogg.
Il ne
pouvait parler.
"Qu'y
a-t-il?" demanda Mr. Fogg.
"Mon
maître... balbutia Passepartout... mariage... impossible."
"Impossible?"
"Impossible...
pour demain."
"Pourquoi?"
"Parce
que demain... c'est dimanche!"
"Lundi,"
répondit Mr. Fogg.
"Non... aujourd'hui... samedi."
"Samedi?
impossible!"
"Si,
si, si, si! s'écria
Passepartout. Vous vous &ecir=
c;tes
trompé
d'un
jour ! Nous sommes arrivés vingt-quatre heures en avance...
mais
il ne reste plus que dix minutes!..."
Passepartout
avait saisi son maître au collet, et il
l'entraînait
avec une force irrésistible!
Phileas Fogg, ainsi enlevé, sans avoir le temps de réfléchir,<= o:p>
quitta
sa chambre, quitta sa maison, sauta dans un cab, promit
cent
livres au cocher, et après avoir écrasé deux chiens et=
accroché
cinq voitures, il arriva au Reform-Club.
L'horloge
marquait huit heures quarante-cinq, quand il parut
dans
le grand salon...
Phileas
Fogg avait accompli ce tour du monde en quatre-vingts
jours!...
Phileas
Fogg avait gagné son pari de vingt mille livres!
Et
maintenant, comment un homme si exact, si méticuleux,
avait-il
pu commettre cette erreur de jour?
Comment se
croyait-il
au samedi soir, 21 décembre, quand il débarqua à
Londres,
alors qu'il n'était qu'au vendredi, 20 décembre,
soixante
dix neuf jours seulement après son départ?
Voici
la raison de cette erreur. El=
le est
fort simple.
Phileas
Fogg avait, "sans s'en douter", gagné un jour sur son
itinéraire,
-- et cela uniquement parce qu'il avait fait le tour
du
monde en allant vers l'est, et il eût, au contraire, perdu
ce
jour en allant en sens inverse, soit vers l'ouest.
En
effet, en marchant vers l'est, Phileas Fogg allait au-devant
du
soleil, et, par conséquent les jours diminuaient pour lui
d'autant
de fois quatre minutes qu'il franchissait de degrés
dans
cette direction. Or, on compte
trois cent soixante degrés
sur
la circonférence terrestre, et ces trois cent soixante
degrés,
multipliés par quatre minutes, donnent précisément
vingt-quatre
heures, -- c'est-à-dire ce jour inconsciemment
gagné. En d'autres termes, pendant que Ph=
ileas
Fogg, marchant
vers
l'est, voyait le soleil passer quatre-vingts fois au
méridien,
ses collègues restés à Londres ne le voyaient passer
que
soixante-dix-neuf fois. C'est
pourquoi, ce jour-là même,
qui
était le samedi et non le dimanche, comme le croyait Mr.
Fogg,
ceux-ci l'attendaient dans le salon du Reform-Club.
Et
c'est ce que la fameuse montre de Passepartout -- qui avait
toujours
conservé l'heure de Londres -- eût constaté si, en
même
temps
que les minutes et les heures, elle eût marqué les jours!
Phileas
Fogg avait donc gagné les vingt mille livres. Mais
comme
il en avait dépensé en route environ dix-neuf mille, le
résultat
pécuniaire était médiocre. Toutefois, on l'a dit,
l'excentrique
gentleman n'avait, en ce pari, cherché que la
lutte,
non la fortune.
Et
même, les mille livres restant, il les partagea entre
l'honnête
Passepartout et le malheureux Fix, auquel il était
incapable
d'en vouloir. Seulement, et p=
our la
régularité, il
retint
à son serviteur le prix des dix-neuf cent vingt heures de
gaz
dépensé par sa faute.
Ce
soir-là même, Mr. Fogg, aussi impassible, aussi flegmatique,
disait
à Mrs. Aouda:
"Ce
mariage vous convient-il toujours, madame?"
"Monsieur
Fogg," répondit Mrs. Aouda, "c'est à moi de vous fa=
ire
cette
question. Vous étiez
ruiné, vous voici riche..."
"Pardonnez-moi,
madame, cette fortune vous appartient.&nbs=
p;
Si vous
n'aviez
pas eu la pensée de ce mariage, mon domestique ne serait
pas
allé chez le révérend Samuel Wilson, je n'aurais pas
été
averti
de mon erreur, et..."
"
"Chère
Aouda..., " répondit Phileas Fogg.
On
comprend bien que le mariage se fit quarante-huit heures plus
tard,
et Passepartout, superbe, resplendissant, éblouissant, y
figura
comme témoin de la jeune femme.&nbs=
p;
Ne l'avait-il pas
sauvée,
et ne lui devait-on pas cet honneur?
Seulement,
le lendemain, dès l'aube, Passepartout frappait avec
fracas
à
s'ouvrit, et l'impassible gentleman parut.
"Qu'y
a-t-il, Passepartout?"
"Ce
qu'il y a, monsieur! Il y a q=
ue je
viens d'apprendre à
l'instant..."
"Quoi
donc?"
"Que
nous pouvions faire le tour du monde en soixante-dix-huit
jours
seulement."
"Sans
doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l'Inde.
Mais
si je n'avais pas traversé l'Inde, je n'aurais pas sauvé
Mrs.
Aouda, elle ne serait pas ma femme, et... "
Et
Mr. Fogg ferma tranquillement
Ainsi
donc Phileas Fogg avait gagné son pari. Il avait accompli
en
quatre-vingts jours ce voyage autour du monde! Il avait
employé
pour ce faire tous les moyens de transport, paquebots,
railways,
voitures, yachts, bâtiments de commerce, traîneaux,
éléphant. L'excentrique gentleman avait
déployé dans cette
affaire
ses merveilleuses qualités de sang-froid et
d'exactitude. Mais après? Qu'avait-il gagné à =
ce
déplacement?
Qu'avait-il
rapporté de ce voyage?
Rien,
dira-t-on? Rien, soit, si ce =
n'est
une charmante femme,
qui
-- quelque invraisemblable que cela puisse paraître -- le
rendit
le plus heureux des hommes!
En
vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du Mon=
de?
FIN